chap 2

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1
LE MODELE DES ETATS DEVELOPPEURS D’ASIE EN PERSPECTIVE HISTORIQUE
Marc LAUTIER1
15 09 2015
SEMINAIRE FRANCO-BRESILIEN – 15 SEPTEMBRE 2015 – UFRJ, RIO DO JANEIRO
Apres-guerre, l’Asie des indépendances apparait comme une région instable, fragmentée, où les
populations subissent de multiples menaces, dont la moindre n’est pas celle de gouvernements
inefficaces et manquant de légitimité politique. Apres la révolution chinoise, puis la guerre de Corée,
les rivalités de la guerre froide vont embraser une grande partie de l’Asie du Sud-Est à partir de la
guerre du Vietnam. Pourtant, c’est justement à cette période, marquée par le dédain de l’Occident,
qu’une grande partie de l’Asie en développement se lance sur les traces du Japon et accèlère sa
croissance en utilisant des méthodes similaires. Du « Tokyo Planning » de l’administration coréenne à
la « Look East Policy » de la Malaisie, ces modèles de développement s’appuie sur l’intervention de
l’Etat, suivant des modalités spécifiques mais qui s’inscrivent dans la continuité de la longue
expérience historique de l’industrialisation tardive. Les Nouveaux Pays Industriels (NPI), la Corée du
Sud et Taiwan, en offre la configuration la plus complete et la plus cohérente, des variantes sont mises
en œuvre en Asie du Sud-Est. Ce modèle historique de rattrapage structure les stratégies de
developpement et domine en Asie de l’Est des années 1960 jusqu’aux années 1990. Il sera bousculé,
par la crise financière de 1998, sans pour autant se dissoudre dans les plans d’ajustement qui suivront.
Actuellement, la Chine en déploie les principales composantes à une échelle inhabituelle.
Apres avoir souligné la rupture du « Tiers-Monde » qu’engendre le décollage rapide, et inattendu, des
pays en développement d’Asie à partir des années 1960, et rappellé les débats sur les explications de
ces « miracles », ce texte analyse les spécificités institutionnelles des Etats Dévelopeurs d’Asie de
l’Est, les stratégies hétérodoxes et les instruments de politique industrielle utilisés pour accélérer
l’industrialisation et la croissance.
1
CEPN, Université Paris 13.
2
1/ UN DECOLLAGE IMPREVU
En 1960, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana ainsi que de nombreux pays d’Afrique ; le
revenu par habitant à Taiwan était inférieur à celui du Brésil et quatre fois plus faible qu’en
Argentine ; Hong Kong et Singapour, proches de la moyenne Latino-américaine, étaient déjà un peu
plus riches. Au cours de cette décennie, ces quatre économies entrent progressivement dans une
dynamique de croissance sans précédent : en moins d’une génération (1960-1980), le revenu par
habitant est multiplié par quatre (Tableau 2). Plus spectaculaire encore que celle du Japon, la
croissance s’accelere au cours des années 1980, considérées en Amérique Latine et en Afrique comme
une décennie perdue. A l’aube des années 1990, Taiwan et la Corée du Sud ont réalisé le
développement économique le plus compressé de l’histoire. Jusque la aucun pays n'avait amélioré
aussi rapidement son niveau de vie pendant une aussi longue période. Cette dynamique de rattrapage
se poursuit ensuite (Figure 1).
Figure 1 : Evolution du revenu par habitant en % du niveau des Etats-Unis (1960-2013)
100%
Chine
Corée du Sud
80%
Taïwan
Indonésie
Malaisie
Philippines
60%
Thaïlande
Viet Nam
Cambodge
Inde
40%
Amérique Latine
Afrique du Nord
20%
1960
1962
1964
1966
1968
1970
1972
1974
1976
1978
1980
1982
1984
1986
1988
1990
1992
1994
1996
1998
2000
2002
2004
2006
2008
2010
2012
0%
Source : CHELEM-CEPII ; mesuré en parité de pouvoir d’achat.
La diffusion de la croissance a été progressive mais assez générale en Asie dans les pays qui ne
pratiquaient pas l’isolement. Apres la reconstruction et la « haute croissance » du Japon, le décollage
de la Corée, de Taiwan, de Hong Kong et de Singapour, souvent qualifiés de Nouveaux Pays
Industriels (NPI), est suivi dans les années 1980 par l’émergence de l'Indonésie, de la Malaisie, de la
Thaïlande, puis au cours des deux décennies suivantes par la croissance de la Chine, du Vietnam et de
l’Inde. Même un pays marqué par la destruction et la corruption comme le Cambodge benéficie d’une
3
croissance tres forte à partir du milieu des années 1990, tirée par un environnement régional stable et
dynamique. Cette croissance économique s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de
développement humain des pays d’Asie, qui se situent désormais aux premiers rangs du monde en
développement.
Tableau 1 Indicateurs de développement humain en Asie
IDH
Esperance de vie à la
naissance
1980
2012
1980
2011
Corée
0,640
0,909
66
81
Taiwan
na
na
72
80
Hong Kong
0,712
0,906
75
83
Singapour
0,7561
0,895
72
82
Chine
0,407
0,699
67
75
Thailande
0,490
0,690
64
74
Malaisie
0,563
0,769
68
75
Indonésie
0,422
0,629
59
70
Philippines
0,561
0,654
62
68
Vietnam
0,4391
0,617
67
75
Cambodge
na
0,543
30
71
Inde
0,345
0,554
55
66
Argentine
0,675
0,811
70
76
Brésil
0,522
0,730
63
73
Ghana
0,391
0,558
52
61
Tunisie
0,459
0,712
62
65
Sources : PNUD, Banque Mondiale, Ministry of Interior Taiwan. (1) 1990
de 0 (min) à 1 (max)
Le dynamisme de la région a longtemps surpris. Il n’était pas prévu par les experts et contredisait la
plupart de leurs prévisions. Dans les années 1960, l’Asie pessimisme faisait l’unanimité. Ensuite, le
Tiers Monde, globalement, est considéré « dans l’impasse »2 car, d’une part, il serait submergé par la
marée démographique et, d’autre part, il serait incapable de suivre l’accélération du progres technique.
A Séoul, les conseillers américains désespéraient de l'avenir de la Corée du Sud et un journaliste
économique concluait ainsi son analyse en 1964 : "La Corée est une nation très pauvre et une série de
miracles, de même qu'un bon jugement et beaucoup de travail seront nécessaires pour doter ce pays
une économie viable"3. Taiwan apparait tres fragile; Singapour qui se sépare en 1965 de la Fédération
de Malaisie est considéré comme non-viable ca la Ville Etat importe jusqu’à son eau. Ainsi, alors que
les bases de la croissance rapide se mettent en place en Corée, à Taiwan et à Singapour, l’Asie est un
« drame » pour le grand économiste du développement G. Myrdal (1963 : Asian Drama, an inquiry
into the poverty of Nations) (dont l’analyse privilégie toutefois l’Asie du Sud).
Lorsque Rosenstein Rodan publie en 1961 ses projections pour 66 pays à l’horizon 1976, il annonce
qu’en Asie, l’Inde, la Birmanie et le Pakistan connaitront une forte augmentation du revenu par
habitant, deux à trois fois supérieure à celle de la Corée du Sud, de Taiwan ou de Singapour. Parmi les
pays en développement, les champions annoncés du rattrapage se trouvent surtout en Amérique Latine
(Argentine, Colombie, Uruguay) et en Afrique (Anglola, Ghana, Kenya, Nigeria,…). Un avenir
brillant est promis aux pays de grande taille et abondants en matières premières. Un peu plus tard
(1966) Chenery confirme ces prévisions, qui se reveleront cependant totalement erronées. Le
décollage de l’Asie de l’Est, qui démarre à cette période, est totalement absent de ces perspectives.
2
Le Tiers-Monde est dans l’impasse, de Paul Bairoch. Le titre ne change pas entre la première édition 1971 et la
dernière de 1992 (Gallimard ed).
3
J. Reday, Japan Times 2 Mai 1964
4
Figure 2 : Perspectives 1976 Rosentein Rodan et réalisations (Taux de croissance 1960 – 1976)
Thaïlande
Taiwan
Singapour
Philippines
Pakistan
Réalisations
Malaisie
Projections RR
Indonésie
Inde
Corée
Birmanie
0,0%
2,0%
4,0%
6,0%
8,0%
10,0%
12,0%
Sources : RR et données BM
La cristallisation des espoirs de développement sur des facteurs traditionnels (taille, matières
premières) et l’influence de ces pionniers de l’économie du développement expliquent peut etre cette
propension à insister sur la singularité, le caractère exceptionnel et non-transferable des expériences de
croissance rapide en Asie, qui est illustré par l’usage abusif du terme de « miracle ». Apres le
« miracle » japonais, on évoque en effet les « miracles » de la Corée, de Taiwan, de Singapour, puis
celui de l’Asie de l’Est en général, dans un ouvrage eponyme de la Banque Mondiale (1993), qui
n’integre pourtant pas encore le décollage de la Chine ! Rare et, surtout, inexplicable, un miracle n’est
pas reproductible et il est difficile d’en tirer des leçons, de politique économique par exemple. Chaque
expérience ne relève que de sa propre histoire. Pour I. Sachs (1987) par exemple, « il n’y a pas de
place pour de nouveaux Japon, ni pour une nouvelle bande des quatre, tellement est grande la
vulnérabilité à laquelle s’exposent des pays fortement dépendants de l’acces aux marchés de pays
industrialisés. Il est irresponsable de projeter la performance passée des nouveaux pays industriels
(…) et de la présenter comme modèle à suivre par d’autres pays en développement »4. Pour Wade
(1990, p 347), le succes des NPI ne semble pas reproductible car il a bénéficié d’une expansion du
commerce mondial qui est terminée. Pourtant, actuellement, la petite Malaisie (25 millions
d’habitants) exporte deux fois plus que l’ensemble de l’Afrique du Nord et la Chine, entrée à l’OMC
en 2001, réalise plus de 10 % du commerce mondial.
Ces interprétations sont decevantes et à l’évidence insuffisantes. En effet les « miracles » se
prolongent et se renouvellent en Asie. Ils contrastent avec les rythmes de croissance plus lents des
autres régions en développement (tableau 2.2). Au cours des trois dernières decennies, la croissance a
été pres de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique Latine ou en Afrique SubSaharienne 5 . Ces dynamiques s’appuient sur l’expansion des investissements et des exportations
manufacturières. A partir des NPI, l’orientation exportatrice de l’industrie se diffuse en Asie du SudEst dans les années 1980, puis en Chine. L’exportation exerce un puissant effet de levier sur la
croissance, car elle permet de dépasser la contrainte de la taille du marché intérieur. Des 1995 la
4
Dans L Emmerij, Les politiques de développement et la crise des années 1980, OCDE 1987. Pour B . Cumings
(1987) « Les succes de développement de Taiwan et de la Corée sont historiquement et régionalement
spécifiques, et donc ne fournissent aucun modèle réellement adapatable pour d’autres pays en développement
intéressés par une émulation » !
5
Croissance moyenne 1981-2012 : Asie de l’Est et Pacifique + 8,3% ; Amérique Latine + 2 ,7% ; Afrique SubSaharienne + 3,1 % (données Banque Mondiale).
5
production industrielle de la Thailande avait dépassé celle de l’Argentine et celle de la Corée dépasse
désormais celle du Brésil ou de la France. L’essor des pays pauvres d’Asie de l’Est démontre qu’une
trajectoire de rattrapage peut etre amorcée, puis entretenue sur une longue durée, à partir de conditions
initiales diverses. Il n’y a pas de fatalité du sous-developpement, le Tiers Monde n’est pas dans
l’impasse ! (Judet 2005).
Tableau 2 : La croissance en Asie en perspectives (1960-2012)
PIB par Multiplication
Multiplication Croissance Croissance
Croissance
habitant du PIB/h*
du PIB/h*
du PIB, % du PIB, %
du PIB, %
1960 ($) 1960-1980
1980-2012
1961-1980 1981-2012
1961-2012
Corée
155
3,4
5,9
7,8
6,1
6,8
Taiwan
164
4,7
4,6
4,7
4,6
7,46
Hong Kong
429
4,0
3,2
7,92
4,9
5,82
Singapour
395
4,2
3,6
9,6
6,7
7,8
Chine
92
1,8
15,2
5 ,5
10
8,3
Thailande
101
2,4
3,6
7,5
5,5
6,3
Malaisie
299
2,3
2,9
8,3
5,9
6,8
Indonésie
51
1,9
3,2
6,0
5,4
5,7
Philippines
254
1,6
1,3
5,4
3 ,3
4,1
Vietnam
ns
ns
4,9
ns
6,73
ns
Cambodge
111
ns
3,4
ns
7,74
ns
Inde
82
1,6
3,9
3,6
6,2
5,2
Brésil
208
2,4
1,4
7,3
2,6
4,4
Ghana
183
0,9
1,7
1,8
4,6
3,5
Tunisie
202
2,3
2,1
6,4
4,1
4,9
Source : World Development Indicators Banque Mondiale, CHELEM-CEPII ; DGBAS pour Taiwan.
