Phénoménologie et proxémique La méthode d`Abraham Moles

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Phénoménologie et proxémique
La méthode d’Abraham Moles
Par Victor Schwach
Préambule
J’ai découvert la pensée d’Abraham Moles à travers ses cours, il y a exactement 20 ans, à
Strasbourg. Son cours sur la psychologie de l’espace, et plus tard l’ouvrage qu’il a écrit avec
Élisabeth Rohmer, ont représenté pour moi la découverte d’un type de réflexion qui m’a marqué.
Aujourd’hui encore je considère son approche, la phénoménologie, comme le prototype d’une
méthodologie séduisante, parfois amusante et toujours efficace.
Le raisonnement
Moles ouvre son livre par l’exposé de deux attitudes philosophiques distinctes, conduisant à
formuler deux psychologies de l’espace différentes, apparemment contradictoires et pourtant
toutes deux essentielles.
La première attitude correspond à une philosophie cartésienne de l’espace comme étendue ; elle
adopte le point de vue d’un observateur extérieur (qui n’habite pas cet espace) et qui examine de
manière rationnelle un monde étendu et illimité dans lequel tous les points s’avèrent équivalents,
car aucun n’a à être privilégié. L’espace se réduit alors à une configuration géométrique,
caractérisée par un système de coordonnées purement arbitraire.
Une seconde attitude est appelée philosophie de la centralité et correspond au point de vue "Ici et
Maintenant" de l’individu en situation, qui éprouve son propre rapport à l’environnement. Dans
cette perspective, l’être, c’est-à-dire chacun de nous, s’éprouve comme le centre du monde, et
celui-ci s’étend autour de lui.
Je ne veux pas insister sur la description de cette théorie que chacun connaît sans doute. Je
retiens de cette présentation que l’individu est partagé entre deux systèmes de pensées
contradictoires. Il passe de l’un à l’autre sans en avoir conscience, produisant des comportements
et des raisonnements empreints d’irrationalité aux yeux de l’observateur superficiel. D’un côté
l’individu sait raisonner de façon rationnelle, il s’oriente, calcule des distances, élabore des
trajets,... De l’autre côté il investit l’espace d’une affectivité égocentrique lui conférant des
propriétés anisotropiques inacceptables pour l’esprit cartésien. On aurait pu penser que Moles se
contente d’observer cette dualité en notant comme les êtres passent de l’un à l’autre, quitte à
laisser surgir des contradictions et à s’emmêler les pinceaux.
Son projet est différent, il montre non seulement l’alternance mais encore l’intrication de ces deux
attitudes. Bref, pour Moles il n’y a pas véritablement deux psychologies spatiales mais une seule,
complexe et qui fluctue selon des orientations épistémologiques variables.
Le résultat : la proxémique
Sa formulation de la proxémique est une bonne illustration de son raisonnement ; elle résulte de
cette intrication entre les deux philosophies. Tout d’abord il énonce une loi psycho-socio-physique,
qu’il a parfois nommé la loi d’airain de la proxémique, à savoir que l’importance de toute chose
diminue avec sa distance au point ici. Puis il s’applique à rechercher ce que je comprends comme
des aberrations locales, des exceptions, je veux parler des variations discontinues et brutales de
cette loi très générale et normalement très monotone. En l’occurrence, il s’agit du phénomène de
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paroi grâce auquel Moles inverse la perspective en n’examinant plus ce qui est éloigné, mais ce
qui est proche - avec ce défi pour l’architecture dont la mission est désormais de créer un point ici
par la mise à distance de ce qui est là-bas.
Ce qui est frappant dans la démarche, ce sont ses aller-retours incessants entre d’une part une
approche qualitative, j’ose dire affective et sensible, donc subjective (le vécu de l’être) et d’autre
part une approche très objective visant à l’énoncé de lois quasi physiques. Ainsi après avoir
développé une philosophie de la centralité, il établit sa loi proxémique (mathématique ? qu’il
formalise en tous cas par une courbe) puis définit de façon sensible la paroi (comme condensation
de l’espace) et se préoccupe de la qualité de l’être-là (l’icétité du point ici). Toujours ces deux
attitudes qui renvoient aux deux filiations de l’auteur lui-même : Moles physicien et Moles
philosophe.
