Économie informelle et dynamiques sociales- Regards sociologiques Kechad Rabah1, École Supérieure de Commerce d’Alger, Algérie Résumé La présente communication porte principalement sur un regard sociologique par rapport à l’économie informelle, en général et le cas algérien en particulier. Le principal objectif de cette réflexion est d’analyser la question de l’économie informelle par une approche sociologique à partir de trois aspects qui sont la dimension sociologique de l’économie informelle, la prévalence de l’économie informelle dans la société algérienne et, enfin, nous terminerons par une analyse plus fine des méthodes de lutte contre l’économie informelle en Algérie et dans d’autres pays en mettant l’accent sur la démarche de départ adoptée pour comprendre le phénomène en vue de réussir les différents moyens mis en œuvre destinés à la formalisation des activités commerciales informelles. La conclusion sera surtout consacrée aux enseignements à tirer à partir d’un autre regard à la question de l’économie informelle ce qui supposera la recherche d’une autre approche orientée plus vers la pluridisciplinarité. Mots-clés : économie informelle, sociologie, dynamiques sociales Informal Economy& social dynamics-sociological Regards This communication focuses mainly on a sociological view in relation to the informal economy in general and on the case of Algeria in particular. The main objective of it, is to analyse the issue of the informal economy through a sociological approach from three aspects which are the sociological dimension of the issue, the informal economy prevalence and finally, we conclude with a more detailed analysis of fight methods against the informal economy in Algeria and other countries alike, with a special focus on the adopted approach to better comprehend the issue in order to achieve planned work methods for formalisation of informal businesses with successes. The conclusion will mostly be devoted to lessons learned from a different perspective to the issue, and which will involve searching for another approach more multidisciplinary oriented. Keywords: Informal economy, Sociology, Social Dynamics. 1 1 E-mail : [email protected] Introduction L’objet de la communication est de soumettre l’économie informelle à l’analyse sociologique en partant de quelques indices statistiques sur le phénomène en Algérie. Les raisons de ce choix d’approche est de rechercher les indices sociologiques qui permettraient de mieux saisir le phénomène dans ses dimensions socioéconomiques. En effet, l’économie informelle, vue sous l’angle économique, est perçue comme une désorganisation d’ordre économique. En revanche, pour le sociologue, ces activités en dehors de l’organisation informelle de l’économie, cachent des dynamiques sociales importantes : la volonté d’améliorer les revenus des individus et des familles (la catégorie des commerçants informels), l’animation des espaces libres non intégrés dans l’aménagement des territoires et la recherche d’un statut social valorisé. Selon Masood Ahmed, le directeur du département du Moyen-Orient auprès du FMI, l’économie informelle dans cette région du MENA, hors Conseil de coopération du Golf devient ’’de plus en plus étendue, envahissante et, souvent, ignorée". En plus, selon le même responsable ces estimations sont plus importantes dans cette région que celles des pays d’Asie et d’Amérique latine (APS, colloque international sur l’économie informelle, 2012) Les paramètres qui méritent d’être analysés par une approche sociologique sont surtout les types d’espace conquis par les commerçants informels, les caractéristiques sociodémographiques de ces commerçants et les types de produits commercialisés. En ce qui concerne le premier aspect, on a relevé que les espaces occupés par ces commerçants sont surtout situés à des endroits fréquentés par la population : trottoirs, ruelles, espaces avoisinants les villes, etc. ce choix est d’ordre stratégique puisque la position de localisation d’un commerce est très recommandée dans les business-plan. Aussi, la sociologie algérienne nous renseigne aussi sur les souks (marché au sens moderne du terme) qui nous renvoie aux traditions des sociétés arabo-musulmanes qui ont toujours favorisé les marchés ouverts au lieu des grandes surfaces et des centres commerciaux. L’organisation sociologique des échanges commerciaux via l’économie informelle véhicule donc des valeurs commerciales ancrées dans des traditions sociologiques où le souk est non