anthropologie et economie dans une un contexte de globalisation

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ANTHROPOLOGIE ET ECONOMIE DANS UNE UN CONTEXTE DE
GLOBALISATION. 35000/40000
Philippe Hugon
professeur émérite Paris Ouest Nanterre
[email protected]
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Résumé : Les disciplines peuvent être conçues comme des modes d’inclusion et d’exclusion
dans le champ de l’analyse au nom de méthodes spécifiques et de référents irréductibles. Elles
sont également une manière de découper le réel et de donner un éclairage partiel à une réalité
complexe. Le champ du développement a été un lieu de rencontre et de confrontation obligé
de l’anthropologie et de l’économie. Aujourd’hui, la globalisation remet en question les
divisions Nord/Sud et renvoie à la fois à un monde interconnecté et à des replis identitaires.
Elle oblige à relier le particulier localisé et l’universel. Cette communication rappelle (I)
l’histoire des relations entre anthropologie et économie à propos de la question du
développement ; elle propose ensuite quelques pistes pour fonder une anthropologie
économique dans un monde globalisé.
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Abstract : The study of the relations between anthropology and economics can lead to two
interpretations. According to the first interpretation, gift and trade, utilitarism and symbolics,
traditional and modern values, common or communautary and individualist, non-capitalist
and capitalist orders must all be opposed. According to the second, the anthropological and
the economical approaches are, in fact, complementary and both necessary to analyse an
hybrid and evolutive reality made up of destruction/restructuration, various combinations that
are more or less conflictual, plural references and confrontation of different value systems.
The present article illustrates this debate looking development and globalisation to found an
economic anrhropology in a context of globalisation and asymetric liberalism.
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Mots clés : anthropologie économique, développement, don, échange, institution ; libéralisme
asymétrique, mondialisation, rationalisation, structure, utilitarisme, valeurs
Key-words : anthropology, economic anthropology, asymetric liberalism, development, gift,
globalization, institution, structure, utilitarism, value
Il y a deux manières de se perdre par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution
dans l’universel. Aimé Césaire
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Les disciplines économiques et anthropologiques ont été généralement caractérisées par
des exclusions et des cloisonnements. Historiquement, l'économie s'intéresse principalement
aux sociétés marchandes et capitalistes occidentales alors que l'ethnologie ou l'anthropologie
prennent pour champ les sociétés « primitives »exotiques ou premières (cf. le débat entre
Herskowitz et Knight dans le Journal of Political Economy 1941
D’un côté, la science économique a été principalement élaborée à partir des questions de
la rareté, du marché, de la monnaie, de l’accumulation du capital, de l’innovation destructrice
et de l’industrialisation concernant les économies occidentales. Elle permet, grâce à
l’équivalent général qu’est la monnaie et à un système de valorisation par les prix, de mesurer.
Elle utilise un langage se voulant universel et se veut souvent normative (optimum, bonnes
institutions). Le noyau dur de l’économie apparait souvent aux yeux de l’anthropologie
comme formaliste, réductionniste, hypothético-déductive, ésotérique dans sa formalisation
voire marquée par une aliénation marchande ou une idéologie justifiant le capitalisme et la
modernité «occidentale».
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De l’autre, l’anthropologie part d’une démarche de terrain; pour repérer des différences ;
elle privilégie le particularisme, les cultures spécifiques, les acteurs du bas, voire recherche
dans les sociétés exotiques, par un effet de miroir, l’image inversée des sociétés occidentales
(don versus échange onéreux, communautés versus individus, solidarité versus utilitarisme,
sociétés froides hors de l’histoire versus société chaudes…). Vues sous un autre regard, les
sociétés «primitives» sont définis par certains comme d'abondance (Sahlins) et efficientes
selon leurs propres finalités. L’anthropologie s’intéresse aux conditions de production
discursive, aux représentations aux dénominations dans un langage spécifique. Elle apparait,
par contre, aux yeux de nombreux économistes comme étant marquée par l’empirisme du
terrain, l’induction, ou le relativisme voire l’exotisme à la recherche d’une différenciation
radicale et privilégiant des approches synchroniques et a historiques.
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Bien entendu, ces oppositions, de méthode et de terrain, ont évolué au sein de chacune
des disciplines et des rapprochements notamment par la prise en compte des conventions, des
institutions, des stratégies multiples d’acteurs se sont opérés. Le champ du développement et
de la mondialisation ont contribué à des rapprochements pouvant permettre de fonder une
anthropologie économique.
