Communication au colloque « Penser l`écologie politique : sciences

publicité
1
Communication au séminaire « Nature et politique. Séminaire sur l’écologie
politique »
Organisé par Laboratoire de Changement Social et Politique de l’Université Paris
Diderot, Telecom et Management SudParis (Institut Mines-Télécom), l’UMR5600
Environnement, Ville, Société de l’université de Lyon et AgroParistech
Voir [http://www.lcsp.univ-paris-diderot.fr/Nature-et-politique-Seminaire-sur]
Université Paris Diderot, 5 février 2015, 17h-19h
Topo : environ 45 mn/1h
****************************************
Écologie politique, décroissance et questionnements libertaires
Par Philippe Corcuff
Je voudrais avancer aujourd’hui une série de questionnements associant
une critique anticapitaliste du productivisme, des problèmes posés par
les objecteurs de croissance ainsi qu’une approche libertaire du thème
du pluralisme. J’en tirerai des conséquences du point de vue d’une
réflexivité épistémologique des sciences sociales, puis sur le plan de la
philosophie politique. Cette exploration participe d’un cadre plus général
de dialogues transfrontaliers entre sociologie et philosophie politique 1.
Ces questionnements convergeront vers l’esquisse d’une perspective
pluridimensionnelle de l’émancipation, intégrant un pôle écologiste et
des éléments décroissants dans un cadre plus global, opposé à la thèse
du paradigme écologiste, comme axe principale d’une nouvelle politique
d’émancipation, telle qu’elle a pu être développée sous des modalités
différentes par Alain Lipietz en 19992, puis par Fabrice Flipo en 20143.
Mes investigations suivront cinq étapes complémentaires porteuses
d’éclairages plus ou moins diversifiés, qui chacune nous incitera à nous
saisir davantage de la question de la pluralité. Je m’arrêterai tout d’abord
sur la critique du productivisme et des ressources fournies en ce sens
par les objecteurs de croissance. Puis je m’intéresserai à certains
implicites anthropologique de l’écologie politique et de la décroissance.
Ensuite, je poserai la question des rapports entre anthropologies
philosophiques et sciences sociales. Quatrièmement, je m’arrêterai sur le
traitement de l’histoire des thèmes écologistes, à travers les
controverses autour de l’hypothèse d’un « fascisme vert ».
1
Voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris,
La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.
2
A. Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? La Grande transformation du XXI e siècle, Paris, La
Découverte, 1999.
3
Voir notamment F. Flipo, Pour une philosophie politique écologiste, Paris, Textuel, collection « Petite
Encyclopédie Critique », 2014.
2
Enfin, je terminerai sur l’esquisse d’une philosophie politique pluraliste et
libertaire.
1 – Critique du productivisme capitaliste et ressources de la
décroissance
J’associe critique du capitalisme et critique du productivisme à l’intérieur
d’une sociologie critique du monde existant dans la perspective d’une
philosophie alternative visant l’émancipation individuelle et collective.
On doit d’abord noter le caractère productiviste du capitalisme, au sens
où ce dernier porte une logique de la production pour la production. Le
capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée d’accumulation du
capital, associée à la propriété privée des grands moyens de production
et d’échange, alimentée par le profit marchand à court terme. Or, il se
révèle incapable de prendre en compte le temps long de la biosphère ou
des générations à venir. André Gorz, demeuré anticapitaliste jusqu’à la
fin de sa vie, avait bien saisi que la marchandisation de l’humanité et de
la nature portée par la logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la
justice sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à la
préservation des univers naturels4.
Ce faisant, les analyses de Gorz ont anticipé par certains côté les
courants écolo-marxistes, dits écosocialistes5, qui ont mis l’accent sur la
contradiction capital/nature propre au capitalisme, et pas seulement sur
la contradiction capital/travail privilégiée traditionnellement par les
marxistes. Mais comment caractériser la notion même de « contradiction
du capitalisme » ? Je vise ici un ensemble de contraintes structurelles
associées à la dynamique capitaliste mais aussi de possibilités
d’émancipation qu’il laisse ouvertes. Cette double dimension qui
caractérise justement l’approche marxienne du capitalisme comme
dynamique contradictoire. Mais cela nous incite toutefois de rompre ici
avec les ambiguïtés quant à une téléologie historique présentes chez
Marx, dans les moments où il lorgne du côté d’une nécessité historique.
