BIBLE: LA TRADUCTION DES ALLIANCES

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BIBLE: LA TRADUCTION DES ALLIANCES
Enquête sur un événement littéraire
Collection « Logiques Sociales »
dirigée par Bruno Péquignot
Série « Littératures et Société»
dirigée par Florent Gaudez
Au-delà de la seule analyse interne du texte littéraire et de la stricte étude de ses
conditions externes de production et de circulation, le paradigme des recherches en
littérature gagnerait à s'ouvrir davantage aux déterminants humains dans les processus
littéraires, tandis que les dimensions sociales des productions symboliques, ici la
littérature, mériteraient une meilleure prise en compte par les protocoles sociologiques.
Considérant la littérature comme un fait social total susceptible d'interroger le
raisonnement sociologique, cette série se donne ainsi comme objectif de valoriser la
complémentarité des approches« littéraires» et sociologiques.
Elle est donc destinée à accueillir tant les démarches socio-anthropologiques ouvertes
sur le questionnement de la littérature, que les approches « littéraires» à forte ouverture
socio-anthropologique, en se fondant sur le postulat selon lequel la littérature est un
véritable processus de connaissance humaine et sociale et qu'il existe entre l'activité
de raconter une histoire et le caractère temporel de l'expérience humaine une
corrélation qui n'est pas purement accidentelle, mais présente une forme de nécessité
transculturelle.
Déjà parus dans cet esprit
Pierre BANNIER, Les microsociétés de la littérature pour la jeunesse. L'exemple de Fantômette,
2000.
Mohamed DENDANI, Les pratiques de la lecture, 1998.
Laurence ELLENA, Sociologie et Littérature. La référence à l'oeuvre, 1998.
Gérard FABRE, Pour une sociologie du procès littéraire. De Goldmann à Barthes en passant
par Bakhtine, 2001.
Florent GAUDEZ, Pour une socio-anthropologie du texte littéraire. Approche sociologique du
Texte-acteur chez Julio Corttizar, 1997.
Chantal HORRELOU-LAFARGE, Regard sur la lecture en France. Bilan des recherches
sociologiques, 1996.
Sabine JARROT, Le vampire dans la littérature du XIX: au XX siècle, 2000.
Jacques LEENHARDT, Pierre JOZSA, Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture (1983),
1999.
Aude MOUACI, Les poètes amateurs. Approche sociologique d'une conduite culturelle, 2001.
Isabelle PAPIEAU, La Comtesse de Ségur et la maltraitance des enfants, 1999.
Bruno PÉQUIGNOT, La relation amoureuse. Analyse sociologique du roman sentimental
moderne, 1991.
Marie-Caroline VANBREMEERSCH, Sociologie d'une représentation romanesque. Les paysans
dans cinq romans balzaciens, 1997.
Pierre VERDRAGER, Le sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse, 2001.
Pierre V. ZIMA, Pour une sociologie du texte littéraire (1978),2000.
Pierre V. ZIMA, Manuel de sociocritique (1985),2000.
Pierre V. ZIMA, L'ambivalence romanesque. Proust, Kafka, Musil (1980), 2002.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque. Sartre, Camus, Moravia (1982), 2005.
Pierre LASSA VE
BIBLE:
LA TRADUCTION
DES ALLIANCES
Enquête sur un événement littéraire
L'Harmattan
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ITALIE
Ouagadougou 12
Du même auteur
Les sociologues et la recherche urbaine dans la France contemporaine, Toulouse,
Presses universitaires du Mirail (<<Socio-Iogiques »), 1997.
«La seconde thèse», Bruxelles, Revue de l'Institut de Sociologie, 1999, pp. 7-167.
Mobilités spatiales, Une question de société (dir., avec Antoine Haumont), Paris,
L'Harmattan, (<<Habitat et sociétés »), 2001.
Sciences sociales et littérature, Concurrence, complémentarité, interférences, Paris,
Presses universitaires de France (<<Sociologie d' aujourd 'hui »), 2002.
«Urbanité et liens religieux» (dir., avec Anne Querrien), Paris, Les Annales de la
recherche urbaine, 2004.
Remerciements
Cette enquête sur la traduction littéraire de la Bible n'aurait pu voir le jour sans la
participation active des écrivains et des biblistes sollicités. Qu'ils en soient tous
vivement remerciés, et tout spécialement Frédéric Boyer, directeur éditorial chez
Bayard et Laure Mistral, sa collaboratrice. Je voudrais également remercier pour leur
accueil généreux, Danièle Hervieu-Léger, Présidente de l'École des hautes études en
sciences sociales, Pierre Gibert, directeur de la revue Recherches de science religieuse,
et Marie-Andrée Lamontagne, écrivain et éditrice à Montréal.
Je ne peux oublier non plus les lectures attentives et les encouragements d'Alain
Guillemin (CNRS) et de Fabrice Thumerel (Université d'Artois). Enfin je remercie
Bruno Péquignot et Florent Gaudez pour publier avec diligence cette enquête qui, je
l'espère, sera aussi vivante pour le lecteur qu'elle l'a été pour son auteur.
www.1ibrairieharmattan.com
harmattan1 @wanadoo.fr
[email protected]
(Ç)L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-9481-5
EAN : 9782747594813
,
INTRODUCTION
Evénement et questions
Le mouvement proprement moderne de re-traduction commence
lorsqu'il s'agit de rouvrir l'accès aux œuvres qui constituent
notre sol religieux, philosophique, littéraire et poétique; aux
œuvres qui ont décisivement modelé notre mode de sentir et
d'exister
Homère, Platon, la poésie élégiaque latine, etc. mais qui, en même temps, ont été épuisées par leur propre gloire
au fil des siècles. La re-traduction moderne est une mémoire rapatriante.
Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l'auberge du
lointain, Paris, Seuil (<<L'ordre philosophique »), 1999, p. 118.