L’ECONOMIE DU DEVELOPPEMENT ET L’OUBLI DE L’ANTHROPOLOGIE
Le champ de l’économie du développement
Longtemps, les sociétés «exotiques» ont été considérées comme étant hors du champ
de l’économie. Selon les pionniers de l'économie du développement trois postulats fondaient
cette discipline ; (1) la discipline avec légitimité d’une analyse économique ; (2) l’objet du
développement, changement structurel qui diffère de la croissance ; (3) le terrain, les
économies «sous-développées».
Débat sur l'objet et la méthode de l'économie:
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. Cinq conceptions de l'économie prévalent : celle substantive au sens de Polanyi
(1957) (ressources, besoins, satisfaction de lexistence matérielle des hommes), celle
formaliste de l'adéquation des moyens aux fins (economicizing), celle de l'échange marchand
(monnaie, marché, échange onéreux), celle du capitalisme (profit, capital, «marchandises
fictives» selon Polanyi: terre et travail) et celle de l'ordre économique qui renvoie à la
signification ou au sens commun selon MaxWeber que les hommes donnent à leur activité.
L'ordre économique moderne est caractérisé par la liberté (le marchandage), l'efficacité (la
direction ou l'autorité managérial et la rationalisation (Billaudot 2006)
Le débat sur le développement et les trajectoires socio-historiques
Le développement se différencie de la croissance en prenant en compte les
changements de structures dans le long terme. Il est à la fois un processus objectif et
mesurable (indicateurs de productivité, de pauvreté, d’inégalités ou d’empreinte écologique),
normatif (vecteur d'objectifs sociaux désirables) et un projet (porté par les acteurs du
développement). Etymologiquement, il signifie déployer ce qui est enveloppé chez les êtres
(capabilités) et les sociétés (potentialités). Il est un processus que l’on peut considérer
alternativement, selon les paradigmes, comme un but à atteindre pour les sociétés en retard ou
sous-développées (évolutionnisme), comme un point de comparaison par rapport à d’autres
sociétés (comparatisme) ou comme ayant produit le sous-développement (théories
dépendantistes). Certains indicateurs permettent de mesurer et de comparer les sociétés. Ils
reposent tous sur des conventions expressions de rapports de pouvoir. Le développement
soutenable ou durable renvoie à un processus multidimensionnel d’efficience économique,
d’équité sociale et de soutenabilité écologique.
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Les contextes des économies du Sud ou des pays en développement
Un des piliers fondant l'économie du développement est le terrain spécifique des Suds
ou du Tiers-Monde. Les traits structurels internes (dualisme et désarticulation, faible
intégration des marchés, niveau limité du capital physique et humain et de la productivité,
croissance démographique…) sont en liaison avec des traits structurels externes
(spécialisation coloniale, faible valorisation et préservation des ressources naturelles,
dépendance en capitaux en technologies, extraversion, spécialisation subalterne voire
appauvrissante dans les chaînes de valeur internationale). Au-delà de leurs très grandes
hétérogénéités, les sociétés du Sud doivent répondre à de nombreux défis notamment
démographiques, climatiques, d’urbanisation…. Certains traits communs apparaissent liés à
des économies éclatées, hétérogènes, fractionnées, à la diversité des formes institutionnelles et
des règles de codification. L'économie populaire rurale et urbaine fonctionne en interrelations
et soumission avec l'économie dite moderne. Les trajectoires historiques sont également
contrastées. Certaines dites émergentes s'intègrent positivement dans la mondialisation et
d'autres sont prises dans des trappes à pauvreté. Les centres exercent vis-à-vis des périphéries
des forces centrifuges ou centripètes. Cette focalisation suppose de prendre en compte les
interdépendances et les asymétries internationales (Hugon 2009).
La décalcomanie consiste à transposer des catégories forgées au centre aux sociétés et
à comparer les sociétés selon des indicateurs normés. L’économie du développement a fait
ainsi l’objet de critiques importantes de la part d’autres disciplines, notamment de
l’anthropologie, considérant qu’elle est réductionniste, qu’elle renvoie à une simple
rhétorique, qu’elle repose sur l’évolutionnisme, sur un prisme occidental et sur une
conception marchande ou utilitariste des comportements, voire une position idéologique et
normative.