4
Voir notamment A. Gorz, Écologica (textes de 1975 à 2007), Paris, Galilée, 2008.
Voir, entre autres, M. Löwy et J.-M. Harribey (éds.), Capital contre nature, Paris, PUF, collection
« Actuel Marx Confrontation », 2003, T. Benton, « Marxisme et limites naturelles : critique et
reconstruction écologiques » (1e éd. : 1989), repris dans Capital contre nature, ibid., J. O’Connor, « La
seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences » (communication de 1990), repris
dans Michael Löwy et Jean-Marie Harribey (éds.), Capital contre nature, ibid., J. B. Forster, Marx
écologiste (chapitres extraits de The Ecological Revolution: Making Peace with the Planet; 1e éd. :
2009), Paris, éditions Amsterdam, 2011, et M. Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la
catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits/Fayard, 2011.
5
3
Or, les contradictions du capitalisme, telles qu’entendues ici, pointent
seulement des possibilités, supposant un travail de politisation pour
devenir des logiques pleinement actives, pour s’actualiser, dans une
logique analogue au couple acte/puissance chez Aristote : ce qui n’est
qu’en puissance s’actualisant dans une action 6.
Á partir de là, que peut-on dire de la contradiction capital/nature ? La
nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du
capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les
risques techno-scientifiques associés à la logique contemporaine du
profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et
humaines d’existence. Cela appelle un élargissement de l’horizon
temporel de la critique du capitalisme comme de la philosophie politique
émancipatrice par la prise en compte des générations futures, dans le
sillage de la philosophie de la responsabilité formulée par Hans Jonas 7.
La notion de « Progrès », au cœur des politiques républicainesdémocratiques comme des politiques socialistes d’émancipation, ne
devrait pas pour autant être abandonnée, mais s’en trouver redéfinie
dans le sens de ce que j’ai appelé ailleurs des Lumières tamisées8.
Cependant, si capitalisme et productivismes apparaissent associés,
anticapitalisme et antiproductivisme ne l’ont pas toujours été
historiquement. Les sociétés staliniennes en ont été un exemple
historique marquant. Mais déjà chez Marx, les choses apparaissent
ambivalentes. On trouve chez lui tout à la fois une fascination pour
l’essor industriel propre au XIX e siècle, et ses illusions technologistes,
ainsi que des prémisses écosocialistes 9. Ted Benton a, par exemple,
bien mis en évidence les difficultés pour rendre visible dans le champ de
vision marxien, et plus encore ensuite marxiste, la question des « limites
naturelles » de la croissance10. Plus largement, on doit noter que nombre
de courants de la galaxie socialiste née au XIX e siècle, comme de la
gauche républicaine qui l’a précédée, ont souvent été profondément
marqués par la vision non critique d’un « Progrès » scientifique et
technique supposé intrinsèquement positif.
6
Voir notamment Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. et préface de J. Voilquin, Paris,
GF/Flammarion, 1965.
7
H. Jonas, 1993, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1e éd. :
1979), Paris, Cerf, coll. « Passages », 1993.
8
Dans P. Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, collection
« Individu et Société », 2002.
9
Voir la partie III, intitulée « La vie, les tentations productivistes et la question écologiste », de mon
livre Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique »,
2012.
10
T. Benton, « Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologiques », op. cit.
4
Ici la galaxie de la décroissance, en tant que courant intellectuel et
mouvement social récent, apparaît utile afin d’aider la gauche
écosocialiste à affiner ses perspectives, en bousculant davantage
certaines évidences portées par l’histoire des gauches sur le plan
écologique. Il s’agit ici de « la décroissance » comme outil pour
« décoloniser l’imaginaire », selon l’inspiration de Serge Latouche11, ou
comme « mot-obus », selon l’expression de Paul Ariès 12. En tant que
concept critique, « la décroissance » permet d’interroger ainsi une série
d’évidences et d’impensés actifs à gauche, et en particulier l’idée
prégnante que le plus équivaut au mieux. Ce qui débouche sur un axe
émancipateur décalé synthétisée par la formule « moins de biens, plus
de liens »13. Sur le plan de l’action émancipatrice, la galaxie de la
décroissance a fourni aussi des pistes stimulantes en ouvrant de
nouvelles possibilités d’articulation entre actions individuelles (ce qui est
appelé « la simplicité volontaire »), expérimentations collectives
localisées et action politique globale.