seulement un lieu d’échanges (au sens économique) mais aussi un lieu de partage et de communication. L’analyse du fonctionnement de ces types de souks permettra de mieux comprendre l’interactionnisme symbolique et les représentations sociologiques de ces activités commerciales si on fait appel à la vision d’Erving Goffman et de Pierre Bourdieu (Goffman, 1973 ; Bourdieu, 2001). En revanche, le deuxième volet de notre communication traitera des caractéristiques sociodémographiques de la population qui active dans ce secteur informel pour situer les acteurs de ces dynamiques sociales. L’usage des résultats de la dernière enquête socioéconomique réalisée par l’Office Nationale des Statistiques (ONS) nous renseignera davantage sur ces aspects. Enfin, un regard particulier sera porté à la composante des principaux produits les plus concernés par cette économie pour comprendre la division sociale de la pratique commerciale dans ce type d’économie. 1. Les dimensions sociologiques de l’économie informelle La notion de secteur « informel», terme mis au point par Keith Hart [Hart, 1995] en 1973, a fait l’objet d’intérêt et de définitions de nombreux spécialistes (Adair 1981et 2002, Charmes1990 et 2009, Lautier, De Miras et Morice 1991, Deffourney 1994, Arellano 1994, Loquay 2008, etc.,). L’économie informelle est définie à partir de plusieurs paramètres surtout la taille et l’étendu de ces activités par rapport aux activités formelles. Pour certains (A.C Loquay, 2008), cette économie est un mode de fonctionnement socioéconomique qui concerne les pays africains au sud du Sahara. Cela dit, l’économie informelle vue sous cet angle quitte la sphère économique pour atteindre la sphère sociologique. Nul doute que cette forme de l’économie concerne principalement les pays sous développés même si cela n’épargne pas les pays développés mais à une échelle très basse (A.C Loquay, 2008). Même si les estimations de l’étendue de cette économie dans le monde sont très loin d’être convergentes, il demeure important de souligner que ce secteur fait employer 1.8milliards de personnes dans le monde soit 60% des 3 milliards de personnes qui occupent un emploi. Si ces estimations sont ramenées à une échelle plus réduite, les chiffres deviennent plus explicites. En effet, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) a précisé qu’en 2002, 60-90% de la population africaine active dans le secteur informel. Quelle que soit la qualité des estimations statistiques sur l’étendue de l’économie informelle, l’analyse sociologique de cette question nous semble nécessaire et importante. A cet effet, l’activité commerciale informelle est devenue, au fil des années, un secteur créateur d’emplois plus dynamiques que le secteur formel. Si cette tendance gardera son rythme actuel, l’emploi généré par l’économie informelle sera plus 2 sécant que celui du secteur économique formel. Si on explique cette question par une approche sociologique et organisationnelle, on fera appel à l’analyse stratégique (M.Crozier, 1977) pour faire apparaitre deux stratégies, celle de l’acteur (le commerçant informel) et l’autre du système (l’État). L’économie organisée en Afrique se caractérise par « le phénomène bureaucratique » (M.Crozier, 1963) et la faible dynamique du secteur dynamique productif. En revanche, la création d’un « projet de commerce informel » ne nécessite que quelques heures, sinon moins, pour aménager un espace approprié et faire démarrer l’activité. Autrement dit, le « génie du stratège » (Ohmae, 1992) est du côté des commerçants informels face à une économie organisée enfouie dans des circuits bureaucratiques qui ne facilitent pas la création d’entreprises. Pour cela, nous nous inspirons de l’approche systémique pour configurer le phénomène pour mieux procéder à une lecture sociologique : Figure 1 : Lecture systémique de l’économie informelle Environnement sociétal Facteurs intervenants Économie formelle /Économie informelle Conséquences socioéconomiqu es L’économie informelle cohabite avec l’économie formelle. Cette coexistence oscille entre une situation d’équilibre ou de déséquilibre. La première situation pourrait être en faveur de l’économie formelle lorsque la part de l’économie informelle est inférieure par rapport à la première ; la deuxième situation en revanche, est produite quand la part de l’économie informelle est supérieure à celle de l’économie formelle. Les économistes utilisent les données et les estimations pour mesurer l’impact de l’économie