« La philosophie morale forme l’arrière-plan, et définit les limites de la philosophie politique » Robert Nozick, Anarchie, État et utopie. Philosophie politique – 1° John Rawls et la théorie de la justice 1/3 (é.35) – 7° Alasdair MacIntyre et l’échec des Lumières 2/3 (é.41) – 2° John Rawls et les inégalités naturelles 2/3 (é.36) – 8° Alasdair MacIntyre et la tradition éclatée 3/3 – 3° John Rawls et l’idéal démocratique 3/3 (é.37) – 9° Charles Taylor et le multiculturalisme (é.43) – 4° Robert Nozick et le libéralisme philosophique 1/2 – 10° Macé-Scaron et la tentation communautariste – 5° Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2 – 11° Michaël Sandel et la critique du moi libéral (é.45) – 6° Alasdair MacIntyre et la morale d’Aristote 1/3 – 12° Michaël Walzer et le complexe de l’égalité 5. Robert Nozick et la critique de l’égalitarisme 2/2 À travers une fiction politique – résumée dans l’escritoire n° 35 – John Rawls imagine, dans son ouvrage paru en 1972 : Théorie de la justice, une « situation originelle » de virginité politique, dans laquelle de futurs concitoyens s’accorderaient pour bâtir ensemble une société, la plus juste possible. Nouvelle version d’un « contrat social », adapté aux temps modernes, élaboré sur les ruines des « certitudes » marxistes qui ont longtemps infecté les intellectuels du XXe siècle. Rejet de la « justice distributive » La critique adressée par R. Nozick à J. Rawls (cf. fiche précédente), porte sur sa conception de l’égalité sous-tendue par le concept central de « justice distributive ». Il faut ici rappeler que Nozick s’interroge sur les limites de l’État : « l’État minimal est celui dont les pouvoirs les plus étendus peuvent être justifiés. Tout État aux pouvoirs plus étendus viole les droits des gens » (Anarchie, État et utopie ; p. 187). Il saute aux yeux que parler de « justice distributive » c’est justifier une instance étatique qui prendrait aux uns, qu’elle jugerait avoir « trop », pour redonner aux autres, qui ont moins. Nozick ici ne se laisse pas manipuler : « Le terme “justice distributive” n’est pas un terme neutre » (Ibid.). Ce qui veut dire que ce concept implique nécessaiClassement : 3Cc14 rement celui de « redistribution », et nous ne sommes pas très loin des conceptions du Manifeste du parti communiste. On regrette seulement que Nozick ne le dise pas. Il se contente d’affirmer simplement — peut-être en raison de la prégnance idéologique sur les intellectuels de l’époque — : « Dans ce processus de distribution des parts, il se peut que certaines erreurs se soient glissées ». Mais, contrairement à Rawls, il se préoccupe de l’origine historique des inégalités de possessions. L’on possède quelque chose soit à la suite d’un échange, soit à la suite d’un cadeau. La question est donc de savoir si dans une société libre, une autorité centrale peut avoir le droit d’intervenir dans ces actes individuels d’échanges ou de dons. Bien entendu, la réponse de l’auteur est négative. Mais puisqu’il ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 11/ 2011 1/4 semble que les mots « justice » et « égalité » aient pris, sous l’influence marxiste ou mercantiliste, une connotation tellement quantitative, Nozick s’attelle à la question et développe sa théorie de « l’habilitation ». Les principes de « l’habilitation » Trois principes définissent cette théorie « inductivement », dit-il : « Premièrement, une personne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice gouvernant les transferts, de la part de quelqu’un d’autre habilité à cette possession, est habilitée à cette possession. Deuxièmement, une personne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice gouvernant les transferts, de la part de quelqu’un d’autre habilité à cette possession, est habilitée à cette possession. Troisièmement, nul n’est habilité à une possession si ce n’est en application (répétée) des deux premières propositions » (loc. cit. ; p. 189). L’argumentation semble un peu faible, dans l’absolu, puisqu’elle présuppose que le simple échange suffit à « habiliter » la possession. Mais elle a le mérite d’exclure tout interventionnisme abusif de l’État-providence dont Rawls avait fait le lit. Nozick montre par ailleurs, et cela semble plus important, qu’on ne voit pas très bien en quoi les différences de possessions auraient un rapport direct avec la morale. Mais une impression fâcheuse de circularité subsiste : au fond, une possession n’est injuste que si celui qui la possède n’est pas « habilité » à la posséder ; toute autre possession est ipso facto réputée « juste » ; nous voilà bien avancés ! Nozick sait bien qu’on ne peut échanger que ce qu’on possède déjà ; la question est alors de savoir si l’on est « habilité » à posséder ce que l’on s’apprête à échanger (ou à donner). À l’instar de Rawls, lorsqu’une question devient épineuse, notre auteur lâche alors ; « Je ne me risquerai pas à cette entreprise ici »… Critique de Marx Après avoir montré qu’il n’a pas de reproches essentiels à adresser à Friedrich von Hayek, No- Classement : 3Cc14 zick critique