Le rôle de l’art René Huygue A travers l’histoire, l’art apparaît protéiforme ; il offre tant de démarches diverses et même adverses qu’on désespère de trouver une définition qui puisse leur être commun dénominateur, principe d’une unité. L’art est aussi multiple que la nature humaine a de visages ; chaque type de tempérament lui apporte ses ressources et ses dispositions particulières. Chacun, pourtant, par ses moyens propres, souvent incompatibles et contradictoires avec ceux des autres, n’effectue-t-il pas une tentative analogue ? S’il était possible de la dégager des applications si variées que les tempéraments différents lui imposent, s’il était possible de la définir dans son unité, ne nous livrerait-elle pas l’ultime raison d’être de cette activité humaine qu’est l’art ? DISPARITE DU MOI ET DE L’UNIVERS. Cette raison d’être est primordiale, car elle touche au problème de notre existence et de son équilibre ; elle s’essaie à le résoudre. Elle se situe au cœur de la dualité fondamentale, au sein de laquelle notre destinée s’établit, celle qui sépare la vie intérieure et la vie extérieure : celle qui distingue la vie ressentie, éprouvée directement en nous-mêmes, de la vie qui nous atteint par l’intermédiaire de nos sens et dont nous ne percevons que le contre-coup. D’une part, nous sommes nous-mêmes, ce substrat constant de ce que nous éprouvons, par quoi se créent l’unité, l’autonomie et la permanence de notre « moi » ; mais, d’autre part, nous sommes aussi l’écho d’autre chose qui se manifeste en nous, mais qui n’est pas nous : tout ce que, depuis la philosophie allemande du XIXème siècle, à la suite de Fichte, on peut englober dans le terme de « non-moi », l’univers où nous sommes jetés, dans lequel et avec lequel nous existons nécessairement et qui pourtant nous est étranger et extérieur. Il est pour nous la grande énigme et la grande menace : nous ne pouvons subsister, durer, que si nous nous accommodons à lui, d’où nous viennent toutes ressources et tous périls. Il nous faut donc à la fois le connaître, c’est-à-dire en avoir une représentation efficace, à travers les sensations que nous en recevons, et agir sur lui. Même si, dans la pratique, nous parvenons à une co-existence qui assure notre préservation, il reste l’irritante disparité du subjectif, que nous ressentons, et de l’objectif, que nous concevons, dont nous nous faisons une idée approximative, empirique, et sans cesse corrigée. Peu à peu, par l’accoutumance, un rapport de cohabitation s’établit entre nous et le monde extérieur ; mais que nous arrêtions un instant de nous laisser entraîner par notre course et son étourdissement, que nous nous reprenions, et nous sentons alors (c’est bien la souffrance profonde de l’homme) qu’il y a une coïncidence de fait entre notre monde intérieur et ce monde extérieur, mais aucune commune mesure. Nous nous déployons dans le temps, et lui se déploie dans l’espace. Deux univers incommunicables, impénétrables ne s’accouplent que par des points de choc et d’interaction. L’un est esprit, l’autre est matière. Sans cesse l’humanité remâche cette antinomie, dont le christianisme a surtout fait celle de l’âme et du corps. Peut-être est-ce la soif essentielle de notre condition que de vouloir cesser d’être un objet étranger, projeté comme le plomb du chasseur dans la chair du monde et forcé de s’y incruster sans jamais pouvoir vraiment s’unir à lui. Nous rêvons d’un lien plus sûr que cet accident qui nous force à ne pouvoir exister que dans un milieu absolument autre que nous-mêmes. Toute la pensée s’est dressée dans un effort millénaire pour percer, par la connaissance, cette cloison opaque, pour arriver à comprendre le monde et à trouver une fraternité avec lui, un principe de fraternité. La philosophie s’y est acharnée : mais elle n’a guère abouti qu’à se faire une représentation de l’univers plus prétentieuse que l’usuelle, constituée empiriquement par l’expérience de nos sens ; une représentation qui, elle, prétend à l’absolu et qui, en des bonds successifs contre la muraille ne cesse de retomber. Quand bien même il serait possible de se figurer exactement cet univers, cette « réalité » où nous sommes introduits, cela romprait-il la fondamentale antinomie de notre nature et de la sienne ? Cela comblerait-il le fossé que nous ne pouvons franchir ? Seules les religions ont tenté de révéler une communauté dont nous sommes avides, dès que nous cessons de nous contenter d’une existence de fait, acceptée animalement. Aussi ont-elles voulu que les dieux rappellent notre image, comme en Grèce, ou que nous soyons créés à celle de Dieu, comme dans notre civilisation chrétienne. De la sorte, par delà le monde physique, ce serait son principe même, son créateur, qui rétablirait l’union profonde et qui nous affranchirait de la séparation de ce qui est « autre ». Pourtant, le christianisme le reconnaît encore plus autre, tellement incommensurablement autre qu’il reste inconnaissable, inaccessible, à la différence des habitants de l’Olympe grec. Il ne peut se rejoindre que par un mystérieux lien d’amour lancé à travers un écart infini. Ainsi un élan de foi et une présence consolent-ils d’une impénétrabilité qui subsiste toujours. L’Inde, même pense que ce divin ne peut se rejoindre qu’au prix d’une abolition, d’un anéantissement de nous-mêmes. L’ART RELIE LES MONDES INTERIEUR ET EXTERIEUR A ces assauts divers que religion, philosophie, ou science ont lancés contre ce mur de l’infranchissable s’en ajoute un auquel l’homme a eu aussi recours en tous les temps : et c’est l’art. Or, lui, et