Comme tout auteur approchant la proxémique, Moles établit une typologie, sa célèbre théorie des
coquilles de l’homme. Il définit une série de huit zones concentriques autour de l’être, comme des
coquilles ou les peaux d’un oignon qu’il va peler... Ces zones correspondent à la position d’un être
isolé qui appréhende son environnement comme un espace illimité. Elles s’étendent depuis
l’espace corporel jusqu’au vaste monde. Ces zones sont évidemment différenciées dans l’espace
selon leur distance au point ici (ou plus exactement selon le logarithme de cette distance). Mais
cette distance ne suffit pas à la définition des zones. Le critère de partition décisif est la
représentation, donc le vécu de l’individu pour qui l’expérience du quartier est autre chose que son
expérience de la ville. Puis rapidement, il est patent que ces catégories sont également créées
socialement. Il s’agit donc d’un phénomène psycho-socio-spatial. Aussi la phénoménologie de
Moles n’est-elle ni seulement une psychologie, ni seulement une sociologie, mais une
combinaison des deux.
On peut comparer cette typologie avec les autres proxémiques, notamment celles de Hall et de
Goffman. Hall combine, lui aussi, des observations, des mesures. Pour Hall, l’espace est un
langage silencieux dans le sens où les comportements spatiaux mobilisent un code culturel. Il
identifie également des types qu’il étage de façon concentrique autour de l’individu. Dans cette
démarche il reste proche de son point de vue hérité d’une sorte de zoo-psychologie ou
socio-éthologie.
Quant à Goffman, sa typologie est tributaire de sa sociologie du rôle et entre dans la codification
sociale de l’interaction. D’emblée, sa construction est moins spatiale et se fonde sur la recherche
de droits. Le droit à l’espace n’est qu’un aspect parmi d’autres. Il évoque ainsi un intéressant
bric-à-brac de types, comme une sorte de portrait chinois, qu’il appelle les "réserves" ; l’espace
personnel, la place, l’espace utile, le tour,... les réserves d’information et, bien entendu, les droits
concernant la conversation. Toutes ces typologies sont utiles et intéressantes. Cette rapide
évocation des trois montre qu’elles sont inconciliables, car issues de projets différents.
La poétique de l’espace
L’approche de Moles ne se limite pas à observer cette dualité que je qualifie volontiers de
fondamentale, opposant l’homme raisonnable à l’être de l’expérience immédiate. A certains
moments, Moles introduit une bifurcation, comme s’il voulait abandonner la rationalité aux
géomètres et développer les composantes les plus sensibles. Hériter de Bachelard, il entreprend,
notamment dans son livre "Les labyrinthes du vécu", d’explorer ce domaine.
Dans cet ordre d’idée je situerai son approche de l’espace sacré. Identifiant la sacralité par un
sentiment spécifique (le respect), il constate, c’est évident, que tous les lieux d’une église ne
suscitent pas le même niveau de recueillement. C’est pourquoi il entreprend de décortiquer le
mécanisme, bien sûr à sa manière, en établissant une typologie qu’il matérialise sur une carte en
dessinant ce qu’il appelle de façon probablement humoristique des "lignes isosacrées". Une fois
de plus est à noter le télescopage des trois dimensions : l’espace objectif (ici l’architecture),
l’espace de l’individu et notamment son vécu et enfin, là encore une dimension sociale facile à
repérer.
Dans le même ouvrage, j’apprécie une sorte d’extension de sa démarche mi-sérieuse,
mi-amusante, lorsqu’il analyse le vécu du voyageur dans le métro ou dans l’aéroport. Là encore, la
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différenciation des espaces peut être mise en correspondance avec une différenciation des états
subjectifs du voyageur. C’est pourquoi il ose assimiler les hôtesses de l’air à des prêtresses
préposées à un rituel. Comme bien d’autres l’avaient souligné, la ritualisation fait toujours partie de
la vie institutionnelle. Elle s’accompagne d’une perte de motivation des comportements qui
deviennent alors des manières de faire formelles. Moles montre, en somme, que la perte de
prégnance cognitive, la perte de la pertinence fonctionnelle crée un mystère et rend cette réalité
(personne, espace, situation) disponible pour un nouveau sens issu de son affectivité.
Je ne résiste pas au plaisir d’illustrer cette analyse par un exemple trouvé le jour de cette
communication dans le journal satirique "Le canard enchaîné" rendant compte du spectacle d’un
chanteur populaire : Johnny Hallyday.
"Ce ne fut pas une kermesse, mais une grande messe chantée avec la foule énorme des dévots
fanatiques, un cortège d’évêques et de cardinaux et, au-dessus de la piétaille apostolique, le
grand prêtre en personne, Johnny. Il n’y manquait même pas les reliques de la sainte Croix sous
forme de débris de guitare fracassée... ".
