Introduction du numéro spécial de Critique, Frontières de l'anthropologie (dir. Benoît de L'Estoile & Michel Naepels) Janvier-février 2004, n°680-681. (version intégrale inédite) La perception dominante de l’anthropologie en France peut être illustrée par un récent numéro hors-série du Nouvel Observateur (juillet-août 2003) : en dépit de la diversité et de l'intérêt des contributions, la photographie de couverture — une Indienne yanomami à moitié nue dans un clair-obscur romantique — et le titre, Lévi-Strauss et la pensée sauvage. À la rencontre des Aborigènes, des Bamiléké, des Navajo, des Quechua, des Otomi, confortent la vision d'une discipline vouée à l'étude de petits groupes isolés, « ethnies » ou « tribus » menacées de disparition. Pourtant, cette image exotique ne correspond pas à la réalité de l'anthropologie telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée dans le monde. Les anthropologues enquêtent dans les laboratoires scientifiques et les prisons, les camps de réfugiés et les écoles, parmi les hommes politiques et les dealers des métropoles occidentales tout autant que dans les villages. La disparition — dans une relative indifférence, malgré les protestations de ses fidèles — du Musée de l'Homme, qui fut jadis le temple d'une ethnologie française conquérante, visant à dresser un tableau exhaustif de la diversité des types ethniques et des cultures au sein de l'espèce humaine, est l'occasion de s'interroger. L’objectif de ce dossier, s'appuyant sur des ouvrages publiés au cours des dix dernières années, est de porter le regard sur les frontières vives de la discipline, du côté des passeurs, non des garde-frontières; il fait appel à des contributeurs divers par leur discipline de rattachement (anthropologie, histoire, philosophie, sociologie), leur localisation (France, Brésil, Etats-Unis, Grande-Bretagne), comme par leurs perspectives théoriques. Plutôt que de présenter les « acquis » de l’anthropologie sur ses terrains les plus traditionnels (la parenté, le symbolisme, la mythologie, l'économie primitive, etc.), il s'agit d'attirer l'attention sur ce qui se passe sur ses marges, c’est-à-dire sur la façon dont l'héritage intellectuel, méthodologique et conceptuel de la discipline est aujourd'hui mis à l'épreuve pour élaborer des outils susceptibles de comprendre le monde contemporain. Notre ambition n'est donc pas de réaliser un état des lieux de la discipline (cf. L’Homme, 1986) mais plutôt, sans esprit d’exhaustivité, d’attirer l’attention sur un certain nombre de questions qui témoignent de la formidable vitalité, en France et à l’étranger, de l’anthropologie. La diversité interne de cette discipline, sa faiblesse numérique dans les sciences humaines et sociales (par rapport à l’histoire, la sociologie ou la géographie), et la remise en cause de ses certitudes dans un contexte postcolonial, conduisent à une redéfinition de ses frontières et à l'émergence de nouveaux espaces de discussion. De ce dynamisme actuel, nous avons bien conscience de ne présenter qu’une vision partielle, un certain nombre de thèmes n'ayant pu être traités dans ce numéro (par exemple l'esthétique, le genre et la sexualité, l’anthropologie biologique, les "aires culturelles", etc.). Après s'être un temps efforcé de se constituer en « science naturelle des sociétés », mimant la posture et le vocabulaire de disciplines mieux établies, l'anthropologie sociale assume de plus en plus sa condition de « science historique ». Parmi les frontières que l'anthropologie a transgressées figurent celles qui ont un temps défini son objet propre, par opposition avec les sociétés dont étaient originaires ses praticiens : sociétés sans État, sans écriture, sans techniques avancées. Ainsi les anthropologues, depuis l'entre-deux-guerres au moins, ont affaire à des sociétés qui sont toutes saisies par l’État, colonial ou post-colonial. C’est ainsi que pour nombre de chercheurs, qui revendiquent le terme d'anthropologie sociale, sa place est bien au sein des sciences sociales. L’enquête de terrain ethnographique, qui reste dans l’auto-définition disciplinaire sa source principale de légitimité, est aujourd'hui également pratiquée dans d’autres champs disciplinaires. Plus complexe est sans doute la zone de contact avec la psychologie cognitive, qui se propose d'analyser « scientifiquement » le fonctionnement de l'esprit humain à partir d'un nombre réduit de propositions, mais faisant souvent abstraction de la complexité des descriptions ethnographiques. La discipline au niveau mondial a été dominée par trois « écoles » principales : une "anthropologie sociale" britannique, héritière de Bronislaw Malinowski et A. R. RadcliffeBrown ; une « école française », à laquelle Marcel Mauss, puis Claude Lévi-Strauss ont donné un rayonnement international ; enfin « l'anthropologie culturelle » nord-américaine, dont Clifford Geertz et Marshall Sahlins sont deux figures contemporaines emblématiques. Or, depuis plusieurs années déjà, l'anthropologie est marquée à la fois par la multiplication de centres très vivants (en Australie, au Brésil,, au Mexique, dans les pays scandinaves, etc.) et par un déplacement du centre de gravité de la discipline vers le monde anglophone, notamment nord-américain, où elle doit faire face à la concurrence des Cultural studies, issues des départements littéraires et des revendications des "minorités". Face à ces recompositions, l'Europe a-t-elle un rôle à jouer ? À un moment où certains reviennent au langage de la défense des « valeurs de la civilisation » devant les assauts des barbares, ou recourent à des explications en termes de « choc des cultures » ou des religions, l'anthropologie n'a sans doute jamais été aussi nécessaire. Construite sur la tension entre l’hypothèse d'une commune humanité, par-delà la diversité des « formes de vie », et l'attention aux situations localisées et aux catégories utilisées par les acteurs pour décrire leurs actes, elle possède un potentiel considérable de compréhension de notre monde. Si elle a pu parfois enfermer ses objets dans une altérité figée, elle possède aussi, du fait que son savoir est produit à partir des interactions de l’ethnographe avec ceux qu’il étudie, une capacité unique à rendre le lointain plus proche et à mettre à distance le familier. L'anthropologie a souvent affirmé donner accès au « point de vue indigène » : si l'on entend cette expression non au sens d'un illusoire accès à « l'intériorité » des « Autres », mais comme un effort pour comprendre les logiques d'interlocuteurs situés dans des jeux sociaux obéissant à leurs règles propres, l'anthropologie peut effectivement contribuer à une meilleure compréhension d'un monde en transformation. Benoît de L’Estoile & Michel Naepels, novembre 2003