réseaux dans les jeux et les sports

publicité
Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ANSO&ID_NUMPUBLIE=ANSO_022&ID_ARTICLE=ANSO_022_0314
réseaux dans les jeux et les sports
par Pierre PARLEBAS
| Presses Universitaires de France | L'Année sociologique
2002/2 - Vol. 52
ISSN 0066-2399 | ISBN 2130532896 | pages 314 à 349
Pour citer cet article :
— Parlebas P., réseaux dans les jeux et les sports, L'Année sociologique 2002/2, Vol. 52, p. 314-349.
Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France .
© Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
LOGIQUES SPORTIVES
ET CONDUITES SOCIALES
RÉSEAUX DANS LES JEUX
ET LES SPORTS
Pierre PARLEBAS
RÉSUMÉ. — Les foisonnantes caractéristiques de surface des jeux sportifs et leur
surabondante variété masquent des structures sous-jacentes invariantes. Celles-ci sont
illustrées par des réseaux d’interaction tels ceux des duels et ceux des systèmes de coalitions ; les propriétés formelles de ces structures (équilibre, symétrie, exclusivité...) témoignent des orientations marquantes que les Jeux olympiques ont adoptées pour magnifier
les sociétés modernes.
On peut déceler une parenté de structure entre le sport, d’une part, la démocratie et
l’entreprise capitaliste, d’autre part. Ces homologies structurales, révélatrices de la réalité
sportive, entraînent des conflits éthiques et politiques inéluctables. Les tensions qui traversent la démocratie libérale se retrouvent précisément dans le sport. Cette dissonance
interne va provoquer, à l’égard du sport, des jugements fort différents et parfois même
radicalement opposés. On est conduit à distinguer deux niveaux d’analyse : le niveau des
réseaux objectifs qui, en s’imposant à tous, fondent la grammaire du jeu, et le niveau des
réinterprétations subjectives que les différents acteurs élaborent dans leur contexte social
particulier.
ABSTRACT. — The profuse surface characteristic of sports games and their superabundant variety conceal invariable underlying structures. These are illustrated by interactive networks such as duels and coalition systems ; the formal characteristics of these
structures (balance, symmetry, exclusivity...) exemplify the distinctive orientations adopted by the Olympic Games to magnify modern societies.
Similarities of structure can be detected between sports on the one hand, and democracy and the capitalist entreprise on the other. These structural parallelisms which reveal
the reality in sports unavoidably lead to ethnic and political conflicts. The tensions found
in liberal democracies thus appear in sports. This internal divergence produces very different and sometimes radically opposed judgment about sports. We are led to distinguish
two levels of analysis : an objective network level that lays down the game’s grammar
and a subjective reinterpretation level elaborated by various actor in their specific social
contexts.
Le sport et les jeux méritent-ils une étude qui leur soit propre ?
Un intérêt certes timide mais réel se dessine, de plus en plus, en
faveur de la prise en compte du sport dans les travaux sociologiques.
Cependant, force est de constater que celui-ci apparaît surtout
L’Année sociologique, 2002, 52, n° 2, p. 315 à 349
316
Pierre Parlebas
comme un simple champ d’application de conceptions extérieures,
comme une illustration latérale, ou un encanaillement de bon ton.
Cette position ancillaire est-elle inéluctable ? L’étonnante et croissante implantation du sport dans les sociétés modernes appelle,
semble-t-il, une analyse sérieuse et originale : pour quelles raisons le
sport connaît-il un tel succès, et parmi la myriade de jeux sportifs
attestés dans les différentes cultures, comment se fait-il que seul un
petit lot d’entre eux, sous le nom de sport, ait réussi à s’imposer ?
Un miroir de la société
La relégation du sport dans les marges de la recherche sociologique nous paraît dépendante de jugements dépréciatifs liés à des
préjugés culturels. Les pratiques associées au corps, au travail physique, au jeu et au sport ne sont pas jugées habituellement d’une
grande noblesse, et la tendance générale de notre culture savante et
de nos universités est de ne leur accorder qu’une place de second
plan. À l’opposé, notre hypothèse sera que les activités ludiques et
corporelles offrent un domaine profondément investi par les normes et les valeurs de leur société d’accueil. Les jeux et les sports
autorisent une lecture sociologique qui dévoile les grandes orientations d’une culture, les choix fondamentaux de celle-ci à l’égard du
lien social et de la communication, de l’espace et du temps, à
l’égard des productions technologiques et des rapports avec
l’environnement. Le sport est comme le miroir de la société, un
reflet mais aussi en retour un agent dynamique de transformation
ou de maintien de cette société.
Une telle hypothèse doit être confrontée aux réalités sociales.