La méthode
A présent je peux caractériser la méthode de Moles en identifiant trois grandes orientations que
l’on retrouve de façon constante dans son oeuvre, et qui s’exprime de façon particulièrement nette
dans sa théorie de l’espace.
1. L’orientation phénoménologique
2. La préoccupation formelle
Moles ne se satisfait jamais d’une description sensible ou littéraire. Il arme sa phénoménologie de
raison, en cherchant à formuler des modèles et des lois, qu’il formalise toujours par des relations,
des typologies et des organigrammes. La mesure, dit-il, est la manière la plus facile de se
distancer -affirmation qui implique que pour lui le résultat de la mesure est probablement moins
important que l’effort de cerner le phénomène dans ses dimensions propres. C’est la raison pour
laquelle on ne trouve chez lui aucune accumulation de tableaux statistiques. Ce serait du "kitsch
scientifique" où les apparences de la science seraient prises pour la Science elle-même.
3. L’ambition philosophique
Moles ne s’en tient jamais à une approche ponctuelle (l’étude d’un phénomène, d’une situation,
d’un cas). Il prolonge toujours sa théorisation d’une réflexion d’inspiration philosophique. Par
exemple, l’espace lui sert de départ pour une réflexion sur la liberté et, in fine, sur la
société.Considérée dans sa dimension spatiale, la liberté se matérialise dans la faculté de se
déplacer. L’ensemble des trajectoires susceptibles d’être prises par un individu donné constitue
son "champ de liberté". Tout se passe comme si le système social se projetait dans l’espace en
une succession de pleins et de vides, c’est-à-dire d’obstacles et de chemins possibles.
L’élasticité des limites permet, à l’occasion, un surplus de liberté : "la liberté marginale". L’être
peut encore découvrir par hasard, ou en les recherchant activement, des zones socialement
imprévues, qui correspondent à cet autre concept de "liberté interstitielle". Bref, l’individu est
inséré dans un champ complexe, qu’il subit et qu’il veut dominer. La vie sociale s’apparente à une
errance dans un dédale de couloirs, et la société à un labyrinthe.
Généralisation : naissance de la micropsychologie
En examinant la chronologie de ses travaux, il semble que Moles, après avoir jeté des bases
solides de sa psychologie de l’espace, ait voulu s’attacher à une psychologie du temps. Dans ses
publications et dans les recherches qu’il a inspirées, il s’est intéressé à la phénoménologie du
temps, singulièrement dans les situations d’attente. Puis, cette thématique s’est enrichie d’un
ensemble d’éléments périphériques : l’attente comme phénomène de groupe, qualité de la vie, ...
ce qui conduit à penser, et c’est une hypothèse, que l’intérêt pour la vie quotidienne est à la fois
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une généralisation de cette démarche et la découverte d’un filon prometteur. Moles recentre sa
pensée en considérant qu’il n’y a pas lieu de théoriser séparément une psychologie de l’espace,
puis une psychologie du temps,... mais d’élaborer une attitude scientifique générale permettant
d’aborder l’ensemble de ces objets dans la mesure où ils ont un même lieu d’occurrence : la vie
quotidienne. La micropsychologie, discipline qu’il a créée, n’apporte rien d’autre que l’application
de la tridimensionnalité déjà présente dans sa psychologie de l’espace. La micropsychologie est
une phénoménologie, matinée d’une préoccupation formelle (par exemple avec le concept de coût
généralisé) et aboutissant à un regard critique ou philosophique sur la société.
En ce sens Moles n’est jamais ni un psychologue, ni un sociologue, mais un intellectuel qui, à
partir de la phénoménologie, réfléchit sur les phénomènes, les êtres, la société et surtout les
rapports entre l’individu et le système social.
Les phénoménologies de Moles
Dans ses cours, Moles disait qu’il y a autant de phénoménologies que de phénoménologues. Ce
constat - qui n’est pas exempt de dérision - m’amène à préciser l’approche de Moles.
Dans le principe, cette démarche suppose la mise entre parenthèses de quelque chose (principe
de réduction phénoménologique) pour arriver au phénomène lui-même. Selon le type de
phénomènes à étudier, la nature de cette composante à réduire fluctue. Aussi, selon le moment,
Moles se réserve-t-il la faculté d’ajuster son point de vue. C’est pourquoi deux attitudes se
présentent.