informelle sur l’économie formelle. Pour nous, sociologue, en empruntant l’approche systémique, l’analyse de ce type d’économie ne doit pas se faire en dehors des autres paramètres au niveau macro et microsociologique. L’économie informelle est le produit de la société dans laquelle elle est produite. On doit souligner que la pratique de ces échanges considérés comme informels est intimement liée à la sociologie du pays. Pour cela, le formel et l’informel ne doivent pas être traités comme des données mais des construits et des relations (Fontaine et weber, 2010). L’explication de l’économie informelle pourrait prendre plusieurs approches. La première la plus répandue est celle qui relève de la science économique qui fait appel aux outils statistiques et économiques pour expliquer un phénomène qu’elle considère, prioritairement, comme un fait économique et doit être traité ainsi .L’autre approche est plutôt politique dans le sens où l’économie informelle est d’abord une question qui relève de la politique économique d’un pays. De notre point de vue, il faut expliquer le social par le social (Durkheim 1895) puisque l’économie informelle est, avant tout, une problématique sociologique au même titre que les autres faits sociaux (délinquance, suicide, etc.) dont le facteur économique est fortement générateur de ces comportements collectifs dans la pratique commerciale. Cette lecture sociologique d’un phénomène considéré jusqu’ici comme économique nous rappelle déjà la précision de E. Durkheim quant à l’objet de la sociologie économique par rapport aux activités économiques. Après avoir rappelé l’objet de l’économie politique il a décrit l’objet de champ d’étude de la sociologie ainsi : « Or en réalité, les fonctions économiques sont des fonctions sociales, solidaires des autres fonctions collectives ; et elles deviennent inexplicables quant on les abstrait violemment de ces dernières. » (Durkheim, 1970, 151). D’autres arguments sont venus aussi pour aller dans cette orientation explicative inspirée des idées de Mendras qui n’a pas hésité à accorder le caractère social à tout échange économique puisque : « Ce qui montre bien que toute activité économique crée des rapports sociaux et s’inscrit dans un système social » (Mendras, 1975, 181). Néanmoins, ce sociologue qui se recoupe lui-aussi avec Ibn-Khaldûn (A.Ibn khaldûn, 1967), l’activité économique se rationalise et prend son autonomie en parallèle avec la rationalisation de la société. Pour cela, Mendras 3 assimile la foire et le marché aux économies paysannes et traditionnelles où la foire et le marché sont plus des occasions se rencontrer, de nouer des relations, de se distraire et d’échanger des relations, autrement dit, un lieu de fête plus qu’un espace économique et commercial (Mendras, 1975, 180). L’importance dans cette lecture théorique et épistémologique se justifie par le choix des approches de lutte contre l’économie informelle. Il demeure nécessaire de souligner que les solutions qu’on préconise dans le traitement d’une question quelconque découlent inévitablement de l’approche théorique et méthodologique dont on a fait usage pour la comprendre et l’expliquer. En effet, les différentes solutions décidées et mises en œuvre dans les pays concernés directement par l’économie informelle n’ont pas contribué à réduire efficacement la prévalence des pratiques commerciales informelles dans la société. Pour nous, la principale raison qui pourrait expliquer cette inefficacité réside dans le traitement purement économique de l’économie informelle alors que la question est d’abord sociologique et nécessiterait une démarche adéquate et contingente sans négliger l’apport des autres solutions. 2. L’économie de l’Algérie : quelques indicateurs L’économie algérienne, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, plus qu’elle avance dans le temps, elle s’enfonce dans l’économie unifactorielle orientée vers le commerce plus que d’autres activités. Selon le recensement économique de 2011 l’activité commerciale représente 55,0% de l’ensemble des activités économiques dont 84% de cette activité se concentre dans le détail. Cette réalité économique nous donne déjà une première piste pour comprendre le développement, sans précédent, de l’économie informelle qui est, en fin de compte, un commerce informelle puisque ces activités parallèles concernent surtout la vente des différents produits et services. Le tableau 1 ci-dessous nous donne un aperçu plus clair sur la répartition