Jean de Kervasdoué : “À l hôpital, j`ai redouté le pire : il existe”

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Jean de Kervasdoué
“À l’hôpital, j’ai redouté le pire : il existe”
Peu de gens connaissent mieux l’hôpital que Jean de Kervasdoué. Il
fut, en effet, directeur des Hôpitaux de 1981 à 1986, puis PDG de la
SANESCO, une société de consultants en économie de la santé.
Aujourd’hui, titulaire de la chaire d’économie et de gestion des services de santé au CNAM, il vient de publier L’hôpital vu du lit, qui livre
l’expérience intime de sa récente hospitalisation. Mieux qu’un
pamphlet, c’est l’œuvre d’un homme passé de l’expertise, qui reste
son apanage, à l’humanisme.
PSII : Tout d’abord, laissez-moi
vous poser une question qui n’est
pas seulement une question de
politesse : Comment allez-vous. Je
veux dire, êtes-vous rétabli ?
Jean de Kervasdoué : Je vais bien
au sens où j’ai récupéré la mobilité
totale de ma jambe. Pour le reste,
j’apprivoise les douleurs comme je
le peux et j’ai eu la chance d’être
opéré par de très grands chirurgiens qui ont fait un travail merveilleux…
PSII : Justement, après avoir lu
votre livre, on peut se demander si
vous ne devez pas votre guérison à
la chance ?
Jean de Kervasdoué : Je suis sorti
de cette affaire à la fois très reconnaissant et furieux. Furieux contre
le système et furieux contre moimême. Parce que si je n’avais pas
eu cet accident en région parisienne ou à Montpellier… je n’auProfessions Santé Infirmier Infirmière N° 58 • octobre 2004
rais pas pu être soigné comme je
l’ai été (très bien) et je serais sans
doute handicapé, souffrant beaucoup plus qu’aujourd’hui. Je me
suis aperçu que la probabilité d’erreurs dans la gestion d’un malade
dans nos établissements était de
100 %, erreurs le plus souvent
sans conséquences. Mais pourquoi nous sommes-nous tant
trompés ? Pourquoi après toutes
ses réformes, l’hôpital public
semble-t-il se détériorer ? Une partie de mon livre raconte mon
hospitalisation : la succession des
faits ressemble plus à un sketch de
Jean Yann qu’à la série américaine
“Urgences”. Bien entendu ce ne
sont pas les hospitaliers qui sont
en cause et à part un comportement pervers que je signale dans
mon livre, mais qui ne met en rien
la compétence de l’ensemble du
personnel en cause, j’ai été soigné
par des gens merveilleux.
PSII : Alors, qu’est-ce qui ne marche pas ?
Jean de Kervasdoué : Ce qui ne
marche pas tient à la coordination
entre la prise en charge médicale
et, si j’ose dire, la “gestion” du
malade : la division à outrance du
travail. La partiellisation des tâches a
des conséquences lourdes pour le
bien-être et la santé du patient.
Trop de monde et aucun responsable, sauf le chef de service, en raison de sa fonction, là où on trouve
douze agents hospitaliers, on n’en
aurait besoin que de deux ou trois.
C’est d’ailleurs, le ratio qu’on
retrouve dans les cliniques privées,
où une infirmière peut prendre en
charge, en cas de nécessité, les
fonctions d’une aide-soignante,
sans nécessairement se sentir
humiliée. La séance du shampoing
que je décris dans mon livre ressemble à du Coluche, et montre
visiblement que si un séjour à l’hôpital coûte à la Sécurité sociale plus
de 1 000 euros la journée, l’hôtellerie ne fait pas partie de ses missions. Il ne coûterait pourtant pas
beaucoup plus cher de prévoir certains besoins courants qui faciliteraient à la fois la vie du personnel et
renforcerait la dignité du malade.
Mais l’hôpital a une tradition de
charité qui le met, semble-t-il, audessus d’une obligation d’humanité. Une autre chance que j’ai eue,
c’est celle de ne pas avoir été
infecté. Mais ça, ce n’était la faute
de personne !
PSII : Pourtant, expert comme vous
l’êtes sur notre système hospitalier,
vous auriez dû vous douter de ce
qui pouvait vous arriver.
Jean de Kervasdoué : C’est toute la
différence qu’il y a entre connaître
ou savoir, d’une part, et ressentir,
d’autre part ! D’ailleurs, cette expérience m’a conduit à revenir sur
moi-même. Je me suis rendu
compte que nous qui avions cru
que la participation du personnel
permettrait de créer un contrepoids
au pouvoir médical, nous nous
étions trompés ; même si, dans
l’absolu, je reste persuadé qu’il fallait que nous tentions ce que nous
avons fait. Disons que nous nous
sommes trompés dans l’application
de la méthode.
Dans la structure de l’hôpital coexistent deux pouvoirs dont les contradictions sont résolues à l’échelon
national, mais pas à l’échelon local.
Chaque hôpital s’organise, souvent
très bien au niveau du service. Mais
dès qu’il faut coordonner deux services entre eux, cela ne va plus.
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L’hôpital est devenu une bureaucratie au service de ses agents plus
qu’à celui de ses malades. La priorité est passée, au fil des ans, de
celle des soins à celle de la gestion
du personnel. Le temps du malade
ne compte pas : on le réveille parce
que l’équipe arrive, sans penser qu’il
vient de s’endormir ; on lui donne à
déjeuner à 11 h 45 parce que ça
arrange tout le monde...