Cependant, la prise en compte de ces apports des objecteurs de
croissance ne conduit pas nécessairement à faire de « la décroissance »
l’axe principal de la pensée critique comme d’une philosophie politique
émancipatrice. Plutôt que de s’arrêter sur un axe principal, à la manière
des marxistes, tant sur le plan de la critique (pour les marxistes, la
contradiction capital/travail) que de la perspective d’émancipation (pour
les marxistes, le rôle central du prolétariat), la critique du productivisme
capitaliste peut nous conduire vers une pluralité de dimensions.
2 – Sur des implicites anthropologiques travaillant l’écologie
politique et la décroissance
En se posant la question des rapports entre les humains et la nature
l’écologie politique en général et la décroissance en particulier portent
des questions anthropologiques au sens philosophique des présupposés
quant aux conceptions de la condition humaine, tant dans l’analyse du
monde tel qu’il est que dans le dessin d’alternatives. Cependant leurs
présupposés sont souvent implicites.
11
Voir notamment S. Latouche, Survivre au développement, Paris, Mille et une nuits/Fayard, 2004, pp.
115-119.
12
Voir P. Ariès, « Adresse aux objecteurs de croissance qui veulent faire de la politique », Les cahiers
de l’IEESDS, n°1, décembre 2006, p. 4, [http://www.decroissance.org/textes/cahiers_ieesds1.pdf].
13
P. Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, Les empêcheurs de penser
en rond/La Découverte, 2010, p. 225.
5
Ici la mise en parallèle d’un pôle anthropologique exprimé par Marx et
d’un pôle anthropologique exprimé par Durkheim dans certains de leurs
textes va faciliter notre explicitation des référents anthropologiques
portés par les critiques écologistes et décroissantes du monde, comme
des alternatives sur lesquelles elles peuvent déboucher 14.
Une des anthropologies philosophiques alimentant la critique marxienne
du capitalisme, depuis les Manuscrits de 1844 jusqu’au livre 1 du
Capital, est celle de « l’homme total » ou « individu complet », selon
l’expression de Marx lui-même. Dans cette anthropologie, les humains
seraient dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces
passions sont considérés comme des potentialités créatrices. Le désir et
la passion apparaissent souvent chez Marx comme intrinsèquement
positifs et émancipateurs. Le capitalisme (comme ce qu’il appelle
« communisme vulgaire » dans les Manuscrits de 1844) constitue un
cadre social entravant, étouffant, amenuisant ces capacités humaines.
Pour Marx, une société émancipée devait libérer les désirs humains
créateurs de leurs entraves, comme la marchandisation et la
spécialisation capitaliste du travail. On pourrait parler chez Marx d’une
anthropologie philosophique des désirs humains créateurs, associée à
une philosophie politique émancipatrice. Quand les écologistes veulent
réorienter les humains de « l’avoir » vers « l’être », on présuppose
souvent de telles propriétés créatrices chez les humains.
Un des fondateurs de la sociologie universitaire française, Durkheim,
partait, dans sa critique du monde moderne, d’un point de départ
proche : « la nature humaine » (expression utilisée par lui) serait
caractérisée par des « besoins » potentiellement « illimités »15. Mais
cette illimitation relèverait de l’« insatiable »16. Le caractère insatiable des
désirs humains les rendrait alors frustrants. « Une soif inextinguible est
un supplice perpétuel », écrit-il17. D’où une certaine philosophie politique
d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il faudrait, au
moyen notamment de l’éducation, mettre des bornes – des normes
sociales et des contraintes sociales – sur lesquelles viendrait buter le
caractère destructeur et auto-destructeur des désirs humains. On
pourrait donc repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique
des désirs frustrants, associée à une philosophie politique républicaine.
14
Voir le chapitre 5, intitulé « Les conditions humaines de la sociologie », de P. Corcuff, Où est
passée la critique sociale ?, op. cit.
15
É. Durkheim É., Le suicide (1ère éd. : 1897), Paris, PUF, collection « Quadrige », 1999, p. 273.
16
Ibid.
17
Ibid., p. 274.
6
Ce type d’hypothèse anthropologique est souvent plus ou moins implicite
dans les critiques écologistes de « la société de consommation », ou
quand des objecteurs de croissance comme Paul Ariès insistent sur « la
démesure » propre à la croissance et sur les frustrations marchandes
des désirs humains, en leur opposant « le sens des limites »18.
