les dramaturges et leurs critiques. Poétiques paratextuelles de la

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Les dramaturges et leurs critiques.
Poétiques paratextuelles de la riposte
chez Victor Hugo et Boris Vian
B en oît Barut
Historiquement et essentiellement, le théâtre est un genre agonistique, pour ne
pas dire polémique. D’après le mythe, le théâtre se dissocie de la déclamation
dithyrambique grâce à Thespis, qui place auprès du chœur un « répondant ».
Avec l’apparition de cette figure adverse naît l’agon. Le conflit engendre le
théâtre et, en retour, le théâtre provoque le conflit. Les nombreuses querelles
et batailles qui jalonnent l’histoire du théâtre – Le Cid et Hernani, pour ne
citer que les plus connues sinon les plus violentes – prouvent que le combat
est infectieux et qu’il ne reste pas enclos dans le seul espace scénique. Parmi
les confrontations que le théâtre appelle, qu’il nourrit et dont il profite, celle
qui l’oppose à la critique que l’on appellera, faute de mieux, journalistique
est haute en couleurs et en enseignements. Naguère, en effet, le théâtre vivait
et mourait par la critique que dispensaient les journaux et leurs censeurs
redoutés. Puisqu’il est un art de société1, le théâtre s’expose plus qu’aucun
autre genre littéraire et les dramaturges sont davantage aux prises avec les
critiques que leurs (con)frères romanciers ou poètes. Plus attaqués que les
autres, ils ont dû développer davantage leurs systèmes de défense et apprendre
à répondre.
1
Alors que la lecture de romans ou de poèmes est, le plus souvent, individuelle et intime, le
théâtre présuppose une performance scénique, laquelle a nécessairement lieu dans un espace
public, devant une assemblée. Le théâtre est potentiellement une tribune : la forme spectaculaire
et la réception collective rendent le genre dramatique suspect car il a le pouvoir de remuer les
foules. C’est en tout cas ce que redoutent les censeurs. Cela explique la lutte que les pouvoirs
publics ont menée contre Le Mariage de Figaro. Dans ses propos, cette pièce est en effet beaucoup moins subversive que nombre de textes (romans, pamphlets, épigrammes, etc.) de la
même époque et qui n’ont pas déclenché autant de foudres ; mais, en tant que pièce de théâtre,
la critique sociale apparaît mise en acte. Plus visibles, plus palpables, en un mot, plus vivantes,
les revendications ont davantage de poids, au grand dam des censeurs. Cet effet-tribune émeut
également les critiques et les pousse, dans leurs chroniques, à donner plus souvent dans le billet
d’humeur que dans l’analyse consciencieuse. Voir à ce sujet Ferenczi (1982).
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La posture scientifique sinon juridique de Corneille dans ses « Examens »
et l’attitude ludique de Molière dans ses pièces-réponses (impromptus et
pièces critiques) constituent, du point de vue de la tonalité, les deux pôles
d’une vaste gamme de ripostes possibles. Mais le choix des zones pour
riposter est assez restreint. En schématisant au maximum, l’auteur n’a qu’une
alternative : soit il propose une riposte véritablement dramatique et l’inscrit­
ludiquement dans le cadre même de l’œuvre (La Critique de l’École des femmes
en est l’exemple canonique) ; soit il décide de travailler le méta-texte proche
(paratexte) ou plus lointain (péritexte). La riposte se détache alors peu ou
prou de l’œuvre elle-même et devient généralement moins ludique et plus
polémique, moins littéraire et plus argumentative. La distinction entre texte
et hors-texte, entre répartie ludique et riposte sérieuse n’est bien sûr pas aussi
définitive – que l’on pense aux préfaces du Barbier de Séville et du Mariage
de Figaro où Beaumarchais se révèle tout à la fois histrion et polémiste. Il
reste que la riposte para/péritextuelle mise généralement davantage sur la
respectabilité intellectuelle et culturelle, sur l’argumentation esthétique que
ne le fait la pièce-réponse.
En dépit de leur parenté, péritexte et paratexte diffèrent profondément.
étant accolé à la pièce, le paratexte développe davantage le syndrome de
la marge : ni central, ni extérieur, il bénéficie des avantages de cette situation intermédiaire et de la plasticité qui en découle. De fait, nous nous
proposons­ d’étudier deux auteurs (Hugo et Vian) venus au théâtre après
avoir été poètes puis romanciers, deux auteurs qui n’ont presque jamais
rencontré le succès dramatique qu’ils méritaient et qui se servent tous les
deux du paratexte – et avec une faconde que l’on trouve rarement parmi les
dramaturges – pour prendre leur revanche sur les critiques responsables, pour
une part, de cet échec. La question qu’ils se posent n’est pas de savoir si l’on
peut être critique de la critique – défendre ses ouvrages est, pour nos deux
auteurs, une prérogative du dramaturge – mais bien comment mettre à profit
le paratexte pour développer une méta-critique. Hugo et Vian se servent du
même outil mais chacun le façonne à sa main. Les pratiques paratextuelles
de ces deux dramaturges sont en effet si diamétralement opposées qu’elles
forment quasiment un diptyque exemplaire et s’éclairent mutuellement.
(1) La tactique employée par Hugo est celle du monologue. L’homme-océan
va jouer sur l’étendue, sur une parole qui coule hors de toute mesure et
emporte avec elle les fétus critiques. Il parle seul et longtemps : il étouffe et
écrase ses détracteurs en faisant varier sa voix, en prouvant qu’il est un titan
de l’écrit, un géant du livre capable d’ériger son paratexte en mur cyclopéen
infranchissable mais non immobile. (2) Vian, à l’inverse, invite les critiques à
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l’intérieur du paratexte en présentant un dossier de presse. Il entend engager
un dialogue qui aura toutes les apparences d’une lutte loyale. Mais, en sousmain, il sape l’équité du combat, truque la partie de bout en bout pour en
sortir vainqueur. La dichotomie jeu/combat que nous avons relevée resurgit
donc : Hugo et Vian se lancent à l’assaut de la critique et aspirent au combat ;
mais tandis que l’un se fait burgrave, l’autre se fait boxeur. Dans les deux cas,
la lutte est véritable ; seule la dose de ludisme varie.
Paratexte et monologue : le rempart hugolien
En tant que dramaturge2, Hugo a rarement trouvé grâce aux yeux de la
critique. Contre ce théâtre trop poétique, trop épique, trop sublime et trop
grotesque – trop hugolien, en somme –, celle-ci fait rage et reproche à l’auteur
tout ce qui fait son génie (Ubersfeld, 2001). Chacun de ses drames a été l’occasion d’un combat ; la publication en volume lui permet de se justifier et de
riposter en cuirassant ses pièces d’un paratexte abondant, varié et destiné à
anéantir les critiques qui ont été émises et prévenir celles qui viendront. La
dimension agonistique perdure donc, quelle que soit la durée écoulée depuis
le tumulte des représentations.
« Confirmer ou réfuter des critiques, c’est la besogne du temps » (ATP,
Note I, p. 1284). Le critique est un néfaste dévoreur de temps – homo criticus
edax – car besogner n’est pas œuvrer. Précisions, explications, corrections sont
à mettre dans le même sac : mieux vaut produire du neuf que repolir le déjà
fait3. Mais ne pas corriger ne signifie pas ne pas défendre. Fin stratège, voire
Vauban littéraire, Hugo sait en effet qu’un édifice, fût-il littéraire, n’est rien
sans remparts. Le paratexte en fera office : de nombreux avant et après-textes
lestent les éditions de ses pièces et sont autant de murs hérissés de tessons
propres à égratigner les critiques et leurs prétentions destructrices. L’un des
moyens les plus efficaces est encore de les réduire au silence, de les laisser dans
2
3
Notre corpus recouvre les drames romantiques de Hugo publiés de son vivant et donc pourvus
d’un paratexte : Cromwell (ci-après CR), Hernani (HE), Marion de Lorme (ML), Le Roi s’amuse
(RSA), Lucrèce Borgia (LB), Marie Tudor (MT ), Angelo, tyran de Padoue (ATP), Ruy Blas (RB),
Les Burgraves (BU). Les références à ces drames renvoient à Hugo (2002a), à l’exception de
Cromwell (Hugo, 1968).
« L’auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses
ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup
sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache. […] Le travail
qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son
esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage »
(CR, Préface, p. 108).
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l’enfer de l’anonymat. Hugo ne cite jamais les noms de ses détracteurs et ne
relaie presque jamais les propos déplaisants qu’il a dû essuyer lors de la création des pièces : inutile d’élever la querelle en débat. Mais se taire ne suffit
pas si l’on ne précise pas que l’on va se taire, même si ce silence proclamé
est fréquemment de l’ordre de la prétérition4. Hugo, en effet, ne s’abstient
pas tout à fait de répondre, mais c’est souvent sous la forme du confer et de
l’argument d’autorité5. Il donne littéralement son congé à la critique : « Il
pourrait […] examiner une à une avec la critique toutes les pièces de la charpente de son ouvrage ; mais, il a plus de plaisir à remercier la critique qu’à la
contredire » (LB, Préface, p. 972). Grâce à la syllepse sur « remercier », Hugo
témoigne sa gratitude à ceux qui le soutiennent­et, dans le même temps,
renvoie comme des domestiques ceux qui lui cherchent chicane. De fait, les
piètres jugements de piètres jugeurs ne concernent pas le poète et argumenter
avec les tenants de « Notre Dame la Critique » (Hugo, 2002c, p. 153) est
parfaitement inutile puisque, comme Eschyle, Hugo « consacre [ses] œuvres
au temps » (BU, Préface, p. 155). Le vrai jugement est celui de la postérité.
« Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi
le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du
moment n’est que l’affaire du libraire » (CR, Préface, p. 108). Ce refus de
défendre Cromwell est assez plaisant, considérant qu’il vient clore soixante
pages de préface qui, même si elles parlent assez peu du drame lui-même,
ont tout de même valeur de manifeste. Quoiqu’en dise Hugo, il défend ses
pièces, en particulier grâce au paratexte. Afin de ne pas être pris en flagrant
délit de contradiction, il prend soin néanmoins de ne pas se placer dans une
position de réponse. Hugo est fréquemment accusé de produire sur la scène
des pièces immorales. Dans la préface de Lucrèce Borgia, il réplique. Mais, à
la place d’une plaidoirie où, par la force des choses, il se trouverait dans une
position inconfortable de défense, il propose ici une véritable profession de
foi esthétique d’un ministre du sacerdoce littéraire6. La critique est évincée
4
5
6
« Il ne veut pas cependant qu’on suppose que, s’il se tait, c’est qu’il n’a rien à dire ; et, pour
prouver, une fois pour toutes, que ce ne sont pas les raisons qui lui manqueraient dans une
polémique à laquelle sa dignité se refuse, il répondra ici, par exception et seulement pour donner
un exemple » (ATP, Note I, p. 1285).