Des infirmières sont venues me
demander ce que je pensais de tout
cela, je leur ai dit : « vous êtes trop
nombreuses ! » Elles ont cru que je
plaisantais. Mais je leur ai montré
que pendant les week-ends où le
service était quantitativement moins
encadré, les choses allaient mieux !
Elles ont été incrédules puis surprises car ce que je leur disais était
en dehors du discours habituel. Si à
l’hôpital on ne touche à rien, ni aux
règlements ni aux “droits acquis”,
bien entendu la solution ne peut
être que quantitative, plus de tout :
moyens, argent, machine, personnel … Je suis persuadé, car nous en
avons ailleurs la démonstration (établissements à but non lucratif, cliniques privées, établissements
étrangers), qu’il existe une solution
qualitative en changeant l’organisation sans que le personnel, au
contraire, en pâtisse et cela pour le
grand bien du patient et, accessoirement, des contribuables que nous
sommes tous.
Par ailleurs, l’argent ne compte pas
plus. Il existe certes des contraintes
budgétaires, mais aucune réflexion
sur la qualité du service, l’organisation du travail, et voilà comment l’on
cherche des radios égarées dans
des dossiers dispersés à douze personnes pendant une demi-heure.
Quel gâchis ! En vérité, les deux
grandes forces qui règnent à l’hôpital, le médical et le social, s’évitent.
La vie institutionnelle n’est qu’un jeu
de rôle, sans prise sur la réalité. Elle
s’organise pour que les sujets relatifs à l’organisation du travail ne
soient pas traités en dehors des services. Les médecins n’abordent
jamais ces questions avec les autres
catégories d’agents.
PSII : Y a-t-il des remèdes ?
Jean de Kervasdoué : Bien entendu,
mais ils ne sont pas seulement
matériels. L’hôpital n’est pas à la
hauteur de la tragédie que vivent les
gens qui y sont hospitalisés. Le titre
de mon livre a failli être : “La nuit
des autres” – il était déjà pris – toutefois, je l’ai utilisé pour l’intitulé de
mon premier chapitre, qui décrit
mon séjour à l’hôpital. Quand on
est hospitalisé, on partage l’intimité
des autres, leur nuit. On se rend
compte de la violence de la condition hospitalière où se découvre la
tragédie de l’aventure humaine. Elle
est d’autant moins reconnue que
l’on prend de plus en plus la mort
pour un échec de la médecine, on
ne se contente même plus de la
cacher. Les remèdes que l’on a
inventés récemment ne sont que
de pauvres remèdes ! Qu’il s’agisse
des questionnaires de satisfaction,
de l’obligation de dire la vérité au
malade sur sa maladie, le droit des
usagers qui représente quand
même, un peu l’abandon des politiques... Tout cela est particulièrement difficile pour l’infirmière qui
porte en elle les contradictions de la
double hiérarchie administrative et
médicale. En outre, à ces deux logiques qu’elle subit, elle doit ajouter
sa logique personnelle et professionnelle. C’était toute l’évocation
de leur slogan : « Ni nonnes, ni
connes, ni bonnes », il y a quelques
années, quand elles sont descendues dans la rue. Elles ne pouvaient
pas, en effet, continuer à faire l’objet
d’un chantage au dévouement de
ce métier passé, grâce à leur détermination, de la vocation à l’expertise
professionnelle. Mais si c’est un
indéniable progrès, la question
demeure : au nom de quoi soigner ?
Au nom de cette seule expertise ?
La solidarité républicaine ne peut
perdurer que si elle est associée à
une éthique de la responsabilité.
Elle implique l’autonomie de
chaque hôpital et la reconnaissance
des élites qui le servent. Quant au
respect de l’autre, il va sans dire.
Propos recueillis par
François Engel
Brèves ...
Bilan démographique
2003
Au premier janvier 2004 la population de la France, départements
d’outre-mer compris, est estimée
à 61,7 millions d’habitants. En
2003, les naissances restent stables, malgré la baisse du nombre
de femmes ayant de 20 à 40 ans.
L’année 2003 est marquée par
une hausse sensible du nombre
de décès. Un tel niveau n’a pas
été atteint en France métropolitaine depuis 1985. La canicule du
mois d’août 2003 en est l’origine.
Le nombre de mariages diminue,
confirmant la tendance des
années 2001 et 2002.
(Source Insee)
Aides-opératoires
non qualifiés
Les pouvoirs publics ont légitimé
certains personnels non diplômés
qui occupaient la fonction d’aides-opératoires dans les cliniques
privées. À la suite d’un amendement déposé par le député
Bernard Accoyer, à l’occasion du
débat parlementaire sur la couverture maladie universelle (loi
n° 2002-1877 du 30/12/2002
article 7 du Journal officiel du
31/12/2002), ces aides-opératoires ont dû passer des épreuves
de validation de leurs connaissances avant de pouvoir de nouveau intervenir au bloc.
Selon les syndicats de chirurgiens,
4 000 aides-opératoires exerçaient
sans qualification.
Les agents de l’État
Fin 2001, la fonction publique au
sens strict comptait 2,5 millions
d’agents (3,1 millions si l’on inclut
les emplois aidés). Entre 2000 et
2001, les effectifs de l’État ont
augmenté de 0,6 %, croissance
annuelle proche de celle des dix
dernières années (+ 0,75 %). Le
personnel strictement médical et
social représente 1 % de ces
agents.
(Source Insee)
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