la théorie de la redistribution des richesses. Il y voit une entrave à la liberté : « n’est-il pas surprenant que les gens qui font la redistribution choisissent de laisser de côté l’homme dont les loisirs peuvent être atteints avec tant de facilité [comme par exemple : assister à un coucher de soleil], sans faire d’heures supplémentaires, alors qu’ils ajoutent encore un poids supplémentaire au malheureux qui doit travailler pour ses plaisirs ? » (loc. cit. ; p. 212213). Les systèmes d’impôts démocratiques et socialistes sont directement égratignés par l’auteur (bien qu’il n’emploie pas l’adjectif « démocratique »). Rappelons que la position de Rawls était, au contraire, plutôt favorable aux démocraties libérales, et en tout cas à une justice de redistribution des biens. Tandis que celui-ci ne fera qu’évoquer rapidement le nom de Karl Marx, Nozick entre ouvertement dans la bataille. Le propos est franc, voire ironique : « on pourrait rester avec l’impression que l’exploitation est l’exploitation de l’inintelligence de l’économie » (p. 321) ; c’est en effet du point de vue des théories économiques de Marx que l’auteur développe l’essentiel de sa critique et notamment à propos de la théorie de « l’exploitation » du travailleur par le capitaliste. Nozick s’attache à montrer que la Vulgate marxiste comporte sur ce point un préjugé de taille : « Mais, au fond, la théorie marxiste explique le phénomène de l’exploitation en se référant aux travailleurs qui n’ont pas accès aux moyens de production » (p. 311). Or, lancer une nouvelle entreprise nécessite des qualités de chef d’entreprise et la nécessité de prendre des risques. Le système économique capitaliste seul permet, aux yeux de Nozick, d’assumer ces deux talents. Puis l’auteur évacue la théorie marxiste de la valeur-travail, puisque dans cette théorie « le travail est la seule ressource de production » et que « la valeur est fondée sur les ressources de production ». Il y a bien là un cercle, ainsi que le ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 11/ 2011 2/4 montre finement Nozick. La valeur du produit final de la force productive (le travail) « est proportionnelle au nombre d’heures de travail simple non différencié socialement nécessaire, exigées par sa production » (p. 317, où Nozick cite Marx). Analysant la restriction qu’il souligne (« socialement nécessaire »), Nozick attaque de plein fouet le point central de l’économie marxienne. Car, au fond, un objet ne s’avère « socialement nécessaire » que s’il fait l’objet d’une forte demande (ce qui est une règle de l’économie mercantile et capitaliste) : « supposons qu’il [l’objet produit] soit d’une certaine utilité, mais que personne ne le demande » (p. 318). Au fond, Marx s’enferre dans un piège qui étaye à son insu ce qu’il entendait réfuter ouvertement. Nozick souligne ce fait : « Ce qui est socialement nécessaire, et dans quelle mesure, va être déterminé par ce qui se passe sur le marché ! Il n’existe plus aucune théorie de valeurtravail ; la notion centrale de temps de travail socialement nécessaire se définit en termes de processus et de rapports d’échange d’un marché concurrentiel ! » (p. 319). Même dans le cadre d’une philosophie dialectique, une telle contradiction reste insurmontable. Les arguments de Marx viennent, à la manière d’un boomerang, confirmer les positions libérales de Nozick… Ils militent, indirectement, en faveur de ce que l’auteur appelle « l’État minimal ». Égalité et envie La théorie marxiste avait centré son concept de « justice » sur la nécessité de supprimer toute différence d’avoirs entre les individus. John Rawls avait commencé à saper cette idée conduisant à mettre toutes les richesses entre les mains de l’État chargé de les répartir de manière strictement égalitaire. Rawls veut opposer ce qu’il appelle le « principe de différence ». Robert Nozick ne se satisfait pas de cette réponse qui laissait cependant à l’État un devoir de redistribution équitable (« justice distributive »). L’État restait chargé de compenser les inégalités Classement : 3Cc14 de possessions en faveur des moins favorisés, considérant que les plus favorisés seraient d’accord, sans pour autant aboutir à une égalité parfaite, ainsi que le suggère l’idée rawlsienne d’égalité proportionnelle. Pas assez libéral, pense Nozick : « Pourquoi les avoirs devraientils être égaux ; à moins d’une raison morale particulière justifiant une entorse à l’égalité ? » (Anarchie, État et utopie ; p. 275). Et il lui semble que le propre d’une société libre réside dans le fait que la majeure partie de la distribution échappe aux actions des pouvoirs publics. Dans une telle société, « on voit mal pourquoi on devrait penser que la maxime suivant laquelle les différences de traitement demandent à être justifiées doit s’appliquer systématiquement » (p. 276). En fait, aucune raison d’ordre moral ne justifie davantage l’égalité que l’inégalité des « avoirs » : « car jouer le jeu de la coopération sociale, au bénéfice des moins biens lotis, aggraverait sérieusement la position du groupe