des activités économiques : Tableau1 : Répartition des activités économiques en Algérie en 2012 Activités Nombre Industrie 95445 Construction 9117 Commerce 511700 Service 317988 Total 934250 Pourcentage 10.21 0.98 54.77 34.03 100 Source : Office National des Statistiques (ONS) : Enquête économique, 2012 Il ressort clairement de l’enquête économique que l’activité industrielle ne représente que 10% de l’ensemble des activités ce qui dénote du caractère commercial de l’économie algérienne. L’économie informelle se focalise donc dans les deux secteurs dominants de l’économie algérienne qui sont le commerce et les services qui englobent 88.8% de l’ensemble des activités économiques. 3.Économie informelle en Algérie: état des lieux et contradictions statistiques S’il y’a un phénomène dont la mesure de son intensité demeure problématique reste sans doute l’économie informelle. En dépit des nombreuses définitions accordées à l’économie informelle, il demeure nécessaire de noter que toute pratique informelle signifie que l’action économique et commerciale se déroule en dehors de ce qui est institutionnalisé. Quand on évoque une économie informelle cela concerne toutes les activités qui se rattachent à l’économie formelle (commercialisations des produits tangibles et intangibles, travail informel, etc.). Si on cite, à titre indicatif, le cas algérien on relève que ce phénomène, même s’il est peu étudié (Bellache, 2010), affecte, à des degrés différents, plusieurs branches d’activités notamment les services, l’industrie de transformation, l’agriculture, le commerce extérieur et la distribution. (Benbada, 2012). Certaines pratiques commerciales informelle en Algérie ne sont plus considérées comme étant illégales puisque, au fil des années, tout le monde (population et représentants de l’administration) y recourent comme, à titre indicatif et non limitatif, la vente des cigarettes en détails (les petits vendeurs de cigarettes) et le rechargement du téléphone portable (Flexy) qui ont pu trouver leur légalisation dans la société. Même si ces petits commerces de détails qui activent dans l’informel nous paraissent négligeables, leur prolifération à tout le territoire national leur donne un volume plus important par le cumul des volumes de ces activités à l’échelle nationale. Les chiffres avancés par les différentes sources (Office National des Statistiques, le recensement économique, le ministère du commerce, etc.) restent contradictoires. Ces contradictions sont dues à 4 l’absence d’un organisme indépendant, le développement sans cesse du secteur informel et surtout l’efficacité de la stratégie de l’acteur1 face à la stratégie des pouvoirs publics. A ce niveau, il ne suffit pas de mesurer la part de l’économie informelle dans une société mais aussi la vitesse avec laquelle ces pratiques commerciales évoluent, les catégories de personnes qui y activent et la régénérescence rapide de ces pratiques face aux actions menées par les pouvoirs publics. Cette dualité entre le formel et l’informel nous renvoie à une question d’ordre épistémologique et théorique liée à la question paradigmatique entre la rationalité totale et limitée (H. Simon, 1947) .Autrement dit, est-on en mesure de tout rationaliser au point de ne laisser aucun champ libre à l’action libre ? L’économiste s’appuie plus sur des données statistiques pour mesure l’ampleur du phénomène en croisant le maximum de variables pour analyser le phénomène en vue de faire émerger des solutions pour l’éradiquer. En revanche, le sociologue doit prendre un autre chemin pour mieux comprendre un phénomène qui est au cœur de la société dans laquelle il s’est développé. La soumission de l’économie informelle à l’explication et la genèse nous renvoie à des approches différentes. La première est de type positiviste qui consiste à considérer le phénomène comme une chose (Durkheim, 1895) pour l’étudier et le comprendre. La deuxième approche est l’approche constructiviste qui consiste à construire la problématique de ce type d’économie et de l’étudier. Enfin, l’approche phénoménologique est celle qui prendre l’acteur principal, le commerçant informel, pour tenter de comprendre le phénomène à partir de la signification et du sens qu’il lui accorde. Analyser le phénomène ou le comprendre sont deux interfaces importantes qui nous aident à mieux saisir les contours de ce phénomène complexe. En ce qui nous concerne, nous pensons que cette vision qui essaye d’analyser ce phénomène – et non le comprendre à