À l'automne 2001, La Bible: Nouvelle traduction a fait la une de la rentrée
littéraire. Coédité par Bayard en France et par Médiaspaul au Canada, maisons
liées à la presse catholique, ce lourd volume de trois mille pages a voulu ouvrir
le texte biblique au langage d'aujourd'hui en soulignant la diversité de ses
écrits et en rompant avec toute tradition sacralisante. Pendant sept ans, une
trentaine de biblistes qualifiés, d'obédiences diverses (catholiques, protestants,
laïques, auxquels s'est joint un rabbin), se sont attelés à la tâche avec une
vingtaine d'écrivains. Des romanciers et des poètes connus du monde littéraire
comme François Bon, Olivier Cadiot, Emmanuel Carrère, Florence Delay, Jean
Echenoz, Marie Ndiaye, Valère Novarina, Jacques Roubaud; plumes
« exigeantes» réunies pour leur art d'écrire, hors de toute considération religieuse. Frédéric Boyer, éditeur chez Bayard mais aussi écrivain des éditions
P.O.L., en est le principal maître d'œuvre. Lancée à grands frais publicitaires,
cette « Bible des écrivains» (selon les premiers commentaires) a rapidement
connu un succès médiatique et commercial qui dépasse de loin le petit monde de
l'édition biblique pour atteindre les plateaux de télévision et les rayons de supermarché. Redonner à lire hors des églises une bibliothèque éparse de morceaux
légendaires, juridiques, poétiques ou rhétoriques, tissés et retraduits depuis trois
millénaires au sein des traditions juives et chrétiennes, en voulant restituer au
plus près la variété expressive de leurs sources lacunaires et controversées,
oscille entre l'exploit et la gageure. La sagesse de l'Ecclésiaste recomposée
en quatrains apparentés à des haïkus, les aventures extraordinaires de Samuel
narrées en style direct ou les diatribes de Paul exacerbées jusqu'à l'absurde,
libèrent en tout cas la Bible de l'image empesée, déférente et codée que les
7
Bible: la traduction des alliances
vulgates ecclésiales ont fait peser sur le texte (poids d'autant plus lourd en
France qu'en Allemagne et en Angleterre la traduction de Luther et la King
James Version ont à l'inverse construit les langues nationales depuis la Renaissance). La cote mal taillée qui en résulte entre « Belle infidèle» et « calque
archaïsant» ne peut que satisfaire des publics différents, les uns attirés par un
accès objectif ou « débondieusé » à la source de notre civilisation, les autres
séduits par l'expérimentation proprement poétique, d'autres encore curieux de
la comparaison avec leur bible familière.
Se voulant libre de toute tutelle confessionnelle, cette Bible des écrivains
n'en a pas moins fait droit au canon chrétien et a été éditée par un partenariat
catholique. Mais l'épiscopat français, bien qu'ayant reconnu les qualités exégétiques et littéraires du produit et recommandé sa lecture, n'a pas cru bon
d'accorder son imprimatur sans un délai de réflexion sur sa réception. Sinuosités prudentes qui ont pris les devants de la petite tempête médiatique française
qui a sévi peu après sous l'effet de voix rigoristes à droite comme à gauche,
hostiles à une « forme particulièrement habile de profanation du dépôt sacré»
ou de « noyade du signifié transcendantal» dans « l'immanence démocratique
du langage de micro-trottoir». Côté littéraire, les équivoques entre expérimentation poétique et œuvre d'église ou entre best-seller et long-seller ne sont pas
allées sans heurts ni silences parlants.
En bref, un événement culturel suffisamment problématique pour qu'il justifie à lui seul une investigation sociologique spécifique. Une sorte de « fait
social total» comme disait Marcel Mauss en tant qu'il révèle la recomposition
qui s'opère, dans nos sociétés occidentales, entre des valeurs qui relèvent de la
religion, de la littérature et du savoir sur sa propre culture.
Son contexte immédiat de lancement fut déjà fort parlant. L'éditeur avait en
effet initialement prévu de lancer l'ouvrage le 12 septembre 2001, mais une
proposition de dossier spécial dans un magazine (Le Nouvel Observateur) pour
la fin du mois d'août l'a incité à devancer l'appel. Divine presse, car dès le Il
septembre les salles de rédaction étaient toutes occupées par les attentats du
World Trade Center et du Pentagone! Dans l'intervalle qui a précédé cet
événement mondial, nos biblistes et écrivains ont juste eu le temps de présenter
leur œuvre au grand public des journaux télévisés. Honneur inédit pour une
Bible en pays laïque et sécularisé! Après que le romancier Emmanuel Carrère
a dû répondre de sa version roborative de l'évangile de Marc (où il fait dire à
Jésus énervé contre les Séparés (Pharisiens) qui exigent de lui un signe du ciel:
« Plutôt crever! », en les «plantant là»), le chiffre des ventes s'est envolé
(5000 exemplaires vendus le lendemain). À vrai dire, si les explosions de New
York ont momentanément envahi l'espace médiatique, il n'est pas sûr que
l'événement ait nui à la publication de la Bible Nouvelle Traduction (BNT
8
Événementetquesnons
désormaisl). Non seulement les images américaines qui entourent les tours
détruites sont parsemées de prières bibliques, mais certains journalistes ont
trouvé que cette « nouvelle Bible» tombait à pic pour satisfaire la curiosité du
public français au moment où l'on parle de « choc des civilisations» sur fond
d' apocalypse2
.
Au-delà de cet épisode, le marché francophone des traductions de la Bible
semble en pleine recomposition depuis une trentaine d'années. Les chiffres de
ventes annuelles sont imprécis (entre cent et trois cent mille), mais, depuis la
percée de la Bible de Jérusalem (BJ) dans les années d'après-guerre, les types se
diversifient et se spécialisent. Les classifications vont bon train: «scientificolittéraire», «poétique», «missionnaire», «liturgique», etc.3 Entre le pôle du
travail sur le sens des traductions pour l'étude (BJ, Pléiade, Osty, Segond, TOB)
et le pôle du travail sur la langue des traductions pastorales (<<en Français courant» ou en «langue fondamentale» dont le vocabulaire se limite à 3500 mots)
ou purement «sourcières» (Chouraqui et ses hébraïsmes)4, la concurrence
s'aiguise, sans parler des retraductions et rééditions de versions historiques
(Alexandrie, Port-Royal, Châteillon)5. Notre BNT semble ainsi se frayer un
I Ce sigle supplémentaire a le mérite de la neutralité, même s'il n'a pas manqué de susciter
quelque jeu de mots (<<La BNT c'est du TNT littéraire », O. Cadiot). L'irruption récente de la
TNT (télévision numérique terrestre) ajoute à la banalisation médiatique du sigle. «Bible
Bayard », souvent employé par les adversaires, réduit son projet à sa dimension éditoriale.
« Bible des écrivains », plus ouvert et plus parlant, oublie un peu le travail des biblistes sans
lequel le projet n'aurait pas vu le jour.
2 Selon le magazine Télérama (nO 2710, 19/12/2001), les ventes de Bibles et de Corans
auraient ainsi augmenté en France au cours du trimestre qui a suivi les attentats.