* $ constants de 1985 ; (1)1961 ; (2) 1966-; (3) 1985-2012 ; (4) 1994-2012 ; (6) 1951-2011
II/ QUI PROVOQUE UN DEBAT
Conséquence des écarts de croissance qui se creusent à partir des années 1980 entre le Sud et les pays
d’Asie, ces derniers, et d’abord les NPI, deviennent des références incontournables des débats de
l'économie du développement. L’interprétation de ces expériences et l’explication de ces performances
singulières constituent un enjeu majeur pour la validation des théories et la définition des politiques de
développement.
Les « mystères » de la croissance asiatique seront parfois recherchés du côté des facteurs culturels.
Mais ces explications, nourries de références au confucianisme et aux vertus d’administrations
autoritaires enracinées dans l’histoire, sont décevantes car elles étaient invoquées auparavant pour
expliquer la stagnation de la région. Comme le souligne C. Johnson (1987), si ces spécificités
culturelles sont responsables des succès actuels, elles le sont également des retards et échecs passés.
Ce thème peut faire l’objet d’une instrumentalisation assez grossière. Censées constituer les
fondements des performances économiques de la région, les « valeurs asiatiques », sont présentées
comme supérieures aux valeurs occidentales dont elles se distinguent. L’invocation des valeurs
asiatiques à Singapour et en Malaisie a permis de légitimer la perennité des régimes autoritaires. Des
variantes, aux arguments et objectifs similaires, apparaissent ces derniers temps en Chine. Si les
explications d’ordre culturel ne doivent pas être écartées lorsqu'on recherche des leçons transférables
vers des pays relevant d’autres contextes, elles ne fournissent pas de réponse satisfaisante, seulement
un éclairage partiel.
Les organisations internationales seront les premières à fournir une explication plus complete/générale
des politiques économiques et du cadre institutionnel à l’œuvre, en forgeant le modèle NPI. Selon ces
institutions, le succès des NPI serait largement dû aux mesures de libéralisation économique prises au
6
début des années 1960, qui auraient supprimé l'arbitraire de l'administration, laissé aux entreprises la
liberté de choix d’investissement et neutralisé les incitations fiscales et douanières à la substitution aux
importations. Conséquence de ces mesures, les NPI n’ont pas gaspillé leur ressources dans
l’approfondissement de la substitution aux importations et les entreprise se sont lanceés à la conquête
des marchés etrangers en exportant des productions à haute intensité de main d'œuvre. Dans cette
interprétation, la croissance des NPI repose ainsi : (a) au niveau extérieur, sur un quasi libre-échange,
comme le soutiennent entre autres Little (1979) ou Westphal (1982)6 ; (b) au niveau interieur, sur le
respect des forces du marché, comme le résume Belassa (1979) : "L'expérience indique que les pays
qui n'ont pas planifié ont eu de bien meilleures performances économiques que ceux qui ont compté
sur des méthodes de planification. Les pays qui n'ont pas planifié incluent Taïwan, la Corée du Sud,
Israël et le Brésil ; L'Inde a planifié"7. Cette interprétation conforme au canon néo-classique connait
une large diffusion via les canaux de prescription intellectuelle des grandes organisations
internationales et les manuels de références. C’est pas exemple le cas de la présentation du succès des
NPI dans le Handbook of Development Economics (1991), mais également de l’interprétation tres
ambigue proposée dans le manuel de référence en economie internationale de P.Krugman et
M.Obsfeld8. A une période où les débats sur les politiques de développement se durcissent, comme
l’observe Hirschman, cette lecture permet à l'argumentaire néo-classique d'acquérir "une force de
persuasion qu'il n'avait pas connu au même degré depuis de longues années" (9). Les NPI sont érigés
en modèles de développement et les préceptes néo-classiques retrouvent une forte crédibité en
diffusant vigoureusement l'idée que ces expériences sont reproductibles et qu'il s’agit de modèles pour
les autres pays : "Le véritable effet de démonstration, le message du Pacifique, viendra surtout des
'vedettes de l'économie de marché' : Hongkong, Singapour, Taïwan, Corée", (Lassudrie-Duchêne
1986) 10 . Légitimées par le différentiel de croissance des NPI avec les autres pays du Sud, les
politiques libérales redeviennent dominantes. Elles s’imposent comme la recette incontournable du
passage à l’économie de marché lorsque l’Europe de l’Est bascule dans la transition à partir de la fin
des années 1980. Le « consensus de Washington » intègre et redeploie ce néo-libéralisme pour le
développement.
Cette interprétation de la réalité est tout à la fois superficielle et caricaturale. Les expériences de
développements des NPI sont manipulées pour qu’elles s'insèrent correctement dans le cadre théorique
choisi, et instrumentalisés. "Les néo-classiques ont ainsi pris l'ascendant en rassemblant les faits
supposés de leur côté du débat" (Pack et Wespthal) 11 . En longue période, la continuité et la
domination des canons du libéralisme s’appuient sur cette tranquille assurance dogmatique qui se
traduit par une relecture et une réinterprétation de l'histoire qui lui est favorable. On trouvait en effet
au 19e siècle, sous la plume de Say ou de Smith par exemple, des lectures aussi partielles des
expériences de développement de l’époque12. Toutefois, au fur et à mesure que la Corée ou Taiwan en
6
"Le principal enseignement est que le recours à des politiques à forte intensité de main d'oeuvre et tournées
vers l'exportation, qui équivalaient à des conditions de quasi-liberté pour les exportateurs, a constitué le facteur
essentiel d'une industrialisation extrêmement rapide et fortement utilisatrice de main d'oeuvre, laquelle a
révolutionné en une décennie l'existence de plus de 50 millions de personnes, y compris les plus
pauvres"I.M.D.Little, "The Experiences and Causes of Rapid Labour-intensive Development in Korea, Taïwan,
Hongkong and Singapore, and the Possibilities of Emulation", ILO working paper n°1, 1979. La Corée offre un
exemple presque classique d'une économie se conformant à son avantage comparatif et empochant les bénéfices
prévus par la théorie économique" (Westphal 1982).
7
B.Belassa, "The Export of Manufactures in Mexico and its Promotion Policies", World Bank working paper
n°113, 1979.
8
Voir par exemple, la 6e ed (2003) de leur International Economics pp 688-689, ou la 7e ed (2006) de la version
française, Economie Internationale, pp 677-679.
9
A.O.Hirschman, L'économie comme science morale et politique, p 61.
10
B.Lassudrie-Duchêne, Préface à l'ouvrage de B.Belassa, Les nouveaux pays industrialisés dans l'économie
mondiale, Economica 1986.
11
H.Pack et L.Westphal, 1986
12
List observait par exemple : "L'opinion de Say sur la toute puissance des individus et sur l'impuissance de
l'Etat, est exagérée jusqu'au ridicule. Ne pouvant se défendre d'admirer les efforts de Colbert pour l'éducation
7
se développant deviennent des enjeux commerciaux, leurs pratiques protectionnistes apparaissent au
grand jour et les frictions commerciales entre ces pays et les Etats Unis se multiplient. Simultanément,
les fondements de l’élémentaire présentation libérale13 sont sapés par plusieurs études qui analysent
en profondeur le contenu des politiques mises en œuvre dans les pays : Gold (1986) et Wade (1990)
pour Taiwan, Luedde Neurath (1986) et Amsden (1989) pour la Corée. Ces travaux de référence
montrent que non seulement ces marchés ont été protégés mais également que la protection
commerciale n’est qu’un des domaines d’intervention des Etats, qui mènent des politiques
industrielles et financières actives et précises, n’hésitant pas à manipuler les prix pour orienter les
investissements et à cibler tant les produits à fabriquer que les entrepreneurs responsables de ces
productions (à l’exception de Hong Kong).
Aujourd'hui, plus personne ne nie l’intervention de l'Etat dans l'industrialisation et le développement
des NPI. Etonnante pirouette en forme d’hara kiri, ceux qui avaient ignoré ce rôle ont suggèré
maintenant que les NPI, de même que le Japon, auraient réalisé des performances économiques
supérieures si l'Etat n'était pas intervenu14. Ainsi la croissance ne se serait plus due à l’absence d'Etat,
suivant la présentation des années 1970-80, mais se serait réalisée en dépit de son intervention ! Il
n’existe cependant pas d’exemple réel qui conforterait cette ligne, un peu désespérée, d’arguments
contre-factuels ; aucun pays n’ayant connu dans l’histoire une croissance forte aussi durable que les
NPI, à part … la Chine, qui s’est inspirée des NPI ! Le rôle de l'Etat ne pouvant pas sérieusement être
ignoré, la sauvegarde du message libéral à sa confrontation avec le développement asiatique passe
désormais par le scénario des politiques « market-friendly », construit par la Banque Mondiale à
l’occasion de la publication de son rapport sur le Miracle de l’Asie de l’Est15. Selon cette thèse, si
l'Etat est intervenu, c’est dans le sens du soutien aux mécanismes du marché, raison qui explique que
ces politiques aient réussi! Cette nouvelle interprétation, tres présente encore aujourd’hui, permet de
lisser les aspérités des politiques des NPI jugées trop indigestes pour le paradigme libéral en ne
retenant que les aspects les plus conformes à ses canons (prudence macro-économique ; effort
d’épargne et d’éducation ; qualité de l’administration ; etc…). Cette thèse cataplasme souffre
d’incohérences majeures16.
Surtout, éluder ainsi le débat conduit à escamoter la principale question que pose les experiences de
ces pays aux politiques de développement : en quoi le role de l’Etat en Asie est il distinct, par ses
objectifs et ses modalités d’intervention, de celui constaté ailleurs dans le monde en développement et
comment se différencie-t-il à l’intérieur de l’Asie ?
industrielle de la nation, il s'écrie : 'A peine eut-on pu espérer autant de la sagesse et de l'intérêt personnel des
particuliers eux-memes'." (List, Le système national d'économie politique, Capelle Paris 1857, p 480). Voir aussi
la position de Smith pour justifier l'Acte anglais de navigation, en contradiction avec l'idée de liberté illimitée du
commerce de l'auteur, dans J.R. Chaponnière et P.Judet, Op.Cit.
13
Produite par des experts qui ne sejournaient que pendant un temps tres limité. Car, comme le reconnaissait l’un
deux, « au dela de trois jouirs, les choses deviennent confuses » (cité dans Wade 1990).
14
" On n'a jamais pu trancher la question de savoir si c'est grâce à ces interventions ou malgré elles que des
pays comme la Corée, dont la politique commerciale ne favorise pas plus les activités de substitution aux
importations que les activités d'exportation, et qui intervient dans certaines branches spécifiques, ont réussi"
(Banque Mondiale 1987). Dans la meme perspective, voir : Banque Mondiale, The Growth Report, Strategies for
Sustained Growth and Inclusive Development, 2008.
15
The East Asian Miracle: Economic Growth and Public Policy, Oxford University Press 1993
16
Des l’avant-propos de l’ouvrage, le President de la Banque Mondiale annonce : « Les huits économies étudiées
ont utilisé des combinaisons de politiques tres différentes (…). Donc il n’y a pas un modèle de développement
Est-asiatique ». Il poursuit, un peu plus loin, « Les auteurs concluent que la croissance rapide dans chaque
économie est due premièrement à la mise en œuvre d’un ensemble commun de politiques économiques marketfriendly (…). » ! Cette thèse repose sur des fondements fragiles et assez artificiels, faciles à identifier. Son
objectif est de « prolonger l'orthodoxie néo-classique (P.Bustelo, "La Banque Mondiale et le développement
économique des NPI asiatiques : une analyse critique", Asies Recherches n°11, 1994) en réafirmant « le système
officiel de croyances de la Banque Mondiale" (Yanagihara "Anything new in the Miracle report? Yes and no",
World Development n°4, 1994)
8
III/ UN MODELE DE RATTRAPAGE STATE-LED
3.1 Enjeu : L’efficacité de la politique industrielle
La transformation d’une économie pauvre à dominante agricole en une économie plus avancée repose
sur l’expansion de son industrie et l’évolution de sa structure industielle vers des activités plus
sophistiquées. La vitesse de cette transformation depend du taux d’investissement et de la qualité de
ces investissements. Du « Big Push » de Rosenstein-Rodan au « Take off » de Rostow, les pionniers
de l’économie du développement soulignent que le rattrapage exige l’élévation du taux
d’investissement. En Asie de l’Est, le décollage des taux d’investissement se réalise assez tot; il atteint
30 % des les années 1970 en Corée et dans les années 1980 en Malaisie, Thaïlande et Indonésie.