partir des représentations de l’acteur principal- en se limitant aux données statistiques et d’estimations via des modèles préconçus n’aide pas à mettre au point des solutions contingentes en mesure de ramener l’économie informelle au cadre institutionnel. L’économie informelle est un construit social plus que de simples activités commerciales non reconnues. A titre d’illustration, Le spécialiste de l’économie informelle, le Péruvien De Soto (2012), pense que la problématique centrale réside dans le climat des affaires de ces pays qui ne facilite pas la création d’entreprises formelles et n’utilisent pas le cadre légal et constitue un cout exorbitant pour créer une petite entreprise. A cet effet, il donne l’exemple de l’Égypte où les entrepreneurs doivent passer par 73 agences officielles et passer par 347 lois ce qui explique donc, selon cet éminent spécialiste, le recours à l’informel. En effet, le développement de l’entreprenariat est un facteur important dans l’éradication de l’économie informelle mais il y’a lieu de s’interroger : Ces commerçants informels sont-ils aptes à se transformer en entrepreneurs ou préfèrent-ils rester dans le commerce populaire qui est enracinée dans la culture de ces sociétés ? 4. Les approches de lutte contre l’économie informelle Les approches de lutte contre l’économie informelle dans les différents pays concernés par ce phénomène sont d’ordre économique et politique. Le dilemme qui caractérise ces approches de lutte contre ce type de commerce est de vouloir utiliser l’économie informelle comme moyen de maintien de la paix sociale et de création de l’emploi informel d’une part, et de vouloir intégrer les commerçants informels dans l’économie formelle d’autre part. Les différentes expériences en matière de lutte contre ce type d’économie considéré comme informel découlent de la démarche d’analyse qui continue de considérer ce phénomène sous l’angle purement économique. Les solutions préconisées dans les différents pays concernés par ce phénomène n’arrivent pas à éradiquer ces pratiques commerciales surtout que la stratégie formelle est contrecarrée par les stratégies individuelles et collectives informelles puisque ces commerçants laissent libre cours à leur imagination « stratégique » pour contourner ces « recettes formelles » que l’administration tente d’appliquer. A titre indicatif, les dernières opérations de lutte contre l’économie par le gouvernement algérien depuis octobre 2012 n’arrivent pas éradiquer cette économie. Les acteurs de l’économie informelle innovent dans la recherche de nouvelles formes d’organisation de leurs activités commerciales surtout en l’absence d’alternatives réelles. L’une de ces nouvelles formes qu’ils développent actuellement consiste à utiliser leurs voitures commerciales aux abords des routes pour aménager de petits espaces commerciaux. Les stratégies informelles sont plus redoutables que les stratégies formelles des pouvoirs publics de lutte contre ces formes de commerce informel. 1 5 L’acteur signifie le commerçant informel Les pays concernés par l’économie informelle n’offrent pas de modèles de référence dans la lutte contre cette économie informelle puisque toutes les politiques mises en œuvre n’ont pas permis de normaliser leur économie même si certains pays comme la Tunisie et le Maroc ont été cités comme deux exemples de pays ayant réduit la part de l’informel par l’introduction des TIC (la traçabilité électronique). Plusieurs spécialistes ont préconisé des approches de lutte contre l’économie informelle. Un des spécialistes de ce sujet a affirmé que les politiques de formalisation de l’informel "doivent être plus incitatives que répressives". Selon ce spécialiste, intervenir sur un secteur qui contribue à l’emploi de près de 40% de la population active dans le monde, requiert de disposer d’informations suffisamment fiables et précises. "Les résultats du dernier recensement économique effectué par l’Algérie sont, de ce point de vue, essentiels", a-t-il soutenu. (Charmes, APS, mars 2012) Ces différents choix d’approche de lutte contre cette économie se recoupent autour de l’approche d’analyse et d’étude de la question. Pour mieux illustrer la présente réflexion, on propose une synthèse élaborée à partir de trois sources à l’occasion d’un colloque international organisé à ce sujet (tableau 2). Tableau 2. Échantillon d’analyses et d’approches de lutte contre l’économie informelle Source Raisons évoquées Approches de lutte préconisée Le président