3 Trois types de traductions selon les types de destinataires: 1. « L'intelligentsia et le milieu
lettré» (Dhorme, la Bible de Jérusalem) ; 2. « Le grand public» (Maredsous, Segond) ; 3. « Les
personnes de moindre éducation livresque ou pour ceux dont le langage concerné n'est qu'une
seconde langue» (Bible en français courant), in Les Bibles en français. Histoire illustrée du
Moyen âge à nos jours (P.-M. Bogaert, dir.), Turnhout, Brépols, 1991. Deux genres et un autre:
« Bibles de travail» (Pléiade, Jérusalem, Osty, Œcuménique, Segond, Alexandrie), « Bibles à
usage pastoral» (Maredsous, Français courant, Parole de vie, des Peuples, Liturgique),
«Autres» (Rabbinat, Chouraqui, Pierre de Beaumont), in La Bible en français, Guide des
traductions courantes (J.-M. Auwers, dir.), Bruxelles, Lumen vitae, 1999.
4 L'opposition entre « sourciers» et « ciblistes » est un lieu commun de la traductologie.
« Pour aller vite, je dirai qu'il y a deux façons fondamentales de traduire: ceux que j'appelle les
'sourciers' s'attachent au signifiant de la langue, et ils privilégient la langue-source; alors que
ceux que j'appelle les 'ciblistes' mettent l'accent non pas sur le signifiant, ni même sur le
signifié, mais sur le sens, non pas de la langue mais de la parole ou du discours, qu'il s'agira de
traduire en mettant en œuvre les moyens propres à la langue-cible». J.-R. Ladmiral, Traduire:
théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard (<<Tel »), 1994, p. xv.
5 N. Gueunier, « Une traduction biblique peut-elle encore aujourd'hui être littéraire? », in La
Bible en littérature (P.-M. Beaude, dir.), Paris, Cerf, 1997, pp. 259-269 ; G. Dorival, «Modernité
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Bible: la traduction des alliances
chemin auprès des traductions de référence en fusionnant le travail sur la langue
et la recherche de sens. Distinction entre signifiant et signifié que conteste sévèrement le linguiste et poète Henri Meschonnic, dont l'œuvre de retraduction
biblique en cours veut rendre au rythme hébreu sa pleine «signifiance» en
s'appuyant notamment sur la mise en voix massorétique (infra). Salués avec
enthousiasme par une partie du monde littéraire (Philippe Sollers et le Monde
des livres), les volumes successifs de Meschonnic semblent constituer une
sérieuse concurrence pour la BNT dans le public lettré. Mais celle-ci navigue
déjà entre plusieurs horizons. Peu après sa publication fracassante, elle s'est
vue ainsi imposer dans les librairies le voisinage intempestif d'une nouvelle
édition (et non pas traduction) de la Bible de Jérusalem pour le grand public et
à prix cassé. Coïncidence qui renvoie aux grandes manœuvres qui se jouent
entre maisons d'édition comme on le verra. Mais là encore, la BNT échappe à
l'idée de faire concurrence aux bibles d'étude installées sur le marché. Son
destin éditorial ne peut finalement que refléter les ambiguïtés de sa constitution
polyvalente: traduction littéraire qui n'exclut pas d'être aussi missionnaire,
projet laïque qui n'est pas moins œcuménique, texte hétérogène qui ne respecte
pas moins un certain canon, etc. Objet complexe qu'on peut prendre pour
l'avatar moderne de longues tribulations ecclésiales, littéraires et nationales.
A très
grands traits, trois traditions majeures ont au moins partie liée à la
traduction biblique depuis deux millénaires en France: catholique, protestante
et juivel. On sait que la Vulgate latine de Jérôme (342-420) a dominé la transmission de l'héritage chrétien jusqu'aux temps troublés de la Réforme et que
cette même version, confirmée par le Concile de Trente (1545-1563), a perduré
dans l'église romaine jusqu'à la « crise moderniste» du XXe siècle. En Europe,
les pays dont la langue est la plus proche du latin furent les plus tardifs à se
lancer dans des traductions en langue nationale. Avant la Renaissance, les
adaptations partielles et les « Histoires saintes» tenaient lieu de bibles vernaculaires à l'exception de quelque tentative littérale (<<Bible du XIIIe siècle »). La
révolution humaniste et l'imprimerie changent la donne: le goût du retour aux
sources associé à la lecture individuelle pour un plus large public provoquent le
schisme en milieu chrétien. Les Réformés, partisans de la sola scriptura, prennent
la main des grandes traductions nationales (William Tyndale en Angleterre,
Luther en Allemagne), avec dans le domaine français diverses versions
remontant plus ou moins à la veritas hebraica : Olivétan (1535), Châteillon
des traductions anciennes de la Bible? », in La Bible, 2000 ans de lectures (J.-C. Eslin, dir.),
Paris, Desclée de Brouwer, 2003, pp. 19-33.
1
Voir: O. Millet, P. de Robert, Culture
(<<Premier
10
cycle»),
2001.
biblique,
Paris, Presses Universitaires
de France
Événement et questions
(1555), Pasteurs de Genève (1589), etc. Une longue filiation protestante se
développe jusqu'à la Nouvelle Bible Segond d'aujourd'hui:
Ostervald
(1724), Le Cène (1741), Darby (1859), Segond (1874), Bible Synodale
(1910), etc. Avec un temps fort à la révolution industrielle, moment
d'évangélisation forcenée des masses laborieuses, à l'initiative notamment de
la British and Foreign Bible Society. Clarté et littéralité s'avèrent les maîtres
mots des traducteurs missionnaires.
Quant au monde catholique qui domine le pays, les réserves du concile de
Trente à l'encontre de traductions nationales incontrôlées n'excluent pas diverses
initiatives pour satisfaire l'attente d'un public croissant de lecteurs et contrecarrer
en même temps l'influence protestante: Bible des Théologiens de Louvain
(1578) et surtout la célèbre Bible de Port-Royal (1672), alliance de la clarté
classique et de l'obscurité biblique. Première tentative de jonction systématique
entre les écritures saintes et le génie de la langue française. Cette entreprise
mystico-littéraire du jansénisme, dirigée par Lemaître de Sacy, se tient cependant à l'écart de la méthode historico-critique qui naît alors au même moment
(Baruch Spinoza, Richard Simon). Avant le temps fort des grandes traductions
catholiques qui suivent la libéralisation officielle du cours exégétique (encyclique
Divino A.fJlanteSpiritu de 1943), diverses initiatives oscillent entre l'engouement
romantique pour le «génie du christianisme» (tmduction de Génoude en 1841)
et la rigueur érudite (chanoine Crampon en 1904). De Vigny à Claudel en passant par Péguy, les adaptations littéraires modernes semblent renouer dans
l'intervalle avec la veine des Marot et Agrippa d'Aubigné. Après le renouveau
exégétique et pastoral d'après-guerre que signent les grandes entreprises de
l'Abbaye bénédictine de Maredsous en Belgique (1950), de l'École dominicaine de Jérusalem (1956 et sq.) ou l'initiative du chanoine Osty (1973), le
paysage se diversifie et se laïcise comme on l'a déjà indiqué. Le mouvement
œcuménique validé par Vatican II débouche sur sa propre version (TOB, 1975)
et les initiatives non confessionnelles se développent (Dhorme à la Pléiade,
Chouraqui, Meschonnic).
