L`Économie du bonheur - La Fabrique des Débats

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Claudia Senik : L'Économie du bonheur (La république des
idées, 2014)
Claudia Senik fait une présentation claire d’un courant économique qui essaie de
quantifier l’attitude des individus face à la question « êtes-vous heureux ? ». À la différence
d’une approche philosophique normative, ce courant ne se soucie pas d’une recherche préalable
de définition du bonheur, mais déduit des définitions (celle des différents individus) à partir de
leurs réponses à cette question.
La fin de l’ouvrage dégage quelques constantes intéressantes dans la définition des divers
individus. Il semble que la progression vers un but (quel qu’il soit) soit une composante
importante du bonheur (les philosophes, d’Aristote à Mill et Rawls et Dworkin, avaient déjà
souligné ce trait : nous ne voulons pas seulement que nos désirs soient satisfaits, nous voulons
les satisfaire nous-mêmes) :
La progression vers un but semble donc être l’une des composantes du
bonheur. Cette remarque rejoint les théories psychologiques telliques qui
affirment que le bonheur vient du projet lui-même plutôt que de la réalisation.
Le fait de nourrir des aspirations élevées est identifié par les psychologues
comme un facteur favorable au bonheur, dans la mesure où il donne aux gens
un agenda personnel, un sens à leur vie quotidienne et une plus haute estime
de soi. À l’inverse, l’absence d’objectifs est souvent diagnostiquée comme un
symptôme dépressif. (844-8)
Senik souligne d’autres constantes, en particulier, à côté de la constante précédente
(progression vers un but, qu’elle nomme aussi « anticipation »), l’adaptation (on finit par
s’habituer à ce que l’on désirait quand on l’a obtenu) et l’aversion pour la perte (un gain de
100 € est moins ressenti qu’une perte de 100 €). C’est à partir de ces trois comportements que
l’auteur explique la « préférence pour la croissance », dans nos sociétés :
En réalité, les mécanismes d’adaptation et d’anticipation jouent tous deux
pour justifier la préférence des individus pour des profils de revenu croissants.
Le phénomène d’adaptation nous impose de maintenir notre niveau de vie,
sous peine de frustration. Le goût pour la progression appelle des perspectives
d’amélioration. Enfin, l’aversion pour la perte s’ajoute à ces deux phénomènes
pour rendre beaucoup plus désirables les séquences de progression pure.
Clairement, notre rapport au temps constitue un argument en faveur de la
croissance. 851-855
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Les économistes du bonheur ont depuis longtemps étudié également le comportement
d’envie : le bonheur, pour un grand nombre de personnes, est comparatif, il est une valeur
relative, non une valeur absolue :
…on s’aperçoit que la relation entre revenu et bonheur est faite de plusieurs
canaux. L’augmentation du niveau de vie des individus exerce certainement
un effet positif sur leur bien-être, pour autant qu’ils sont sensibles à leur niveau
de confort. Mais les comparaisons sociales viennent immédiatement atténuer
ce gain en bien-être, par le jeu des frustrations relatives ; puis le phénomène
d’adaptation mine progressivement le surcroît de bonheur procuré par les
possibilités nouvelles permises par la croissance. En revanche, le projet et la
perspective de progrès associés à la croissance augmentent le bonheur des
individus tournés vers l’avenir. 1066-1071
Mais Senik rappelle l’analyse très fine de Hirshman, qui a montré que le comportement
d’envie peut être neutralisé par ce qu’il nomme l’effet tunnel :
Dans un article célèbre, l’économiste Albert Hirschman suggérait qu’un
individu pourrait retirer une satisfaction positive de la simple observation de
l’enrichissement d’autrui, de même qu’un automobiliste, pris dans un
embouteillage au sein d’un tunnel, se réjouit de voir soudain l’autre file de
voitures progresser vers la fin du tunnel, s’il y voit un signe annonciateur de
sa propre sortie. On parle donc d’« effet tunnel » lorsque, dans un contexte
d’incertitude et de manque de visibilité, l’observation du sort d’autrui
comporte un contenu informationnel si important qu’il domine la comparaison
et l’envie. 857-862
Dans un tel cas, l’ambition finit par dominer l’envie.
***
La fin de l’ouvrage examine en particulier les divers indicateurs économiques (le PIB,
confronté à ses concurrents ambitionnant de mieux prendre en compte le bonheur, le bien-être,
etc.). L’auteur rappelle d’abord la célèbre déclaration de Robert Kennedy :
On connaît la célèbre phrase de Robert Kennedy, candidat à l’élection
présidentielle en 1968 : le PIB « ne reflète pas la santé de nos enfants, la qualité
de leur éducation ou le plaisir de leurs jeux. Il n’inclut pas la beauté de notre
poésie, la force de nos mariages, l’intelligence du débat public ou la probité
de nos fonctionnaires. Il ne mesure pas notre courage, ni notre sagesse, ni notre
dévotion à notre pays. En fait, il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut
d’être vécue, et nous dit tout sur l’Amérique, sauf pourquoi nous sommes fiers
d’être Américains ». 1196-1200
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Senik rappelle l’existence d’autres indicateurs que le PIB ou PNB, qui peuvent d’ailleurs
inclure le PIB :
Les Nations unies développent depuis les années 1970 un indice de
développement humain (IDH) englobant le PNB, mais aussi l’espérance de
vie et l’éducation, approche inspirée par la théorie des capacités
d’Amartya Sen. L’indicateur de l’OCDE (Better Life Index) s’appuie sur une
série de mesures de bien-être objectif et subjectif déclinées dans onze
dimensions (logement, revenu, emploi, communauté, éducation,
environnement, engagement civique, santé, satisfaction dans la vie, sécurité,
équilibre travail-famille). En Nouvelle-Zélande, le gouvernement mesure le
bien-être dans les environnements urbains afin de guider la politique publique.