Voir par exemple, dans Lucrèce Borgia (Préface, p. 972), les renvois hautains à des ouvrages
réputés.
Voici un court extrait de ce discours qui ne se donne pas comme une réponse : « Il sait que le
drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale,
une mission humaine. […] Le poète aussi a charge d’ames [sic]. Il ne faut pas que la multitude
sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il
bien, Dieu aidant, ne développer jamais sur la scène […] que des choses pleines de leçons et
de conseils » (LB, Préface, p. 973).
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du schéma de discussion : aucun élément textuel ne vient rappeler le contentieux esthétique soulevé par la pièce. Tout se passe comme si Hugo n’avait
jamais été taxé d’immoralité. L’auteur n’apparaît donc pas acculé, obligé de
se justifier. Le discours apologétique n’est pas contraint par les circonstances
mais semble au contraire volontaire, spontané, non provoqué. Ce qui est par
nature une réplique dans un dialogue tendu entre créateur et censeur devient
donc tirade, mieux : monologue. Il ne reste rien de l’accusation initiale : la
critique est dissimulée, littéralement annihilée.
Mais, même si Hugo s’arrange souvent pour ne pas apparaître en position
de combat, il doit néanmoins suggérer que la lutte est réelle et qu’il est au
fait des tactiques guerrières, même les plus hétérodoxes :
Notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids
d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est
une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus
imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. (CR,
Préface, p. 61)
Fidèle à cette stratégie, Hugo aligne un paratexte dont le volume est le
premier atout. Si les dimensions du paratexte restent mesurées dans Marion
de Lorme, Marie Tudor et Hernani, presque un cinquième du total du texte
imprimé de Lucrèce Borgia et du Roi s’amuse et plus d’un quart d’Angelo
sont mobilisés pour faire face à la critique. Mais c’est surtout le bagage
culturel étayant le paratexte qui fait impression. Les cinquante-deux notes
de Cromwell,­par exemple, touchent à tous les sujets et l’auteur prend encore
soin de prévenir qu’il ne s’agit que d’un condensé7. À l’avant et à l’arrière, les
bataillons paratextuels du général romantique, par leur richesse quantitative
et qualitative, étouffent toute critique dans l’œuf : chaque pièce est solidement caparaçonnée, tel un cheval de bataille. Tandis que la fin de la préface
de Cromwell évoque la cuirasse, le début file la métaphore du bouclier. Mais
c’est un refus de la cuirasse – « l’auteur de ce drame aurait pu comme un autre
se cuirasser de noms propres » (p. 109) – et le bouclier est traître :
L’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours
servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être
de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes
étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les
coups et ne sont à l’épreuve d’aucun. (p. 62)
7
« Il est peu de vers de cette pièce qui ne puissent donner lieu à des extraits d’histoire, à des
étalages de science locale, quelquefois à des rectifications. Avec quelque bonne volonté, l’auteur
eût pu facilement élargir et dilater cet ouvrage jusqu’à trois tomes in-8°. Mais à quoi bon faire
des quatre-vingts ou cent volumes qu’il a dû lire et pressurer dans celui-ci les caudataires de ce
livre ? » (CR, « Note sur ces notes », p. 481).
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In fine, cette déficience se révèle un avantage :
Tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il
peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs
feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats
d’avant-poste et d’arrière-garde. (p. 61)8
Aux avant-postes, le gros de la troupe est constitué presque uniquement
par les préfaces qui dépassent de loin la fonction de paratonnerre que leur
accorde Hugo. À l’arrière-garde, les techniques de riposte sont plus éclatées­
et plus diversifiées. L’usage de la variante, par exemple, fait partie des phénomènes les plus marquants. Toutes les pièces représentées, à l’exception de
Marie Tudor, reviennent sur les altérations textuelles produites par le passage
à la scène. Il arrive – c’est le cas dans les notes II et III de Marion de Lorme
(p. 825-826) – que le paratexte rétablisse le texte tel qu’il était voulu par
l’auteur. La plupart du temps, cependant, les variantes servent moins à
restaurer le texte – celui-ci a finalement retrouvé son intégrité lors de l’édition – qu’à mettre en évidence quelle était l’ampleur de ces mutilations. Il
ne s’agit donc plus de continuer le combat contre la censure (qui n’est autre
que de la critique déguisée sous des apparences politiques pour Hugo9),
mais de le rappeler. Il ne suffit pas à Hugo d’avoir eu gain de cause, il faut
que le lecteur prenne acte de la teneur précise de cette victoire10. En les
appelant ouvertement à comparer les deux états du texte, Hugo enjoint
tous les lecteurs à être critiques à la place des critiques qui ont censuré la
pièce en échange d’un accès aux planches du théâtre11. L’auteur démontre
en fin de compte qu’il n’entend rien céder sur le long terme et que le vrai
8
La stratégie de diversion fonctionne si bien que Cromwell (comme Mademoiselle de Maupin
dans le champ romanesque) est le type même de l’œuvre éclipsée par sa préface. Le drame
échapperait à la critique simplement parce qu’il échapperait à la lecture : victoire à la Pyrrhus
ou, pour paraphraser Hugo, victor sed victus.
9 « Un gouvernement arrêtant une pièce pour des raisons littéraires, ceci est étrange, et ceci n’est
pourtant pas sans réalité. […] Le ministre, homme ingénu, innocent et candide, a bravement
pris le change. […] Il a cru faire de la proscription politique, j’en suis fâché pour lui, on lui a
fait faire de la proscription littéraire. […] Le gouvernement prêtant main-forte à l’Académie en
1832 ! Aristote redevenu loi de l’État ! Une imperceptible contre-révolution littéraire manœuvrant à fleur d’eau au milieu de nos grandes révolutions politiques ! […] Quelle pauvreté ! »
(RSA, « Discours prononcé le 19 décembre 1832 », p. 842-843).
10 « Nous croyons nécessaire de réimprimer ici les scènes V, VI et VII de cet acte comme on
les a imprimées en 1830, comme on les a jouées à cette époque et comme on les joue encore
aujourd’hui ; de cette façon le lecteur peut confronter les deux textes, l’œuvre mutilée et l’œuvre
complète, et décider qui avait raison alors et qui a raison maintenant » (HE, Note II, p. 672).
11 « Quant à la discussion critique que l’auteur indique, elle sortira d’elle-même, pour tous les
lecteurs de la comparaison qu’ils pourront faire entre l’Hernani tronqué du théâtre et l’Hernani
de cette édition » (HE, Préface, « Note de l’éditeur » datée de mai 1836, p. 542).
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texte, le texte fort et littéraire a prévalu avec raison, quels que fussent les
reproches qu’on lui opposait. Après la profession de foi préfacielle de Lucrèce
Borgia, Hugo revient à la charge dans l’après-texte, non plus sous la forme
d’un discours mais en présentant les preuves même de ce qu’on a considéré
comme moralement outrageant.
Les variantes de l’édition originale proposent les versions mutilées et
destinées à la représentation des grandes scènes grotesques du drame. Depuis
l’interdiction du Roi s’amuse, Hugo sait désormais jusqu’où il peut aller
trop loin. C’est pourquoi il enjoint ceux qui voudraient monter Lucrèce
Borgia d’utiliser ces versions pour la scène. C’est un combat qu’il faut savoir
perdre. D’ailleurs, revanche légitime, la pièce est imprimée telle qu’il l’avait
conçue. Mais cela ne suffit pas à Hugo. Aussi propose-t-il, dans les annexes
de l’édition­ne varietur de 1882, de nouvelles variantes qui, comme lors de
l’édition de 1833, appauvrissent grandement l’ampleur grotesque des scènes
originales12. Mais, contrairement aux variantes de 1833, elles ne constituent
pas une version pour la scène supplémentaire. En 1882, si le grotesque dérange
toujours, Hugo est devenu une telle idole qu’on lui passerait la plupart de ses
excès. La finalité de ces variantes n’est pas pratique mais polémique : montrer
à quel point les versions finalement choisies par Hugo sont supérieures en
raison même de ce que l’on considère encore comme une faute de goût. Hugo
sait pertinemment que les versions qu’il propose en 1882 sont à la fois moins
bonnes, plus morales13 et plus violentes : les didascalies montrent en effet
Gennaro molestant sa mère de manière plus spectaculaire, notamment en
la saisissant par les cheveux. Pourquoi donc les ajouter à l’édition ne varietur
sinon parce qu’elles confirment que le choix de l’auteur était le bon : privilégier le sens et l’impact dramatique à une quelconque morale de surface. Plus
conformes, plus verbeuses et plus mélodramatiques, les variantes ajoutées
cinquante ans après les faits prouvent que Hugo entend encore clamer que
son choix du grotesque était le bon. Accumuler ainsi de piètres versions
donne du grain à moudre aux critiques : en refaisant le meurtre et le suicide
finals, encore et encore, il exhibe ce qu’il aurait pu faire et ce qu’il a fait.
12 Dans la version définitive (I, II, 4, p. 1007-1008), les sbires jouent à pile ou face pour savoir
qui des deux emmènera Gennaro à son patron et ce qui, du lit de Lucrèce ou du gibet de don
Alphonse, constituera le futur proche du héros. La variante de 1882 marque moins cette indifférence grotesque des hommes de main. Plus question de hasard tranchant entre fête érotique
et échafaud : Astolfo et Rustighello sont désormais des éminences grises beaucoup moins
désinvoltes et donc beaucoup plus convenues (LB, p. 1066-1067).
13 La chute du rideau intervient longtemps après la révélation de la filiation Lucrèce-Gennaro et
laisse le temps du repentir, de la contrition et même du pardon pour le fils parricide et la mère
incestueuse.
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BENO ÎT BAR UT
Pour le bénéfice des lecteurs à venir, il montre à quel point les censeurs de
l’époque ont méjugé cette scène finale : il met en acte cette stratégie de la
postérité qu’il évoque dans plusieurs de ses préfaces.