Dans le même temps, le rapport de la tradition juive à la traduction biblique
fait l'objet d'études savantes qui révèlent toute sa complexité. Depuis l'origine
de la Torah, la question de sa traduction oscille en effet entre des nécessités
contradictoires. Nécessité de la transmission de l'enseignement en situation
d'exil (le targum araméen en Babylonie, la Septante grecque en Alexandrie).
Nécessité de sauvegarder dans son intégralité le contrat d'alliance divin. À ce
dilemme s'ajoute celui de la dualité entre l'écrit (Torah shè-bi-khtav) et l'oral
(Torah shè-beal-pè), entre l'enseignement reçu et ses innombrables commentaires consignés dans le Talmud et incessamment repris dans les écoles (Yeshi-
Il
Bible: la traduction des alliances
vot) et synagogues}. Où l'oral s'institue comme principe de vie de l'écrit. En
dépit de ces contraintes, les communautés juives à différentes époques d'exil
sont loin d'avoir démérité dans l'art de traduire2. Outre la Septante grecque au
Ille siècle av. J.-C., il faut citer par exemple la traduction en arabe de Saadia
Gaon au Xe siècle d'expansion de l'islam, en pleine controverse juive entre
« rabbanites » (partisans du maintien du dualisme entre Torah et Talmud) et
« caraïtes » (partisans de la seule Torah écrite et vocalisée). C'est de ce dernier
courant que proviennent les signes diacritiques indiquant comment le texte doit
être lu oralement (qéré). Long travail entrepris par les savants massorètes
(massorah : « compte») qui se stabilise à partir du XIIe siècle. Œuvre de
reformulation interne qui va servir la transmission moderne de la Bible rabbinique depuis la Renaissance (à partir notamment des éditions de Bomberg
imprimées à Venise dans les années 1520-30), puis des traductions chrétiennes
à la recherche de la veritas hebraica. L'époque des Lumières (Haskala), puis
celle du renouveau sioniste au tournant du XXe siècle ont suscité diverses
traductions européennes (en langue allemande surtout). La Bible du Rabbinat
(1899 et sq.), traduction française littérale du TaNaKh (Torah, prophètes et
écrits) s'inscrit dans ce mouvement.
S'appuyant sur les derniers acquis de la philologie hébraïque, la BNT a pris
ses principales sources vétérotestamentaires dans la massorétique Biblia
Hebraica Stuttgartensia3. Elle s'est en outre adjointe à la marge les services
d'un rabbin (livre de Jonas). Tout se passe donc comme si elle avait tenté de
relier les fils disjoints de cette longue histoire: entre le génie de la langue
française, la science des écritures et les trois grandes traditions de la transmission biblique. Dans un esprit de réunification laïque qui ne dénie pas cependant
son ancrage principal dans le canon chrétien.
I Célèbres sentences talmudiques: « Il ment celui qui rend mot pour mot; il blasphème celui
qui y ajoute quelque chose» ; « Les choses écrites, tu ne peux les transmettre oralement; les
choses orales, tu ne peux les transmettre par écrit. »
2 M. Hadas-Lebel, L'hébreu, 3000 ans d'histoire, Paris, Albin Michel (<<Présences du
judaisme »), 1992. Les grandes traductions de la diaspora (Septante, Saadia, Mendelssohn)
peuvent être associées à la dynamique d'occidentalisation de la pensée juive marquée par Philon,
Maimonide et Spinoza (S. Trigano, La demeure oubliée, genèse religieuse du politique, Paris,
Gallimard [« Tel»], 1994). Sur le renouvellement allemand de la traduction juive au XXe siècle
(F. Rosenzweig, M. Buber), voir: P. Bouretz, Témoins du futur, Philosophie et messianisme,
Paris, Gallimard (<<Nrf-essais »), 2003, (cf « Traduire l'Ecriture », pp. 482-512).
3 Edition critique du «Codex de Léningrad» (manuscrits de la famille Ben Asher de Tibériade) : K. Elliger, W. Rudolph, Biblia Hebraica Stuttgartensia, Stuttgart, Editio minore, Deutsche
Bibelgesellschaft,
1984.
A cette
base de données, les biblistes ont ajouté l'édition manuelle de la
Septante (A. Rahlfs, Septuaginta, Stuttgart, Editio minore, Deutsche Bibelgesellschaft, 1979) et
d'autres sources propres à chaque livre comme on l'apercevra à l'analyse.
12
Événement et quesûons
Si l'on se réfère aux quatre dimensions typiques de l'identification religieuse contemporaine (communautaire, émotionnelle, éthique et culturelle)
définies par Danièle Hervieu-Léger, il va sans dire que les destinataires principaux de la BNT se situent dans la quatrième dimension, celle de la mémoire et
de l'intellectualisation des croyancesl. Mais cette dimension n'exclut pas ici
celle de l'émotion poétique ni celle du partage des valeurs universelles. Seule
la dimension du repli communautaire sur les confessions (avec ses lectures
bibliques littérales ou fondamentales) s'écarte nettement du projet. Un projet
qui va au devant des quêtes et des bricolages spirituels au sein d'un public
mêlé. Où, comme l'écrit le philosophe Régis Debray avec esprit: « Yahweh
aurait apporté le plus rude, avec le dogme de la Loi; le Christ aurait complété,
pour l'adoucir, avec la notion de personne et de morale intérieure; Mahomet,
voyant le christianisme abandonner son projet originel d'une réforme radicale
des sociétés d'injustice, aurait ajouté une forte dose d'égalité sociale (d'où son
succès contemporain) ; et un Bouddha venu en curieux sous nos latitudes,
s'attristant de voir le peu de place accordé par les monothéismes à la nature
vivante, verserait au pot commun la compassion envers tous les êtres animés.
Dans ce shaker multiculturel, notre piété agnostique, ne voulant pas être en
reste, a panaché la mixture avec la Déclaration universelle des droits de
I'homme, les conventions de Genève, le geste humanitaire, deux doigts de
tourisme spirituel et un zeste d'astrologie2. » Tendance au syncrétisme lettré
qui participe d'une dynamique plus générale d'interrogation des sociétés
postindustrielles sur les articulations entre passé, présent et futur.