Que faire alors de ces questions anthropologiques sur le plan d’une
philosophie politique alternative au capitalisme et au productivisme ? Les
visions écologistes sont parfois tentées de proposer un certain partage
anthropologique : l’hypothèse de Durkheim pour l’analyse de l’existant et
l’hypothèse de Marx pour « l’homme nouveau » écologiste de demain.
Ce point de vue risque de rester prisonnier d’un monisme
anthropologique, où le « vrai » désir succèderait au désir « dévoyé »,
dans une sorte d’« harmonie », qui relèverait un peu trop du conte de
Noël. Le thème de « l’harmonie », repris des corpus religieux et/ou de la
littérature romantique, revient d’ailleurs souvent dans la littérature
écologiste. Par exemple, un des premiers livres importants de la
décroissance en France, Objectif décroissance en 2003, sous le
patronage de la revue écologiste Silence, est sous-titré « Vers une
société harmonieuse »19. Plus soucieux de pluralisme anthropologique,
on peut préférer mettre en tension Marx et Durkheim.
3 – Comment traiter la condition humaine en sciences sociales ?
Cette mise en tension anthropologique apparaît plus aisée en matière de
philosophie politique, car la part anthropologique y est souvent
reconnue. Mais c’est plus compliqué dans un registre critique outillé des
sciences sociales. Car celles-ci, en tout cas nombre de courants des
sciences sociales contemporaines, ont un problème particulier avec les
notions anthropologiques de « condition humaine » et, encore plus, de
« nature humaine ».
Notons d’abord un premier problème : le scientisme. Il est facile à
évacuer épistémologiquement, car ses arguments sont peu étayés. Mais,
par contre, il est fort d’un point de vue académique : c’est l’illusion d’une
totale indépendance des sciences sociales à l’égard de présupposés
philosophiques (dont les présupposés anthropologiques) confondue
avec leur légitime autonomie scientifique.
18
P. Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, op. cit., p. 222.
M. Bernard, V. Cheynet et B. Clémentin, Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse (1e
éd. : 2003, revue Silence de Lyon et Les Éditions Écosociété de Montréal), Lyon, Parangon/Vs, 2005.
19
7
Le second et principal problème est plus ardu épistémologiquement. Il
prend la forme d’un paradoxe : les « jeux de connaissance » (pour
emprunter une notion au biologiste Henri Atlan dérivé de Ludwig
Wittgenstein20) des sciences sociales tendent aujourd’hui dans nombre
de ses secteurs à récuser la notion de « nature humaine » au profit
d’une vision socio-historique de la condition humaine. Mais, en même
temps, les concepts des sciences sociales sont travaillés le plus souvent
par des présupposés quant aux caractéristiques des humains et même
par des « natures humaines » implicites. Songeons aux connotations de
certains termes de base de leur vocabulaire : « intérêts », « calcul »,
« stratégies », « dispositions », « habitudes », « désirs », « passions »,
« plaisirs », « identités », « compétences », « imaginaire », « amour »,
etc.
Une piste pour se déplacer par rapport à ce paradoxe ? Le caractère
socio-historique de « la condition humaine » et le refus corrélatif de la
notion de « nature humaine » ne renverraient pas à une propriété en soi
des réalités observées par les social scientists, mais plutôt à une
propriété attachée aux « jeux de connaissance » des sciences sociales
quand ils rendent compte de ces réalités, et même dès qu’ils les
découpent. Cela participerait d’une des formes d’intelligibilité de ces
réalités, non exclusive d’autres formes d’intelligibilité, comme celles
proposées par les « jeux de connaissance » de la biologie ou de
l’écologie (en tant que science), par exemple.
On pourrait alors dire que, pour des pans importants des « jeux de
connaissance » des sciences sociales (la grande diversité des
conceptualisations ne permettant pas de toutes les inclure), les réalités
observées sont appréhendées sous l’angle socio-historique. Cela ne se
présenterait pas comme une prétention hégémonique vis-à-vis des
dimensions biologiques et naturelles, mais comme une façon
d’appréhender leurs objets tendanciellement propre à ces « jeux de
connaissance ». Cela laisse ouverts aussi des dialogues transfrontaliers
possibles entre « jeux de connaissance ».
Ce déplacement du problème par son épistémologisation peut alors
déboucher sur une méthodologisation de la tension entre la critique de la
notion de « nature humaine » associée à une grande part des « jeux de
connaissance » des sciences sociales et le fait d’admettre la présence
de présupposés anthropologiques, semblant dessiner des figures de « la
nature humaine », dans leurs outillages. Qu’est-ce à dire ?