Une autre critique fréquemment adressée à Hugo, comme à tous les
forgeurs de fiction, est celle de maltraiter l’histoire dans ses drames. Sur
ce point, sa défense ne variera jamais : tout en plaidant sans cesse pour la
liberté du créateur14, Hugo multiplie les preuves paratextuelles de bonne
foi et d’érudition. L’un des certificats d’« études sérieuses » (ATP, p. 1285) le
plus surprenant se trouve dans Angelo :
Une des principales objections, sinon la principale, qu’éleva contre ce drame
la critique parisienne presque unanime, avait pour base l’invraisemblance et
l’impossibilité de ces corridors secrets, de ces couloirs à espions, de ces portes
masquées, de ces clefs mystérieuses, moyens absurdes et faux, disait-on, inventés
par l’auteur, et non puisés dans les mœurs réelles de Venise, commodes pour
faire jaillir de quelques scènes un effet mélodramatique, et non la vraie terreur
historique, etc. (p. 1285)
Et Hugo de citer en réponse plusieurs historiens accrédités (Amelot, Burnet,
Daru). Mieux encore, non content de prouver la véracité de ses dires par des
preuves de seconde main, il décide de puiser à la source même du savoir. Il
cite alors les Statuts de l’Inquisition d’État (1454) du terrible doge Foscari.
Le document, découvert quelques décennies auparavant, est irréfutable.
Hugo n’en reprend qu’une dizaine de clauses – occupant tout de même
trois pages (p. 1286-1288) – mais, pour attester sa compétence et sa probité,
il choisit de citer le texte en italien et de présenter en regard sa traduction
française. Archiviste polyglotte, Hugo cloue le bec aux cuistres qui voyaient
du mélodrame où il n’y avait rien d’autre que de l’histoire, et de la plus
sombre15. à l’aide de ce document situé dans le paratexte, Hugo entend
mettre en évidence sa scrupuleuse honnêteté en matière d’histoire, sinon son
érudition. Il est un bibliophage et lorsqu’il dit avoir compulsé une centaine
de volumes pour informer son drame, ce n’est pas une gasconnade. Michel
Butor le remarquait déjà :
Comme il ne nous dit pas quels sont les quatre-vingts ou cent volumes, nous
avons tendance à croire qu’il exagère. On le lui dit, il en est blessé. Aussi quelques
14 « Il faut se garder de chercher l’histoire pure dans le drame, fût-il historique. Il écrit des légendes
et non des fastes. Il est chronique et non chronologique » (CR, Notes, p. 485).
15 « Les personnes qui connaissent à fond l’époque lui rendront cette justice que tout ce qui se passe
dans ce drame s’est passé, ou, ce qui revient au même, a pu se passer dans la réalité » (CR, Notes,
p. 490). Si l’on trouve à redire au traitement hugolien de l’histoire, c’est qu’on ne connaît pas
à fond l’époque traitée. Seuls les faux savants et les demi-habiles sont visés par la méta-critique.
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LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
années plus tard ajoutera-t-il en note à l’édition de 1837 de Marie Tudor une
bibliographie détaillée, en affirmant qu’il pourrait publier un catalogue semblable
pour chacune de ses pièces. (Butor, 1968, p. 217)
Ce qui étonnerait chez quiconque – la présence d’une bibliographie à la
suite d’une pièce de théâtre ! – ne suscite pas autant de surprise de la part du
géant romantique. Il faut pourtant rendre à ce procédé toute sa morgue et
sa force impressive. Ce n’est plus une cuirasse que Hugo enfile, c’est un mur
qu’il dresse devant ses détracteurs. Un mur de livres, comme autant d’objets
contondants à envoyer au visage des critiques. « La vision du mur, fondamentale dans l’imagination de Hugo, trouve dans la bibliothèque une réalisation
remarquable », dit encore Butor (1968, p. 218). à ce rempart livresque répond
la métaphore obsidionale que l’on retrouve dans Les Burgraves :
Du coquillage on peut conclure le mollusque, de la maison on peut conclure
l’habitant. Et quelles maisons que les burgs du Rhin ! Et quels habitants que les
Burgraves ! Ces grands chevaliers avaient trois armures : la première était faite de
courage, c’était leur cœur ; la deuxième d’acier, c’était leur vêtement ; la troisième
de granit, c’était leur forteresse. (BU, Préface, p. 153)
La forteresse, la cuirasse et le cœur sont donc dans un rapport d’équivalence :
il n’y a pas de différence de nature, seulement une différence d’échelle. Du
coup, burgraves et burgs sont des sujets indissociables et le drame porte
autant sur l’édifice que sur l’habitant, tous les deux tripartites : « Montrer
dans le burg les trois choses qu’il contenait : une forteresse, un palais, une
caverne » (BU, p. 153). Dans sa structure, le drame reprend cette triade pratiquement à la lettre et apparaît bien comme un burg reconstitué16. Le paratexte situé tout autour doit donc logiquement assurer la fonction de rempart.
« La division et la forme du drame une fois arrêtées, l’auteur résolut d’écrire
sur le frontispice de l’œuvre, quand elle serait terminée, le mot trilogie »
(BU, p. 155). L’indication paratextuelle de dimension dramatique (« trilogie »)
devait se situer sur la façade principale de l’œuvre (« frontispice ») : paratexte
et mur d’enceinte ont donc partie liée pour le meilleur et pour le pire.
En effet, le mur protège ; mais, tout aussi bien, le mur enferme : « Hugo
a toujours la hantise de la prison et de la bibliothèque qui devient prison »
(Butor, 1968, p. 224). Entasser dans le paratexte un nombre astronomique
16 Tandis que la première partie des Burgraves se situe dans « l’ancienne galerie des portraits
seigneuriaux » (BU, p. 159), c’est-à-dire dans le palais, la deuxième prend place dans « la salle
des panoplies », que ses « créneaux », ses « murailles de basalte nues » et ses « armures complètes
adossées à tous les piliers » (BU, p. 199) désignent comme la forteresse. La troisième et dernière
partie du drame se charge de représenter la caverne : elle s’intitule explicitement « Le caveau
perdu » (BU, p. 224).
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de volumes étouffe le critique mais peut tout autant étouffer la pièce ellemême : « La poésie fait peine à voir ainsi hermétiquement enterrée sous des
notes ; c’est le plomb du cercueil » (CR, « Note sur ces notes », p. 481). Il faut
conjurer l’enfermement intrinsèquement lié à la notion de rempart. Pour
parer à la mort par asphyxie paratextuelle, il faut rendre la muraille vivante,
l’animer. Dans Cromwell, Hugo compare le paratexte aux « caves de l’édifice »
qui renferme les « idées [sur lesquelles] il est assis » (CR, p. 61). Remparts et
caves, murs creux remplis de savoir et d’idées, le paratexte semble donc tout
à la fois matière et esprit, comme l’indique également la parenté qui unit
le cœur du Burgrave, son armure et sa forteresse. Mur de chair, de fer et de
pierre, le rempart textuel est vivant et sa construction n’est jamais achevée.
De fait, Hugo ne cherche nullement à dissimuler le principe de sédimentation à l’œuvre dans son rempart paratextuel. Dans Angelo, par exemple,
les notes donnent à lire cet empilement progressif de matière textuelle :
les deux premiers blocs sont chacun précédés d’une mention temporelle,
« 1835 » pour le premier, « 1837 » pour le second. S’ajoutent encore les annexes
publiées lors de l’édition ne varietur de 1882. Les différentes strates paratextuelles sont rendues visibles. Alors que le drame ne change plus, le paratexte
continue de prendre du volume : les écrits se cumulent et ne se remplacent
pas. Le rempart ne cesse de se consolider chez celui qui déclare la « guerre
aux démolisseurs »17. Mais pour éviter qu’un tel empilement ne renforce
la sensation d’étouffement, Hugo prend soin de désigner nonchalamment
l’incomplétude de la fortification :
Il répondra ici, par exception, et seulement pour donner un exemple, à l’une
des critiques [nous soulignons] les plus radicales, les plus accréditées et les plus
fréquemment répétées qu’Angelo ait eu à subir. (ATP, p. 1285)
Certes le mur monte haut et ses fondations sont sûres, mais il ne fait pas
tout le tour de l’édifice ; c’est un pan de mur – ayant valeur d’exemple – et
non la muraille complète. Paradoxalement, empilement rime avec ouverture.
De la même façon, et sans aller pourtant jusqu’à croire Hugo sur parole
lorsqu’il présente le paratexte de Cromwell comme un rempart de fortune18,
l’incomplétude de la muraille y est donnée à lire : il n’y a en effet qu’une
17 Le procédé d’empilement paratextuel diachronique est également présent dans Hernani, Le Roi
s’amuse, Lucrèce Borgia et Marie Tudor.
18 « On ne trouvera probablement pas dans ces notes ce qu’on y cherchera : elles sont numérique­
ment fort incomplètes. L’auteur les a tirées au hasard d’un amas énorme de déblais et de matériaux ; il a pris, non les plus importantes mais les premières venues. Peu propre à ce travail, il
l’a fort mal fait. N’importe, les voilà telles qu’elles sont. On verra, après les avoir lues, qu’il eût
mieux valu brûler tous ces copeaux » (CR, p. 481).
124
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
seule et courte note – sur un total de cinquante-deux – concernant l’acte IV,
alors que les autres actes en comptent entre sept et onze. Le mur paratextuel
présente donc des faiblesses, des brèches par où l’assaillant pourrait s’engouffrer19. Certes, le paratexte s’empile, mais le rempart reste délibérément
incomplet dans sa largeur et inégal dans sa hauteur. Hugo réussit ce tour
de force d’empiler le paratexte et de l’ajourer dans le même temps, de faire
respirer la muraille.
L’hybridation du rempart lui-même est un autre moyen pour le rendre
vivant. La bibliographie de Marie Tudor (p. 1182-1183), par exemple, est rendue
cosmopolite : à côté de certaines entrées en français, on trouve des titres en
anglais, en espagnol et en latin. Le rempart est babélien et la hantise fixiste
de la bibliothèque-mur se trouve conjurée par la présence de langues vivantes
côtoyant et ravivant le latin, langue morte du savoir. De plus, le maçon polyglotte rend de la vigueur au procédé du catalogue en le déclinant au niveau
humain après l’avoir appliqué à la matière livresque : la bibliothèque s’anime,
au sens propre, car tous les livres concernant cette page d’histoire semblent
pleins de bruit et de fureur. Après la bibliographie se trouve en effet une autre
liste, plus charnelle, plus macabre et tout aussi inachevée :
Sous le règne si court de Marie, de 1553 à 1558, furent décapités : le duc de
Northumberland, Jane Grey, reine dix-huit jours, son mari le duc de Suffolk,
Thomas Gray, Thomas Stafford, Stucklay, Bradford, etc. ; furent pendus : Thomas
Wyat et cinquante de ses complices, Bret et ses complices, William Fetherston, se
disant Edouard VI, Anthony Kingston et ses complices (pour pilleries), Charles,
baron de Sturton (avec une corde de soie), et quatre de ses valets avec lui (accusés
d’assassinat), etc. ; furent brûlés vifs : les évêques John Cooper, de Gloucester,
Robert Ferrare […], John Bradford, en 1556, quatre-vingt-quatre sectaires, etc., etc.