S’accompagnant de l’élargissement de la force de travail, cette augmentation des facteurs de
production suscite la condescendance de Krugman (1994), qui ironise sur « la croissance par
transpiration », soit l’accumulation de travail et de capital, et le manque « d’inspiration » du
développement en Asie, en s’appuyant sur l’analyse des déterminants de la croissance de Young
(1993). Les travaux de ce dernier concluent que la croissance asiatique est extensive, tout comme
l’avait été en son temps la croissance soviétique, et qu’elle n’est pas le résultat d’une amélioration du
progrès technique. Sa critique élude une question cruciale : comment les pays d’Asie ont-ils pu
mobilisé autant de ressources productives ? Pourquoi l’investissement est il aussi dynamique en Asie,
en particulier l’investissement industriel, alors qu’il demeure atone dans la plupart des régions en
développement ? Une spécificité Est-Asiatique illustrée actuellement par la Chine (figure 3). Dans la
région, on n’observe pas d’effet d’éviction entre investissement public et privé et on constate, au
contraire, que l’investissement privé est stimulé et soutenu par les interventions de l’Etat et les
incitations qu’il créé dans le cadre de politiques industrielles actives. Dans ce contexte, la qualité de
l’investissement dépend pour une large part de l’efficacité de ces politiques industrielles.
Figure 3 : FBCF manufacturière en Chine en 2009
Depuis 2004, la Chine investit plus de 40 % de son Produit intérieur brut (PIB) et, mesurée en dollars courants, sa formation
brute de capital fixe (FBCF) dépasse celle des États-Unis. De nombreuses anecdotes relatent des cas patents de
surinvestissement et si de nombreux observateurs annoncent une baisse du taux d’investissement qui accompagnerait
l’inflexion de la croissance chinoise vers la consommation, d’autres remarquent que le stock de capital par travailleur
correspond à 8,7 % du niveau américain (World Bank, 2012) et que l’efficacité marginale du capital (ICOR) reste l’une des
meilleures d’Asie. Les infrastructures et les investissements immobiliers ont contribué à l’augmentation de la FBCF. Si les
seconds n’ont pas d’impact sur la productivité, les investissements en infrastructures, qui absorbent en Chine 10 % du PIB
soit deux à trois fois plus que dans les autres économies émergentes, jouent un rôle essentiel dans la productivité moyenne.
L’investissement manufacturier au sens strict est délicat à évaluer. En Chine, deux séries statistiques informent sur
l’investissement : la FBCF et l’investissement fixe. Seule la seconde indique la part de l’investissement manufacturier. Mais
9
elle conduit à une surestimation ( « max » sur la figure) car elle intègre le prix d’acquisition du terrain (Barnett, 2005), que la
FBCF ignore. Une solution consiste à appliquer la structure sectorielle de l’investissement fixe à la FBCF. Mesuré ainsi,
l’investissement manufacturier en Chine passe de 11 % à 15 % du PIB entre 2002 et 2009 (« min ») dans la figure . On
constate que la Chine investit trois plus que les États-Unis dans l’industrie, huit fois plus que l’Allemagne et dix fois plus que
la Corée ou le Brésil. Selon Palma (2011) alors qu’en termes réels, l’investissement par travailleur a été multiplié par douze
en Chine entre 1980 et 2010, il a légèrement diminué au Brésil et au Mexique et il a été multiplié par 2 en Malaisie, 3,6 en
Corée et 4,5 en Inde.
Source : Chaponnière, Lautier, « La Chine et l’industrialisation au Sud », Revue Autrepart n°66, à paraitre 2014.
Le principal défi de la politique industrielle est d’offrir des incitations et des protections suffisantes
pour stimuler l’investissement des entreprises dans l’industrie, où elles ont peu d’expérience et de
compétitivité, tout en evitant de les placer en situation de rentes et en les contraignant à améliorer leur
productivité, leur niveau technique et leur compétitivité. Pour atteindre simultanément ces objectifs.
les Etats asiatiques ont mis en œuvre des combinaisons de mesures, qui comprennent toujours une
dose de protection et une orientation systématique, bien que plus ou moins impérative, à l’exportation.
L’accent mis sur l’exportation permet de réduire un inconvénient habituel des politiques
interventionnistes, celui de cibler et de soutenir les « mauvais » entrepreneurs (peu efficaces mais
proches du gouvernement) et les mauvais secteurs (pour lesquels le pays ne dispose pas de potentiel de
compétitivité) et, ainsi, de gaspiller les ressources. Dans une économie en retard, le critère
d’exportation hiérarchise, de fait, les performances et permet d’identifier les meilleurs, les entreprises
plus compétitives, car la concurrence est plus intense sur les marchés internationaux : s’y développer
constitue un indicateur objectif de performance. De plus, des appuis publics conditionnés à
l’exportation orientent les entreprises sur une trajectoire d’amélioration de leur competitivité, par
l’investissement et l’apprentissage, quel que que soit par ailleurs le niveau de protection, et les
eventuelles rentes, dont elles bénéficient.
Si elles n’ont pas partout connu le meme succes, les politiques industrielles ont été plus cohérentes et
ont eu un meilleur rendement dans la plupart des pays d’Asie que dans les autres régions en
développement, notamment qu’en Amérique Latine. Cette meilleure efficacité de la politique
industrielle est la conséquence de configurations institutionnelles particulières, caractérisées par
l’existence d’administrations autonomes et d’Etat « forts ».
3.2 L’Etat Développeur
Kuznets (1988) fut l’un des premiers à souligner le paradoxe asiatique, où un niveau élevé
d’intervention de l’Etat s’accompagne d’un niveau de dépenses publiques assez bas. (tableau 3). En
effet, le poids de l’Etat est modeste dans la plupart des économies de la région. Les entreprises
publiques sont peu nombreuses et jouent un rôle modéré, à l’exception du monde chinois (dont Taiwan
initialement) et du Vietnam. Les dépenses budgétaires sont restées contenues. Elles ont représentés
moins de 10 % du PIB en Corée et moins de 20 % à Taiwan à partir des années 1970. Dans l’un et
l’autre pays l’administration n’emploie directement que 3% environ de la population active et les
entreprises privées sont quasiment les seuls agents économiques qui emploient, investissent,
produisent et échangent. Ces indicateurs ne donnent pas une vision exacte du rôle des Etats dans ces
économies, qui envoient des instructions sur les productions à réaliser, manipulent les prix et créent
des incitations en fonction d’objectifs précis, offre des subventions à l’exportation et des protections
ciblées, etc… Les Etats disposent en Asie d’une large capacité d’intervention et leur rôle va de
l’influence à la direction de l’économie.
Pour clarifier le rôle de l’Etat en Asie et expliquer ce paradoxe -la coexistence entre une économie de
marché et un Etat interventionniste- Chalmers Johnson (1982) a proposé la notion d’Etat Développeur,
le « Capitalist Development State », qu’il a élaboré en s’inspirant de l’expérience japonaise de 1952 à
1975. Il a ensuite lui-meme appliqué cette notion aux cas de la Corée et de Taiwan (Johnson 1987), et
il a été étendu à d’autres pays d’Asie (Evans 1989), voire au-delà (Sindzingre 2006 pour l’Afrique).
10
Tableau 3 : Depenses de l’Etat, en % du PIB (1960-2010)
(moyenne sur 5 ans centrée sur l’année indiquée)
(%)
1960
1970
1980
1990
2000
2010 *
Corée
14,4
11,1
8,5
5,4
5,4
6,3
Taiwan
28,2
20,3
17,6
13,2
10,6
9,7
Hong Kong
1,1 *
4,4
3,8
3,2
3,4
3,1
Singapour
6,3 *
11,5
9,7
8,3
10,1
10,1
Thailande
5,6
6,3
7,8
5,8
6,6
7,6
Malaisie
5,3
6,4
6,4
5,5
4,7
5,5
Indonésie
14,4
10,5
10,9
9,6
6,9
10
Source : Penn World Tables ; Hors investissement pour la Défense Nationale ; Ratios à prix courants
(*) ratio pour l’année indiquée.
3.2.1. Les propriétés des Etat Developpeurs d’Asie
La première caractéristique commune aux Etats Developpeurs est leur autonomie vis à vis du secteur
privé. Ce sont des Etats « forts » au sens de Myrdal (1976), c'est-à-dire capables de définir des choix
stratégiques et de réaliser les mesures correspondantes, resistant aux lobbies menacés ou opposés à ces
changements. Cette capacité de mise en œuvre des décisions marque l’une des grandes différences
entre les Etats interventionnistes des NPI et ceux d’Amérique Latine ou d’Afrique (Mahon 1992). Elle
est une condition de la croissance rapide, car celle-ci commande d’impulsé un changement accéléré
des structures économiques, qui peut avoir des conséquences douloureuses pour les secteurs en déclin.
L’indépendance et l’autorité de l’Etat sont en partie le résultat de circonstances
historiques particulières. Au Japon, à Taiwan, comme en Corée, les réformes agraires ont détruit
l’influence des anciennes élites de propriétaires fonciers et l’appui américain a consolidé le pouvoir
des nouveaux gouvernements. Au Japon et en Corée, la guerre et la reconstruction ont renforcé le role
de l’Etat dans l’orientation des investissements. A Singapour, le gouvernement apparait des la création
de la ville-Etat comme le seul garant de la cohésion économique et sociale. Plus recemment, le role
directeur de l’Etat en Chine ou au Vietnam ne peut pas etre contesté par un secteur privé qui est coincé
entre un vaste secteur public et une pléthore d’entreprises étrangères, dans un contexte de monopole
politique. Dans les économies « libérales, l’autorité de l’Etat s’accompagne également souvent de
pouvoirs stables. Le régime Park en Corée (1961-1979), celui du Kuomintang à Taiwan (1949-2000),
l’administration Mahatir en Malaisie (1981-2003) ou celle de Suharto en Indonésie (1965 – 1997), ont
concentré les pouvoirs pendant une longue période. Si cette stabilité a consolidé l’autonomie de l’Etat
vis-à-vis du secteur privé, sa légitimité ne provient pas des urnes mais de la capacité à promouvoir la
prospérité économique. La compétence économique doit suppléer l’absence d’adhésion politique.
Cette combinaison d’autorité et d’intervention est exercée par une bureaucratie professionnelle,
souvent compétente et assez indépendante. On observe une séparation entre direction politique et
gestion économique, dont les modalités précises (répartition des roles) varient mais qui n’est pas
fondamentalement différente entre les pays socialistes (Chine, Vietnam) et capitalistes de la région. La
bureaucratie économique constitue en général une élite, recrutée et promue sur des critères
méritocratiques, qui bénéficient de salaires comparables à ceux du secteur privé mais qui dispose d’un
pouvoir et d’un prestige supérieurs. Bien qu’elle soit instable et rarement complète, la dissociation
entre la direction politique et l’administration de l’économie permet d’inscrire la politique économique
dans le long terme. Elle permet de perenniser la stabilité des regles et de la gouvernance économique,
l’horizon long de la politique industrielle, lorsque l’instabilité politique augmente, en raison de
renversement de leadership ou d’évolution démocratiques (Corée à partir de 1986, Taiwan à partir de
1991, Indonésie depuis 1998). Comme le souligne C. Johnson (1987), « Une politique industrielle
11
sérieuse doit etre focalisée sur le long-terme. (…) La direction et la gestion ne sont jamais
parfaitement séparées mais elles doivent l’etre à un certain degré pour imposer des buts stratégiques
à long terme à une société qui dispose d’institutions fortes mais également d’un secteur privé puissant.
Les trois systèmes d’Asie de l’Est ont atteint un certain degré d’expertise et d’indépendance de leur
administration d’Etat, grace à une combinaison d’accidents historiques, d’apprentissage et de
décisions judicieuses. ». Ces systèmes administratifs ne sont pas parfaits et il existe de nombreux
exemples de corruption. Mais ils disposent d’un pouvoir effectif d’orientation du secteur privé qui
passe par l’imposition de critères de performance stricts, comme le décrivent en détail Amsden (1989)
dans le cas coréen et Wade (1990) dans celui de Taiwan.