Coordinateur d'une vaste rétrospective sur « 2000 ans de lectures» bibliques,
Jean-Claude Eslin précise que le lecteur contemporain sort d'une longue période
de lectures encadrées par les confessions pour entrer dans l'ère des multiples
retours vers les sous-sols de la culture occidentale: dévoilement des fondements religieux de la rationalité moderne, renouvellement du sens de
l'existence humaine, redécouverte de l'imaginaire littéraire, etc.3 La phénoménologie de l'altérité selon Emmanuel Lévinas, l'anthropologie de la violence
selon René Girard ou la psychanalyse du sujet selon Marie Balmary ou Eugen
Drewermann, réintroduisent ainsi le substrat biblique dans le fil de la pensée
contemporaine. Mouvement de retour au présent des sources plurielles d'une
identité floue dont l'expression la plus visible depuis une décennie en France
1
D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion
(<<Champs»),
1999.
2 R. Debray, Dieu, un itinéraire. Matériaux pour l'histoire de l'Éternel en Occident, Paris,
Odile Jacob (<<Le champ médiologique
»), 2001, p. 357.
3 J.-C. Eslin, « Lectures multiples des Écritures au XXe siècle », in La Bible, 2000 ans de
lectures, op. cit., pp. 259-271.
13
Bible: la traduction des alliances
est la «patrimonialisation galopante» du mondel. En témoigne le succès
médiatique inattendu en France de séries télévisées comme Corpus Christi
(1998) ou Les origines du christianisme (2004) qui explorent la généalogie
judéo-chrétienne de l'Occidenr. Retraduire la Bible avec les connaissances
historiques et les mots d'aujourd'hui pour la «rendre» au patrimoine de
l'humanité procède sans doute d'un même mouvement et concerne également
une palette voisine de publics. Mais une fois de plus, transformer le livre
« théophore » en objet « sémiophore » ne va pas de soi, l'un ne pouvant sans
doute aller sans l' autre3. La moindre intention en la matière impliquant comme
on l'a pressenti un ensemble de malentendus et de médiations en chaîne, la
question se pose dès lors de savoir comment l'événement multivalent de la
BNT s'est pratiquement produit. Comment le travail de traduction s'est-il ainsi
réalisé, comment a-t-il été reçu, qu'en reste-t-il à la mémoire aujourd'hui?
Plutôt que de suivre le projet depuis ses origines jusqu'à sa réception, nous
avons préféré entrer d'abord dans la matière même de la traduction par
comparaison avec d'autres, puis s'enquérir ensuite de la manière dont le projet
s'est forgé et a été reçu, pour enfin aller à la rencontre des traducteurs, mieux
connaître leurs raisons, découvrir leurs propres histoires.
Le premier chapitre (I. Microlectures) procède ainsi par sondage à travers
les livres, une série de dix tests où la traduction est systématiquement confrontée aux autres sur le marché contemporain. Il s'agit d'aller au plus près du
texte, jusqu'au moindre iota, pour déterminer la spécificité des choix opérés,
éprouver 1'hypothèse de la congruence entre la diversité des options engagées
et des lecteurs implicites, appréhender aussi les tensions et accords entre
biblistes et écrivains. Entrer directement dans le mécanisme de traduction est
une manière d'exercer son libre arbitre sur les choix opérés et d'indiquer
concrètement au lecteur nos propres orientations et ressources analytiques.
Le second chapitre (II. Épreuve publique) nous conduit ensuite dans les
archives de l'événement: moutures internes successives du projet, campagne
publicitaire, puis volumineux dossier de presse accompagnant la livraison de
1
F. Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil (<<La
librairie du XXIe siècle»), 2003.
2 Emissions sur Arte, la chaîne culturelle franco-allemande, réalisées par Gérard Mordillat et
Jérôme Prieur, cinéastes et écrivains (cf G. M., J. P., Jésus après Jésus. L'origine du christianisme, Paris, Seuil, 2004).
3 Par objet « sémiophore », 1'historien Knysztof Pomian désigne la classe des objets visibles
investis de signification, « objets destinés à remplacer, à compléter ou à prolonger un échange de
paroles, ou à en garder la trace, en rendant visible et stable ce qui autrement resterait évanescent
et accessible uniquement à l'ouïe. » (K. P., Sur ['histoire, Paris, Gallimard-Folio, 1999, p. 205).
Classe proliférante avec la patrimonialisation du monde.
14
Événement et questions
l' œuvre au public. Où les ambivalences naturelles de départ trouvent écho dans
les tribulations de la réception: polémique centrale sur les mots, conflit de
langage à la marge entre le français et le québécois, emballement médiatique et
embarras épiscopal, lectures publiques fusionnelles sur fond de guerre mondiale, nostalgie après-coup et comptes mitigés (après le boom spectaculaire du
lancement, les ventes cumulées plafonnent autour de 150 000 exemplaires).
Cette approche de la réception par l'espace public évite ainsi le sondage
d'opinion dont les résultats chiffrés s'avèrent le plus souvent indécidables, tant
ils renvoient à des interactions d'enquête éludées par la mécanique de saisie de
réponses à des questions préconstruites. Plus prometteuse, une observation de
longue durée au sein de divers milieux ou communautés de lectures aurait
cependant dépassé I'horizon temporel de notre exploration.
Le troisième chapitre (III. Traducteurs en perspective) relate enfin notre
enquête ethnographique directe auprès de la double population de traducteurs,
biblistes et écrivains. Une quarantaine d'entretiens approfondis sur la rencontre
avec le projet et ses réseaux, le travail de traduction, individuel et collectif,
I'histoire de vie de chacun. Le processus de constitution du traducteur collectif
à base d'affinités électives devrait ainsi dessiner les jeux de forces propres à
chaque milieu (littérature expérimentale versus littérature commerciale, herméneutique existentielle versus science positive). Le travail en « binômes» saisi
comme lieu de découvertes réciproques, de fusion de compétences, de conflits
idéologiques aussi. Les effets de l'entreprise sur les trajets respectifs, certains
écrivains en ayant tiré une manière de théorie poétique et certains exégètes une
nouvelle légitimité publique.