Afin d’éviter de limiter le domaine du sport à une simple surface de
projection de phénomènes extérieurs, il semble indispensable d’en
étudier les pratiques dans leur fonctionnement même, dans les
mécanismes d’action et de représentation qui sont à la source de
leur accomplissement. Dans cette optique, une stratégie intéressante
est de modéliser les situations de jeu et de sport, c’est-à-dire d’en
présenter une simulation simplifiée, éventuellement mathématisée,
sous la forme d’une maquette, qui sera souvent, dans notre cas, un
réseau. À ce titre, le cas des jeux et des sports offre une chance
exceptionnelle. Ceux-ci trouvent en effet leur existence dans un
ensemble de règles facilement accessibles qui prévoient tous les éléments de logique interne nécessaires à leur mise en pratique :
Réseaux dans les jeux et les sports
317
modalités des interactions entre joueurs, conditions d’espace et de
temps, types d’utilisation des objets...
Le chercheur qui se propose d’étudier les jeux sportifs se trouve
par certains côtés, en position étonnamment favorable. En effet,
alors que dans les situations sociologiques ou linguistiques classiques, l’enquêteur est souvent tenu de mener une longue étude
préalable pour tenter de dégager lui-même au risque de se tromper,
les traits et règles de fonctionnement de la communauté étudiée,
dans le cas du sport les codes essentiels lui sont fournis d’emblée. Et
ces règles, dont il a connaissance « d’entrée de jeu », ne se limitent
pas à la simple régulation de la situation relationnelle, elles en assurent aussi la fondation. C’est-à-dire que le chercheur a entre ses
mains, dès le départ, les éléments constitutifs de la situation culturelle qu’il se propose d’étudier. Il peut alors tenter d’établir la
radioscopie des activités ludosportives qu’il se refuse à considérer
comme de simples « boîtes noires ». Il se donne ainsi pour projet, à
partir d’une solide connaissance des règles et d’une minutieuse
observation des pratiques de terrain, de modéliser les structures de
fonctionnement révélatrices des jeux et des sports.
Cette formalisation peut paraître comme une gageure, car, par
exemple, comment identifier des structures invariantes là où la
variation prolifère ? La mise en modèles veut attester d’une stabilité
dans les jeux. Or, le principe même du spectacle sportif ne reposet-il pas sur le caractère instable, unique et imprévisible de chaque
rencontre, sur l’incertitude de son déroulement ?
Les universaux des jeux et des sports
À contre-pied de ces apparences, nous postulons que les
conduites des joueurs s’accomplissent au sein de systèmes d’interaction stables qui en spécifient le champ des possibles de façon
nécessairement limitante. Qu’il s’agisse du rugby, du basket, de
l’escrime ou du judo, le sport est un univers fermé ; le sport est un
monde de la clôture. L’immense variété des conduites ludosportives de surface n’est que la manifestation bigarrée de permanences
qui prennent corps dans des structures profondes. Ces structures
sous-jacentes jouent le rôle de matrices d’engendrement des comportements d’action et des événements qui scandent le déroulement du jeu (communications entre joueurs, scores, gain du
match, prise de rôles...). On les retrouve, sous des modalités diffé-
318
Pierre Parlebas
rentes, dans toutes les pratiques ludocorporelles ; aussi les nommerons-nous, les « universaux » des jeux et des sports. Sept d’entre
eux ont été clairement identifiés au cours de travaux précédents,
notamment le réseau des communications motrices, le réseau des
interactions de marque, le système des scores, le réseau des rôles
sociomoteurs et la structure des sous-rôles1. Au niveau intermédiaire qui est le leur, ces « universaux » du jeu sportif vont permettre d’ « expliquer les phénomènes en construisant des mécanismes élémentaires qui les engendrent », pour reprendre l’expression
que M. Cherkaoui applique au niveau ultime de la recherche2. Ici,
il s’agit de formaliser les structures de fonctionnement et les mécanismes générateurs des actes de jeu auxquels, dans un second
temps, le sociologue devra donner sens.
La démarche adoptée consiste à modéliser l’ensemble des universaux pour chaque pratique ludosportive considérée. Ces structures opératoires, porteuses de la logique interne de l’activité, représentent les systèmes de fonctionnement à la base de tout jeu sportif.
Le chercheur pourra ainsi exhiber les caractéristiques propres à
chaque jeu sous forme de modèles objectivables, établir des comparaisons argumentées et utiliser certaines propriétés de ces structures
pour élaborer des outils d’observation et de traitement des données
recueillies sur le terrain. L’hypothèse de base est que la formalisation
du réseau va permettre d’en déduire des propriétés mathématiques
pertinentes qui seront interprétables de façon féconde sous l’angle
sociologique3. Bien entendu, cette voie d’approche n’en exclut
aucune autre. Les réseaux mis au jour ne prétendent pas épuiser le
phénomène étudié ; leur ambition est de proposer des outils inédits,
objectivement contrôlables, offrant l’espoir d’une interprétation
nouvelle, fortement argumentée.