Dans l’une, il cherche à appréhender des phénomènes subjectifs ; par exemple lorsqu’il trace des
lignes isosacrées dans les églises et les aéroports, ou qu’il s’interroge sur les dieux qui régentent
le métro. Proche d’une poétique à la Bachelard sa phénoménologie laisse de côté ce qu’il appelle
la "raison raisonnante", celle qui risquerait d’introduire une censure réfutant trop rapidement la
pensée irrationnelle issue de l’expérience subjective. Loin d’entreprendre une psychanalyse d’un
individu donné, cette phénoménologie cherche à épouser la sinuosité du vécu de tout être, en
montrant comment la confrontation à pareille situation retentit sur l’individu. Il fonde ainsi sa
psychologie sur la base de l’axiome qu’il aimait répéter : "la psychologie c’est l’étude rationnelle
de l’irrationalité apparente de l’homme".
Dans l’autre, il met entre parenthèses le sens, pour appréhender des phénomènes objectifs. C’est
pourquoi il renoue, dans sa théorie des actes, avec une orientation plus austère d’une sorte de
(psycho-?) physique de l’action, qu’il déconnecte des motivations. "Un acte, c’est une Gestalt, un
début et une fin, un contour dans le flux des consciences, et ce contour possède des propriétés
largement indépendantes de sa signification, de ses buts..." Il est certes facile de repérer des
préférences momentanées pour l’une ou l’autre position. Ce serait toutefois méconnaître ses
orientations que de les réduire à un choix exclusif entre l’une ou l’autre de ces attitudes. Moles
n’oscille pas entre deux épistémologies possibles qu’il adopterait alternativement selon des
domaines d’étude bien marqués, mais il cherche à réaliser l’exercice difficile de les employer
simultanément. Ce faisant, il évite le piège d’une micropsychologie introspective, voulant restituer
le contact vécu de l’être avec sa quotidienneté en restant exclusivement centré sur l’expérience
de l’observateur, c’est-à-dire la plupart du temps le micropsychologue lui-même. Or, pour lui, la
micropsychologie doit à la fois rendre compte du vécu de l’individu, et rester une démarche
scientifique, qui n’est pas aliénée à l’expérience d’un sujet particulier, aussi digne d’intérêt soit-il.
"Il n’y a de science que du général", répète-t-il inlassablement, tout en affirmant la nécessité de
prolonger l’analyse qualitative souvent descriptive et centrée sur un sujet (ou un petit échantillon
de sujets) par une analyse formelle, explicative, éventuellement quantitative, qui objective et
valide le modèle.
Conclusion
Comme évoqué en introduction, l'attitude scientifique mise au point par Moles dépasse très
largement le cadre de ses travaux sur l'espace. La phénoménologie est une constante majeure de
son œuvre. On la retrouve dans ses développements sur l'objet, la vie quotidienne, la
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communication, etc. Grâce à elle Moles occupe une place originale mais sans doute
problématique dans les sciences sociales. En effet les sociologues le classent volontiers parmi
les psychologues, alors que ces derniers le considèrent comme un sociologue. A l'aise dans les
sciences de l'homme, Moles s'amusait de ces questions et entretenait à l'occasion la confusion.
Ainsi, lorsque je l'interrogeais sur les motifs qui l'avaient conduit à appeler son approche de la vie
quotidienne "Micropsychologie", il répondit par cette boutade : "Vous savez, microsociologie
c'était déjà pris...". En fait Moles appartient aux deux registres. En tant que psychologue, je
considère que sa phénoménologie est utile pour comprendre l'individu, car son comportement est
nécessairement une conséquence de sa manière de ressentir la situation dans laquelle il se
trouve. La phénoménologie définit par conséquent une psychologie - et j'étendrais sans scrupule
son champ de pertinence jusqu'aux situations cliniques et thérapeutiques. Toutefois la démarche
de Moles est plus que cela. Par son souci d'élargir son angled'analyse pour examiner les
déterminants et les conséquences, il s'intéresse toujours aux rapports de l'être avec le système
social. Moles est donc également sociologue. Ces deux dimensions se retrouvent de façon
frappante dans ses théories sur l'espace.
Communication au Congrès International de Sociologie, Centenaire de l'Institut de Sociologie de
Paris, Sorbonne, juin 1993 ; Table-ronde "Autour d'Abraham Moles : Sociologie de l'Espace".
Publication in Bulletin de Micropsychologie nr 24, 1993
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