L’ANTHROPOLOGIE ET LA CRITIQUE DE L’ECONOMIE DU DEVELOPPEMENT
A l'inverse des analyses économiques précédentes, la démarche anthropologique vise à
repérer le particulier et le spécifique des institutions propres aux diverses sociétés, à ouvrir la
boîte noire des relations sociales. Les travaux de terrain sont localisés, territorialisés (bottom
up). Ils cherchent à prendre en compte les représentations, les significations des activités et
privilégient généralement le qualitatif. L’anthropologie pouvant être définie a minima comme
«la restitution de situations d’interactions au travers des catégories des acteurs» (Baré 2001, p
95) ; elle est la science du local éloigné.
La critique de l’économie
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Historiquement, l’ethnologie ou l’anthropologie, forgées dans les sociétés occidentales,
ont cherché à dévoiler en quoi les économistes ont une anthropologie naïve, une iconologie et
une vision essentialiste de l’autre, alternativement image inversée de soi, en retard de
développement ou hors du champ de l’économie. Paradoxalement, cette dichotomie entre
sociétés froides et chaudes, traditionnelles et modernes sera largement reprise par
l’anthropologie sociale fonctionnaliste (Cf. Malinowsky) ou structuraliste (Lévi-Strauss 1958)
considérant que l’anthropologie a pour objet les sociétés non marchandes. Dans les sociétés
froides, analysées hors de l’histoire et de la praxis, les rapports de parenté ont une valeur
opératoire comparable à l'échange marchand pour les sociétés chaudes ou entropiques (LéviStrauss). Il s’agit, alors, de révéler la syntaxe des sociétés et les relations significatives qui
font sens. A la limite, le relativisme culturel interdit de comparer les sociétés. Anthropologie
et économie ont chacun leur terrain propre. Ces travaux rejettent les sociétés «primitives,
premières, exotiques, autres» hors du champ de l'économie.
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On retrouve aujourd'hui le même risque d'une image inverse, par effet de miroir, voire de
points de vue essentialiste dans des courants culturalistes ou anti utilitariste (Revue Mauss,
Latouche, Rist). L’Afrique serait alors l’univers de la solidarité, de la communauté s’opposant
à l’utilitarisme et à l’individualisme. L »'homo donator » s’opposerait à l' »homo
oeconomicus » et le lien social au bien matériel. A ce discours de l’altérité radicale fait écho
un discours afro centré ou des « subaltern studies », caractérisé par une clôture identitaire et
un discours ethno-nationaliste privilégiant le particularisme et déniant à l’homme blanc le
droit de construire un discours sur les sociétés et les peuples dominés. La lutte passe par la
décolonisation des catégories et des cerveaux.
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La critique méthodologique de l’économie
Il y a, au-delà de la critique de l’économie, débats au sein de la tribu des
anthropologues. L’anthropologie culturaliste valorisant les traditions, les systèmes de valeurs
mettant l'accent sur le primat des matrices culturelles et des représentations irréductibles ou
prégnantes s’oppose à une anthropologie structurale. L’anthropologie holiste privilégiant le
collectif et le “fait social total” est en débat avec l’anthropologie individualiste. La démarche
inductive ou constructiviste, partant des faits et leur donnant sens par une montée en
généralité, est opposée à la démarche hypothético-déductive visant à remonter de l’abstrait
des catégories générales au concret. Le terrain est alors le lieu de validation d’hypothèses
formulées préalablement dans un référentiel fait de conventions, de dénomination et de
système de valeurs plus ou moins implicites.
La critique anthropologique du développement
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Du point de vue de l’anthropologie politique et historique (Cf. Balandier (1963), les
situations coloniales et les dynamiques du dedans et du dehors traduisent des transformations
permanentes des sociétés dites exotiques et interdisent toute vision essentialiste sur les
sociétés. De même, selon Althabe (1973), les formes « traditionnelles » telles les danses de
possession, ne sont que des libérations dans l'imaginaire face à des oppressions post coloniale.
Ces approches ont l’intérêt d’historiciser les sociétés et d’adopter une approche dynamique.
Elles occultent, en revanche, largement le champ de l’économie
Une anthropologie des projets de développement ?