Chaque chapitre se termine par une série de conjectures. La conclusion
fmale les confronte systématiquement entre elles. Une exploration à trois volets
donc, relativement indépendants les uns des autres, mais dont le jeu d'échos entre
eux fait tout le pari de connaissance. Le lecteur que les longues patiences de
l'analyse textuelle rebuterait pourra éventuellement passer aux conjectures ou au
chapitre suivant des tribulations d'une Bible dans les médias, mais il doit savoir
qu'il risque de se priver des infonnations qui étayent les conjectures et de perdre
en chemin une grande part de ce qui se joue dans cette histoire. On conçoit
aisément que telle audace de traduction ne passera pas inaperçue des critiques en
même temps qu'elle s'expliquera par telle trajectoire singulière de traducteur.
Mais nous serons plutôt attentif à des relations moins linéaires entre les trois
niveaux de réalité appréhendés. En tout état de cause, c'est du croisement
délibéré de perspectives et d'échelles de mesure que dépendent les chances
d'objectivation du raisonnement sociologique, sans jamais oublier l'implication
15
Bible: la traduction des alliances
réciproque dans la même histoire du sujet et de l'objet de la connaissancel. Plus
généralement, on l'aura sans doute compris, notre point de vue sociologique
circule sur le fil tendu entre grandes variables sociétales (le déplacement supposé
du champ religieux vers le champ littéraire), petites interactions circonstancielles
(l'ajustement de traduction entre tel écrivain et tel bibliste) et travail du texte (à
l'égard des traducteurs comme des lecteurs). Le défi épistémologique porte ici
sur l'intégration fine d'au moins trois perspectives: historique, ethnographique
et « sociopoétique2». Perspectives qui induisent des schèmes également différenciés : dialectique (le jeu historique de la Bible et de la littérature dans les
contextes nationaux), structural (le principe de fidélité de l'exégète et le régime
de singularité de l'écrivain), actanciel (les compromis de la traduction et ses
intérêts extemes)3. Cette étude sur la BNT saisit donc son objet empirique
comme enjeu de perspectives, de schèmes et d'échelles distincts à intégrer. Une
monographie transitive en quelque sorte.
Le mot «champ» sert ainsi communément à désigner l'appartenance des faits
à des mondes sociaux et symboliques distincts: champs littéraire, religieux,
scientifique, médiatique, éditorial, etc. Situé par nature à l'intersection de ces
champs, l'objet de notre enquête se joue de ces frontières bien relatives dont la
pertinence descriptive décroît lorsque précisément tout se joue à travers les
alliances et les hybridations. Le mot n'est pas qu'une métaphore spatiale
commode pour fixer les lieux de l'action sociale et la place des protagonistes les
uns par rapport aux autres. L'œuvre sociologique de Pierre Bourdieu lui a donné
ses lettres de noblesse scientifique. D'abord système de relations sociales fonctionnant selon une logique qui lui est propre et dont il faut tenir compte pour en
expliquer les transformations. Puis espace de positions et de prises de position
entre individus et institutions en compétition pour un enjeu spécifique. Enfin,
configuration relationnelle de trajectoires sociales et de mécanismes mentaux
dotée d'une gravité spécifique. Soit donc un descripteur qui part des propriétés
les plus intangibles ou les plus structurales pour aller vers leur enchevêtrement
1
J.-C. Passeron, Le raisonnementsociologique. L'espace non-poppériendu raisonnement
naturel, Paris, Nathan (<<Essais & Recherches »), 1991. Sur l'intégration des perspectives: Jeux
d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, (J. Revel, dir.), Paris, Gallimard-Hautes étudesSeuil, 1996.
2 Etude réciproque des fonnes littéraires (ici les choix de traduction) et des variations sociales
qu'elles condensent. Voir: A. Viala, « Sociopoétique», in Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clezio, (G. Molinié, A. Viala), Paris, Presses universitaires de France
(<<Perspectives littéraires »), 1993, pp. 139-220.
3 Sur ces schèmes et d'autres: J.-M. Berthelot, Les vertus de l'incertitude: le travail
d'analyse dans les sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France (<<Sociologie
d'aujourd'hui »), 1996.
16
Événementetquesilons
et leur déplacement relatifs dans le cours d'une époqueI. Le terme de
« configuration» a lui aussi fait l'objet d'une spécification sociologique, par
traduction de figuration, mot allemand d'origine bien latine, utilisé par Norbert
Elias pour désigner un mode spécifique de dépendances réciproques entre
individus. État instable de relations sociales qui se manifeste sous la forme de
tensions au mouvement pendulaire. Par exemple ici: dans l'ordre macrocosmique de la sécularisation, la requalification littéraire du patrimoine biblique;
dans l'ordre microcosmique de l'exégèse, la vogue de l'approche narrative et le
recul de la critique socio-historique comme on le verra. Notons que la « Société
de cour» au temps du Roi-Soleil fut pour Elias le modèle fondateur de son
concept dynamique2. Où la fixité des règles protocolaires était paradoxalement
indissociable de la fluidité de la cote d'amour. À ce régime autocentré de flux
symboliques, la modernité a opposé comme l'on sait la séparation des pouvoirs, la division sociale du travail d'institution, la multiplication des espaces
intermédiaires, la reconstitution plurielle des valeurs. D'où le caractère heuristique aujourd'hui des situations intermédiaires entre plusieurs ordres de sens et
de pratiques qui s'inscrivent dans différents champs légués par l'histoire.
Situations ou histoires naturelles que le regard sociologique contemporain (i.e.
désabusé de toute théorie sociale englobante) examine par le menu, dans ses
interactions et performances minimales, en un constant va-et-vient entre principes explicatifs et réalités irréductibles, entre temps long et événement. Toujours
en quête d' « effets émergents» entre individus ou unités analytiques plus ou
moins typifiés3, ne serait-ce ici que les styles de traduction atteints au prix de
divers compromis.
Événement typique de l'interférence productive entre champs, la traduction
contemporaine de la Bible sera différemment appréhendée selon la place
qu'occupent le discours et son public à son égard. Si la communication s'inscrit
dans le champ religieux, sa dimension théologique prévaudra. Si elle relève du
champ littéraire, son expression se modulera entre la célébration médiatique de
l'imagination poétique des écrivains les plus en vue et les essais savants sur les
voies et moyens de recyclage esthétique d'un texte ancien et sacré. Dans l'un
et l'autre cas, la « gravité» propre à chaque champ produit une hiérarchie
spécifique de valeurs. Dans le premier, la « dimension littéraire» n'est que
l'instrument secondaire de l'intelligence de la foi. Dans le second, le fondement
1
Pour un bilan réflexif: P. Bourdieu, Réponses, Paris, Seuil (<<Libre examen »), 1992.
2
N. Elias, La société de cour (Die hofische Gesellschaft, 1969), trade P. Kamnitzer, J. Etoré,
préf. R. Chartier, Paris, Flammarion (<<Champs »), 1985.