20
H. Atlan, Á tort ou à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris, Seuil, 1986, pp. 271-293.
8
Ces présupposés ne seraient pas considérés comme des prises de
position substantielles, mais fonctionneraient selon le mode d’un
« comme si » analogique à faire tourner dans un modèle ; d’autres
« comme si » anthropologiques permettant de faire tourner d’autres
modèles. Si l’on revient à la polarisation anthropologique Marx/Durkheim,
on pourrait faire tourner des modèles de désirs créateurs et des modèles
de désirs frustrants dans la critique sociale du monde existant. On
pourrait aussi envisager un modèle prenant appui sur une ambivalence
des désirs humains, mettant en tension Marx et Durkheim. C’est un tel
modèle qui oriente mes travaux sociologiques en cours sur les
ambivalences de l’individualisme contemporain 21. C’est encore une façon
de se saisir de la question de la pluralité.
4 – Usages socio-historiques des thèmes écologistes : éviter les
tentations idéalistes et essentialistes concurrentes
L’écologie politique peut aussi être interrogée sous l’angle de l’histoire.
Une façon de le faire est de revenir sur la controverse autour d’un
« fascisme vert » passé, ou de manière plus soft sur des pentes
conservatrices associées aux origines idéologiques de l’écologisme dans
les années 1930, qui se rejoueraient dans l’écologie politique
contemporaine.
Le géographe et militant anarchiste Philippe Pelletier est un de ceux qui
met l’accent sur les liaisons supposées « fascistes » des origines de
l’écologisme avec des échos jusqu’à aujourd’hui 22. Il insiste ainsi sur les
accointances « fascistes » de ceux qu’on a appelé « les nonconformistes des années 30 »23, parmi lesquels des thèmes
antiproductivistes et écologistes ont émergé à l’époque (avec des figures
comme Denis de Rougemont, Bertrand de Jouvenel, Philippe Lamour,
Emmanuel Mounier, Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau). Pelletier
se situe ainsi dans le sillage des travaux de l’historien israélien Zeev
Sternhell sur « l’idéologie fasciste en France »24.
21
Voir notamment P. Corcuff, « Vers une théorie générale de l’individualisme contemporain
occidental ? », dans P. Corcuff, C. Le Bart, F. de Singly (éds.), L’individu aujourd’hui. Débats
sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, coll. « Res
publica », 2010.
22
Voir, entre autres, P. Pelletier, « 1933 : des antiproductivistes écrivent à Adolf Hitler », Le Monde
Libertaire, n° 1733, 6-12 mars 2014, « De quoi "l’écologique politique" est-elle le nom ? », Le Monde
Libertaire, n° 1738, 10-16 avril 2014, « Denis de Rougemont : l’Ordre nouveau, la CIA et
l’écologisme », Le Monde Libertaire, n° 1745, 19-25 juin 2014.
23
Voir J.-L. Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement
de la pensée politique française (1e éd. : 1969), Paris, Seuil, collection « Points Histoire », 2001.
24
Voir notamment Z. Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1e éd. : 1983),
nouvelle édition refondue et augmentée, Bruxelles, Éditions Complexe, 1987.
9
Fabrice Flipo met en cause quant à lui dans Nature et politique le thème
des « filiations idéologiques fascisantes » de l’écologisme25. Il casse les
liens entre « non-conformistes des années 30 » et fascismes, et retient
une série d’objections formulées par certains historiens vis-à-vis des
travaux de Sternhell.
Á la lecture des livres de Loubet del Bayle et de Sternhell, il est difficile
de nier des éléments d’attraction et de complaisance vis-à-vis du
nazisme et du fascisme italien parmi les « non-conformistes des années
30 » (en particulier chez Denis de Rougemont, Bertrand de Jouvenel et
Emmanuel Mounier), mais avec aussi des ambivalences, des
hésitations, des critiques et des évolutions en fonction des périodes. Il
n’y aurait donc pas identité entre « non-conformistes des années 30 » et
fascismes, mais surtout des intersections variables, non exclusives de
différences et d’oppositions. D’ailleurs, certains « non-conformistes »
rejoindront la Collaboration, d’autres la Résistance (plus par patriotisme
que par antifascisme), mais après une période pétainiste, comme dans
le cas de Mounier. Mais que tirer de ce constat historique pour l’écologie
politique contemporaine ?