Olivier de Sardan (2001) différencie trois approches de l’anthropologie du
développement; celle discursive qui traite de la rhétorique, celle populiste qui privilégie les
savoirs populaires et celle de l’interactionnisme méthodologique qui traite des interrelations
notamment à partir des projets de développement. La question économique a été, ainsi,
réintroduite par l’anthropologie des projets (de) ou appliquée au développement (Chauveau
(1981-82), Olivier de Sardan (1995), J-F Baré (2001). Le développement est alors conçu
comme un terme et une catégorie locale porté par un des acteurs ou locuteurs mais non pas un
concept susceptible d’expérimentation ou de réfutation. Olivier de Sardan le définit comme
« l’ensemble des processus sociaux induits par les opérations volontaristes de transformation
d’un milieu social, entreprises par le biais d’institutions ou d’acteurs extérieurs à ce milieu
mais cherchant à mobiliser ce milieu, et reposant sur une tentative de greffe de ressources
et/ou techniques/et ou savoirs » (Olivier de Sardan (1995) p 7). Dans le cas des transactions
corruptives, plusieurs degrés apparaissent entre les normes pratiques adaptatives, quasi
tolérées, transgressives et palliatives face à la défaillance des services publics.
Le projet de développement est « une arène à l’intérieur de laquelle s’affrontent et
négocient des groupes stéréotypes dotés de ressources, d’objectifs et de visions du monde
différencié » (Bako-Arifari, Le Meur in Baré (2001) p 134. Face au «package» technique, aux
savoirs et pouvoirs des intervenants dominants (les experts en développement), les acteurs
«dominés» ont des principes d’action fondés sur la ruse, le détournement, la réinterprétation
(Copans, 2007, Ferguson 1990). Cette approche micro veut rompre avec une vision macro et
normative en terme de modernisation, et holiste de fait social total. Elle dévoile les raisons des
échecs des projets portés par les acteurs développementalistes et montre en quoi un projet
économique soit disant neutre politiquement est au cœur du politique
Cette anthropologie du développement présente également des limites. Elle analyse
peu en quoi les rapports hégémoniques conduisent à intérioriser des normes et à modifier les
aspirations des «développés». Elle demeure pauvre sur les régimes économiques (rentiers,
d’accumulation) et politiques (autoritaires, totalitaires) à l’intérieur desquels se déploient les
projets et les stratégies d’acteurs.
VERS UNE ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE DANS UN MONDE GLOBALISE
Présentée précédemment, la dichotomie entre anthropologie et économie échoue à
comprendre la manière dont les acteurs s’insèrent dans des sociétés mondialisées et dominées
par le capitalisme même si celui-ci ne détruit pas les autres formes comme “la locomotive
écrase la brouette ». Elle intègre mal les transformations très rapides socio-institutionnelles
des sociétés liées notamment à l’urbanisation, à l’explosion démographique, aux mutations
culturelles et religieuses, à la conflictualité. Elle aboutit à une représentation dualiste
tradition/modernité, formel/informel, légal/’illégal, licite/ illicite, légitime/illégitime, sociétés
« matures » du Nord,/ Sociétés complexes du Sud .au lieu de prendre en compte, la
dialectique de l’universel et du particulier dans toute société, l’hybridité, le métissage, la
transgression des règles, les interconnexions, les transformations. Elle tend à privilégier de
manière synchronique les marqueurs identitaires en termes d’autochtonie, de référents
ethniques, religieux au lieu de prendre en compte la pluralité des référents. L’approche
dichotomique entre Nord et Sud ne permet pas de comprendre les emboîtements d’échelles
territoriales et les hybridations dans des relations d’interdépendances asymétriques. Il importe
alors de suivre les chemins de traverses entre les disciplines instituées par indiscipline,
interdisciplinarité voire transdisciplinarité.