privilégié en créant des relations d’égalité présomptive entre celui-ci et le groupe des moins bien lotis » (Ibid.). C’est la thèse de Rawls qui est ici directement visée. On pressent que Nozick s’apprête à rapprocher le désir égalitaire des avoirs d’une manifestation de l’envie ; Freud n’a-t-il pas écrit : « le désir de justice exprime la jalousie des déshérités » ? Aux yeux de Nozick, qui ne mentionne que furtivement l’ouvrage essentiel de Helmut Schoeck : L’envie (sur lequel Michel Masson a attiré plusieurs fois l’attention dans l’escritoire), la question est de savoir si l’atteinte à l’amourpropre peut justifier l’envie, en cas d’inégalités : « L’envieux préfère, si un autre possède quelque chose et que lui en est dépourvu, que ni l’un ni l’autre n’en profitent » (p. 294). Mentionnant qu’il n’y a aucun argument en faveur de l’inégalité en tant que « valeur en soi », l’auteur montre que l’inégalité est plutôt un stimulant de l’amour-propre, par comparaison : « Rappelezvous maintenant comment Trotsky pensait que, ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain version 1.1 • 11/ 2011 3/4 sous le communisme, tout le monde atteindrait le niveau d’Aristote, de Goethe ou de Marx et qu’à partir de cette crête de nouveaux sommets apparaîtraient. Le fait d’être sur cette crête ne donnerait pas plus à chacun l’amour-propre et le sentiment de la valeur individuelle que la possibilité de parler une langue ou la possession de mains capables de saisir des objets » (p. 301). Il n’y a donc aucune justification morale possible de l’égalité qui s’appuierait sur le seul argument de vouloir diminuer l’envie et les blessures de l’amour-propre susceptible de réveiller l’envie. État minimal et utopie La question cruciale à laquelle s’attache Nozick est d’« expliquer comment un État naîtrait d’un état de nature sans que les droits de qui que ce soit ne soient violés » (p. 146). Le recours au concept d’état de nature lui permet de considérer que l’État qui lui succédera doit respecter moralement chaque individu, sans aucune considération de privilège à accorder à quelque groupe social que ce soit. Dans un état de nature, il n’y a pas de groupe social, il n’y a que des individus. Aucune redistribution de droits ou de possessions n’est dès lors légitime ; elle paraîtrait même immorale, puisqu’elle violerait le respect des personnes auxquelles on ôterait ces droits ou possessions. Or, l’état de nature ne parvient pas à garantir de telles prérogatives. Ou plus exactement, elles risqueraient d’être constamment violées par les individus, puisqu’aucune instance supérieure ne les garantit. Nozick montre qu’en réalité, de facto, dit-il, dans un état de nature de type lockéen (c’est-àdire conforme aux théories libérales), vont apparaître des associations protectrices des droits des individus qui les feront payer en échange de leur protection. Mais, par le jeu de la concurrence, l’une d’entre elles finira par devenir dominante. Il restera alors à franchir un pas supplémentaire pour quitter l’état de nature en s’apercevant que l’association protectrice domi- Classement : 3Cc14 nante ne peut qu’être l’État. C’est cette forme d’État très limité dans ses fonctions que Nozick appelle « l’État minimal ». Il lui restera à montrer deux choses : quelles sont les fonctions auxquelles doit se limiter « l’État minimal » et en quoi il se rapproche le plus de l’utopie au sens positif du terme, c’està-dire de l’état idéal. Il faut un État, afin d’éviter ce que l’auteur appelle « l’individualisme anarchiste » qui ne respecte pas les contraintes morales, sans lesquelles la vie en société n’est pas possible. Quant aux fonctions de l’État minimal, elles doivent être strictement limitées « aux fonctions de protection de tous ses citoyens contre la violence, le vol et la fraude, au respect des contrats passés, etc. » (p. 45). Nous ne sommes pas très loin des conceptions de Charles Maurras sur la limitation des pouvoirs de l’État, lorsqu’il écrivait dans L’enquête sur la monarchie : « faute de pouvoir gérer librement et continûment ses grands intérêts, l’État contemporain s’applique à mille autres besognes de surcroît : il est par exemple marchand d’allumettes ou marchand de tabac… Maître d’école et hospitalier…, toujours poussé hors de sa spécialité, de sa sphère professionnelle, il se substitue sans relâche à l’initiative des citoyens et des groupes de citoyens : il invente donc chaque jour quelque occasion nouvelle de les gêner ou de les molester ». Mais Maurras n’est pas « politiquement correct » et Nozick le passe donc sous silence. Quant à sa conception de l’État, il la rapproche d’une sorte « d’utopie » qui ne restera pas utopique ; tentative de conciliation de ce qui paraît contradictoire : l’existence de l’État et le respect de la liberté et de la dignité personnelles. Au fond, Nozick trace, sans le dire, une partie du programme de Nietzsche : « Le moins d’État possible ». ** cf. le glossaire PaTer Aller au dossier d’origine de ce texte - Aller à l’accueil du Réseau-Regain Jean-Louis Linas version 1.1 • 11/ 2011 4/4