De là ce surnom presque grandiose à force d’horreur, Marie la Sanglante. (MT,
Note II, p. 1183)
L’inachèvement de la liste des persécutés appelle évidemment le lecteur à
se servir de la bibliographie pour la compléter : la bibliothèque est un mur
aux briques mobiles et Hugo engage le lecteur à l’éprouver par lui-même.
Les deux listes fonctionnent donc en miroir et le souffle épique – Hugo dit
« grandiose » – de la seconde rejaillit sur la première. Mais c’est l’épopée selon
Hugo, mâtinée de grotesque et de positif, et qui redonne de la matérialité et
de la vérité au grand : pour preuve, cette corde de soie qui sert à pendre le
19 On notera que, alors que tous les autres actes de Cromwell se déroulent en intérieur, l’acte IV
prend place justement près de « la poterne du parc de White-Hall » (CR, p. 339). Le mur
d’enceinte­présente donc un point de passage pour les comploteurs. Mais, déguisé en sentinelle,
Cromwell y monte la garde.
125
BENO ÎT BAR UT
baron Sturton20. De même, parmi les titres listés par Hugo, tous n’ont pas
le même crédit historiographique. Les ouvrages faisant autorité n’effacent
pas ceux qui, même à l’époque de Hugo, n’ont qu’un intérêt anecdotique21.
Tous ces procédés conjurent finalement l’angoisse d’un rempart paratextuel
figé. Il y a du jeu, au sens mécanique du terme, dans la forteresse livresque de
Hugo. Paradoxalement, le rempart est d’autant plus solide qu’il est inachevé
et mobile, vivant en somme car non détaché du drame qui est action (δραμα)
et mouvement.
La confirmation de cette fusion du texte et du paratexte peut être trouvée
dans la singulière rareté de didascalies de clôture dans le théâtre de Hugo.
L’absence totale de didascalie de fin de spectacle – c’est-à-dire évoquant
le tomber du rideau – et la rareté des didascalies de fin de lecture (dont la
forme-type est « FIN DE + titre de la pièce »22) prouvent que l’on se trouve
dans le leurre du seuil. En effet, le terme « didascalie de clôture textuelle »
(Golopentia, 1994, passim) ne convient pas pour Hugo car celui-ci prend
toujours soin de rajouter, parfois démesurément, des éléments paratextuels
après ses drames : la lecture finit bien longtemps après la fin du drame
proprement dite. Après avoir tant délégué la parole à des personnages, Hugo
entend bien la récupérer et montrer qu’il est le maître du jeu théâtral, l’archiénonciateur omniprésent, omnipotent et quasiment omniscient – comme
la bibliographie de Marie Tudor cherche à nous en convaincre. La rareté
des didascalies de clôture textuelle est sans doute l’indice que le paratexte
hugolien à vocation érudite, polémique ou poétique fait partie intégrante
du drame, ce qui fait signe vers un projet esthétique et personnel : réintégrer
la figure et la parole de l’auteur dans un genre où il est censé se dissimuler
derrière des personnages et leur déléguer massivement la parole.
L’emprise de Hugo s’étend donc bien au-delà des limites qui sont normalement dévolues aux auteurs. Non seulement il tend à rapprocher texte et
paratexte23, mais il brouille également la limite entre paratexte auctorial et
20 Avec toutes les précisions entre parenthèses, Hugo excède la logique de la liste pour créer des
micro-récits potentiels, comme autant de micro-fictions à développer dans l’esprit du lecteur.
Ce faisant, il anime encore le martyrologe.
21 La bibliographie de Marie Tudor présente, à côté des solides ouvrages de Burnet sur la Réforme
anglaise, des œuvres de propagande religieuse (catholique et protestante), des manuels sur les
monnaies d’Angleterre ou sur la noblesse anglaise, diverses compilations de « choses mémorables », etc.
22 Seuls Cromwell et Marie Tudor comportent une didascalie de clôture textuelle.
23 Dans cette perspective, Les Burgraves marque une étape supplémentaire. Ce drame, comme
souvent chez Hugo, ne présente aucune didascalie finale et qui met donc en valeur la dernière
réplique (« Grand qui sait pardonner ! », p. 245). Cependant, après le blanc typographique, la page
suivante donne à lire un dizain ayant l’aspect d’une réplique : « Le Poète − Suis Barberousse,
126
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
péritexte éditorial. Il propose en effet, sur la quatrième de couverture de l’édition originale des Burgraves, une liste raisonnée des ouvrages qu’il a publiés
jusque-là24. La vertu publicitaire de la liste – rappeler les autres ouvrages
du même auteur disponibles en librairie – montre que Hugo assume un
rôle normalement dévolu à l’éditeur. Cette liste d’origine auctoriale n’est
cependant pas dépourvue de sens. Elle tend en effet à mettre en évidence le
rêve européen qui habite autant Barberousse que l’auteur lui-même25. Hugo
décide de se manifester dans un lieu du livre dont les auteurs ne se soucient
généralement pas et qu’ils laissent à l’éditeur. Il y édifie une nouvelle liste
– un nouveau mur – fatalement inachevée, puisque Hugo n’a pas l’intention
d’arrêter là sa mission d’écriture. La clôture apparente (les deux œuvres qui
encadrent la liste, Les Burgraves et Le Rhin, sont les dernières en date) est un
leurre : cette liste est destinée à s’allonger davantage, selon une logique historique et géographique solide. Il s’agit d’en remontrer à tous et notamment
aux critiques en exhibant un champ de compétence large et parfaitement
structuré, pour ne pas dire architecturé.
Non content de monopoliser le paratexte, Hugo décide donc de s’étendre
jusqu’aux limites matérielles du livre et de rendre signifiant ce seuil généralement négligé. Hugo, l’homme-océan, ne peut se contenir dans les limites
usuelles qu’on impose aux dramaturges. S’il sait faire parler des personnages,
il veut également prendre la parole lui-même jusqu’à l’extrême limite. Il
entend montrer qu’il est le maître du jeu dramatique et éditorial, l’énonciateur tutélaire caché derrière tous les personnages, présent d’un bout à
l’autre du volume et qui étouffe toute autre voix, fût-elle celle de la critique.
Il prouve à nouveau qu’il est bien le « génie sans frontières » dont parlait
ô Job ! Frères, allez tout seuls. / De vos manteaux de rois faites-vous deux linceuls. […] » (BU,
p. 246). Cet envoi poétique vient s’intercaler entre une fin de pièce conforme aux normes hugoliennes et les notes que l’auteur joint habituellement à ses drames imprimés, c’est-à-dire entre
le dialogue et le paratexte. Ce morceau textuel se présente comme une réplique : il est précédé
d’une didascalie de source locutoire qui identifie le locuteur. Cependant, il s’agit d’un locuteur
paradoxal dans la mesure où ce poète n’est pas un personnage du drame, mais une figuration
directe de l’auteur comme personne référentielle, comme instance extra-fictionnelle. Hugo
semble ici s’attribuer une réplique, ce que proscrit formellement le théâtre. Ce dizain constitue
donc une ingérence flagrante de l’auteur dans une zone limite dont il est normalement exclu : le
dialogue théâtral. Mais qu’il s’agisse d’une réplique oralisable sur scène ou bien d’une intervention
auctoriale paratextuelle et muette, ce dizain du poète soude le textuel et le paratextuel.
24 Cette liste organise toutes les œuvres de Hugo selon le siècle et la zone géographique qui leur
servent de toile de fond : « treizième siècle / Allemagne. – Les Burgraves. / quinzième
siècle /­ France. – Notre-Dame de Paris. / seizième siècle / France. – Le Roi s’amuse. /
Espagne. – Hernani. […] » Pour la liste complète, voir BU, p. 260.
25 Voir, pour le monologue de l’empereur Frédéric, BU, I, 6, p. 215-218. Voir également la fin de
la Préface, p. 156.
127
BENO ÎT BAR UT
Baudelaire. La mainmise qu’il voulait sur le théâtre comme art vivant26,
Hugo la réalise lorsqu’il imprime ses drames. Sa pratique paratextuelle
disproportionnée est un signe lisible de sa volonté de rester le seul artisan,
immense et génial, du fait théâtral. Il est l’homme du livre, l’homme qui
sait qu’il y a une vie pour le théâtre après la scène : « Le drame est imprimé
aujourd’hui. Si vous n’étiez pas à la représentation, lisez. Si vous y étiez,
lisez encore » (RSA, Préface, p. 831). Le phénomène théâtral est tout autant
scénique que livresque et la représentation ne dispense aucunement de la
lecture. Si Hugo se montre aussi maniaque dans l’édition de ses pièces, c’est
qu’il mise sur la lecture qui semble être son dernier recours pour atteindre
un public et une critique qui restent toujours plus ou moins sceptiques.
éditer ses pièces lui permet d’être le démiurge total et exclusif qu’il n’a pas
pu être lorsqu’il les faisait jouer : les contraintes matérielles et financières, les
susceptibilités d’acteurs et de directeurs, la censure politique et la critique
littéraire l’ont empêché d’être l’homme-orchestre qu’il désirait être. Il prend
donc sa revanche à l’écrit et s’affirme comme le seul maître à bord. Ego Hugo
ou l’ambition démesurée d’une Orestie à un27.
Afin de prendre sa revanche sur les critiques et de reconquérir le public,
Hugo promeut dans le paratexte un large espace de parole dans lequel il
peut enfin tout contrôler. En choisissant la voie du monologue, il bannit
les détracteurs à l’extérieur de l’enceinte de l’œuvre. Vian opte pour une
stratégie radicalement inverse : il laisse malicieusement rentrer le loup dans
la bergerie pour mieux lui tirer la queue. à la fermeture hermétique du
volume par une muraille infranchissable, il préfère l’ouverture piégée ; au
blocus totalitaire, il préfère le croc-en-jambe.