du Dysfonctionnement de l’économie Relance de l’appareil de production (couverture Forum des chefs des besoins du marché réduite de 20% à 5% en 20 d’entreprises ans) Allègement des procédures de création d’entreprises (facilitation de crédits bancaires pour la création d’entreprises) Présidente de Difficultés d’accès aux crédits bancaires Facilitation d’octroi de crédits de création l’association pour les jeunes entrepreneurs d’entreprises algérienne des Déphasage entre la formation universitaire managers et des et le marché de l’emploi entrepreneurs Le ministre commerce du Destruction des circuits de distribution après le retrait des pouvoirs publics de la sphère économique Relais d’un système d’approvisionnement et de distribution improvisé et loin de tout contrôle des pouvoirs publics Orientation économique fondée sur les subventions et le soutien des prix L’expert Péruvien international Hernando De Soto Identifier la prévalence et les causes du phénomène dans la société pour laisser l’État mener les réformes adéquates Investir dans les marchés de gros (pour les produits locaux ou importés) Aménagement des espaces commerciaux de proximité (réinsertion des intervenants dans l’informel dans le commerce légal) Réhabilitation les réseaux d’espaces commerciaux existants Révision de la taxe sur l’activité professionnelle pour intégration des opérateurs informels (incitation fiscales) Le projet E-Algérie 2013 (l’administration électronique) Bien identifier l’informel (établissement d’une carte sur le phénomène) Formalisation de l’informel Diagnostiquer les causes réelles du phénomène dans la société (ne pas se suffire de traiter les symptômes mais comprendre d’abord les raisons) S’intéresser surtout à l’époque du 18è et 19è siècles et aux grandes réformes de l’occident et les actions prises pour intégrer dans le secteur formel tous ceux qui étaient en dehors de la légalité Un regard sociologique sur ces différentes positions par rapport à l’économie informelle composées d’avis de politique (le ministère du commerce), de chefs d’entreprises et d’expert nous donne la même approche qui consiste à faire usage des solutions techniques pour résoudre une question profondément sociologique en dehors des principaux acteurs. L’approche participative est évacuée de ces visions où le commerçant informel est considéré comme un simple intrus dans la sphère légale que l’administration est tenue de l’insérer dans la légalité. Les différentes approches de lutte contre l’économie informelle s’appuient surtout sur des mesures administratives sans tenir compte des déterminants sociologiques qui entravent ces actions. 6 Pour mieux situer les aspects sociologiques de la question traitée on doit porter un regard, à titre indicatif et non limitatif, sur certains les types de produits commercialisés d’une manière informelle à partir du tableau indicatif suivant (tableau 3). Tableau 3. Types de produits et canaux de commerce informel (à titre indicatif) Types de produits Provenance Passerelles vers les espaces de vente produits tangibles Fruits et légumes local Produits intangibles Bonneterie Produits cosmétiques Équipements domestiques Produits tabagiques (cigarettes, chiquet, etc.) Importation+ local Importation+ local Importation +Local Local +Importation pétards et produits vendus d’une manière ponctuelle (surtout à l’occasion des fêtes religieuses et des événements nationaux) Rechargement Téléphone mobile services divers Importation local local Espaces de ventes Trottoirs- abords des routes – placettes des villes – moyens ambulants (voitures, charrettes, etc.) espaces ouverts espaces ouverts espaces ouverts charrettes/espaces ouverts/ kiosques ambulants espaces ouverts kiosques ambulants espaces ouverts Les produits concernés par l’économie informelle sont variés et de provenances diverses. Il ressort donc que les produits importés transitent par l’administration (les douanes) dont sa responsabilité est largement engagée. En revanche, les produits locaux, surtout les légumes et fruits, viennent rappeler l’absence d’une politique de commercialisation de commerce de gros et de détails. Il y’a une forte relation entre l’évolution des besoins de la population et l’extension de l’économie informelle. Les commerçants informels connaissent les mécanismes du marché informel, la clientèle potentielle et le contexte de commercialisation des différents produits et services. En effet, ils s’adaptent efficacement avec leur environnement ce qui leur permet de sélectionner les produits dont la vente est durable et ceux qui se vendent à des occasions opportunes (fête religieuse, rentrée scolaire, etc.). Cela témoigne que cette catégorie de vendeurs capitalise un savoir-faire local dans la distribution et la vente des différents produits en dehors des circuits informels. 