La troisième caractéristique de l’Etat Développeur est de fixer des objectifs économiques précis, et
généralement ambitieux, inscrits dans une démarche planifiée, mais qui doivent etre atteints par le
secteur privé. Les Etats developpeurs d’Asie dépendent à un degré élevé de la coopération public/privé
entre "les gestionnaires de l'État et les gestionnaires des entreprises" (Johnson). L’une des principales
force de ce modèle institutionnel réside dans cette collaboration entre la bureaucratie et les entreprises.
L’Etat influence les entreprises à travers des recommandations et des incitations transmises par la
pratique de "l'administrative guidance"17. Ces recommandations ne sont ni de nature coercitive ni de
nature législative, mais elles sont au contraire informelles, rarement écrites et parfois équivoques. Les
entreprises qui répondent à ces signaux de l’administration obtiennent divers avantages, essentiels
pour leur croissance, qui vont des protections ciblées aux subventions à l’exportation, en passant par
des allocations de crédit privilégiées et des ressources technologiques. Ce fonctionnement necessite
des contacts réguliers entre l'administration et les entreprises. Si les relations sont partout étroites, les
modalités de coopération et les rapports de force État/secteur privé sont spécifiques à chaque pays. En
Corée comme au Japon, les canaux de transmission de la politique industrielle s’appuient sur
l’organisation pyramidale du secteur privé dans laquelle de grands conglomérats dominent de
multiples sous-traitants et fournisseurs. Pour développer la Corée le général Park Chung Hee a
mobilisé les plus grandes entreprises pour l’industrialisation. La concertation entre l'Etat et les grandes
entreprises caractérisait "Korea Inc" défini comme "l'utilisation de moyens économiques et financiers
pour l'industrialisation et la promotion de grands groupes" (Jung, 1991). Ces derniers assurant
l’exécution et la transmission des orientations de la politique industrielle. Les associations et
fédérations professionnelles constituent également des lieux de coopération et d’échanges entre
l’administration et les entreprises. Elles sont particulièrement actives dans tous les secteurs
exportateurs à Taiwan, mais également en Thailande, où les entrepreneurs sino-thais ont pris
l’habitude d'accueillir un représentant de l'administration à leur conseil d'administration.
Une politique macro-économique relativement conservatrice, sans pour autant etre orthodoxe,
constitue une quatrième caractéristique fréquente en Asie. Une gestion budgétaire prudente, un
endettement public mesuré dans la plupart des cas et une inflation modérée en sont les traits
principaux. Cette solidité du cadre macro-économique diminue la vulnérabilité aux changements de
conjoncture et le caractère cyclique de la croissance. Un faible niveau de dette publique renforce la
capacité d’absorbtion des chocs et constitue une forme de bien public car les dépenses publiques
peuvent facilement etre augmentées si nécessaire. Dans la région, Taiwan est un modèle de rigueur
macro-économique. Le budget courant de l’Etat n’a été qu’exceptionnellement en déficit et la
politique monétaire a été très conservatrice. Des les années 1970 Taiwan a pratiqué une politique de
taux d'intérêt réel positif, peu courante à l'époque, pour encourager l'épargne. Taiwan a financé sa
croissance rapide sans s’endetter et, au contraire, a accumulé des réserves considérables, longtemps au
second rang derrière le Japon, grace à un solde courant devenu excédentaire dès les années 1970. A
l’opposé, en Corée du Sud le levier de l’endettement externe a été largement utilisé par l’Etat des les
années 1970 et par le secteur privé dans les années 1990. Par contre la rigueur budgétaire était
également la regle et l’endettement public représentait moins de 10 % du PIB à la veille de la crise
financière de 1997. Dans la région, les pays les plus vertueux sont la Chine, Singapour, la Thailande et
17
L’administrative guidance est une mesure administrative, sans aspect légal coercitif, qui "encourage" les
entreprises à atteindre un objectif fixé par l'administration.
12
la Malaisie, ainsi que le Cambodge, alors que l’Indonésie et le Vietnam sont plus fragiles. Mais cette
prudence budgétaire s’accompagne de politiques de change offensives et d’une généralisation des
sous-évaluations compétitives ; actuellement en Chine, comme auparavant au Japon, en Corée ou
meme à Taiwan18. Un taux de change sous-évalué constitue un outil puissant lorsqu’il est intégré à une
stratégie d’industrialisation tardive. Il facilite la croissance des exportations car, en diminuant leur prix
mondial, il compense en partie la moindre productivité initiale des nouveaux producteurs. Etre
compétitif avant d’etre tres productif permet d’exporter, d’accumuler des économies d’échelles et, en
définitive, d’améliorer plus vite la productivité industrielle.
3.2.2 Enracinement historique et variations
Les principaux elements constitutifs de ces modèles de développement proviennent d’une matrice
commune. La Chine et la Malaisie contemporaine s’inspirent explicitement des expériences de Taiwan
et de la Corée du Sud, qui eux-mêmes avaient pour modèle le Japon, pays qui avait copié sa stratégie
de développement et certaines institutions économiques sur celles de l’Allemagne du 19e siècle. Ce
modèle de rattrapage est donc aussi ancien que la question de l’industrialisation tardive, apparue
aussitot que le leadership de l’Angleterre devient contesté au milieu du 19e siècle. Ses antécédents et
les continuités historiques sont exposés en détail dans les travaux d’Amsden (2001), de Chang (2002)
ou de Studwell (2013). L’Etat Développeur asiatique est historiquement enraciné dans le succes de
l’expérience allemande de la fin du 19e siècle, via son adaptation par le Japon de Meiji, qui le diffusera
ensuite dans la région.
Depuis la révolution industrielle, si les Etats-Unis indépendants et protectionnistes ont ouvert la voie,
l’Allemagne est le premier pays qui a définit et mis en œuvre une vétitable stratégie d’industrialisation
tardive, c'est-à-dire de contestation et de rattrapage d’un rival industriel plus avancé, l’Angleterre.
Etudiant les pratiques protectionnistes initiales de l’Angleterre pour asseoir sa prééminence mondiale
dans l’industrie, et celles des Etats-Unis pour s’en abriter, Friedrich List, économiste de l’école
historique allemande, combat avec véhémence « l’évangile du libre-échange » diffusé par les
économistes libéraux anglais (Smith, Ricardo) dont il souligne l’hypocrisie. Pour les pays en retard, il
développe une théorie du rattrapage fondée sur le protectionnisme éducateur et la promotion de
l’industrie « dans l’enfance ». L’influence de List s’étendra rapidement, en Allemagne où ses
prescriptions inspireront la politique économique à partir de Bismarck, et au-delà avec la traduction de
son ouvrage publié en 1841, le Système national d’économie politique, en français en 1851 et en
japonais des 1889. Le Japon de Meiji observe en effet avec une grande attention l’industrialisation de
l’Allemagne, source d’inspiration majeure pour sa propre politique de modernisation. De nombreux
haut-fonctionnaires, professeurs et meme futurs ministres des années 1890-1900 étudieront ou
séjourneront en Allemagne ; le Japon promulgue en 1889 une constitution inspirée de celle de la
Prusse, qui limite le contrôle politique sur la bureaucratie économique. Surtout, le gouvernment
japonais applique, et parfois raffine, plusieurs mesures de politique industrielle de son modèle. Plus
tard, l’influence des institutions et des traditions japonaises sera considérable à Taiwan et dans la
Corée du Sud des années 1960, en raison notamment de l’héritage colonial et, pour ce dernier pays, de
la formation, dans les écoles et l’armée japonaise, de Park Chung Hee, qui a assisté au développement
du Mandchukuo par les Japonais. Adepte du « Tokyo Planning », les concepteurs de la politique
industrielle en Corée s’inspireront des instruments utilisés au Japon, qu’à leur tour ils adapteront. Les
fondamentaux de l’industrialisation tardive sont présents et diffusés. Dans les années 1970, les
étagères des librairies universitaires en Corée étaient remplies de livres de List, au grand étonnement
des enseignants étrangers19. Ensuite, en Asie du Sud-Est, le premier ministre de la Malaisie, Mahatir,
18
A Taiwan la parité de la monnaie, le NT$, n'a pratiquement pas varié vis à vis du dollar entre 1965 à 1985,
alors que la productivité de l’industrie avait considérablement augmenté. Les Etats Unis ont imposé une
réévaluation de 40% du NT$ entre 1986 et 1990.
19
Rapporté par Studwell 2013 p 77
13
proposera de suivre une « Look East Policy », avec les NPI et le Japon comme modèles, et la Chine
s’inspirera des stratégies industrielles de la Corée et de Taiwan.
A partir d’une matrice allemande, d’abord enrichie au Japon, ce modèle de rattrapage s’inscrit dans
une continuité historique et son format s’est modifié. S’il a été adapté aux changements de
l’environnement économique et aux chocs de différente nature, il a surtout été modifié par les
experiences et observations accumulées qui ont alimenté un processus d’apprentissage institutionnel
dont bénéficient les Etats Developpeurs les plus tardifs. La farouche résistance de la Chine à réévaluer
son taux de change se fonde en partie sur le constat des conséquences de la réévaluation du Yen
(« endaka ») au Japon et des deux décennies de stagnation qui ont suivi; la prudence chinoise dans
l’ouverture financière repose également sur l’observation des dégats des libéralisations hasardeuses
des balances des capitaux en Asie du Sud-Est et en Corée il y a vingt ans qui ont conduit à la crise
financière de 1997.
Par ailleurs, l’Etat en Asie n’est pas monolithique et les différentes caractéristiques présentées cidessus sont plus ou moins marquées selon les pays. La question principale ici est de savoir s’il s’agit
de différences de degré ou de nature. L’opposition entre les deux cas polaires que constituent
Singapour, où l’intervention de l’Etat pour que le marché atteigne les objectifs fixés a été permanente,
et Hong Kong où le gouvernement colonial a pratiqué une gestion plus libérale, oriente parfois vers la
seconde réponse. Cependant, les contributions du gouvernement au développement de la colonie ont
été significatives, notamment dans les domaines de la fiscalité, des regulations et de la construction
d’infrastructures, investissements décisifs pour un hub portuaire, comme le montrent les travaux de
Yougson (1982) ou de Howe (2000). Surtout, Hong Kong n’est ni un pays, ni un Etat. Une distinction
plus fréquente s’appuie sur les différents degrés d’indépendance et la qualité variable de la
bureaucratie économique. Elle suggère de distinguer un modèle « Asie du Nord-Est », où dominent
des mécanismes de décisions économiques autonomes, d’un modèle « Asie du Sud-Est » où
l’administration est plus soumise aux infuences ; Singapour, le Vietnam et la Chine appartienent alors
au modèle « Nord-Est ». Les pratiques sont en effet contrastées. En Thaïlande par exemple, la
fragmentation bureaucratique décrite par Doner (1988) et l'instabilité politique réduisent l’influence du
gouvernement face aux groupes locaux et aux filiales d’entreprises étrangères. Disposant d’une
capacité de planification limitée, l’Etat Thaïlandais n’apparait pas comme particulièrement fort.
Cependant dans ce pays, comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est à l’exception des Philippines, les
gouvernements sont intervenus de plusieurs manières pour faciliter et accélerer la croissance de
l’industrie et des exportations (Booth 1999, Hill 2005, Yoshihara 1994). En Malaisie, en Thailande et
en Indonésie, ils ont été capable de définir et de mettre en œuvre des politiques économiques
suffisamment cohérentes dans la durée et de prendre des mesures adaptées lors des chocs exogènes.
Par leur gestion macro-économique et les arrangements institutionnels destinés à la promotion de
l’industrie, les Etats de ces pays d’Asie du Sud-Est ressemblent donc plus aux Etats Développeurs de
la Corée ou de Taiwan qu’à ceux des autres pays en développement.
IV/ LE CARRE MAGIQUE DE LA POLITIQUE INDUSTRIELLE
Dans ce modèle de rattrapage, le soutien et la protection des entreprises nationales s’accompagne de
leur orientation, plus ou moins impérative, à l’exportation. Cette combinaison caractérise le modèle
d’industrialisation en Asie et le distingue des stratégies suivies ailleurs. Il est mis en œuvre en
s’appuyant sur des dispositifs institutionnels qui, bien que propre à chaque pays et d’efficacité
variable, comprennent quatre types d’instruments :
- Une agence ou institution centrale, en charge de la définition des objectifs (ciblage)
- Le contrôle du système financier ou une influence sur l’allocation des financements ;
- Une incitation et/ou une contrainte d’exportation ;
- Des mesures de protection commerciale et d’appui au développement technique.