Paratexte et dialogue : le ping-pong truqué de Boris Vian
« Critiques, vous êtes des veaux ! » (Vian, 1999, p. 405). Cette exclamation
résume parfaitement les sentiments que Vian nourrit à l’égard de la critique.
Son essence parasitique, son aveuglement chronique, sa nature de règlement de
comptes, d’autres travers encore, sont pour Vian autant de déviances justifiant­
26 « Je n’ai jamais songé à diriger un théâtre mais à en avoir un. Je ne veux pas être directeur d’une
troupe, mais propriétaire d’une exploitation, maître d’un atelier où l’art se cisèlerait en grand,
ayant tout sous moi et loin de moi, directeur et acteurs. Je veux pouvoir pétrir et repétrir l’argile
à mon gré, fondre et refondre la cire, et pour cela il faut que la cire et l’argile soient à moi »
(Hugo, 1967, p. 1021).
27 C’est « une Iliade à un » que le combat mené par Gilliatt sur l’écueil des Douvres (Hugo, 2002b,
p. 558).
128
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
sa détestation universelle du monde de la critique. Avec la publication de
L’équarrissage pour tous, l’occasion lui est offerte de fustiger la critique et ses
préposés, et il entend ne pas laisser passer sa chance. Représentée en 1950 par la
compagnie de Reybaz, cette pièce eut une vie scénique réduite, car elle heurta
fortement le bon goût, les valeurs, les institutions et tous ceux qui tiennent à
quelque chose. L’argument en lui-même est hautement blasphématoire :
Tout se passe le 6 juin 1944, à Arromanches. Il se produisit ce jour-là, dit-on,
un événement important : les Anglo-Américains débarquèrent pour écraser les
Allemands qui occupaient la France. L’événement est secondaire pour le héros de
la pièce, le père : son problème à lui c’est de savoir s’il va, ou non, marier sa fille
à l’Allemand avec qui elle couche depuis quatre ans. (Vian, 1991, p. 11)
Foin de l’esprit de sérieux dans ce « vaudeville anarchiste » – comme l’indiquait l’affiche – sur le débarquement :
Et la pièce est plutôt burlesque : il m’a semblé qu’il valait mieux faire rire aux
dépens de la guerre ; c’est une façon plus sournoise de l’attaquer, mais plus
efficace – et d’ailleurs au diable l’efficacité... Si je continue sur ce ton, on va
croire qu’il s’agit d’un spectacle du genre « propagande pour hommes de bonne
volonté » qui me terrifie entre tous. (Ibid., p. 10-11)
Telle matière et telle manière ne pouvaient logiquement conduire la pièce à
un succès public. La plaie était trop vive et la mauvaise conscience trop obvie
pour permettre qu’une œuvre aussi anticonformiste tienne l’affiche. Mais
elle ne fut pas enterrée pour autant : quand les planches font défaut, il reste
la page qui possède l’avantage non négligeable d’offrir la tribune nécessaire
pour réfuter les critiques. Grâce au paratexte, l’auteur peut s’exprimer en
son nom propre et contourner l’obstacle majeur que lui impose le genre
théâtral – à savoir s’exprimer seulement par l’entremise de personnages. Le
paratexte permet de mettre – au moins partiellement – bas les masques et
de critiquer les critiques.
Dès la première édition, la pièce est donc suivie de son dossier de presse :
quatorze articles parus à l’occasion de la création scénique. Ainsi Vian met-il
en place une sorte d’échange dans lequel il aura fatalement le dernier mot : il
a parlé le premier avec sa pièce ; les critiques ont répondu, positivement ou
non ; à présent, il peut contre-attaquer. Mais il souhaite aussi que le combat
soit loyal ou, à tout le moins, qu’il en ait l’air, comme le prouve le paragraphe
introduisant le dossier de presse :
Nous avons réuni ci-après, classées selon l’ordre alphabétique des noms de leurs
auteurs, quelques-unes des critiques parues sur L’équarrissage. Elles figurent
en entier ; on fait tout dire avec des citations isolées. Elles sont parfois suivies
d’un commentaire : de fait, j’ai répondu personnellement à toutes, bonnes ou
129
BENO ÎT BAR UT
mauvaises,­et si je me suis permis de résumer quelques-unes de mes réponses,
c’est que certains, mécontents de ces réponses, ont prétendu par la suite que je
leur avais écrit des lettres d’injures, et que je m’étais vexé... Il n’y avait pas de
quoi, et ce n’est guère mon habitude. Mais si l’on aime affirmer sans preuves, on
déteste d’autant de se voir raillé... (Ibid., p. 141)
Pour que l’affaire semble équitable, Vian met donc en place un certain
nombre de principes méthodologiques. En premier lieu, il classe ces quatorze
articles de la manière la plus neutre possible : l’ordre alphabétique du nom
de l’auteur. Il prévient en outre qu’il citera les articles in extenso. Le dossier
de presse doit être le plus complet possible et s’il y a restriction du nombre
d’articles – ne sont réunies que « quelques-unes des critiques parues sur
L’équarrissage » – il n’y aura aucune coupe dans ces articles. Si Vian veut
répondre (et telle est bien son intention), le substrat de la controverse doit
être présenté dans sa totalité : l’intégralité de la citation est garante de l’intégrité de celui qui cite. Vian rappelle également à l’ouverture du dossier de
presse qu’il a, dans un cadre privé, répondu à toutes les critiques, bonnes ou
mauvaises, ce qui l’installe dans une position dépassionnée, quasi impartiale ; il ajoute qu’il n’entend pas répondre à toutes les critiques dans l’espace
public du paratexte. Il faut se limiter à la dispute, ne répondre qu’aux articles
négatifs et ne pas épiloguer sur les bonnes critiques : Vian ne se pavanera
pas. Impartial et modeste, il s’élève au-dessus de la jalousie mesquine des
critiques, brocardée dès l’introduction du volume28. La riposte vengeresse
ne sera pas son fait. Cela n’en vaut d’ailleurs pas la peine : Vian renvoie en
effet les critiques à leur position subalterne en indiquant que, si fielleuses
que furent les invectives des critiques, il n’y avait pas de quoi se vexer. Les
méchants papiers des plumitifs besogneux n’ont que le pouvoir qu’on leur
accorde et, d’emblée, Vian ne leur en accorde que fort peu. Scripta criticorum
volant. D’ailleurs, n’étant pas le menteur de l’histoire, il a sa conscience pour
lui : tandis que les critiques prétendent et affirment sans preuve, Vian livre au
lecteur les pièces du débat et le laisse juger qui, de l’auteur ou du critique,
est de bonne foi.
Ces principes posés – et qui ne les jugerait pas louables ? –, Vian est bien
protégé et peut commencer sa critique de la critique à laquelle il donne une
forme hautement dramatique : le dialogue. Il annonce que les critiques­
« sont parfois suivies d’un commentaire ». Cette indication liminaire ne
rend pourtant pas justice à la tentative vianesque d’instaurer un dialogue
28 « La position de critique-auteur implique le coup de langue au derrière du monsieur bien placé
et le coup dans les chevilles du confrère écrivain » (Vian, 1991, p. 14).
130
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
recourant­parfois au ton de la conversation, face à Favalelli par exemple :
« Sans rancune, mon cher Max... après tout, faut montrer qu’on a de l’esprit,
nous autres les écrivains » (Ibid., p. 150). Ou bien encore, face à Magnan :
Tout de même, Henry... tout de même je suis d’accord avec toi : sans les Anglais
ma pièce ne serait sans doute jamais passée aux Noctambules, car nous n’aurions
jamais eu la guerre – et Dunkerque, comme je l’ai signalé à cet excellent Jeener,
méritait bien un petit rappel discret. […] Pour les FFI, même chose : ils étaient
spécifiquement du matin ; au reste, les vrais, les voyait-on ? Et tout ceci prouve
que mon Henry fut d’assez mauvaise foi. (Ibid., p. 157)
Le recours à la deuxième personne prouve que le schéma est celui d’un
dialogue, assez détendu du reste : « mon Henry », « faut montrer ». Tout
en ne se privant jamais de l’adresse directe au lectorat, comme le prouve la
réponse à Magnan, Vian préfère souvent la réponse directe aux critiques, la
réplique, le dialogue. Il se montre à l’aise, décontracté : l’échange informel
le rend sympathique aux yeux du lecteur. Il n’envoie pas de foudres, lui ; il
n’est pas engoncé dans le maintien sérieux et figé qui caractérise ses censeurs.
Il dégonfle la baudruche du sacerdoce littéraire.
Mais l’artifice dialogal ne suffit pas ; il faut jouer sur le même terrain que
les critiques, notamment ceux qui veulent faire de l’esprit et se mesurer aux
dramaturges. Vian perçoit cette dérive de la critique : « M. Favalelli […]
blâmait des jeux de mots faciles et titrait sa chronique Boris Viandox car il
n’en est pas à une poutre-dans-l’œil près, justifiant ainsi tout ce que l’on
peut dire des insuffisances de la critique » (Ibid., p. 14). Aussi, à la suite de
l’article de Favalelli où, à plusieurs reprises, apparaît le spirituel sobriquet
« Boris Viande », Vian riposte :
Max Favalelli auprès de qui je m’excusais d’avoir été inférieur à la tâche et de ne
pas pouvoir me hausser au niveau du jeu de mots genre Boris Viande, a perfectionné dans Ici Paris avec « Boris Viandox » – qui témoigne d’une merveilleuse
inspiration. Je dois, en retour, m’excuser de l’avoir baptisé Favaléllipipède dans
ma réponse à Jeener ; j’aurais dû ajouter (j’ai précisé depuis) que je ne l’avais
nommé Favaléllipipède que parce que je l’avais trouvé un peu cube. (Ibid.,
p. 150)
Contrairement à ce que laisse entendre l’ironie par antiphrase, baptiser
« Boris Viande » l’auteur de L’équarrissage pour tous n’est pas un si mauvais
jeu de mots. Mais le tort du chroniqueur est d’outrepasser une des lois de la
critique selon Vian : « Engueuler un critique théâtral est un jeu sain, divertissant, et qui peut avoir une efficacité, puisqu’il y a possibilité de contact.