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La réactualisation d’une anthropologie économique
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L’anthropologie économique des années 70 visait à construire une économie à
vocation générale à partir de la pluralité des configurations sociétales. 1 Elle peut être divisée
selon la distinction de Godelier (1974) en trois écoles, formaliste reposant sur l’universalité
du calcul économique, substantive d’un procès institutionnalisé (Polanyi) et structuralomarxiste (Meillassoux 1974, Rey1973) qui rompt avec la conception évolutionniste
marxienne. Une même règle ou institution (l’exemple de la dot) a des significations
différentes selon les modes de production. Versée par le migrant du Malawi salarié dans les
mines sud-africaine, la dot monétisée est ainsi utilisée pour acheter des biens de prestige tels
les bœufs qui sont sacrifiés dans des fêtes qui renforcent les pouvoirs et accumulent les liens
aux dépens des biens. Les salariés insérés dans des rapports capitalistes sont également des
cadets intégrés dans des rapports lignagers ou domestiques et participent à l’accumulation de
biens de prestige. Les catégories de modes de production mettent, toutefois, sur le même rang
analytique le capitalisme mondial et des systèmes lignager, domestique ou tributaire. Le
matérialisme historique occulte les sens, les systèmes de valeurs et significations des actions
pour les réduire à de simples idéologies.
La refondation d’une anthropologie économique dans un contexte globalisé
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Selon Nicolai (1960, Mahieu, Suchère 2014) l’économie anthropologique vise à
affaiblir l’individualisme de l’homo oeconomicus et à intégrer à la théorie néo-classique des
ingrédients ou “aliments” allant de l’information imparfaite à la prise en compte de
motivations non utilitaristes (altruisme) en passant par les apports de la psychologie,
psychanalyse ou sociologie. L’anthropologie économique vise principalement à affaiblir
l’holisme le tout n’est pas supérieur à la somme des parties mais lui préexiste et l’oriente
selon des échelles différentes de probabilité. Les agents sont des agis des systèmes moyennant
des injonctions retraduits dans le cadre de représentations, l’intériorisation des rapports
sociaux sous forme de normes. Ils sont conjointement agissants et donc ont la possibilité
d’innover. Le curseur entre individualisme et holisme varie selon les sociétés (comparatisme)
et selon les trajectoires historiques
Sur quels principes peut se reconstituer aujourd’hui une anthropologie économique du
développement dans un contexte globalisé. ? Il faut dépasser le débat individualisme
méthodologique/ holisme, la subjectivité d'individus rationnels et les effets de structures sans
activité ni intentionnalité d'acteurs. Il n’y a, ni rationalité unique de l’acteur social
1
Le groupe AMIRA a souhaité faire travailler ensemble les statisticiens de l’INSEE-coopération et les
anthropologues notamment de l’ORSTOM à un rapprochement entre les savoirs quantifiés à partir de
conventions d’équivalence instituées historiquement en Europe et les savoirs construits à partir de méthodes
monographiques de terrain en Afrique Gastellu (1979) a montré que les unités de consommation, de production,
de répartition et d’accumulation différaient d’une aire culturelle à l’autre. Les travaux sur la petite production
marchande ou l’économie populaire urbaine ont montré en quoi l’insertion des activités dans des relations
marchandes ne peut se comprendre indépendamment de leur insertion dans les réseaux familiaux et sociaux
(Hugon 1976).
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(individualisme méthodologique), ni déterminisme des structures matrice unique des logiques
d’actions sociales mais interactions entre acteurs, institutions et structures. Les calculs
économiques permettent de donner des critères pour les processus de décision dans un monde
risqué ou incertain, d’allocation des ressources et de gestion de la rareté, ou d'impact des
projets d’investissements et de modernisation de la part des développeurs. Mais les critères de
décision sont pluriels et renvoient à des confrontations de valeurs. Les comportements
économiques renvoient, dans le langage actuel du constructivisme, à la rationalité complexe
qui suppose de combiner le constructivisme, C : La rationalité se construit dans ses
interactions socialisées avec la nature et la culture ; le subjectivisme, S : elle n’est pas
indépendante de la personne, et la phénoménologie, P : Elle opère sur des représentations de
la réalité (Le Moigne 1995).
Un programme holindividualiste d’une anthropologie économique renouvelée suppose
dès lors de lier, les rationalités situées et complexes des acteurs, les institutions règles enjeux
et ressources conduisant à des arrangements « ensemble de règles et de comportements qui
gouvernent les actions et les relations entre agents » et les formations institutionnelles nés de
rapports de pouvoir et combinant des institutions. Les institutions ne sont pas seulement des
pratiques collectives mais des cadres cognitifs et moraux dans lesquels se développent des
actions individuelles.