lui seul, est capable de susciter un intermédiaire, un passage entre le monde intérieur et le monde extérieur et voilà pourquoi il est indispensable et irremplaçable. Lui seul nous le propose non pas au prix d’un renoncement mais grâce à une affirmation, au contraire, de ce que nous sommes. Cette dualité que conçoit l’homme et qui le heurte, l’œuvre d’art l’apporte, la réunit en elle, mettant en évidence sans cesse son caractère double, mixte, qui fait d’elle un trait d’union entre ces deux réalités. Trait d’union polyvalent, d’ailleurs : il n’agit pas seulement entre le moi et l’univers en créant cette image où ils s’expriment conjointement, indissolublement, ce que constatait déjà le vieil adage : homo additus naturae ; il’agit aussi entre l’artiste et les autres, puisqu’il lui permet de se communiquer à eux, puisqu’il leur permet de le ressentir, de l’éprouver comme une part d’eux-mêmes. Là est le miracle de l’œuvre d’art, auquel on ne prête pas assez attention et qui pourtant l’explique bien plus fondamentalement que toutes les esthétiques du plaisir, du jeu ou du beau idéal, en même temps qu’il les englobe et les justifie à leur tour comme le développement excessif et devenu systématique de vérités fragmentaires. L’œuvre d’art, pour une part, est image-symbole, expressive d’une réalité psychique ; et comme le mot ici atteint à la plénitude de son sens : symbole, de σύμβολον, jeter ensemble, réunir ! Le σύμβολον était un objet unique, rompu en deux parties dont la réunion permettait d’identifier les porteurs. L’œuvre d’art est bien le lien joignant ces deux éléments que l’on croyait inconciliables et qui s’y reconnaissent tronçons d’une communauté. Elle montre, croit-on souvent, les aspects de la réalité matérielle, mais, si réaliste que se croie le peintre, nous le savons, c’est lui, c’est son caractère, son essence même qu’il révèle, qu’il avoue, par la manière dont il aborde et choisit, dont il transcrit cette réalité. Si, par une démarche inverse, il œuvre avec l’intention de s’exprimer, de se traduire aux autres, lui inconnaissable pourtant à qui n’est pas lui-même, il lui faudra aller chercher dans des apparences empruntées à l’univers visible ou dérivées de lui, les éléments du langage dont il a besoin. Ainsi l’artiste ne peut viser le monde extérieur, sans entraîner avec lui la révélation du monde intérieur ; il ne peut davantage aspirer à montrer le monde intérieur sans passer par le truchement du monde extérieur. Pour la première fois, l’un et l’autre ne vivent plus que l’un par l’autre, ne se conçoivent plus que l’un à travers l’autre et créent entre eux une tierce réalité, consubstantielle à l’un comme à l’autre. Voici le lien trouvé, l’arche jetée qui s’élance par-dessus le grand vide dont l’homme et l’univers occupaient, face à face, chacun un bord. Une transition est enfin découverte et cette transition n’est pas contact fugitif, étincelle momentanée. Elle est plus durable que cela même qu’elle lie : depuis longtemps celui qui s’y est traduit comme les apparences qui s’y sont reflétées auront changé ou disparu, qu’elle subsistera dans sa matière durable avec un visage permanent. Un troisième « ordre » naît : un ordre qui est à la fois fonction de ce qui est à nous et de ce qui est hors de nous, qui existe par tous deux et qui, tel l’enfant engendré par une union, ne laisse plus distinguer, dans sa substance unique, ce qui à l’origine appartenait à chacun. Car l’œuvre est un fruit ; elle n’existe que détachée de l’acte créateur, indépendante, abordant une vie qui n’est plus que la sienne propre. En elle cessent de se distinguer le moi et le non-moi. C’est bien pourquoi tant d’écrivains ont été tentés de rapprocher la création artistique de l’amour et de son effort pour rejoindre ce qui par nature est pourtant distinct, afin de le faire sien en même temps que l’on se donne à lui. Mais l’amour, humain ou divin, n’est qu’un élan et non un résultat. Que cet élan apporte ses forces presque surnaturelles à la création artistique, on n’en saura douter ; qu’il se retrouve dans celui qui porte le spectateur vers l’œuvre d’art et sa richesse incluse, cela est manifeste. Mais s’il en vit, l’art va plus loin que cette tendance irrésistible et désespérée à la fois, qui, comme l’étincelle entre les pôles, jaillira peut-être de sa surtension pour ne rompre qu’un instant les ténèbres qu’elle a franchies. L’œuvre d’art, elle, s’y installe ; elle y existe ; elle y fait éclore une lumière durable ; elle ne franchit pas seulement la nuit, comme le peut l’amour ; elle la dissipe. Car, enfin, telle est l’œuvre d’art : elle est chose ; elle est objet ; elle s’implante dans le monde physique et s’y installe ; elle en porte les caractères ; espace, matière, forme, apparences perceptibles pour les sens ; mais en même temps, elle n’existe que parce qu’elle est soumise à une échelle de valeurs humaines. En elle, réalités matérielles et réalités spirituelles ne sauraient se distinguer, non plus que fond et forme. On ne peut appréhender l’une sans appréhender, du même coup, l’autre. Ainsi, en chimie, de deux corps distincts, si on les réunit, se constitue soudain un troisième, où l’analyse retrouvera sans doute les traces des constituants ; néanmoins il subsiste désormais avec ses propriétés particulières, sa réalité incontestable. L’œuvre d’art, elle aussi, permet à l’observateur de remonter à ses deux sources, références offertes à la curiosité ; mais que lui importe, à elle, complète en soi, se suffisant à elle-même, existant par elle-même et par elle seule désormais ?