Par contre, le critique théâtral n’est autorisé à aucune familiarité avec la
pièce » (Vian, 1996c, p. 117). A fortiori, quand la familiarité dépasse l’œuvre
131
BENO ÎT BAR UT
pour concerner directement l’auteur, il y a abus de pouvoir. Vian va donc
rendre coup pour coup dans le combat de mots et resservir une plaisanterie
onomastique ejusdem farinae (« Favaléllipipède »), l’enrichir en la fondant en
esprit (« un peu cube »), et la répéter. Aux trois « Boris Viande » de Favalelli,
le méta-critique oppose deux « Favaléllipipède » et savoure d’autant plus la
deuxième occurrence que, grammaticalement, elle pouvait être évitée par
un anaphorique quelconque.
Le combat dépasse le cadre du langage et la contre-attaque se fait plus
subtile face à Jeener qui, comme beaucoup d’autres, digère mal l’assaisonne­
ment burlesque du débarquement :
Cet appétit de scandale n’a que le visage blême de la mauvaise action et de l’impos­
ture... Un exemple le prouve entre tous : « Je n’ai pas vu d’Anglais ! » s’étonne
un personnage. « On se bat ici », répond un autre, goguenard. Comme le dirait
Voltaire : c’est à ce prix qu’on se « divertit » au théâtre des Noctambules... Ce
« vaudeville anarchiste » possède l’avantage d’être fort bien joué et mis en scène.
Que de talents gâchés, y compris celui de l’auteur ! (Ibid., p. 153)
Vian rebondit aussitôt :
Je vous signale, Monsieur Jeener, un notable perfectionnement introduit (selon
vos directives) dans le texte précité, le voici en substance :
le voisin : T’as remarqué ? Y a pas d’Anglais !
le père : On débarque, ici, on ne rembarque pas.
Ainsi, grâce à vous, les gens rient encore, mais en sachant pourquoi. Je dis grâce
à vous, car si vous aviez compris d’emblée qu’il y avait là une fine allusion à
Dunkerque nous n’aurions jamais pensé à introduire cette pertinente améliora­
tion. (Ibid., p. 154)
Bien malgré lui, Jeener se voit promu collaborateur du spectacle qu’il vient
d’éreinter. Alors qu’il vient de déplorer le nombre de talents gaspillés dans
cette entreprise, le voilà associé au divertissement détestable des Noctambules, plongé dans le bain du gâchis qu’il condamne. Vian prend Jeener à
son propre jeu, d’autant qu’il avait pris soin de souligner à deux reprises que
l’amertume du critique provenait d’une jalousie de métier : contrairement à
celle de Vian, la pièce du critique n’a pas été reçue par Reybaz29. En faisant de
Jeener un collaborateur de L’équarrissage, Vian lui offre une revanche empoisonnée : le critique-auteur rebuté a finalement une place dans le spectacle,
29 « D’autres, tel Guy Verdot, m’éreintaient pour avoir trop lu Jean-Jacques Gautier et peut-être
aussi pour avoir eu quinze jours plus tôt une pièce refusée par Reybaz (car nos critiques écrivent,
mais oui !). Jeener, je crois bien, entrait dans cette même catégorie » (Vian, 1996c, p. 14). Voir
également ibid., p. 152.
132
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
mais dans une pièce qu’il a lui-même copieusement dénigrée. Vian ourdit
un piège dans lequel le critique finit par se bastonner lui-même. Et dans ce
spectacle honni, le dramaturge lui réserve une place fort humiliante. Parce
qu’il n’a pas saisi l’allusion à la débâcle britannique de Dunkerque – rien n’est
moins sûr, d’ailleurs –, le critique se voit obliquement traité d’imbécile et sa
posture de savoir s’en trouve ébranlée : lui qui est en effet censé comprendre
plus qu’un spectateur moyen, le voilà ravalé au rang de spectateur-témoin, de
récepteur-test pour l’efficacité du dialogue, de mètre-étalon de la médiocrité.
Son incompétence critique lui vaut d’être confondu avec la masse des spectateurs – qui ne comprenait pas plus que lui mais qui, moins bégueule, riait
quand même – et lui permet d’être utile au vrai créateur qui peut se fonder
sur ses réactions pour repolir l’ouvrage. Vian modèle donc ses réponses en
fonction du critique et entend battre chacun avec ses propres armes, ce qui
accroît d’autant son mérite. Il surpasse les plumitifs et à la loyale.
Mais les précautions prises par Vian pour attester la régularité du combat
sont en réalité à double tranchant, comme par exemple le classement des
articles par ordre alphabétique du nom de leur auteur. Vian aurait pu choisir
d’autres dispositions apparemment aussi peu compromettantes : l’ordre chronologique de parution ou l’ordre alphabétique du nom du journal (L’Aurore,
La Bataille, Carrefour, etc.). Ces classements auraient pourtant diminué la
responsabilité des critiques et les auraient légèrement écartés de la ligne de feu.
Vian, au contraire, entend rendre forcer chaque critique à assumer nominativement tous ses propos. En effet, le fait de citer les critiques in extenso n’est pas
inoffensif. En affirmant qu’« on fait tout dire avec des citations isolées » (ibid.,
p. 141), Vian a beau jeu de se poser en méta-critique honnête face à ceux qui
l’ont attaqué en étayant leur jugement par quelques extraits de la pièce. Lui
seul peut en effet se permettre de reproduire intégralement les articles à la suite
de sa pièce alors qu’un critique dramatique ne peut décemment pas citer la
pièce entière dans le cadre de sa chronique. Cela a beau être un faux procès,
les critiques sont forcés d’assumer ce léger discrédit. En outre, reprendre in
extenso les articles critiques tend à rendre leur lecture monotone puisque
chaque chroniqueur est obligé de résumer l’argument de la pièce. Tous, sauf
Jeener, se plient à cet exercice et, au bout du treizième résumé, que penser
d’autre sinon que les critiques ont tous vu la même chose et que, s’ils ne sont
pas d’accord, c’est parce que leur idéologie personnelle les empêche d’être
objectifs. C’est un des leitmotive de la critique des critiques selon Vian :
Quand cesserez-vous de vous chercher dans les livres que vous lisez, alors que le
lecteur cherche le livre ? (Grojnowski, 1965, p. 17)
133
BENO ÎT BAR UT
La critique, c’est pas formidable. C’est de l’analyse. C’est un art d’égocentriste.
C’est pas humain. Tous ces disséqueurs, ils se regardent en transparence à travers
les œuvres dont ils parlent ; quand ils ont bien tout démoli, c’est clair comme de
l’eau et ils se voient en entier et ils bichent. (Arnaud, 1981, p. 230)
On ne trouve que ce qu’on cherche, quitte à détruire au préalable. On ne
voit que ce qu’on veut y voir, c’est-à-dire l’ipse déguisé en alter, un miroir
à peine déformant de soi. Et si l’on découvre de la pornographie, c’est que
l’on est soi-même un pornographe. Vian s’est beaucoup servi de ce mode
de défense lors de l’affaire J’irai cracher sur vos tombes ; il l’utilise à nouveau
ici et Dornand en fait les frais : « Quant au “rappel de sadisme” et de simple
“porno”, tout ça se passe dans l’esprit de M. Dornand, esprit mal tourné, c’est
visible. Je crois qu’il est le seul y avoir trouvé tout ça » (Vian, 1996c, p. 148).
La pièce n’est certes pas dénuée d’érotisme30, mais Dornand s’emporte et
transfère sur L’équarrissage de Vian les griefs qu’il retient contre Sullivan.
De plus, tous ces résumés de l’intrigue viennent après la pièce. Selon
la logique de la critique dramatique, ces résumés s’adressent à ceux qui
ne connaissent pas la pièce, pour leur donner envie ou, au contraire, les
dissuader d’aller voir le spectacle. Dans les deux cas, la lecture de la critique
n’est plus antérieure mais postérieure à la réception de la pièce et, conséquemment, le critique troque bien malgré lui sa posture de savoir et de
prescription pour une autre, beaucoup plus humble. Délogé de sa situation
confortable – s’adresser à ceux qui, par défaut de connaissance, ne peuvent
prétendre les contredire – il est désormais placé dans une position délicate :
son analyse de la pièce et même le résumé qu’il en donne31 sont susceptibles
d’être confrontés à l’expérience personnelle du lecteur qui, de surcroît, est
toute fraîche. Le dogme de l’infaillibilité du critique est sérieusement remis
en cause. En outre, en perdant leur valeur prescriptive – la question « le
spectacle mérite-t-il qu’on se déplace ? » n’a plus de raison d’être car celui-ci
n’est plus à l’affiche au moment où la pièce paraît en librairie –, ces articles
perdent une partie de leur autorité et c’est le véritable auteur qui la récupère.
30 La mise en scène de Reybaz, nombre de critiques l’ont souligné, jouait copieusement de la
plastique de ses actrices.
31 Quand on connaît la pièce, le résumé en apprend plus sur celui qui synthétise que sur ce qui est
résumé. Guy Dornand, par exemple, donne clairement dans la rancune germanophobe comme
le prouve l’utilisation des péjoratifs « fritz » et « chleuhs » (Vian, 1996c, p. 147). H. Magnan et
V. Renaud emploient à leur tour le terme « frisés », mais ils prennent soin de le mettre à distance
par des guillemets (ibid., p. 156 et 159). La proximité de l’événement servant de base à la fiction
empêche Dornand de prendre du recul. La satire que Vian voulait faire de la guerre lui paraît
donc une satire sur cette guerre en particulier. La vindicte qu’il déploie contre la pièce et son
auteur prouve sans erreur son manque de détachement critique.
134
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
D’autant que tous ces résumés viennent non seulement après la pièce mais
après le seul résumé acceptable et non soumis à la vérification – parce que
situé dans l’avant-propos, en amont du texte –, celui de l’auteur. Contrairement à tous les autres qui, dus aux bons ou mauvais soins des critiques, sont
critiquables en retour, ce résumé est le seul à être littéralement autorisé32.