14
4.1 Agences de développement et pilotage économique
L’Etat « gouverne » le marché, de manière spécifique dans chaque pays, par le biais d’une ou plusieurs
administrations clés, qui assurent des fonctions de pilotage de l’industrialisation et du développement.
De la position hiérarchique dans l’appareil d’Etat et du pouvoir de ces agences de pilotage dépend le
niveau de cohérence de la politique industrielle ainsi que le degré d’intervention, de la planification
impérative à un soutien plus horizontal. Ce pouvoir est souvent lié à leur proximité avec
l’administration du budget, qui contrôle l’usage des moyens financiers de l’Etat. Le ciblage industriel
s’organise à ce niveau ; il s’appuie de manière sur des échanges et une coopération entre
l’administration et le secteur privé.
Le role du Ministere du commerce international et de l’industrie, le celebre MITI, dans la politique
industrielle et la mise en œuvre de la coopération public-privé au Japon a été abondamment décrit,
notamment par C. Johnson (1982), dans son ouvrage eponyme 20 . Apres guerre, son role central
d’impulsion et de coordination est constaté par tous les observateurs : « Le Ministère met en oeuvre un
montant extraordinaire de consultations, de conseils, de persuasions et de menaces. Dans les bureaux
du MITI proliferent les cibles sectorielles et les plans, ils débattent, réflechissent, exhortent (…) Les
entreprises prennent peu de décisions sans consulter l’autorité appropriée ; c’est le cas également
dans l’autre sens. Le ministere dispose de 300 comités de consultation pour cela. » (Allen 1980,
p116). Dans ce domaine également, le modèle japonais sera une source d’inspiration régionale.
Cependant, c’est en Corée que le pouvoir de la bureaucratie économique sur le marché a été le plus
puissant et le plus concentré pendant la phase de rattrapage. Lorsque le régime Park Chung Hee
s’installe au pouvoir, il restructure le Ministere du plan, l’ Economic Planning Board ou EPB qui, à
partir de 1963, va concentrer l’essentiel du pouvoir économique de l’Etat. Ses fonctions couvrent les
statistiques, l'élaboration du Plan et le contrôle du budget, de l'aide et des investissements étrangers ;
activités qui d'habitude sont sous la tutelle du Ministère des Finances, pas sous celle du Plan. Le
Ministre de l'EPB devient deputy Prime Minister ; il coiffe tous les Ministres sectoriels et l’EPB
recrute les jeunes diplomés les plus brillants, attirés par des salaires assez elevés et, surtout, par le
prestige et le pouvoir de cette puissante administration. Bénéficiant du soutien présidentiel, l’EPB sera
donc en charge simultanément de la planification du développement et de la mise en œuvre des plans,
c'est-à-dire de la coordination et de l’orientation des efforts du secteur privé dans les directions
choisies par l’Etat, via les instruments fiscaux et budgétaires ainsi que grace à une large gamme
d’incitations, notamment les allocations de crédits d’un secteur bancaire sous contrôle de l’Etat21 .
D’autres administrations jouent également un role important, comme le Ministere du commerce et de
l’industrie (MTI).
Alors qu’en Corée l’intervention de l’Etat se déroule suivant un principe hiérarchique qui part de
l’EPB vers l’industrie, via notamment le role prédominant des grands groupes privés, à Taiwan la
politique industrielle à un role de support autant que d’orientation et est de nature plus systémique.
L’agence de pilotage économique est le Council for Economic Planning and Developement (CEPD).
Cet organisme est issu du Council on United States Aid, initialement chargé de coordonner l'aide
américaine, et devenu au début des années 1960 un conseil de coordination économique. En 1978,
s’inspirant de l'exemple de l'EPB coréen, le gouvernement a renforcé ses attributions et l’a rebaptisé.
Le CEPD est directement lié au Cabinet du Premier Ministre mais il ne dispose d'aucune autorité
administrative. Cependant l’expertise de ces 300 fonctionnaires est reconnue et leurs avis font autorité.
Ils sont chargés du suivi de la conjoncture, de l'élaboration du plan et de l'évaluation des grands projets
des entreprises d'Etat. Le dispositif s’appuie sur une deuxième institution clé, l'Industrial Development
Bureau (IDB), au sein du Ministere de l’économie, qui est plus directement responsable de la politique
industrielle. Plus proche des milieux industriels, ses attributions couvrent non seulement la politique
industrielle mais également la politique commerciale et la promotion des investissements. Il traduit les
20
Dont le titre complet est tout un programme : MITI and the Japanese Miracle. The growth of Industrial
Policy, 1925-1975. (Stanford University Press, 1982).
21
Il disparait en tant qu”agence autonome lors de sa fusion avec le Ministère des Finances en 1994.
15
recommandations du CEPD en plans sectoriels et c'est à son niveau que sont élaborées les mesures de
politique industrielle (incitations fiscales, contrôles, protection, prix). La Banque des Communications
(qui a une fonction de banque de développement) sollicite également l'avis de l'IDB dont les
prérogatives recouvrent la promotion des investissements étrangers (Industrial Development Centre) et
des exportations (Board of Foreign Trade). De la meme manière qu’en Corée le Ministere du
commerce et de l’industrie (MTI) est plus protectionniste que l’EPB, à Taiwan l’IDB est plus
interventionniste et nationaliste que le CEPD et moins libéral que le ministere des finances (Fransman
1986, Wade 1990). Des divergences et des tensions existent entre les elements du dispositif de
promotion industrielle, ce qui dans ces deux pays contribue plutôt à favoriser le pragmatisme. Si
l’articulation et la coordination entre l’administration et le secteur privé utilisent des canaux
spécifiques, hiérarchie industrielle d’abord en Corée et associations professionnelles surtout à Taiwan,
cette coopération est particulièrement effective dans les deux pays.
Comparativement, en Asie du Sud-Est l’administration du pilotage économique apparait plus
fragmentée et moins coordonnée ; la coopération avec le secteur privé, en particulier, est moins
efficace. En Thaïlande, le National Economic Social Development Board (NESDB) et la Banque de
Thaïlande (BOT) sont les principaux lieux de l'administration économique depuis 1945. Le NESDB
qui a le même rang hiérarchique que les autres ministères a une fonction d’expertise et de régulation
plutôt que d’intervention ; il évalue les projets déposés par les autres ministères. Le Board of
Investment (BOI) du Ministère de l'Industrie est plus directement en charge du développement
industriel, mais les incitations qu’il propose combinent des objectifs de politique industrielle et
d’aménagement du territoire, parfois divergents. Institution indépendante et prestigieuse, la Banque de
Thailande, dont le statut est inspiré de celui de la Banque d’Angleterre, est un acteur structurant du
développement économique du pays. Ces technocrates, recrutés suivant des procédures
méritocratiques parmi les meilleurs économistes du pays, ont toujours défendu la stabilité économique.
L’aversion pour l’inflation - 5% de hausse des prix était un seuil d'alerte – explique la remarquable
stabilité de la monnaie thailandaise - le dollar s'échangeait contre 22 Bahts en 1955 et 25 Bahts en
1996- qui sera un déterminant décisif de l’afflux d’investissement étranger à partir de la fin des années
1980 (cf supra ; chapitre 3). Dans la Malaisie multi-ethnique, la politique de développement est
conditionnée à partir de 1969 par l’objectif de restructuration de la société, la New Economic Policy
(NEP), qui organise une discrimination positive au profit des Bumiputras, les malais d’origine, et leur
promotion économique. Les grandes mesures de politique industrielle sont indissociables de cet axe.
L’Etat a pratiqué une planification indicative long terme, élaborée par l'Economic Planning Unit"
rattaché au Secrétariat du Premier Ministre. Mais la principale administration en charge de la politique
industrielle est la Malaysian Industrial Development Agency, ou MIDA, établi des 1967, qui supervise
également la politique d’acceuil des investissements étrangers. Incitations, exemptions et avantages
divers pour le secteur manufacturier sont mis en œuvre à ce niveau. Les priorités ethniques du
gouvernment et les tensions entre la bureaucratie économique, malaise, et les entrepreneurs privés, en
majorité d’origine chinoise, ont limité la concertation avec le secteur privé. l'Etat a décidé seul la
plupart des grands projets industriels et d’infrastructure et leur réalisation s’est surperposée, plus
qu’articulée, aux activités existantes du secteur privé. Ce fut le cas par exemple du programme de
voiture nationale, Proton, inspiré par le succés de la Corée dans ce secteur, mais réalisé par une
entreprise semi-publique, sans participation des constructeurs privés alors que son developpement
bouleversait la concurrence sur le marché malaisien.
Si la Chine planifie son développement depuis le premier plan quinquennal de 1953, elle ne pratique
une politique industrielle inspirée de ses voisins, le Japon et la Corée, que depuis le début des années
1990. Les objectifs et les principaux instruments sont similaires (ciblage sectoriel, choix des
entreprises et promotion des « champions » nationaux, ouverture sélective, subventions) et la
principale différence est l’ouverture aux firmes étrangères. Les critères et les secteurs stratégiques sont
définis par la National Development and Reform Commission (NDRC), qui a succédé au Ministère du
Plan. Le ciblage industriel constitue l’une des principales raisons d’etre de ces agences de pilotage. La
Chine le pratique désormais à grande échelle en « choisissant des vainqueurs » parmi les entreprises
d’Etat. Le 9ème plan (1996- 2001), a donné la priorité aux « industries piliers » - matériaux de
16
construction, secteur pétrolier et construction automobile – et à l’ajustement du textile, de la
sidérurgie, et de l’industrie du charbon pour réduire les surcapacités. C’est au cours de ce plan que les
« high tech » sont devenus prioritaires. Dans le domaine de la croissance verte, la NDRC a arbitré pour
l’éolien contre le solaire, dans lequel les Chinois craignaient d’être distancés par les recherches en
cours aux Etats Unis (Studwell, 2013, p 197). Une fois l’éolien retenu, la NDRC a imposé une
condition d’intégration locale de 70% pour les marchés publics de turbines éoliennes. Cette clause a
été retirée deux ans plus tard car elle contrevenait aux engagements à l’OMC. Entre temps le taux
d’intégration des producteurs (chinois et étrangers) avait dépassé 70 %. Les criteres stratégiques
actuels sont relatifs à la défense, l’acquisition de technologie, l’emploi, et l’avantage compétitif ; des
secteurs pouvent relever de plusieurs critères, comme le secteur informatique et des composants, la
sidérurgie ou le secteur des biens d’équipement. Les cibles sectorielles de la Chine évoquent celles
des NPI et du Japon au cours des décennies précédentes.
En Corée, le ciblage a été particulièrement explicite. Le régime du Genéral Park Chung Hee était
convaincu des vertus de la planification dans la tradition japonaise. Ancien officier dans l’armée
impériale, il avait vécu en Mandchourie la mise en oeuvre d’un plan quinquennal donnant la priorité à
l’industrie et à la valorisation des ressources. Le textile, la sidérurgie, l’industrie des machines, la
construction navale, la construction automobile, la pétrochimie, l’electronique ont été successivement
des industries prioritaires. Le ciblage a été déterminant pour la construction de l’industrie lourde et
l’Etat a systématiquement privilégié les économies d’échelle en incitant la construction de sites qui se
situent de par leur taille parmi les plus grands dans le monde (sidérurgie, grosse construction
mécanique, construction navale). Ce ciblage a concerné non seulement les secteurs mais également les
entreprises. La politique industrielle a choisi et même "fabriqué" des vainqueurs en soutenant et en
stimulant la croissance d’un petit nombre d’entreprises qui sont devenus des groupes diversifiés
géants, les chaebols (cf : infra).