Les points de vue de Pelletier et de Flipo constituent peut-être deux
tentations inverses et symétriques achoppant sur une double tendance
idéaliste et essentialiste, à l’écart des méthodes les plus usitées par les
sciences sociales contemporaines en matière d’étude des idées. Qu’estce à dire ? Les deux auteurs tendent à donner aux idées elles-mêmes un
primat par rapport au jeu des circonstances socio-historique dans leur
évolution au cours du temps (volet idéaliste). Et ces idées tendent à être
dotées de noyaux stables à travers le temps, comme des essences
(volet essentialiste). Ce sont des tendances, mais les analyses de
Pelletier et de Flipo sont plus compliquées. La formule qui pourrait
résumer cette tendance chez Pelletier serait : le vers fasciste est dans le
fruit écologiste, ce qui est proche des aspects idéalistes et essentialistes
de la démarche de Sternhell. Celle qui pourrait synthétiser cette
tendance chez Flipo serait : le papillon écologiste sort du cocon des
années 30.
Je dirais que Pelletier a raison de pointer certaines origines historiques
« impures » à l’écologie politique, contre la tentation de purification des
tenants du « paradigme écologiste ». Mais qu’il a tort d’enfermer
l’écologie politique dans ces origines.
25
F. Flipo, Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité, Paris, Amsterdam,
2014, pp. 81-87.
10
Inversement, Flipo a raison de refuser d’aplatir l’histoire complexe de
l’écologie politique sur le seul plan de telles origines historiques, en
mettant par ailleurs en évidence leurs ambiguïtés. Mais qu’il a tort d’en
faire trop dans la purification historique, comme si la thèse du
« paradigme écologiste » avait besoin d’un nouveau conte de Noël.
Une autre voie d’analyse, souvent empruntée par les sciences sociales
actuelles en matière de recherches sur les idées, consiste à souligner
davantage la fragilité des idées vis-à-vis des circonstances sociohistoriques. Ce qui compterait davantage, ce serait la pluralité et une
certaine mobilité des usages des idées et des bricolages entre elles
dans des contextes différents. Ainsi « les non-conformistes des années
30 » (incluant certains de leurs thèmes antiproductivistes et préécologistes) ont contribué à un brouillage des repères entre gauche et
extrême droite et à un certain confusionnisme, sous l’effet d’une
aimantation partielle par les fascismes, ayant contribué à doter d’une
légitimité supplémentaire ces fascismes26. Par contre, le développement
de l’écologie politique dans les années 1970 s’accrochent à des thèmes
émancipateurs de gauche dans le sillage de Mai 68, comme le montrent
sous des formes différentes le sociologue des mouvements sociaux
Lilian Mathieu27 et Fabrice Flipo28. C’est dans ce sillage qu’il existe
aujourd’hui un espace pour une décroissance libertaire, dans les
élaborations de Jean-Pierre Tertrais29 ou dans celles de Stéphane
Lavignotte30.
26
Sur cette analyse des années 30, voir la partie I de P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la
gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014.
27
L. Mathieu, Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie
Critique », 2010, pp. 54-58.
28
F. Flipo, Pour une philosophie politique écologiste, op. cit., pp. 85-94.
29
J.-P. Tertrais, Du développement à la décroissance. De la nécessité de sortir de l’impasse suicidaire
du capitalisme, Paris/Saint-Georges-d’Oléron, Éditions du Monde libertaire/Éditions libertaires, 2006,
et « Pour une décroissance libertaire », Ecorev’, n° 26, printemps 2007, [http://ecorev.org/spip.php?
article583].
30
S. Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, collection « Petite
Encyclopédie Critique », 2010.
11
Cependant des accrochages entre thèmes écologistes et thèmes
d’extrême droite en progression sont aussi observables plus récemment,
en particulier grâce à l’extension d’. C’est le cas de « la nouvelle droite »
d’Alain de Benoist31 ou du Front national32.
On doit noter également une présence écologiste dans un nouvel
espace confusionniste néoconservateur, traversant presque l’ensemble
de l’espace politique français33, non pas dans son pôle xénophobe, mais
de nostalgie de la famille patriarcale. Récemment, Vincent Cheynet, le
directeur de publication et rédacteur en chef du mensuel La
Décroissance, en a donné une formulation dans son ouvrage
Décroissance ou décadence34. Il y dénonce « le mariage pour tous »
comme un « produit de la croissance »35. Il le fait au nom de…
« l’inné »36 et de « la nature »37. On a là une figure classique de la
naturalisation des différences et des inégalités sociales, faisant passer
les rôles sociaux historiquement constitués pour des données
« naturelles » ; dans ce cas avec l’appui de l’écologisme, réactualisant
par ailleurs le thème non-conformiste des années 30 de « la
décadence ».