5. Lectures et regards sociologiques La lecture sociologique de l’économie informelle nous autorise à la considérer comme un phénomène social qui nécessite une approche adéquate. L’échec des différentes actions de lutte contre cette forme d’économie est à imputer à cette distorsion théorique qui considère la question sociale comme une conséquence de l’économie informelle. L’économie informelle s’explique surtout par rapport à la sociologie d’un pays. Pour mieux saisir les significations et le sens commun, si nous empruntons le terme à Bourdieu (Bourdieu, 2001), il est impératif de voir de près certaines variables sociologiques. Les paramètres qui méritent d’être analysés par une approche sociologique sont surtout les types d’espace conquis par les commerçants informels, les caractéristiques sociodémographiques de ces commerçants et les produits commercialisés. Les espaces conquis dans ces types de commerce sont les rues très fréquentées par les personnes dont l’accès est facile, les trottoirs, les grandes placettes et les abords des routes. Bien évidemment, cela concerne surtout l’économie informelle immobile, en revanche, les ventes par moyens ambulants visent surtout les cités et les villages dont le déplacement des habitants n’est pas facile. En d’autres termes, les personnes qui pratiquent ces types de commerce ont un savoir-faire local calculateur puisque les endroits choisis obéissent à des choix « stratégiques ». Ce savoir-faire « informel » de ces vendeurs est d’une grande utilité dans la compréhension de ce phénomène à partir des sens, significations et comportements de ces principaux acteurs qui agissent en individus et en groupes. En plus, ils constituent leurs réseaux dans ce type de commerce selon une logique d’intérêt et de segments d’activités. Pour cela, une approche empathique s’avère nécessaire pour agir dans le sens de la formalisation de ces activités. L’organisation informelle de ce type d’économie s’établie en fonction des facteurs que l’environnement impose contrairement à la démarche des pouvoirs publics qui reste figée, lente et s’oriente plus vers les 7 solutions structurelles (aménagement de locaux commerciaux, construction de nouveaux marchés, etc.). Même si ces mesures sont inévitables, elles sont loin de résorber d’une manière définitive ces pratiques commerciales puisque ces personnes qui activent dans l’économie informelle trouvent toujours des moyens de se soustraire à ces démarches. A titre indicatif, quand on aménage un espace qui était occupé par des commerçants qui activaient dans l’informel en local pour intégrer cette activité dans la pratique du commerce d’une manière légale, certaines personnes de cette catégorie tentent toujours de trouver un autre moyen leur permettant d’être visible et près des clients potentiels. Si on s’appuie sur l’analyse stratégique (Crozier,1977) on doit préciser que le stratège, le commerçant informel, exploite la zone d’incertitude pour protéger ses intérêts ou conquérir d’autres intérêts en saisissant les faiblesses de l’ensemble juridique et institutionnel pour écouler une marchandise loin de l’organisation formelle. L’économie informelle dépasse de loin les inputs (le produit commercialisé) mais atteint plus les mécanismes « informels » qui permettent aux différents produits de passer par les circuits informels pour arriver à ces espaces aménagés par les entrepreneurs informels. Les nombreux entretiens « informels » que nous avions eus avec ces commerçants dans certains espaces nous ont permis de relever que le discours de ces personnes véhicule des sens et significations importantes pour comprendre le phénomène et apporter les réponses adéquates. Les termes les plus récurrents dans leur discours sont « el-khobza1 », «nekhdem al eddar2 », etc. La plupart des commerçants qui activent dans ce secteur sont des hommes ce qui reflète la division sociale du travail dans sa globalité puisque les femmes qui travaillent ne représentent que 17,7% de l’ensemble de l’emploi au niveau national (ONS, 2012). En plus, la catégorie des jeunes est très perceptible dans les différents espaces observés. L’absence de statistiques plus complètes est remplacée