A Taiwan, si le ciblage a été moins systématique, le schéma directeur était qu’à chaque étape du
développement correspond une industrie motrice susceptible d’avoir des effets d’entraînement sur
l’ensemble de l’économie. L’Etat a commencé par la promotion de l'industrie textile en confiant à
certains entrepreneurs la transformation de la matière première qu'il leur vendait et qu'il leur rachetait
une fois transformée, a l'instar du système du "putting out » de l’Angleterre du XIXème siècle. Ainsi,
plusieurs grandes entreprises de filature et de tissage taiwanaises n'ont pas eu à se soucier de maitriser
les segments en amont et en aval de la production. Ces entreprises ont ensuite acquis une autonomie de
gestion et, ce n'est que plus tard qu'elles ont été confrontées à la concurrence internationale. Cette
approche de nurseries d’entreprises sera déclinée ensuite sous la forme de la fourniture d’inputs
technologiques aux industriels confrontés à des barrières techniques (ordinateurs portables ; machineoutils à commande numérique). La trajectoire de rattrapage industriel a été définie des le plan de 196568 : « Pour poursuivre le développement, l’accent doit etre mis sur les industries lourdes (comme la
chimie, la pate à papier, les intermédiaires pétrochimiques et la sidérurgie à grande échelle)(…). Le
développement industriel à long terme doit etre centré sur les produits d’exportations qui ont une forte
elasticité-revenu et de faibles couts de transport. Autour de ces produits doivent se développer des
industries en amont et en aval, afin que spécialisation et complémentarité soient réalisées dans
l’interet de l’economie de Taiwan » 22 . Dès le milieu des années 1970, l’Etat a incité les entreprises à
se désengager des industries à forte intensité de main d’oeuvre (jouets, plastiques, chaussures) pour
s’engager dans des secteurs de plus haute technologie. Pour accélérer cet ajustement, l’Etat a investi
dans la construction de parcs scientifiques et de centre de recherches pour soutenir et alimenter le
développement technologique de l’industrie. Le parc de Hschinchu, inspiré de la Silicon Valley, est le
plus important. Il a permis aux entreprises d’entrer avec succès dans l’industrie informatique et des
semi-conducteurs.
22
CIED, Fourth four-year plan for economic development 1965-1968, 1965; Cité dans Wade 1990.
17
En Thailande, par contre, l'Etat a toujours hésité à s'engager dans des pratiques de ciblage industriel,
même s’il dispose d’une capacité d’intervention à travers le Board Of Investment (BOI)23. Jusqu'aux
débuts des années 1970, les priorités du BOI allaient aux projets de substitution aux importations,
ensuite aux projets orientés à l'exportation, puis au rééquilibrage territorial ; ces incitations ont
toujours été assez modérées. Certains instruments ont cependant été utilisés dans une optique plus
interventionniste. Le groupe Siam Cement, qui est une propriété de la Couronne (le "Crown Property
Bureau") et non une entreprise d'Etat, a parfois été mobilisé pour mettre en oeuvre certains projets
industriels considérés comme stratégique pour l’Etat24. Mais les tentatives de ciblage plus ambitieuse
ont échoué. Ainsi, malgré plusieurs tentatives de concentration du secteur, la fragmentation de
l'activité automobile avait par exemple atteint des sommets en Thailande avec des capacités
d'assemblage plusieurs fois supérieures à la demande et des dizaines de constructeurs assemblant plus
de 100 modèles différents (Doner 1992). De ce point de vue, la Malaisie a mené une politique plus
cohérente de promotion sectorielle, notamment dans le secteur automobile. Mais le ciblage ne s’est pas
traduit par de l’efficacité en raison de la faiblesse des critères de performances (cf infra). L’Indonésie,
fugace constructeur aéronautique dans les années 1980, a connu la meme combinaison néfaste de plans
sectoriels directif sans contrainte suffisante de performances.
4.2 Le contrôle du système financier
L’objectif de la politique industrielle est d’orienter l’économie vers des activités à plus forte
productivité. Initialement ces « d’industries dans l’enfance » sont moins performantes que les activités
plus traditionnelles ; elles sont donc moins compétitives et moins rentables. Leur manque de
compétitivité fonde les termes de l’opposition de List à la théorie libérale des avantages comparatifs et
justifie la protection. La conséquence du manque de rentabilité est que le « marché », les banques et
les investisseurs privés, ne financeront pas ces nouveaux secteurs. Le marché orientera ses
financements vers les activités où les profits sont connus et elevés, plutôt que vers des secteurs en
devenir à la rentabilité faible ou incertaine. Or la vitesse du changement sectoriel dépend de l’effort
d’investissement dans les nouveaux secteurs et, donc du financement dont il bénéficie. En l’absence
d’intervention publique, il sera faible.
La puissance du modèle de développement asiatique repose sur la capacité de mobilisation par l’Etat,
directe (Corée, Chine, Malaisie, Singapour) ou indirecte (Japon, Hongkong), de ressources financières
rares vers le financement de l’industrialisation, c'est-à-dire le financement de projets d’investissements
industriels au rendement faible, en tous cas à court terme. Comme le souligne Fouquin (1993), dans
une économie en rattrapage, cette rareté est absolue et relative. Les capitaux pour l’investissement sont
rares dans les phases initiales parceque l’économie est pauvre et, lorsque la croissance décolle, ils
demeurent rares par rapport aux besoins d’investissement des entreprises. La canalisation de ces
financements a été la plus efficace lorsque l’Etat contrôlait le système bancaire, en Chine et au
Vietnam, bien sur, et également en Corée. Dans ces pays l’orientation du credit bancaire vers les
secteurs et les projets ciblés par l’Etat a représenté un puissant outil de mise en œuvre de la politique
industrielle. Cet instrument était d’autant plus puissant que les sources de financement alternatives
étaient rares ou inexistantes. A l’exception de Hong Kong et de Singapour, les marchés financiers
interieurs sont restés longtemps sous-développés et l’acces au financement extérieur était restreint, en
raison du peu d’attractivité financière de pays instables ( Thailande, Indonésie) ou menacés (Corée,
Taiwan), de politiques généralisées de fermeture ou de filtrage des investissement étrangers et
d’absence d’ouverture du compte de capital. Le système bancaire a ainsi joué le role de courroie de
transmission de la politique industrielle, en canalisant l’épargne intérieure, et parfois étrangère, vers
l’investissement privé. Le recours à l’endettement a financé l’essor de l’investissement et la croissance
23
Le BOI est habilité à offrir des exemptions fiscales et il a été autorisé à interdire des importations ou à
imposer des hausses tarifaires pour favoriser la faisabilité des projets ; il délivre un certificat de promotion qui
précise les performances attendus des projets et qui peut être retiré si celles-ci ne sont pas respecter
24
Projet de moteurs, de fabrication de tubes electroniques.
18
industrielle. En l’orientant ou en choisissant les projets, l’Etat assumait une partie de la décision
stratégique du choix d’investissement. En contrepartie, parce que les projets sont financés par le
recours au crédit, le risque d’investissement est partiellement socialisé. Ce pilotage de la finance vers
l’investissement industriel a permis d’accélérer l’industrialisation et l’expansion des groupes
industriels. Ces dispositifs s’accompagnent d’une répression financière des ménages sous la forme
d’une rémunération de leur épargne très faible voire négative. Deuxième corollaire, chez les
champions de l’industrialisation rapide, le secteur financier reste archaïque et déconnecté de la finance
moderne ; leur talon d’achille. En effet, l’allocation du crédit n’exige pas de compétences particulières
en évaluation de projets ou en analyse du risque, lorsque ces projets sont pilotés par les Etats et
implicitement garantis par la puissance publique25.
En Corée et à Taiwan la finance a été mise au service de l’économie. Ces deux pays ont étroitement
surveillé leur système bancaire et les mouvements de capitaux. A Taiwan le système bancaire était
directement sous le contrôle de l’Etat et, en dépit d’un surplus courant structurel et de réserves de
changes considérables, le gouvernement a pratiqué le contrôle des changes jusqu’à la fin des années
1980 et a continué ensuite à limiter l’entrée des investissements de portefeuille. En Corée, le régime
Park Chung Hee a placé la banque centrale (Bank of Korea) sous la tutelle du Ministère des Finances
et a pris une participation majoritaire dans le capital des grandes banques commerciales au début des
années 1960. L’allocation du crédit bancaire, souvent à taux préférentiels, est dés lors devenu
l’instrument privilégié de conduite de la politique industrielle. Un des anciens gouverneurs de la
Banque Centrale décrivait ainsi les principes de la politique du crédit : "L’argent est comme l’eau dans
un réservoir, elle doit être canalisée vers les champs les plus productifs ; nous ne pouvons pas nous
permettre de la laisser aller vers des champs de mauvaises herbes" 26 . La formule rappelle une
allégorie utilisée par Gerschenkron qui évoquait la fonction de « moteur à vapeur » à propos des
puissantes banques d’investissement qui ont financé l’industrialisation allemande à la fin du 19 e
siècle27. La privatisation des banques commerciales coréennes décidée au début des années 1980 ne
s'est pas traduite par un véritable changement de leur pratique car, craignant que cette décision
exacerbe la concentration déjà élevé de l’économie, l’Etat a décidé de plafonner la participation des
grands conglomérats (chaebols) au capital des banques et de nommer leurs présidents. Pendant la
période d’industrialisation lourde, une entreprise qui s'engageait dans un secteur prioritaire finançait
seulement 20 % du projet sur ses fonds propres et obtenait le complément de l'Etat, directement ou par
l'intermédiaire des banques28. Dans ce contexte, la part de l'investissement financée sur fonds propres
par les groupes intervenait comme un levier sur leur portefeuille d'activité, grâce à l'augmentation de
leur chiffre d'affaire et du cash-flow. La construction d'une capacité de production sur financement
externe permettait en effet d'élargir les ressources financières propres, par la vente de ces nouveaux
produits, et facilitait le renouvellement rapide de l'opération et l'accélération de la diversification.
L'expansion rapide des chaebols, est donc à la fois la cause et le résultat de cette stratégie de
croissance par l'investissement et financé par l’endettement. Ce processus de financement pyramidal a
permis de faire décoller le taux d’investissement du pays (de 21 % en 1972 à 34% en 1979) et aux
chaebols d'élargir rapidement leurs activités sans diluer leur capital, mais au prix d'une fragilisation de
leur structure financière : le rapport des dettes aux fonds propres pour la moyenne des dix principaux
chaebols passe de 3,4 en 1970 à 5,4 en 1983. La recette avait précedemment été suivie au Japon où le
levier de la dette avait par exemple permis d’accélérer le rattrapage dans l’industrie automobile ; les
ratio d’endettement de Nissan ou Honda étaient respectivement de 4,5 et 7,8 au milieu des années
1960.
25
Pour les autres projets, non ciblés, et souvent issus d’entreprises de plus petite taille, les banques asiatiques ne
pretent habituellement que si elles disposent de garanties en actifs (« collateral”) qui couvrent plus de 100 % du
prêt ; pratique qui n’impose pas non plus de compétences particulières en évaluation.
26
Interview de Park Sung Sang Mok, dans M. Clifford (1993) page 245
27
Cité ds Studwell pr 140
28
J.H.Kim, "Korean Industrial Policy in the 1970's: The Heavy and Chemical Industry Drive", KDI working
paper n°9015, 1990..
19
En comparaison, en Asie du Sud-Est les systèmes bancaires ont moins été soumis aux objectifs de
développement. L’allocation du credit n’y est pas liée à la politique industrielle et aux performances à
l’exportation. La séparation entre le secteur industriel et commercial, d’une part, et les activités
financieres, d’autre part, est moins systématique et certains groupes pouvaient financer leurs
investissement avec l’épargne collectée par leurs propres banques ; ce qui a conduit à plusieurs faillites
bancaires au Philippines par exemple. De manière générale, les banques commerciales étaient plus
indépendantes et offraient souvent de meilleurs rendements financiers dans les pays où, par ailleurs, le
processus de développement était moins performant, comme les Philippines, l’Indonésie ou la
Thailande. La pratique chinoise s’inspire par contre du Japon et des NPI. En effet, en Chine les
banques d’Etat sont les principaux instruments de la politique industrielle chinoise. Elles dirigent les
trois quarts de leurs crédits vers les entreprises d’Etat et accordent des prêts subventionnés aux projets
prioritaires. Selon Unirule (2012), un « think tank » chinois, les taux d’intérêt accordés aux entreprises
d’Etat ont été en moyenne de 1,6 % entre 2001 et 2008 au lieu de 5,4 % pour les entreprises privées.