Cette modélisation et ces observations effectuées, le sociologue
aura pour tâche d’interpréter les structures mises au point et les
matériaux recueillis. Le parcours est exigeant, mais il a l’avantage
d’interroger les données sous un nouveau jour. Les démarches qui
se contentent « d’appliquer » les conceptions sociologiques clas1. Cf. 1999, Jeux, sports et sociétés, Paris, INSEP Publications.
2. M. Cherkaoui, 2000, « La stratégie des mécanismes générateurs comme logique
de l’explication », dans L’acteur et ses raisons. Mélanges en l’honneur de Raymond Boudon,
Paris, PUF.
3. P. Parlebas, 2002, « Elementary mathematical modelization of games and
sports », dans The explanatory power of models, Bridging the gap between empirical and theorical
research dans the social sciences, Metodos series, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht.
Réseaux dans les jeux et les sports
319
siques risquent de ne retrouver en fin de parcours que ce qu’elles
avaient déjà mis au départ. En recourant à une méthode différente,
qui modélise les configurations d’action et les conduites motrices
des acteurs en jeu, on peut espérer mettre à découvert des résultats
originaux et non plus une reproduction de constats déjà connus.
Non seulement cette démarche n’est pas opposée aux procédures
sociologiques classiques (questionnaire, entretien, observation participante...), mais elle réclame leur intervention à titre d’indispensable
complément. Les aspects classiquement dénommés « qualitatif » et
« quantitatif » s’appellent l’un l’autre et sont ici indissociables si l’on
veut « comprendre » et remettre en contexte les données formalisées obtenues.
Cette quête des universaux et des invariants, n’est-elle pas utopique ? Quels phénomènes importants la modélisation peut-elle
découvrir et en quoi une éventuelle mathématisation peut-elle être
révélatrice du contexte culturel ? C’est à ces questions que nous
allons tenter de répondre. Il n’est bien sûr pas envisageable de présenter ici tous les développements requis ; aussi allons-nous examiner à titre d’exemple un ou deux universaux et, afin de montrer la
valeur opératoire des modèles, nous nous attacherons à explorer
quelques-unes de leurs propriétés mathématiques. En bref, peut-on
élaborer des modèles représentatifs des sports, dont les propriétés
seraient révélatrices d’une conception des rapports humains idéalisés, propre à leur société d’accueil ?
Réseaux sociaux et équilibre
Les situations ludosportives étant très diversifiées, il est indispensable que les modèles conçus pour les simuler présentent une formalisation qui, tout en étant rigoureuse, soit suffisamment souple.
Les notions d’interaction et de système étant à la base de cette
modélisation, il est apparu que l’objet « réseau », relayé par la
théorie des graphes, était bien adapté à ce sujet.
Au cours des dernières décennies, ainsi que le développe
V. Lemieux dans son récent ouvrage Les réseaux d’acteurs sociaux
(1999)4, le point de vue des réseaux a été appliqué dans de
multiples directions : réseaux de communication, de parenté,
d’affinité, d’entreprises, de clientélisme, de motivation... En faisant
4. V. Lemieux, 1999, Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris, PUF.
320
Pierre Parlebas
la part belle au système social global, tout en laissant pleine latitude
aux manifestations locales de chaque acteur, la perspective des
réseaux évite les aspects intolérants du conflit classique opposant
l’holisme à l’individualisme. Il ne semble pas abusif d’avancer, ainsi
que l’ont fait récemment A. Degenne et M. Forsé (1994), que la
théorie des réseaux propose un « nouveau paradigme »5. Le recours
au modèle réticulé apporte-t-il à l’interprétation sociologique des
éléments nouveaux facilitant une meilleure compréhension des
jeux traditionnels et du sport moderne ? Nous mettrons à
l’épreuve cette modélisation en ciblant l’analyse des réseaux sur les
éclairages sociaux que peuvent suggérer quelques propriétés formelles et contraignantes, notamment les propriétés d’équilibre et
de symétrie.
Par réseau, nous entendrons, pour reprendre la définition proposée par le mathématicien E. Lucas en 1894, un « système formé
par des points [...] reliés entre eux par une ou plusieurs lignes »6,
autrement dit, un ensemble de sommets, associé à une ou plusieurs
relations. En langage moderne, un réseau c’est un graphe ; il s’agit
d’une configuration brute, qui, en tant que telle, n’est chargée
d’aucune signification sociologique préalable. Le réseau se voudra
une fidèle réplique de la réalité étudiée sous l’angle de la pertinence
retenue ; c’est un « modèle » à l’aide duquel le sociologue, en fonction de sa théorie, imitera de façon simplifiée la situation étudiée.