Ce programme doit également rompre avec les oppositions Nord/Sud. Les sociétés dites
avancées adoptant un modèle énergivore, carboné, à cycle court de produit, créatrices
d’externalités négatives et de « bien être » matériel conduisant souvent à un »mal être » moral
et social ne peuvent servir de modèle aux autres sociétés. Les sociétés “exotiques” ont
inversement un effet loupe pour beaucoup de questions des sociétés dites matures (cf.
l’informel). On ne peut comprendre les sociétés qu’en mettant en relation leurs dynamiques
internes et externes. Il s’agit de comprendre des interdépendances asymétriques de sociétés et de
populations prises dans la tension entre l’universel et le particulier. Ce programme ne trouve sens
aujourd’hui qu’en prenant en compte les emboîtements d’échelles allant du local au global et en
dépassant le cadre implicite national de l’économie politique, celui local de l’anthropologie ou
celui universaliste de l’individualisme méthodologique. L’économie politique institutionnaliste inter ou
trans nationaliste suppose, ainsi, de prendre en compte la confrontation de plusieurs institutions,
notamment par la violence des mises en contact de sociétés ou d’insertion dans un capitalisme
mondialisé. L’hybridation des institutions conduit à des formations institutionnelles, avec des jeux de
conflits, de ruses et d’accommodement créant des dynamiques de rejet ou des greffes
institutionnelles. Les institutions instituées, évolutives et créées tout à la fois. sont le fruit d'
histoires spécifiques et de construits sociaux. C'est leur complémentarité qui fait système (Lafaye
de Micheaux, Ould-Ahmed 2007). Les institutions sont elles-mêmes évolutives et résultent d'une
intégration de sociétés à petite échelle dans des sociétés plus larges généralement en raison de
rapports de violence.
Ce programme retrouve dès lors la question, déjà abordée par Lévi-Strauss dans son
ouvrage « Triste Tropique » : celle de la mondialisation, de l’uniformisation et de
l’instantanéité des informations, de l’expansion du marché et de la marchandisation et de la
destruction créatrice de l’innovation capitaliste. La mondialisation et l’interconnexion du
monde résulte des NTIC, des mouvements de marchandises, de capitaux, des processus
d’acculturation. Les prix mondiaux s’imposent ainsi pour la plupart des acteurs (prix des
biens alimentaires ou des produits primaires exportés). Les sociétés humaines sont
aujourd’hui mondialisées même si elles sont à des degrés divers mondialisatrices. L’impact
de la crise financière mondiale est là pour rappeler la contagion de la crise par les canaux
commerciaux, financiers, productifs ou par les prix. Le temps de la mondialisation
(compétitivité, ouverture, adaptation aux nouvelles donnes technologiques, etc.) n’est pas
celui du développement économique (en termes de mise en place d’institutions, de
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construction des marchés, de progrès durables de productivité) ni celui des trajectoires sociohistoriques des sociétés (construction des États et des nations, redéfinition des frontières ou
double légitimation externe et interne des pouvoirs, résistances ou ruses vis-à-vis des projets
de développement etc.. ). Les sociétés construisent, selon différentes échelles, leur propre
modernité en combinant leurs temps historiques propres et le temps de la mondialisation.
La mondialisation est portée par des acteurs dominants publics et privés agissant dans
un univers d’asymétrie de pouvoirs (pouvoirs des oligopoles, manipulation des prix mondiaux
par les Etats..). Les économies en développement sont à la fois périphériques, dépendantes,
ouvertes et intégrées dans la mondialisation. Les référents culturels et les représentations sont
liés également aux images et référents mondialisés définissant des aspirations ou des désirs
mimétiques. La mondialisation a aussi sa face cachée, les trafics, les paradis fiscaux. Elle
conduit à des fractures vis-à-vis des exclus, à de nouvelles frontières mentales ou territoriales
et à des chocs créateurs de vulnérabilité (ex des crises financières, des émissions de CO2).
Elle fait perdre par sa rapidité des points de repères et conduit à privilégier les ancrages
locaux, les replis identitaires voire les comportements xénophobes. Les modèles de
développement sont eux-mêmes remis en question au sein même des sociétés dominantes.