Alors que la Corée a privilégié l’allocation de crédits à des taux privilégié, Taiwan proposait des
incitations fiscales qui étaient renouvelées en fonction des priorités sectorielles. L’offre de crédit à
taux subventionné a été utilisé pour inciter les entreprises à exporter mais peu pour financer des projets
dans les secteurs prioritaires. La Banque de Communication, utilisait les mêmes critères que les
banques commerciales pour allouer ses crédits. Si l’incitation fiscale est une récompense “ ex post ”,
l’allocation de crédit est au contraire une incitation ex ante dont l’entreprise bénéficie avant de
s’engager dans un projet. Dans un contexte de pénurie de crédit, la tentation est forte d’utiliser ces
prêts à d’autres fins et, à plusieurs reprises, l’Etat coréen a contraint des groupes à vendre des terrains
immobiliers qu’ils avaient acquis pour spéculer. En Asie du Nord-Est, l’orientation par l’Etat des
crédits bancaires vers des acteurs ou des projets spécifiques n’a pas été une pratique exempte de
défauts. En Corée, au Japon, en Chine, au Vietnam,…de nombreux dérapages et gaspillages ont eu
lieu, liés à la corruption, au népotisme ou, plus simplement, à l’incompétence et ils se sont traduit par
le financement de projets irréalistes. Mais si ces pays n’ont pas totalement échappé à la construction
d’elephants blancs, ils ont été plus rares qu’ailleurs car le ciblage et le soutien public se sont
accompagnés de mesures correctives. Dans la plupart des cas, plusieurs entreprises en concurrence
étaient soutenues, ce qui limitait les pratiques de rentes. Surtout, en Asie du Nord Est, les entreprises
étaient soumises à des critères de performances assez strict en priorité à l’exportation, dont le respect
conditionnait leur financement. La « discipline des exportations » était en comparaison beaucoup plus
douce en Asie du Sud-Est.
4.3 L’orientation à l’exportation
Habituellement, plus un secteur est protégé, moins il est performant à l'exportation. En Corée, on
constate pourtant une absence de corrélation entre le taux nominal de protection et la croissance des
exportations. Ce résultat paradoxal s’explique car il n'y avait pas un marché mais des marchés, aux
conditions de concurrence et de rentabilité tres différentes. L'Etat a favorisé cette dissociation pour
permettre aux entreprises de compenser leurs pertes sur les marchés extérieurs par des surprofits sur le
marché intérieur. Dans le cas de l'électronique, la Banque Mondiale avait par exemple calculé au début
des années 1970 que le côut en won, la monnaie coréenne, d'un dollar gagné à l'exportation était quatre
fois supérieur à celui d'un dollar obtenu par substitution aux importations. Avec de tels prix relatifs,
pourquoi exporter? En fait, les entreprises n'avaient pas le choix. L’orientation à l’exportation était
particulièrement impérative en Corée ; l’exportation y conditionnait l’acces aux ressources financières
et aux importations.
Les NPI ont combiné la promotion des exportations à la substitution aux importations pour accélérer la
croissance industrielle et le rattrapage dès la fin des années 1960. Si elle s’inspirait de l’exemple
japonais, cette stratégie était particulièrement originale dans un monde en développement qui ne jurait
alors que par l’appui sur le marché intérieur. Depuis, cette orientation exportatrice est devenue la
règle. Elle permet d’accélérer l’engagement de l’industrie dans la production de masse de produits plus
20
sophistiqués, sans etre contraint ou ralenti par la petite taille du marché national. La Corée deviendra
un grand producteur automobile dés les années 1980, alors que les ménages coréens sont encore peu
nombreux à pouvoir acquérir une voiture, en exportant en Amérique du Nord. De même, Taiwan
devient un des principaux producteurs mondiaux de machine-outils au début des années 1990 ; son
marché intérieur est déjà saturé mais les deux tiers de la production sont destinés à l’export. A la
meme période, son industrie electronique conquiers la première place mondiale pour les ordinateurs
portables, en suivant la meme recette. En second lieu, l’orientation à l’exportation révèle
objectivement les performances des entreprises et des secteurs, car sur les marchés extérieurs ils sont
confrontés à une concurrence intense, quels que soient le confort et les protections dont ils bénéficient
sur le marché intérieur. Le critère d’exportation distingue ainsi, de fait, les entreprises les plus
efficaces et, lorsqu’il conditionne le soutien de l’Etat, il permet de cibler les meilleures entreprises et
de sanctionner celles qui ne sont pas performantes. Un des principaux risques des politiques de ciblage
industriel – celui de soutenir des secteurs ou des entreprises inefficaces- est ainsi atténué. Quand ce
mécanisme fonctionne bien, il produit une convergence entre la réduction de la contrainte exterieure,
au niveau macro, et l’amélioration de la compétitivité des producteurs nationaux, au niveau micro.
Dans le Japon d’apres-guerre, le MITI incita les grandes entreprises a développer leurs exportations en
utilisant différentes mesures, comme l’allocation de devises qui permettait d’importer des équipements
(« export-import link ») ou des exemptions d’impots sur les revenus des exportations. Contraire aux
regles de l’accord GATT, cet avantage fiscal fut retiré en 1964 sous la pression extérieure. Il fut
remplacé par un mécanisme d’amortissement indexé sur les exportations, qui avait le meme effet ; une
capacité d’adaptation de la politique industrielle aux regles du commerce international qu’on retrouve
actuellement en Chine (cf infra). A Taiwan, la transition vers l’exportation a débuté des la fin des
années 1950 et en Corée la promotion des exportations a commencé après les réformes de 1962-64.
Celles-ci ont placé les exportateurs en situation de libre échange mais elles n’ont pas été
accompagnées d’une ouverture du marché intérieur ou de l'instauration d'un régime commercial
neutre. Dans les deux pays des dévaluations massives ont d’abord été réalisées : A Taiwan, le taux de
change a baissé des 1958, et il est resté stable à ce bas niveau jusqu’en 1986 ; En Corée, le won est
dévalué en 1964. Divisant le prix des produits sur les marchés exterieurs par pres de trois, ces
dévaluations ont créé une compétitivité-cout dans des industries jusque la incapables d’exporter. Mais
l’amélioration de leurs couts relatifs n’était pas suffisant et des mesures plus directes ont été prises29.
En Corée, comme au Japon, les mesures fiscales et douanières ont constitué un premier type
d'incitation à l'exportation : les importations d'équipements et de produits intermédiaires destinés à la
production de biens d'exportation étaient exemptées de droits de douanes et de taxes indirectes ; les
exportateurs bénéficiaient d'un régime d'amortissement accéléré et d’un abattement de 50 % de l'impôt
sur les recettes à l'exportation (jusqu'en 1972) et de situations de monopole d'importation sur un
marché intérieur fermé à la concurrence étrangère. Surtout, les entreprises exportatrices bénéficiaient
de crédits abondants et subventionnés. Alors que pour favoriser l'épargne le taux d'intérêt bancaire est
relevé à 26 % en 1965, le taux d'intérêt pour les exportateurs tombe à 6,5% ! Les entreprises peuvent
alors disposer de ces crédits préférentiels à hauteur de 78 % de la valeur de leurs exportations. Cette
proportion augmente régulièrement et atteindra 94 % en 1972 (Kim 1981). Les exportateurs étaient
« payés » pour emprunter ! (Studwell p 76). La logique du système coréen de promotion des
exportations est dominé par cette relation organique entre exportation et crédit : le volume des
exportations d'une entreprise détermine sa capacité d'endettement et l'expansion des exportations est
elle-même fonction des investissements réalisés qui, dans un contexte de pénurie de capitaux propres,
dépendent des crédits. Ce système est à la base du différentiel de croissance entre entreprises en Corée
et de l’expansion des grands conglomérats, les chaebols. En effet, la taille des entreprises exportatrices
augmente rapidement alors que celles qui n'exportent pas ou peu ne disposent pas du financement
nécessaire à leur expansion. Des mesures complémentaires ont également été mises en place comme
29
Ces mesures n'ont pas tout de suite suffit à assurer la compétitivité des exportations y compris dans des
secteurs où l'avantage comparatif des NPI paraissait évident, comme la confection. Les produits coréens en
particulier avaient du mal à s'imposer face à la concurrence japonaise et l’appui de l'Etat a été nécessaire pour
« passer » à l’export.
21
l’instauration, en 1964, d’une réunion mensuelle des exportateurs présidée par le Président de la
République a permis de mieux mobiliser ces dernières autour des objectifs d'exportation. Etabli en
1965, le Joint Export Development Committee regroupait des représentants de l'administration et de
l’industrie qui géraient ensemble les incitations à l'exportation tandis que les associations industrielles
participaient à la définition des objectifs d'exportation. La création de la KOTRA, association des
exportateurs, dont le budget était pour partie financé par une taxe publique sur les exportations30, a
completé ce dispositif de collusion pour l’exportation entre l’Etat et le secteur privé. A Taiwan, les
entrepreneurs chinois étaient plus opportunistes que leurs homologues coréens et ils ont mieux
répondu à l’avantage de cout procuré par la dévaluation, notamment dans les secteurs agro-alimentaire
et intensifs en travail. Ils ont également bénéficié d’incitations particulières comme les export-import
links, des avantages fiscaux et administratifs, ainsi que des credits spéciaux pour les exportateurs
jusqu’en 1992 (OCDE 1993). Ces derniers fonctionnaient comme en Corée mais ils furent moins
importants31. Taiwan fut le premier pays en développement a créé une Export Processing Zone, une
zone économique spécial pour l’exportation, en 1966 à Kaoshiung qui offrait des avantages
spécifiques aux niveaux fiscal, administratif et logistique. Mais l’impact de ces zones spéciales est
resté modeste32. Comme au Japon et en Corée, le gouvernment de Taiwan a également fourni une
assistance technique à l’exportation. Un système de contrôle qualité des exportateurs a été organisé dés
les années 1950 pour améliorer l’image déplorable des produits taiwanais aupres des consommateurs
étrangers. Jusqu’à 800 inspecteurs étaient mobilisés pour cette tache et, d’apres Wade (1990: 144), les
entreprises qui n’atteignaient pas les seuils minimum n’étaient pas autorisées à exporter. La création
du CETRA, le China External Trade Development Council, équivalent du KOTRA coréen, en 1970 a
permis de fournir des compétences en marketing international aux PME taiwanaises qui en étaient
dépourvues.
Comparativement, l’orientation exportatrice a été plus précoce en Asie du Sud-Est où les régimes
coloniaux avaient favorisé les spécialisations primaires. A la fin des années 1950, le montant des
exportations par tete au Vietnam était cinq fois celui de la Corée (1$ par habitant) et, respectivement,
12 et 15 fois plus elevé au Cambodge et en Thailande (Booth 1999). Ces exportations ont augmenté
pendant les années 1960-70 mais elles sont restées peu diversifiées et concentrées sur les produits
primaires et agricoles. Par ailleurs, les mesures protectionnistes foisonnaient. En 1965, les exportations
industrielles représentaient moins de 10 % du PIB en Malaisie et en Indonésie, et 14 % en Thailande,
mais déjà 35 % du PIB à Taiwan. En 1980, les trois quarts des exportations thailandaises sont encore
constituées de produits primaires et dérivés (Doner 2009). Pourtant les gouvernements de la région ont
également mis en œuvre des plans de developpement des exportations industrielles, qui comprenaient
avantages fiscaux, mesures de soutien et interventions spécifiques. Mais ces politiques furent moins
puissantes et moins efficaces que dans les NPI, notamment en raison d’une moindre capacité de mise
en œuvre de l’administration (fragmentation bureaucratique en Thailande, primauté des objectifs
ethniques de la NEP en Malaisie, cronisme en Indonésie et aux Philippines). En particulier, la
performance à l’exportation ne conditionnait pas l’acces au credit : en Malaisie, le constructeur
automobile national, Proton, s’est ainsi développé sans jamais percer sur les marchés extérieurs ; dans
la plupart des pays le contrôle de l’Etat sur la finance n’était pas suffisant pour véritablement
contraindre l’acces des groupes au financement bancaire. Ces spécialisations primaires initiales ne
perturberont pas l’expansion, à partir des années 1980, des investissements directs étrangers (IDE)
dans l’industrie qui auront souvent une forte orientation expotatrice (Textile et automobile en
Thailande, electronique en Malaisie, etc…).
30
de 1 % de la valeur des exportations (à Taiwan l’organisme analogue, le CETRA était financé par une taxe de
0,7% ).
31
En 1977 par exemple, les credits d’exportation representaient 2,9 % des exportations des 12 mois précédents à
Taiwan, contre 12,3 % en Corée (Wade 1990, pp 139-148).
32
A leur sommet en 1988, elles ne representaient que 6 % des exportations avec 3 % des emplois manufacturiers
(Chaponnière, Lautier, 1994).
22
Si la Chine s’engage plus tardivement dans la promotion des exportations, ses pratiques ressemblent
plus à celles des NPI et du Japon. La Chine pratique en particuler les subventions comme en Corée.