3 R. Boudon, La logique du social, Introduction à l'analyse sociologique, Paris, HachetteLittérature, 1979.
17
Bible: la traduction des alliances
religieux n'est qu'un composant parmi d'autres d'une bibliothèque matricielle
de figures mythiques et de formes d'écriture. Notre propre regard sociologique
se place méthodiquement à l'écart de ce jeu de perspectives gigognes. Il n'entre
pas par exemple dans la controverse légitimement introduite par Henri
Meschonnic qui accuse toutes les traductions bibliques modernes d'avoir
délibérément sacrifié le rythme hébraïque sur l'autel du signe ou de la fausse
opposition entre forme et sens. Il ne s'agit pas ici de défendre une théorie du
langage contre une autre, mais de faire seulement état de la logique sociale du
débat, si tant est qu'il ait lieu. Débat implicite où la question historique
s'emmêle avec la question linguistique. Les objections historiques ne manquent
pas en effet pour contester la base massorétique du texte source qui fonde la
théorie du rythme de Meschonnicl. S'il est hors de propos et de notre compétence de soumettre cette théorie à la critique, il est permis de constater que la
distinction principielle entre le signifiant (son) et le signifié (concept), que la
célèbre feuille de papier de Saussure a rendu indissociables l'un de l'autre (on
ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso), demeure un
modèle cognitif majoritaire2. La perspective syncrétique de Meschonnic qui
associe prosodie, rythme, langage, corps et pensée sur une même ligne continue, pour utile qu'elle soit à la critique des traductions qui séparent indûment la
forme du sens hors de tout contexte d'énonciation, ne semble pour autant
1 Sous réserve d'inventaire, l'imposition par Meschonnic du rythme massorétique comme principe de traduction absolu n'a pas provoqué de nombreuses réfutations directes, mais les critiques
des choix de vocalisation par les massorètes font partie de l'exégèse courante, toujours plus attentive à la pluralité des sources. Rappelant que « d'immenses espaces et des siècles séparent voyelles
et consonnes », Hugues Didier considère par exemple que la fixation massorétique réduit la polysémie d'un texte tissé de langues sémitiques multiples et mâtinées de grec, «art combinatoire
conduisant à la réinterprétation infinie ». n lie le succès du texte massorétique dans les traductions
chrétiennes modernes à sa transmission forcée sous l'Inquisition espagnole, à la fin du xve siècle.
Coup de force qui aboutit au «monstre éditorial» des traductions européennes actuelles. La
Renaissance occidentale aurait mieux fait selon lui de suivre la filière culturellement moins déroutante de la Septante. (H. D., «L'original: une vaine passion 'Renaissance' », in CREDIC, Les
enjeux de la traduction. L'expérience des missions chrétiennes, Lyon, 1997, pp. 147-168. Didier
n'invalide nullement ici la théorie du rythme défendue par Meschonnic, mais il en relativise
indirectement ses fondements historiques. Pour un bilan critique des connaissances sur
l'établissement du texte biblique, voir: J. Marchand, L'idéologie biblique, Aux sources du fOndamentalisme occidental, (Sagesses 3), Montréal, Liber, 2005, pp. 19-57.
2 Sorte d'« oligopole cognitif» dans le marché de l'esprit (ici délimité par les sciences du
langage) : cf G. Bronner, L'empire des croyances, Paris, Presses universitaires de France
(<<Sociologies»), 2003, p. 196 et sq.
18
Événement et questions
pouvoir à elle seule invalider la dialectique immémoriale entre esprit et lettre,
signifié et signifiant, qui prend rang d'invariant anthropologiquel.
Si par ailleurs il nous arrive de qualifier de « scolaire» le style d'une bible
en français courant, ou de « désuet» le vocabulaire d'une bible de référence,
ces qualificatifs n'induisent pas pour nous un jugement de valeur, mais servent
seulement de repère pour distinguer les propriétés littéraires en présence. Le
caractère désuet d'un texte n'enlève rien à ses qualités, encore moins aux yeux
du lecteur friand de littérature passée (cf la réédition de la Bible de PortRoyal). Symétriquement, le renouvellement du langage biblique, pour légitime
qu'il soit, ne constitue pas pour nous une qualité plus positive que les autres.
Neutralité symétrique du sociologue. Ni arbitre des élégances ni Ponce Pilate,
mais simple explorateur curieux et animé par la seule croyance en la possibilité
de rendre quelque peu raison de relations justifiées selon des ordres de valeurs
et de vérités distinctes. S'il se donne pour tâche de rappeler les règles du jeu en
présence, de compter les coups plus ou moins fumants, d'en décrire les formes
et d'en entrevoir la logique, il n'a cependant nullement l'intention de dire la
vérité ultime de la situation, trop conscient qu'il est que son point de vue
objectivant n'est qu'une offre d'éclaircissement parmi d'autres. Offre dont la
crédibilité paradoxale provient de ce qu'elle tend à être la plus discutable, la
plus transparente et la plus réfutable possible.
« Traduction des alliances» donc. « Traduction» : mot introduit en français
à la Renaissance qui désigne aujourd'hui à la fois un processus (trans-ducere,
faire passer à travers) et son résultat. Lié au domaine linguistique, traduire
signifie d'abord « faire que ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une
autre en tendant à l'équivalence sémantique et expressive des deux énoncés»
(Dictionnaire Robert). Depuis le XIXe siècle, ses usages analogiques se multiplient: expression, conversion, ou transposition d'un état à l'autre. Un courant
récent en sociologie des sciences et des techniques (animé en France par
Michel Callon et Bruno Latour) en a ainsi fait son paradigme, soit un
« processus général par lequel un monde social et naturel se met progressivement en forme et se stabilise» et qui « comprend plusieurs étapes se chevauchant éventuellement: la problématisation, l'intéressement, l'enrôlement et la
mobilisation d'alliés2. » Le philosophe Paul Ricœur l'érige également en principe éthique universel: «La traduction est ce phénomène d'équivalence sans
identité. En cela, elle sert le projet d'une humanité, sans briser la pluralité
initiale. C'est là une figure de l'humanité engendrée par la traduction dans la
I
É. Benveniste,«Nature du signe linguistique», Problèmesde linguistiquegénérale, Paris,
Gallimard (<<Tel »), 1976, pp. 49-55.
2
D. Vinck, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin (<<U »), 1995, p. 201.
19
Bible: la traduction des alliances
chair même de la pluralité1. » Nous verrons combien et comment la BNT en
question répond à ce principe. Au travers d' « alliances» et de tensions entre
biblistes et écrivains, livres et publics, mots et institutions, que cette étude tente
de traduire à son tour. Traduction qui se veut dossier pour mémoire, source
critique d'un événement culturel aussi problématique qu'emblématique.