Cheynet va plus loin en dotant d’un imaginaire patriarcal sa vision de la
décroissance : « derrière la décroissance, le non, le père »38. Car la
décroissance opposerait « à la société de l’illimité » un « non », et « le
père apprend le manque, l’absence, le sevrage, la frustration, la
renonciation à la jouissance illimitée, la distance, la limite, la loi, le doute,
la finitude, le réel ». Il n’y a point ici des rôles sociaux paternels variables
en fonction des périodes historiques, des civilisations et des sociétés
comme nous l’apprennent les ethnologues, les historiens et les
sociologues de la famille, et même parfois pas de père du tout comme
dans le cas des Na de Chine39.
31
A. de Benoist, Demain, la décroissance !, Paris, Édite, 2007.
Voir J. Dubart, « Extrême-droite : Les liaisons dangereuses bruns-verts », Alternative Libertaire, n°
246, janvier 2015, [http://www.alternativelibertaire.org/?Extreme-droite-Les-liaisons].
33
Voir L Boltanski et A. Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux,
Éditions Dehors, 2014, et P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op.
cit.
34
V. Cheynet, Décroissance ou décadence, Vierzon, Le Pas de côté, 2014.
35
Ibid., pp. 87-102.
36
Ibid., p. 86.
37
Ibid., p. 87.
38
Ibid., pp. 35-47.
39
Voir Cai Hua, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine, Paris, PUF, collection
« Ethnologies », 1997.
32
12
L’invocation de « la nature » est déplacée vers celle d’une « fonction
symbolique » tout aussi intemporelle, avec l’aide de courants
conservateurs de la psychanalyse :
« Le père symbolique est le frein à la société capitaliste,
productiviste, matérialiste, de croissance. », écrit-il ainsi40
Ces différents éléments montrent qu’il y a des écologismes et des
décroissances en fonction des contextes et de bricolages idéologiques
diversifiés, qui ne sont enfermés ni dans des origines réactionnaires, ni
purifiés par la paradigmatisation de l’écologie politique.
5 – Une philosophie politique pragmatique, pluraliste et libertaire
plutôt qu’un paradigme écologiste
En 1999, Alain Lipietz avance ceci :
« L’écologie politique est l’écologie d’une espèce particulière,
l’espèce humaine, une espèce sociale et politique. Mais c’est aussi
un mouvement social pour transformer l’écologie réellement
existante de notre espèce humaine. C’est donc une politique, mais
c’est aussi une éthique »41.
Lipietz parle alors d’ « un "paradigme" de l’écologie politique »42, appelée
encore « la grande transformation du XXIe siècle » (en référence à Karl
Polanyi)43.
Quinze plus tard, Fabrice Flipo avance que « l’écologisme devrait être un
grand mouvement du XXIe siècle »44, mettant en cause « les catégories
de la critique sociale classique »45. Flipo critique, partant, ceux qui se
contenteraient d’insérer l’écologisme dans un « pluralisme des sujets de
l’histoire »46, ou ceux qui en feraient « un mouvement sectoriel parmi
d’autres, nullement porteur d’enjeux plus fondamentaux que les
autres »47. L’analyse prend même des accents prophétiques : « C’est
oublier que les questions posées par l’écologisme sont largement à
venir »48. On retrouve donc, implicitement, l’idée du « paradigme » cher à
Lipietz sous des modalités pour une part différentes.
40
V. Cheynet, Décroissance ou décadence, op. cit., p. 43.
A. Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ?, op. cit., p. 7.
42
Ibid., p. 36.
43
La grande transformation du XXI e siècle est justement le sous-titre du livre d’A. Lipietz, Qu’est-ce
que l’écologie politique ?, ibid.
44
F. Flipo, Pour une philosophie politique écologiste, op. cit., p. 128.
45
Ibid., p. 10.
46
Ibid., p. 7.
47
Ibid., p. 47.
48
Ibid.
41
13
Je propose une autre voie : pragmatique, pluraliste et libertaire.
Pragmatique ?