Les règles (strictes !) de l’OMC interdisent en theorie ces pratiques mais, de fait, elles n’ont pas
vraiment représenté un obstacle aux mesures ciblées. Lors de son adhésion à l’OMC en 2001, l’Etat
chinois a omis de déclarer ses programmes de subvention et cinq ans plus tard, il a notifié l’existence
de 78 programmes sans fournir les éléments requis pour apprécier les montants en jeu. En outre, dans
sa déclaration, il évoquait des subventions aux entreprises étrangères investissant dans les secteurs
stratégiques en passant sous silence les subventions plus importantes au bénéfice des entreprises
locales. En 2012, dans son rapport sur la politique commerciale chinoise, l’OMC écrivait « Le recours
aux subventions et autres aides publiques semble tenir une place importante dans l'élaboration des
politiques commerciales de la Chine. Toutefois, du fait du peu d'informations transmises au
Secrétariat, il est difficile d'en être certain. D'une manière générale, et en particulier au niveau souscentral, on dispose de très peu de renseignements précis au sujet des subventions et autres aides
publiques de la Chine, de leur nature et de leur ampleur, des dépenses qu'elles représentent et des
objectifs et résultats des programmes » (Haley 2013). Malgré le manque de transparence, des travaux
ont également montré que l’Etat Chinois jouait sur les différentiels de taxation pour inciter à
l’exportation, de manière tres similaire aux pratiques japonaises des années 1960 et 1970. Ainsi
l’administration rembourse la TVA aux exportateurs, alors qu’elle ne le fait pas dans les autres cas. Le
Ministère du commerce publie régulièrement la liste des produits à un niveau tres fin qui bénéficient
d’un remboursement allant jusqu’à 18 % de la valeur du produit. Comme le montre Markus Taube
(2009), ces incitations entrainent une progression des exportations des produits ciblés. Cette méthode
« OMC compatible » s’accompagne d’incitations fiscales et de crédits préférentiels par la China
Eximbank.
La comparaison des différentes expériences en Asie témoigne de l’absence de déterminisme entre,
d’une part, l’ouverture initiale et, d’autre part, le développement industriel et la croissance des
exportations. Au milieu des années 1960, les exportations manufacturières représentaient pres de 20 %
du PIB aux Philippines, une part bien supérieure au reste de l’Asie du Sud Est et meme de la Corée.
Cependant, la suite de l’histoire montre que la nature des incitations et la capacité à les mettre en
œuvre sont déterminants dans l’orientation sur les marchés extérieurs et la diversification des
exportations. Dans les NPI, les réformes des années 1960 ont incité les entreprises à investir davantage
qu’elles ne l'auraient fait s'ils elles avaient pu choisir librement entre le marché intérieur, petit mais
protégé et tres profitable, et les marchés d’exportation, vastes mais concurrentiels. L’investissement a
décollé et, pour Rodrik (1995), l’essor des exportations n’a pas été la conséquence de cette expansion
industrielle mais plutôt sa cause (figure 4).
Figure 4 : Le décollage de l’investissement puis des exportations en Corée du Sud
Source : données BM, WDI
23
4.4 Protection commerciale et autres mesures
Dans son histoire longue de l’industrialisation tardive, Amsden (2001) estime qu’un seul pays s’est
industrialisé en libre-échange, la Suisse 33 . Tous les autres ont eu recours à la protection pour
développer l’industrie. Meme la puissante Angleterre a recours, des le 16eme siècle, à des mesures de
protection contre les importations pour soutenir ses fabriques de vetements en laine. Les Etats-Unis
indépendants, la France, puis la Prusse devenue l’Allemagne et, enfin, le Japon du Meiji puis de
l’apres-guerre élargissent et modernisent la panoplie du protectionnisme industriel, qui apparait
comme une condition nécessaire de l’industrialisation. A court terme la protection engendre une baisse
du revenu réel, du au renchérissement des produits disponibles sur le marché intérieur. Mais seule la
protection permet de développer les apprentissages et d’accumuler les compétences et les économies
d’echelle qui, à long terme, permettent de transformer l’industrie « dans l’enfance » en une industrie
compétitive. Cette condition a été abondamment soulignée par List, mais aussi par la plupart des
économistes du développement, naturellement hétérodoxes.
Les stratégies des NPI se sont inscrites dans cette tradition. Elles peuvent etre qualifiées de néomercantilisme car la promotion des exportations s’est accompagnée d’une politique extrêmement
protectionniste. La Banque Mondiale avait dans un premier temps conclu que la protection était plus
faible dans les NPI qu’en Amérique Latine, en comparant les taux effectif de protection. Mais ces
indicateurs n’étaient pas pertinents car, comme l’ont montré ensuite de nombreux travaux de terrain 34,
la Corée et Taiwan ont eu recours à de multiples procédés qui restaient inaperçus des experts. Non
seulement les taux de protection nominale restaient élevés mais les taux moyens masquaient une tres
forte dispersion des tarifs, indicative d'une politique industrielle très ciblée. Il existait de plus une vaste
panoplie de barrières non tarifaires qui allait de l’interdiction d’importer à des mesures plus subtiles
comme le droit de regard des associations industrielles directement concernées (Taiwan), les ententes
préalables sur des volumes d’importations par branche (en Corée), ou les conditions de contenu local.
Cette protection n’empechait par les importations, qui progresseront beaucoup, mais elle les filtrent ;
dans les années 1980, plus de 90 % des importations coréennes sont ainsi des importations
« productives : matieres premières, demi-produits et composants, équipements.
En Asie du Sud-Est le niveau de protection est également elevé et augmente au cours des années 1970
(Thailande, Malaisie). En Thailande par exemple, la moyenne pondérée des droits de douanes
effectivement appliqués est relativement faible (11.5%) mais la dispersion des tarifs est tres forte avec
des "crêtes tarifaires" allant jusqu'à 231% [GATT, 1992]. Secteur longtemps le plus la construction
automobile a bénéficié d'une protection effective de 450% au début des années 1990. D’apres Doner
(2009), cette protection n’était pas combiné à des mesures de promotion des exportations. Le principal
objectif du gouvernement était de générer des recettes publiques. Le degré de protection a
considérablement diminué au cours des deux dernières decennies.
Dans les NPI, la protection s’est également exercée vis-à-vis des investissements des multinationales.
En effet, contrairement à une idée répandue, la Corée et Taiwan n’ont pas été très ouverts aux
investissements directs étrangers (IDE) et leur ouverture a été sélective. Les gouvernements ont
controlé l’entrée des entreprises étrangères et les conditions d'investissement n’étaient pas libérales.
Les IDE ont financé moins de 3% des investissements industriels et, avant la crise financière asiatique,
leurs montants cumulés dans le secteur manufacturier ne représentaient que 9 milliards $ en Corée
(1962-1996) et 14 milliards $ à Taiwan (1952 à Juillet 1996). La Corée est le pays qui a acceuilli le
moins d’investisseurs étrangers. l’Etat a privilégié les transferts de technologie "dénoués" et la
préférence a été donnée aux achats de licence et aux contrats d’assistance technique. Entre 1962 et
1994, la Corée a signé près de deux fois plus d'accords de licence que Taiwan alors qu’inversement
Taiwan accueillait deux fois plus d'investissements directs étrangers que la Corée. La loi coréenne
33
34
Certains auteurs ajoutent Hong Kong, mais ce n’est pas un Etat.
Luedde Neurath (1986), Wade 1990, Chou 1988, Gold 1986
24
privilégiait les accords de joint-venture et les investissements sous forme de filiales à 100% étaient
rares. Les entreprises étrangères ont longtemps été contraintes de respecter de nombreuses mesures
contraignantes35, qui avaient conduit les multinationales à classer la Corée comme la pire localisation
où investir, avec la Chine. Les conditions’investissement directs ont progressivement été libéralisées
au cours des années 1990 et sont devenues particulièrement libérales apres la crise asiatique, en 1998.
A Taiwan, même s'il n'a pas exigé une participation locale, le code des investissements a également
donné la préférence aux joint-venture et jusqu'en 1985, les investisseurs devaient respecter des clauses
de performance. Comme en Corée, la libéralisation a commencé à la fin des années 1980 et s’est
accélérée. L’Asie du Sud-Est, puis la Chine, sont plus ouvertes aux IDE, meme si l’Etat intervient
également pour réguler l’activité des filiales étrangères. En 1995, alors que le stock d’IDE représentait
2 % du PIB en Corée et 6 % à Taiwan, ce ratio atteignait 11% en Thailande, 27 % en Indonésie et 32
% en Malaisie, ainsi que 19 % en Chine, 27 % au Vietnam et 18 % au Cambodge. Des contributions
qui ont partout augmenté depuis, sauf en Chine ou la croissance économique en a réduit le poids
relatif.
D’autres dispositifs et instruments ont été utilisés pour promouvoir et consolider la dynamique
d’industrialisation. Elles comprennent notamment des mesures pour inciter les entreprises à accroitre
leur approvisionnement local (soutien aux PMI et aux sous-traitants), la fourniture d’inputs, d’energie
ou de matières premières à des conditions subventionnées. Complémentaire des principaux
instruments présentés plus haut, la politique technologique constitue un domaine clé dont l’importance
stratégique augmente depuis la fin des années 1980, et pour laquelle le modèle régional pourrait etre
Taiwan. Interrogés en 1985 sur l’origine de leurs technologie, 60% des 4200 industriels taiwanais
interrogés avait répondu qu’elle provenait de leurs « propres recherches ». En 1992, dans une enquete
similaire, 71 % des PMI de l’échantillon avait fourni la meme réponse (Hou and San Gee 1993, Kao
1994). Dans la plupart des cas, ces developpements technologiques reposaient sur le « reverseengineering », c'est-à-dire la décomposition et la copie de produits étrangers. Bien que flexibles et
opportunistes, ces entreprises ne disposaient pas de réelles capacités de recherche. Dans plusieurs
secteurs elles se confrontaient des les années 1980 a des barrières technologiques qu’elles étaient
incapables de franchir. Pour pallier le manque de moyens en R&D de la plupart des entreprises, l'Etat
a alors établi plusieurs grands instituts de recherche sectoriels. Situé à Hschinchu, l'Industrial
Technology Research Institute (ITRI) est le centre le plus important. A travers ces instituts, l’Etat a
pris directement en charge plus de la moitié de l’effort de R&D. Les deux principales fonctions de ces
centres sont de développer de nouveaux produits ou technologies clés, puis de les diffuser aupres du
secteur privé. Ils importent des technologies, les adaptent et les diffusent et ils assument également
une fonction d’essaimage de chercheurs ; depuis sa création plus d’un millier de chercheurs ont quitté
l’ITRI pour rejoindre l'industrie ou créer des start- up. Ce modèle d’articulation public-privé a séduit
certains pays de l’ASEAN (corridor multi-média en Malaisie) et surtout la Chine, qui s’en est inspiré
pour développer une politique technologique ambitieuse.
Conclusion : transition et adaptation, les Etats « forts » mollissent
Le modèle de l’Etat Dévelopeur est bousculé à partir de la fin des années 1980 par trois transitions. En
premier lieu, la croissance des entreprises, qui témoigne de son succés, leur permet de s’affranchir de
certaines contraintes liées à l’appui de l’Etat et modifie les rapports de force. Simultanément, la
mondialisation réduit la souveraineté des politiques économiques alors que la progression, inégale, de
la démocratie affaiblit l’autonomie bureaucratique. En Corée, le chiffre d’affaires de Samsung dépasse
le budget de l’Etat des 1985 et celui-ci perd progressivement le contrôle sur les investissements privés,
au fur et à mesure de l’internationalisation des groupes et de leur financement. A Taiwan, l’Etat ne
peut empecher la progression spectaculaire des investissements industriels des PMI en Chine
35
Définies par un rapport de la Chambre de Commerce Americano-Coréenne d'Avril 1989 comme "un ensemble
de politiques et de pratiques qui ne sont jamais écrites et qui sont mises en oeuvre par des pressions formelles et
informelles de l'administration qui exige de transférer la technologie aux industriels coréens »
25
continentale, malgré la vulnérabilité économique qu’ils entrainent. En Thailande, les entrepreneurs
entrent, avec succes, en politique et déstabilise l’ordre institutionnel ancien. En Malaisie, le long
magistere politique de Mahatir et de son parti est de plus en plus contesté. La crise financière qui se
déclenche en Asie en juillet 1997 expose, et meme sur-expose, les discordances entre les modèles
asiatiques et les nouvelles contraintes de l’intégration internationale. Ce choc ne provoquera pas la
dissolution de ce modèle de rattrapage, ni son alignement sur les standards de gouvernance anglosaxon, mais il imposera sa réforme et son renouvellement dans des formes plus adaptées ; une
adaptation et une modernisation que la Chine poursuit actuellement.
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26
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