En outre, cette mise en série de résumés analogues et de commentaires qui,
pour divergents qu’ils soient, restent d’accord sur l’essentiel (la pièce de Vian
dérange, en bien ou en mal), exhibe clairement les critiques comme des parasites : ils ne créent pas, ils répètent. Tel est le point de départ de la critique
selon Vian : redire plus ou moins adroitement en quelques lignes ce que le
dramaturge a déjà dit : « Lecteur mon frère […] t’occupe pas des commentateurs, car nihil est in comentario quod non primum fuerit in operibus. (Ibus
m’a bien une drôle de gueule, mais ça fait lettré, ça.) » (Vian, 1981, p. 576). La
boutade du fort en thème n’enlève rien à l’argument, au contraire : l’auteur
crée tandis que les critiques se contentent de se greffer sur cette force vive et
de tirer les marrons du feu. Vian, l’ingénieur centralien spécialisé en métallurgie, peut se montrer encore plus compétent et plus pédagogue en matière
de critique de la critique :
Chacun sait qu’une énergie peut se dégrader. […] L’énergie électrique, par
exemple,­qui se transforme en chaleur dans un radiateur électrique se dégrade,
et on peut déjà en tirer beaucoup moins. On dit qu’elle se dégrade parce qu’il y a
de bien meilleures façons de l’utiliser : dans un moteur par exemple (je précise :
pas un moteur à essence, un moteur électrique), on obtient un rendement bien
supérieur. Combien d’énergies nobles finissent ainsi en chaleur, dissipée (frottements, etc.), comme ça, comme on vieillit. Triste, mais inévitable. Eh bien, le
roman et la critique, c’est tout pareil, je veux dire, ça diffère l’un de l’autre à la
façon de l’énergie. Le roman étant une forme de l’énergie, la critique en est une
forme dégradée. (Vian, 1996c, p. 116)
Non seulement les critiques répètent l’auteur et s’érigent en ersatz amoindris
du poète initial, mais ils se répètent également entre eux ; ils sont des parasites
et, qui pis est, des parasites monotones. Bien malgré eux, les voilà mis en série,
exhibés comme étant tous non pas du même bord mais du même côté de la
rampe. Il y a ceux qui vivent pour écrire des œuvres de qualité et ceux qui en
vivent sans en écrire ; l’auteur et les critiques n’appartiennent pas au même
monde pour Vian. D’ailleurs, les critiques se trouvent bien dénudés quand
l’auteur les arrache à leur lieu d’origine (le journal) et les transfère de force
dans un autre format moins éphémère que le périodique : le volume. Vian
32 Seul André Frank propose un autre résumé inattaquable puisqu’il cite le texte écrit par Vian
pour le programme du spectacle.
135
BENO ÎT BAR UT
est un « revuedepressiste » (Vian, 1996a, passim) expert et sait pertinemment
que compiler les paroles des autres revient à s’en rendre maître. Sa stratégie
– déplacer les articles de leur environnement journalistique naturel,­effacer
les différences de parti ou de coterie entre les chroniqueurs, les enfermer tous
dans un paratexte qu’il domine de bout en bout – le conduit naturellement
à être le maître du jeu : il laisse parler mais dans un espace qu’il encadre et
qu’il organise. Jeener le taxait de « bateleur » dans sa critique (ibid., p. 153) ;
le mot est comme ramassé, assumé et, enfin, dépassé par Vian qui apparaît
bien plus comme le Monsieur Loyal de ce dossier de presse :
Voici venir maintenant Max Favalelli, critique parue dans Paris-Presse le 16 avril 1950.
Max Favalelli ne veut pas qu’on l’épate. On n’essayait pas… (Ibid., p. 149)
Puis vient J.-B. Jeener. (Ibid., p. 152)
Et voici qu’émerge des Lettres Françaises la gracieuse silhouette de cette chère
Mme Triolet. (Ibid., p. 162)
Il apparaît clairement que Vian n’est pas l’attraction puisqu’il affirme ne pas
avoir cherché à épater Favalelli. Au contraire, l’attention doit se porter sur
les critiques qui présentent davantage d’attrait scénique telle la poétique Elsa
et sa « gracieuse silhouette » qui « émerge ». Ils sont les véritables bateleurs
de cette revue de presse. En effet, si Vian se met parfois à faire de l’esprit à
son tour, il laisse le plus souvent ses adversaires être le centre d’intérêt de
ce dialogue factice qu’il reconstruit dans le paratexte, comme le prouve
l’introduction du dernier article : « Et terminons sur une note joyeuse avec
Guy Verdot, de Franc-Tireur » (ibid., p. 164). La joie dont il est question n’est
pas due à un article élogieux – le lecteur attentif sait déjà que la critique de
Verdot n’est pas tendre avec Boris (ibid., p. 14 et 152) – mais vient du fait
que, cherchant à pourfendre L’équarrissage, Verdot n’arrive finalement qu’à
se ridiculiser. Les effets d’ironie de mention fonctionnent parfaitement dans
cette revue de presse. Citer – qui plus est in extenso – n’est pas toujours un
égard : il peut s’agir d’une stratégie reposant sur un effet massif d’ironie
de mention et calculée pour laisser le locuteur se prendre les pieds dans sa
propre prose. Verdot cherche à combiner tout à la fois une pose professorale
(comment écrire la guerre ? comment écrire une comédie ? qu’est-ce que
l’anarchie ? etc.) et une volonté de faire de l’esprit : « On attendait un boum.
C’est du vent. Mettons plutôt : un vent. Si l’auteur compte là-dessus pour
déclencher la tornade du scandale, c’est qu’il n’a jamais consulté un anémomètre, à Arromanches ou ailleurs » (ibid., p. 164-165). Du coup, le critique
prête le flanc à la contre-offensive :
136
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
On admirera l’incisif et le profond de cette critique. J’aime à me dire que
M. Verdot me consacra une parcelle de ce temps si précieux qui nous valut déjà
tant de pénétrants chefs-d’œuvre. Et puis il y a cette idée d’opérette sur les camps
de concentration ; mais pour cela j’ai senti le talent me manquer et j’ai prié
M. Verdot de m’écrire les couplets.
Enfin, M. Verdot déplorait la facticité de notre caisse de dynamite finale ; nous
lui proposâmes de la remplacer par une vraie, à condition qu’il vienne au moins
la première fois. C’était fin, n’est-ce pas ?
Il n’est pas venu. Ça sera pour la prochaine fois... (Ibid., p. 165)
L’antiphrase liminaire fait état du double échec du critique qui est discrédité
en tant qu’homme de savoir et homme de plume : l’article n’est ni profond
– les critères esthétiques, comme le remarque Vian, sentent leur Jean-Jacques
Gautier33 – ni vraiment incisif : les ressorts de l’épigramme et notamment
le jeu de mots scatologique sont pour le moins éventés. Et Vian d’appuyer
cette attaque par le sarcasme (on chercherait en vain les « pénétrants chefsd’œuvre » de Verdot…), la prise au mot sur l’opérette concentrationnaire,
l’autodénigrement dont le lecteur est rendu complice et la bonne volonté
piégée et explosive de la fin. Sur ces mots, il clôt – sans la clore vraiment,
ce n’est que la fin du premier round – la revue de presse où il a réduit les
critiques à l’état de marionnettes rejetées en fin de volume. Ce faisant, il les
remet symboliquement à la place qui est la leur : celle de caudataires. Que
la critique soit favorable ou non, elle subit la même relégation dans le posttexte. Il n’y a finalement pas de différence de nature entre les bonnes et les
mauvaises critiques alors qu’il y en a une entre l’œuvre et sa critique. Positive
ou négative, la critique est toujours une forme dégradée de l’énergie et doit
passer après l’œuvre véritable. Pas question qu’elle s’installe dans l’avanttexte : là, c’est Vian qui parle et longtemps à travers un avant-propos et une
préface dans lesquels il est déjà à l’attaque, citant des noms et énumérant les
pathologies critiques (poutre-dans-l’œil, critiques-auteurs, etc.).
Arrivés à la fin de ce dossier de presse, on compte donc quatorze articles,
dont sept sont plus ou moins clairement favorables à la pièce et sept où la
critique est ouvertement négative. Vian recrée donc de toutes pièces une
apparence d’équité en respectant une symétrie toute arithmétique. Malgré
l’artificialité évidente de ce procédé, cette preuve de probité est à mettre au
crédit de l’auteur. Mais cet équilibre n’est que de façade : arrivé en fin de
texte, le lecteur a presque oublié que le début du volume comportait une
sorte de critique qu’on ne pouvait décemment ranger avec les autres puisque
Cocteau en est l’auteur. Comme les quatorze autres articles critiques, ce
33 Voir supra note 30.
137
BENO ÎT BAR UT
texte est publié début mai dans un périodique (la revue Opéra) et il traite
de L’équarrissage ; mais les éloges sans réserve sont dispensés sur un ton qui
tranche avec les autres chroniques :
Boris Vian vient de nous donner, avec L’équarrissage pour tous, une pièce étonnante, aussi solitaire en son époque confuse que le furent à la leur Les Mamelles
de Tirésias, de Guillaume Apollinaire et mes Mariés de la tour Eiffel.
Cette pièce, ou ballet vocal, est d’une insolence exquise, légère, lourde, semblable­
aux rythmes syncopés dont Boris Vian possède le privilège. Soudain, nous
sommes au centre du temps, à cette minute où le temps n’existe plus, où les
actes perdent leur sens au milieu immobile du cyclone, à cette place où le présent
et l’avenir se nouent comme une vieille ficelle morte.
Et le rire éclate où la bombe éclate, et la bombe éclate de rire, et le respect que
l’on porte aux catastrophes éclate lui-même, à la manière d’une bulle de savon.
Des acteurs jeunes, gais, affairés dans les coulisses où ils se changent en Allemands, en Américains, en FFI, en parachutistes, traversent la scène, tombent
des cintres, montent des escaliers qui n’aboutissent nulle part, se cognent les uns
contre les autres, se mélangent et s’isolent, dans un vide plein jusqu’au bord.
Rien de plus grave que cette farce qui n’en est pas une et qui en est une, à l’image
de ce qu’on nous oblige à prendre au sérieux et qui ne l’est pas, sauf par la mort
de nos camarades et la certitude que la fin de cette sombre farce n’est que de la
fatigue et une courte halte nécessaire à reprendre le souffle et à recommencer le
plus vite possible.
Oui, voilà ce qu’un homme habile à souffler dans la trompette, ou plutôt à
donner la forme d’une trompette à son souffle, voilà, dis-je, ce qu’un homme
rompu aux rythmes, nous jette à la figure, comme dans une infecte bataille de
fleurs.