En
choisissant
le
chemin
d’une
prudence
anthropologique, s’efforçant de ne pas mettre tous ses œufs alternatifs
dans le même panier anthropologique ; une prudence anthropologique
tenant compte des risques totalitaires de la thématique de « l’homme
nouveau », tels qu’une série d’expériences historiques l’ont manifesté au
XXe siècle.
Pluraliste ? En particulier sur le plan anthropologique. Si on veut penser
l’émancipation humaine et l’écologie politique ensembles, peut-on se
priver de la part d’optimisme de Marx, et de son attention aux
potentialités créatrices des désirs humains ? Mais, dans le même temps,
ne doit-on pas colorer cette attention par une inquiétude plus
durkheimienne quant à la possibilité de dynamiques frustrantes dans les
désirs humains et sur leurs effets destructeurs sur la nature ? On serait
ainsi poussé à plutôt engager comme présupposé de notre approche
d’une cité alternative une vision des ambivalences des désirs humains,
dans un pluralisme anthropologique, ouvert sur le travail socio-historique
de re-définition des désirs humains, plutôt que sur l’émergence magique
d’un « homme nouveau ». Dans le sillage de ce pluralisme
anthropologique, pluralisme également des modalités et des dimensions
de l’émancipation.
Pluraliste aussi sur le plan de critique sociale, en prenant en compte une
pluralité de contradictions du capitalisme : contradiction capital/travail,
contradiction capital/nature, contradiction capital/individualité et
contradiction capital/démocratie. Contradictions à penser également
avec des formes de domination en interaction mais non réductibles au
capitalisme, comme la domination masculine et les discriminations
racistes et postcoloniales49. Dans le sillage de cette approche critique,
pluralisme des mouvements sociaux émancipateurs, dont l’écologisme, à
tenter de faire converger dans des espaces communs n’annihilant pas
leur diversité.
49
Sur les différentes contradictions du capitalisme et les autres formes de domination, voir le chapitre
10, intitulé « Relancer la critique du capitalisme et l’émancipation au XXI e siècle : défis de/à l’économie
sociale et solidaire », de P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, op. cit.
14
Libertaire ? Parce que plutôt que la thématique de « l’harmonie » (dans
une inspiration religieuse) ou de « la synthèse » (inspiré de la
philosophie dialectique hegelienne), on aurait besoin ici de la vision de
« l’équilibration des contraires » avancée par l’anarchiste Pierre-Joseph
Proudhon50. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Proudhon à envisager « le
principe fédératif » comme un outil politique ne visant pas à faire
disparaître les contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant
de faire vivre les tensions dans un même espace 51.
Dans notre cas, il s’agit notamment de mettre en tension dans cadre
commun :
- les désirs créateurs de Marx et les désirs frustrants de Durkheim,
l’ouverture à l’illimité du mouvement de la création et les limites
concernant les aspects destructeurs des désirs humains, avec leurs
conséquences sur les formes d’émancipation ;
- les différentes contradictions du capitalisme et les modes de
domination qui lui sont irréductibles ;
- la pluralité des mouvements sociaux émancipateurs.
Ici l’humilité des sciences sociales contemporaines rejoint la boussole
pluraliste esquissée au sein de la galaxie anarchiste, en substituant à la
tentation d’une totalité organisée autour d’un seul axe (que l’on retrouve
souvent chez les marxistes et qui constitue aussi un risque de la thèse
du « paradigme écologiste ») la cartographie d’un global pluriel. Dans
une somme consacrée aux rapports entre géographie et anarchie,
Philippe Pelletier rappelle que fréquemment l’anarchie « suppose la
pluralité des principes »52. Et de préciser : « La critique, affirmée par les
anarchistes, n’est pas tant celle d’un principe directeur que celle de son
unicité », c’est-à-dire d’« un principe directeur unique »53. Une telle
cartographie pluraliste présente des affinités particulières avec une
philosophie politique émancipatrice elle-même pluraliste.
P.-J. Proudhon, Théorie de la propriété (1e éd. : 1866), Paris, L’Harmattan, collection « Les
introuvables », 1997, p. 206.
51
P.-J. Proudhon, Du Principe fédératif (1e éd. : 1863), Antony, Éditions Tops/H. Trinquier, 1997.
52
P. Pelletier, Géographie et anarchie. Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, Léon Metchnikoff et d’autres,
Paris/ Saint-Georges-d’Oléron, Éditions du Monde libertaire/Éditions libertaires, p. 19.
53
Ibid.
50
Téléchargement