Contribution aussi à une sociologie naissante de la traduction qui tend à rétablir
le texte dans ses droits naturels d'acteur social à part entière, d'« acteurréseau» dirait nos sociologues des sciences. Vieux texte, l'un des premiers à
nous parler encore aujourd'hui d'alliance. Un mot qui, selon les précieux
glossaires de la BNT, renvoie aux locutions berît en hébreu et diathèkê en grec
ancien. Deux locutions qui convergent vers la notion de pacte (pactum pour la
Vulgate). La première 'tire le sens vers le lien, la seconde vers le contrat. La
Vetus latina a légué son testamentum, dispositions adressées à qui de droit
(Ancien et Nouveau Testament). Mais nous voilà déjà dans l'auberge du lointain. Franchissons le seuil de sa cuisine de mots.
1
P. Ricœur, «Cultures, du deuil à la traduction », in Le Monde, 25/05/2004. Du même
auteur: Sur la traduction, Paris, Bayard, 2003.
20
CHAPITRE PREMIER
Microlectures
Paris, le 7 avril 1864, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne:
«Je vais vous montrer, (mesdames et) messieurs, par où les souris sont entrées. [...] »
« Eteignez tout. Faisons la nuit autour de nous, rendons tout
obscur, et éclairons seulement ces petits corps, alors nous les
verrons comme le soir on voit les étoiles. Envoyez le projecteur.
Vous pouvez voir, mesdames et messieurs, s'agiter bien des
poussières dans ce faisceau lumineux. Braquez-le sur la paillasse. [...] »
« Accumulons ces poussières sur une lame de verre, et voilà ce
qu'on observera au microscope. Monsieur Duboscq, projetez la
micrographie. [...] »
« Vous y voyez beaucoup de choses amorphes. Mais, au milieu
de ces choses amorphes, vous apercevez des corpuscules tels
que ceux-ci. Ce sont là (mesdames et) messieurs, les germes des
êtres microscopiques. [...] ».
Compte rendu cité, in Bruno Latour, «Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de 1'histoire des sciences », Eléments d 'histoire des
sciences, (M. Serres, dir.), Paris, Bordas (<<Cultures »), 1989,
p. 425.
L'analyse de textes qui suit ne se veut ni exégétique, ni purement littéraire ou
formelle. Son lieu d'interrogation se situe au plan des tensions sémantiques entre
la source et la cible, le sens et la forme, l'exégète et l'écrivain. Sa perspective
méthodologique est à la comparaison systématique de la BNT avec ses versions
actuellement concurrentes, notamment celles qui se rapprochent le plus de son
projet culturel. En cela, elle est une manière d'introduire au paysage éditorial de
la traduction biblique contemporaine. Ses outils d'analyse puisent aux ressources
de la poétique et de la « traductologie» actuelle. L'exposé va de l'apparent au
latent, du livre, objet physique, à la moindre virgule qui transforme le sens et
surprend le lecteur. Avant le texte, le paratextel.
1 «(...) Paratexte : titre, sous-titre, intertitres; préfaces, postfaces, avertissements,
avant-propos, etc. ; notes marginales, infrapaginales, terminales; épigraphes; illustrations; prière d'insérer, bande, jaquette, et bien d'autres types de signaux accessoires,
autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un
commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le plus puriste et le moins porté à
l'érudition externe ne peut pas toujours disposer aussi facilement qu'il le voudrait et le
21
Bible: la traduction des alliances
Paratexte
Peu après sa mise en place en librairie à la rentrée littéraire 2001, la BNT
voit donc apparaître à ses côtés une nouvelle édition de la Bible de Jérusalem
(BJ), toute pimpante, à un prix de moitié inférieur. La concurrence est décidément rude. Comment approcher la BNT sans regarder cette «nouvelle» BJ, qui
n'est pourtant pas une nouvelle traduction? Commençons par le paratexte et ce
que le traductologue Antoine Berman appelle 1'« étayage» de la traduction 1.
D'abord l'aspect général des livres qui enveloppe les éditions en lice: deux
ouvrages qui pèsent plus d'un kilo avec des nuances (BNT: 2,2 kg / BJ: 1,5
kg) pour un volume cartonné sensiblement équivalent (BNT : 22 x 27 x 7,5
cm et 3200 p. / BJ : 22 x 15 x 6,5 cm et 2600 p.). Soit deux livres impliquant
l'étude sur table, voire le chevet, plutôt que la lecture dans le métro.
La jaquette de la BNT se présente plus sobre que celle de la BJ. D'un côté,
le titre (La bible) en lettres rouges sans majuscules, avec un sous-titre intercalé
(Nouvelle traduction), en noir et majuscules, le tout sur fond de livres anciens,
image estompée de bibliothèque avec les dos à nerfs de grimoires qui semblent
résister à l'oubli. La quatrième de couverture, page envahie de lettres (rouges
pour la nouvelle énonciation, noires pour I' ancienne), contient le sommaire
avec les noms des traducteurs.
Comme par contraste, la jaquette de la BJ flamboie. Le titre (La Bible de
Jérusalem), accompagné du sous-titre au dos (<<Edition de référence avec notes
et augmentée de clefs de lecture »), s'inscrit en lettres d'or majuscules sur le
manteau de pourpre de la Vierge des Rois Catholiques (1490), tel un rideau de
scène sur lequel s'incrustent Adam et Eve de Cranach en couverture, le SaintEsprit (vitrail de la basilique Saint-Pierre à Rome) sur le dos, et l'Apparition du
Christ à Marie-Madeleine de Fra Angelico sur la quatrième où est inscrit en
lettres d'or: «Alors Jésus leur ouvrit l'esprit à l'intelligence des Écritures»
(Luc, 24, 45). Magnificence de l'art chrétien. Le lecteur semble invité à entrer
dans le livre comme dans une cathédrale. Tandis que la symbolique de la BNT
renvoie assez sobrement à la mémoire des livres, celle de la BJ ne lésine pas
sur les marques d'une glorieuse tradition (du moins en couverture car le corps
prétend. » G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil
(<<Points-Essais»), 1992, p. 10.
1 « L'étayage de la traduction comprend tous les paratextes qui viennent la soutenir: introduction, préface, postface, notes, glossaires, etc. » A. Berman, Pour une
critique des traductions: John Donne, Paris, Gallimard (<<Bibliothèque des idées»),
1995, p. 68.
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