Une bonne entreprise de propagande pour nous autres pauvres types, seulement
capables d’opposer le singulier au pluriel et de rester libres, dans un monde où
la liberté déroute et ne se porte plus. (Ibid., p. 17-18)
Ce court texte est intitulé « Salut à Boris Vian », titre qui installe une connivence entre les deux dramaturges. De fait, Cocteau range Vian dans la catégorie des solitaires aventureux, laquelle compte également Apollinaire et
Cocteau lui-même. Mais ce « salut » est aussi un signe d’estime profonde
et les compliments adressés à l’auteur de L’équarrissage ont d’autant plus de
prix, considérant celui qui les prodigue. Ce n’est pas seulement parce que
cette critique est la plus louangeuse que Vian la place à part et en tête de
volume ; c’est aussi parce qu’elle est l’œuvre d’un auteur génial et polygraphe,
d’un artiste complet, universalité des talents que Vian prise par dessus tout34.
34 « Le monde est aux mains d’une théorie de crapules qui veulent faire de nous des travailleurs, et
des travailleurs spécialisés, encore : refusons, Parinaud. Sachons tout. […] Soyez un spécialiste
de tout. L’avenir est à Pic de la Mirandole » (Vian, 1996b, p. 103).
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LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
Quel que soit le domaine où il déploie son énergie, Cocteau se définit en
effet avant tout comme un poète : il fait de la poésie de roman, de la poésie
de théâtre, de la poésie de cinéma, de la poésie de poésie, etc. Il occupe
donc la première place dans le volume de Vian parce qu’il est un poète en
tous genres et qu’avec lui l’activité critique devient de la poésie de critique.
Une tonalité particulière sourd en effet de ce « Salut à Boris Vian ». D’une
part, Cocteau ne propose pas de résumé de la pièce. Sans être le seul dans
ce cas, cela le place en marge de la majorité des autres critiques condamnés
à répéter. Son texte n’est pas une critique journalistique en règle, partagée
entre information, publicité et jugement : il est avant tout une lettre ouverte
qui accueille Vian dans une confrérie, celle des auteurs et, qui plus est, des
auteurs à part. D’autre part, par bien des aspects, cette critique est un texte
de poète. Cocteau propose en effet des images qui surprennent (« comme
une vieille ficelle morte ») ou qui retournent poétiquement la logique (« un
homme habile à souffler dans la trompette, ou plutôt à donner la forme
d’une trompette à son souffle ») ; il travaille les effets de répétition (« Et
le rire éclate où la bombe éclate, et la bombe éclate de rire, et le respect
que l’on porte aux catastrophes éclate lui-même, à la manière d’une bulle
de savon ») ; il joue de l’antithèse (« une insolence exquise, légère, lourde »)
jusqu’à l’oxymore (« une infecte bataille de fleurs », « dans un vide plein
jusqu’au bord ») ; il donne de l’épaisseur aux mots par la syllepse (« nous
autres pauvres types, seulement capables d’opposer le singulier au pluriel »),
« singulier » signifiant à la fois unique, seul, individuel et hétérodoxe, bizarre,
étrange ; il prend soin de ciseler rythmiquement son propos, notamment
dans le quatrième paragraphe où les patrons octosyllabique (« et la bombe
éclate de rire »), décasyllabique (« et le rire éclate où la bombe éclate ») et
dodécasyllabique (« à la manière d’une bulle de savon ») sont présents en
l’espace de deux lignes seulement.
Ce texte s’élève donc clairement au-dessus du niveau banal de la critique
et ne peut être considéré comme une forme dégradée de l’énergie scripturaire.­
Ce n’est pas la réponse plus ou moins éclairée du critique au dramaturge mais
le salut d’un poète à un autre. Vian a reconnu dans ces lignes ce quelque
chose qui fait œuvre et qui, en tant que forme noble de l’énergie, mérite une
place à part. Il a senti que ce texte de Cocteau se place dans un espace-temps
comparable à celui de la pièce dont elle traite :
Le roman étant une forme de l’énergie, la critique en est une forme dégradée. En
conséquence, aucune critique ne saurait atteindre aucun roman, à moins qu’elle
ne soit constituée elle-même sous forme de roman, ce qui la placerait dans le
même espace-temps. (Vian, 1996c, p. 116-117)
139
BENO ÎT BAR UT
Certes, la critique de Cocteau ne prend pas la forme d’une pièce de théâtre­
mais reste sur le principe de l’adresse (donc d’une forme de dialogue à
distance), dans le domaine de la création et de la récréation verbale, de la
singularité forcenée érigée en valeur. Avec cette critique clairement à part et
mise en tête, Vian gagne d’emblée le lecteur bénévole à sa cause. Le dossier
de presse final a beau présenter les apparences de l’équité, le procès est déjà
gagné parce que, loin devant la cohorte des caudataires laborieux, il y a le
leader. Le texte de Cocteau, qui avait défini L’équarrissage comme « une bonne
entreprise de propagande », fonctionne lui-même comme un endoctrinement
préalable et incontournable. Avec cette ouverture, Vian ne cherche certes
pas à faire croire à l’unanimité de la critique. Bien au contraire, il souhaite
faire entendre une voix anti-critique et méta-critique – une voix poétique,
en somme – qui ruine d’emblée les prétentions d’analyse de ceux qui ne sont
que des écrivants, pire : des méta-écrivants, prospérant comme autant de
tiques sur l’animal-poète. La partie de ping-pong engagée avec les critiques
était donc truquée ; mais bien malin qui s’en serait aperçu d’emblée.
Hugo et Vian privilégient des stratégies paratextuelles violemment antithétiques : l’un privilégie le monologue, l’autre le dialogue ; l’un cherche à
proscrire la critique, l’autre préfère jouer avec elle tout en truquant la partie ;
l’un se veut omniprésent, omniscient et omnipotent, l’autre s’efface partiellement et frappe avec plus d’économie ; l’un accable et l’autre pirouette mais
l’un comme l’autre se cantonnent à la riposte paratextuelle. Doués pour le
spectacle et possédant le sens du scénique, ils sont néanmoins encore plus
sûrs de leur fait dans les limites du livre – même si c’est pour éprouver la solidité de ces limites. Qu’on le déplore ou qu’on s’en loue, Hugo et Vian n’ont
pas recouru à la forme dramatique de la riposte anti-critique. C’est à d’autres
auteurs qu’est revenue la charge de revivifier les genres moliéresques de l’impromptu et de la pièce-critique : Giraudoux, Cocteau, Ionesco, et d’autres
dont Anouilh le décrié. Néanmoins, par leur paratexte, et notamment leurs
stratégies de réponse à la critique, Hugo et Vian contribuent à donner du
poids au théâtre imprimé, lequel voit toujours sa légitimité soupçonnée et
aujourd’hui plus que jamais. Sans aller jusqu’à affirmer avec Becque que
le vrai théâtre est le théâtre de bibliothèque, on ne peut ignorer que de
tels morceaux de bravoure paratextuels donnent au théâtre une nouvelle
dimension et va à l’encontre du préjugé que le texte dramatique ne trouve
sa plénitude que dans la représentation. L’idée que le théâtre à l’état de livre
est un « texte troué »35 est aujourd’hui passée dans la vulgate critique, et
35 Voir Ubersfeld, 1996, p. 9 et suiv.
140
LE S DRA MATURG E S E T L E U R S C R I T I Q U E S
avec raison. En revanche, considérer que la représentation donne toutes les
réponses et permet de combler tous les trous du texte nous paraît relever du
fantasme sémiologique pur. Même représentée, une pièce reste incomplète
pour plusieurs raisons36 dont une nous intéresse tout particulièrement : en
dépit d’intéressantes expériences de mises en scènes, le paratexte reste en
effet majoritairement exclu des planches. Qu’il soit lu ou vu, le théâtre est
donc un genre fondamentalement lacunaire. La scène ajoute au texte mais,
inversement, il y a une supplémentation certaine de la lecture. Dans le cas de
Hugo et de Vian, le paratexte propose en compensation de la représentation
manquante un autre spectacle où le dramaturge se met en scène, se crée une
persona riche et flamboyante : Hugo c’est la somme de Job et de Barberousse,
du burgrave remparé et de l’empereur sans frontières ; Vian, c’est l’homme
de tous les tons et de tous les postes, c’est l’équarrisseur pour tous, c’est Pic
de la Mirandole pataphysicien.
Bibliographie
Œuvres de Victor Hugo
1967, Lettre à Victor Pavie, 25 février 1831, œuvres complètes, édition chronologique, éd. Jean
Massin, Paris, Club français du livre, t. 4, p. 1021.
1968, Cromwell, présentation d’Anne Ubersfeld, Paris, Flammarion (GF).
2002a, Théâtre (2 vol.), œuvres complètes, éd. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris,
Laffont­(Bouquins).
2002b, Les Travailleurs de la mer, Paris, Le Livre de Poche.
2002c, Notre-Dame de Paris, Paris, Gallimard (Folio).
Œuvres de Boris Vian
1981, « 50-35, ou Un demi-siècle de jazz », La Parisienne, n° 2, février 1953, Écrits sur le jazz,
Paris, Le Livre de Poche, p. 576-582.
1991, L’équarrissage pour tous suivi de Tête de Méduse et Série blême, Paris, Le Livre de
Poche.
1996a, Chroniques de jazz, Paris, Le Livre de Poche.
1996b, « Un robot-poète ne nous fait pas peur », Lettre à André Parinaud, Arts, 10-16 avril
1953, Je voudrais pas crever, Paris, Le Livre de Poche, p. 99-104.
1996c, « Tentative de brouillage des cartes », Je voudrais pas crever, Paris, Le Livre de
Poche, p. 105-121.
1999, Les Morts ont tous la même peau, œuvres complètes, t. 2, Paris, Fayard.
36 Lecture partiale et donc partielle du metteur en scène, problème de la réception simultanée de
tous les signes théâtraux, texte didascalique ignoré, modifié ou transcodé avec plus ou moins
de bonheur, etc.
141
BENO ÎT BAR UT
Textes critiques
Arnaud Noël, 1981, Les Vies parallèles de Boris Vian, Paris, Le Livre de Poche.
Butor Michel, 1968, « Germe d’encre », Répertoire III, Paris, Minuit, p. 215-239.
Ferenczi Thomas, 1982, « La critique, entre l’humeur et la théorie », Le Théâtre, Paris,
Bordas.
Golopentia Sanda et Martinez-Thomas Monique, 1994, Voir les didascalies, Ibéricas,
n° 3, Orphrys-CRIC.
Grojnowski Daniel, 1965, « L’univers de Boris Vian », Critique n° 212, janvier.
Ubersfeld Anne, 1996, Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Messidor, 1981. Nouvelle
édition revue et mise à jour, Paris, Belin.
–– 2001, Le Roi et le Bouffon. étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris, José
Corti.
142
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