Encadré Anthopologie économique, économie politique et activités en Afrique
Nos travaux que ce soit sur l’économie de l’Afrique, la petite production marchande,
l’éducation, les biens publics, collectifs et communs ou les filières agricoles en Afrique ont
toujours cherché à lier diverses échelles allant du local au global, des rationalités micro des
acteurs et des rapports de pouvoir exprimant des asymétries par le biais d’institutions
médiatrices et des territoires. Les petits producteurs sont encastrés dans des réseaux
caractérisés par des relations interpersonnelles de confiance et de coopération et liés aux
unités domestiques (non-dissociation des budgets domestiques et productifs, utilisation de la
main-d’œuvre familiale, dilution du surplus au sein des familles). Mais, de l’autre, ils sont
insérés au marché, subissent une forte concurrence sont en relations asymétriques avec les
rapports de pouvoir (activités souvent non légales mais légitimes) et les activités capitalistes.
Ils s’insèrent dans un context plus global. Beaucoup d’activités qui seraient pris en charge
dans les sociétés industrielles par les services publics (bus, école, santé. ) ou par la cellule
domestique (grâce aux biens durables : moyens de transports, machines à laver, gazinière..)
sont assurés par le marché (préparation de repas, transports.. ).
Trois approches peuvent être ainsi combinées, celle micro qui part des rationalités
situées et complexes des acteurs, celle de l’économie politique internationale qui étudie
l’impact de la concurrence déloyale et imparfaite, les liens entre richesse et pouvoirs au
niveau mondial et celle meso des interrelations en termes d’institutions selon plusieurs
échelles territoriales. On peut illustrer cette démarche par les « filières coton ».
L’éclairage « localisé » privilégie les comportements économiques des acteurs et les
liens entre les structures familiales, les systèmes de parenté, la pluralité des droits fonciers.
Les agents ont à des degrés divers, une rationalité située et complexe; ils n'ont pas la
possibilité d'affecter une distribution de probabilité subjective à l'ensemble des possibles. Ils
préfèrent souvent une situation satisfaisante à une situation optimale. Ils agissent selon
plusieurs référents entre lesquels ils doivent arbitrer (sociaux, religieux, familiaux, ). Dans un
contexte instable et incertain, ils tendent, généralement, à minimiser les risques et à jouer sur
des réseaux et communautés réducteurs d’incertitude. A défaut de marché d’assurance ou du
risque, les producteurs « diversifient leurs portefeuilles d’option » (ex de la poly-activité, de
la diversification des spéculations agricoles ou des parcelles, de la combinaison entre vivrier
et culture de rente), ils optent pour l’extensivité des cultures ayant souvent des effets
destructeurs sur l’environnement ou ils ajustent le travail, sa rémunération et les surfaces
cultivées aux aléas extérieurs. Les élasticités prix à court terme sont asymétriques à la hausse
des prix (effets rente) et à la baisse des prix (effets revenus). Les producteurs font un arbitrage
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entre liquidité et incertitude et non entre rentabilité et risque. Ils préfèrent la liquidité des
actifs monétaires ou financiers aux actifs physiques leur donnant un éventail de choix et donc
le court terme avec une forte valeur d’option c’est à dire un prix accordé à la réversibilité
d’une décision.
L’éclairage « globalisé » traitera le coton comme un produit répondant à un prix
expression de rapports de pouvoirs sur un marché mondial de concurrence imparfaite, avec
partage de la valeur ajoutée, évolution de la productivité et de la compétitivité. Les prix
mondiaux ne peuvent être considérés comme des prix équilibrant à long terme l'offre et la
demande. Le marché mondial du coton est largement influencé par les décisions de politique
agricole qui permettent de différencier les price maker des price taker. L’économie politique
internationale prend en compte les rapports de force entre les pouvoirs privés et publics au
niveau international.
Au niveaux intermédiaires, l'approche méso économique institutionnelle intègre les
contraintes et les innovations techniques en termes de filières, les stratégies des acteurs et les
différents modes de coordination et les liens entre les régimes d'accumulation et les
configurations institutionnelles. Il s’agit d’analyser les arènes à l’intérieur desquelles les
acteurs s’affrontent et négocient à partir de pouvoirs, de représentations et d’objectifs
différents (Hugon 2005).
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En conclusion, une anthropologie économique renouvelée suppose de substituer au
dualisme les interconnexions, à l’essentialisme les transformations. La réalité est hybride et
évolutive, faite de destruction/restructuration, de combinaisons plus ou moins conflictuelles et
de référents pluriels, de confrontation de systèmes de valorisation, de jeux d’acteurs
dominants et dominés en situation d’incertitude.
Bibliographie
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Pr
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