Au Royaume-Uni, l’Office for National Statistics est très avancé dans la
collecte de données de bien-être subjectif (bonheur, satisfaction dans la vie,
anxiété, etc.). 1227-1234
Elle rappelle que la mise au point de nouveaux indicateurs est souvent liée au thème de
la décroissance : la croissance ne nous rendrait pas nécessairement heureux. L’auteur rappelle
les difficultés de tout ordre que rencontrerait la mise en place de la décroissance. La fin du texte
montre que, parmi ces difficultés, il y a la psychologie humaine (l’envie dont il a été question
plus haut : « l’hypothèse de l’utilité relative, selon laquelle l’intérêt de la richesse consiste
précisément à dépasser les autres ») :
L’idée de décroissance est portée par des courants très divers. Certains y
voient un projet de société plus heureuse, tandis que d’autres la justifient par
la nécessité de préserver la planète. Or la difficulté de mettre en œuvre des
mesures écologiques de respect de l’environnement tient surtout aux
problèmes de coordination de ces politiques au niveau mondial. Autrement
dit, le problème écologique ne vient pas uniquement de la croissance, mais de
la difficulté des hommes et des pays à affronter ensemble une situation
nouvelle, à s’entendre et à s’organiser pour produire tout en respectant
l’environnement. On l’a vu, un projet de décroissance au niveau mondial
poserait exactement les mêmes problèmes de coordination, chaque pays étant
soumis à la tentation de se comporter de manière stratégique, non coopérative :
en l’espèce de croître davantage que les autres pour s’assurer un surcroît de
pouvoir d’achat (donc de puissance). Par ailleurs, pourrait-on demander à des
pays encore peu développés de ralentir leur croissance ? La difficulté serait
grande si l’on en croit l’hypothèse de l’utilité relative, selon laquelle l’intérêt
de la richesse consiste précisément à dépasser les autres. Serait-il acceptable
de figer les niveaux de vie relatifs des différents pays ? Les problèmes de
coordination potentiellement soulevés par le projet de décroissance semblent
bien de nature à le rendre impraticable. 1175-1185
Le goût pour la progression, que ce courant de recherche a permis d’illustrer,
implique même que la croissance, en tant que processus davantage qu’en tant
que résultat, est un ingrédient essentiel au bonheur des individus.1640-1643
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L’auteur doute également de l’affirmation selon laquelle le sentiment de bonheur n’est
pas lié à la croissance :
De fait, à l’encontre de la citation de Robert Kennedy, et depuis le
XVIIIe siècle, le progrès technique qui est au cœur de la croissance
économique ne cesse de réduire la mortalité infantile et d’allonger l’espérance
de vie, notamment l’espérance de vie en bonne santé. D’autres indicateurs
fondamentaux de la « qualité de la vie », mesurant par exemple le niveau
d’éducation et les libertés politiques, suivent fidèlement au cours du temps
l’élévation du revenu par tête des pays en croissance. Sans parler de
l’émancipation des femmes, rendue possible par le contrôle des naissances.
1204-1208
L’auteur prend appui également sur d’autres travaux, ceux de Mihály Csíkszentmihályi1 1
pour étayer les analyses précédentes des moteurs psychologiques de la croissance
Le changement auquel nous sommes sensibles ne réside pas uniquement dans
l’accroissement des quantités produites, mais dans le renouvellement constant
des idées et des techniques et dans l’extension du domaine de la connaissance.
L’innovation et les mutations de nos modes de vie sont au principe de
l’équilibre confort/excitation mis au jour par les psychologues, notamment
Mihály Csíkszentmihályi. Selon cet auteur, c’est le compromis entre ces deux
besoins humains qui est finalement la condition du bonheur : trop de confort
crée l’ennui, trop d’excitation engendre le stress. 1645-1649
La conclusion de l’auteur est donc, relativement à la possibilité de la décroissante, très
sceptique, du moins mesurée à l’aune du bonheur :
La croissance apparaît bien comme un élément essentiel de cette formule, au
sens où elle autorise à la fois davantage de confort matériel et de projets.
Certes, la contrainte écologique nous impose aujourd’hui d’inventer une
croissance respectueuse de l’environnement. Peut-être même serons-nous
contraints de renoncer temporairement à la croissance, mais l’économie du
bonheur ne conduit pas à penser que cela pourrait nous rendre plus heureux.
1650-1653
1
Good Business: Leadership, Flow, and the Making of Meaning; Flow: The Psychology of Optimal
Experience; Creativity: The Psychology of Discovery and Invention, etc.
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