par nos observations sur les différents lieux occupés par ces commerçants. Il y’a aussi de relever que ces personnes qui activent dans ce secteur ne sont pas astreints aux règles administratives surtout que dans l’imaginaire social, l’administration n’est pas faite pour leur faciliter la tâche si toutefois ils veulent intégrer l’économie formelle. Pour cela, la question qui mérite d’être posée est la suivante : la stratégie d’absorption de ces activités commerciales informelles par l’aménagement d’espaces adéquats sera-t-elle en mesure de ramener les acteurs informels de cette économie à la sphère légale ? Dans l’analyse de cette question, on relève deux logiques difficiles à assimiler. La première concerne celle des pouvoirs publics qui considère l’économie informelle comme un moyen illégal qui devrait être éradiqué par des approches économico-administratives qui consistent à les débusquer par la force publique avec la promesse de les recenser et les intégrer dans les nouveaux espaces à aménager. L’administration algérienne a instauré la communication avec ces catégories de personnes pour les rassurer sur leur prise en charge dans le cadre de cette stratégie de formalisation de ces pratiques commerciales. En revanche, la deuxième logique est celle des personnes directement concernées (les commerçants illégaux) qui acceptent cette solution administrative sans toutefois perdre les avantages que leur procure le commerce informel. Conclusion L’économie informelle reste une question qui continue de faire l’objet de nombreuses études et réflexions de spécialistes des différents domaines. Aussi, les différentes approches sont engagées dans plusieurs pays concernés pour tenter de réduire ces activités commerciales informelles à des niveaux acceptables. Notre réflexion a tenté surtout de mettre en évidence le caractère sociologique de cette question puisque le social doit être expliqué par le social. Si l’éradication de ce phénomène demeure difficile, la présente réflexion impute cela à l’approche de départ qui consiste à saisir la question sous l’angle technique sans tenter de comprendre l’économie informelle à partir des perceptions et représentations des principaux acteurs, à savoir les personnes directement impliquées dans ce type d’économie. En plus, il a été clairement démontré que les stratégies des acteurs (les commerçants) informels s’avèrent plus efficaces que celles mises en œuvre par les pouvoirs publics. Le cas algérien, au même titre que les autres expériences, démontre que l’approche positiviste dans l’explication du phénomène et les mesures prises pour lutter contre ces pratiques n’ont pas encore permis de réduire ces activités à des seuils tolérables. Pour toutes ces raisons, l’économie informelle vue à partir du regard sociologique est loin d’être considérée comme une simple question économique mais surtout un construit social dont les contours et Veut dire le pain. Dans la société algérienne on assimile le travail pour subvenir aux besoins matériels à la recherche du pain. C’est un langage symbolique 2 Traduction intégrale « je travaille pour la maison ». Cela veut dire que la personne exerce pour subvenir aux besoins de sa famille 1 8 les déterminants sont représentés par les personnes qui le pratiquent. En effet, l’explication économique a permis de cerner les défaillances du système économique de ces pays sans toutefois avoir permis d’apporter un éclairage sur le caractère sociologique et culturel de la question. En guise de conclusion, l’économie informelle n’est-elle pas en train de construire un domaine d’étude qui ne pourrait être compris et expliqué que par une approche pluridisciplinaire dans la dimension sociologique est largement présente ? Références bibliographiques Adair P. (1981) L’économie informelle, figures et discours, Paris, Anthropos Adair P. (2002) L’emploi informel en Algérie : Évolution et segmentation du travail- Cahiers du Gratice, 22, pp 95-126 APS (2012) Colloque international sur l’économie informelle, Alger Arellano R. (1994) Une classification des entreprises du secteur informel, Presses de l’Université de Laval, Québec Bellache Y. (2010) L’économie informelle en Algérie, une approche par enquête auprès des ménages, le cas de Béjaia, thèse de doctorat, Université de Béjaia-Université de Créteil Benbada A., ministre du commerce algérien, APS, 12 mars 2012 Bourdieu P. (2001) Le sens pratique, Paris : Éditions de Minuit Charmes J. 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