Au départ, à l’égard du réseau, on ne préjugera d’aucune propriété
mathématique, ni d’aucune caractéristique sociale particulière. Le
réseau représente donc essentiellement un outil mathématique que
l’on veut neutre, qui pourra mettre au service du chercheur les
multiples ressources de la théorie des graphes. Au sociologue de
modéliser ses situations avec pertinence et d’en tirer les interprétations les mieux ajustées possibles.
La propriété d’équilibre qui va retenir notre attention a été mise
en avant par le psychologue F. Heider, en 1946, puis reprise et
développée par plusieurs chercheurs, notamment D. Cartwright,
F. Harary (1956)7, puis C. Flament (1965)8. De son côté et à la
5. A. Degenne, M. Forsé, 1994, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin.
6. E. Lucas, 1979 (1894), Récréations mathématiques, Tome IV, p. 129, Paris, Albert
Blanchard.
7. F. Harary, R. Z. Norman, D. Cartwright, 1968, Introduction à la théorie des graphes
orientés, Paris, Dunod.
8. C. Flament, 1965, Théorie des graphes et structures sociales, Paris, Mouton / Gauthier-Villars.
Réseaux dans les jeux et les sports
321
même époque, C. Lévi-Strauss (1945)9 a représenté tout système
parental par un « atome de parenté » dont chaque liaison était
affectée d’un signe positif ou négatif, démarche qui est à la base de
la définition de l’équilibre ; tout en tirant parti de cette propriété,
cet auteur n’a cependant pas poursuivi dans cette voie.
La prise en compte de l’équilibre s’appuie sur des graphes auxquels sont associées deux relations : l’une considérée comme positive et affectée d’un signe « + », l’autre jugée comme négative et
affectée d’un signe « – ». On parle alors d’un « bigraphe » « signé ».
L’intérêt de cette procédure tient pour beaucoup à la multiplicité
des situations relationnelles qui peuvent être représentées de façon
évocatrice sous ce double jour : relations de choix, de rejet, de préférence, d’amitié, d’hostilité, d’entraide, d’antagonisme, de compétition... Par ailleurs, la propriété d’équilibre, ainsi que nous le verrons, introduit des contraintes extrêmement fortes qui donnent lieu
à des configurations très éloignées de ce que produirait le hasard.
Les réseaux équilibrés sont donc des configurations théoriquement
très rares. Aussi, quand ils sont attestés dans la réalité sociale, peuton alors penser qu’ils sont porteurs d’une signification intéressante à
expliciter. L’équilibre devient donc dans cette optique un outil
puissant de mise en évidence de certains phénomènes sociaux.
La modélisation à l’aide des réseaux est applicable à tous les jeux
sportifs quels qu’ils soient : certains offrent un réseau très fluet,
d’autres un réseau richement vascularisé. Nous appuierons cette
étude sur un ou plusieurs exemples choisis chemin faisant, en
sachant que la généralisation de la démarche à tous les jeux et à tous
les sports reste notre toile de fond, ce type de recherche devant
aboutir à une étude comparative de l’ensemble des jeux sportifs.
Les réseaux d’interaction motrice
des jeux sportifs
Une équipe de sport collectif, de basket-ball par exemple,
représente typiquement ce que V. Lemieux (1999) nomme un
« réseau d’acteurs sociaux », dont les sommets symbolisent ici les
joueurs, et dont les arcs figurent les transmissions du ballon à l’aide
de passes. Cependant, le réseau étant conçu comme un système, il
9. C. Lévi-Strauss, 1958 (1945), « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », Anthropologie structurale I, Paris, Plon, p. 37-62.
322
Pierre Parlebas
doit inclure tous les éléments qui sont partie prenante de façon
nécessaire dans sa mise en action immédiate. Ce n’est donc pas le
réseau d’une seule équipe de basket qui sera représenté, mais la
configuration qui met conjointement, en affrontement direct, les
deux équipes opposées définissant tout match réel. Il devient donc
indispensable de distinguer deux types d’interaction motrice : une
interaction de coopération « positive » ou communication motrice
proprement dite (passes au sein de chaque équipe), et une interaction d’opposition « négative » ou contre-communication motrice
(interception, tir antagoniste entre les équipes). Doté de deux relations, de signe opposé, le réseau d’interaction motrice du basketball devient alors un bigraphe « signé » (cf. Figure 1).
Figure 1. — Réseau des interactions motrices du basket-ball
et matrice associée
Ce graphe est l’illustration canonique du duel d’équipes : deux équipes
totalement solidaires (relation S positive et complète) sont diamétralement
opposées (relation R négative du graphe biparti complet). Les réseaux de
tous les sports collectifs modernes sont homomorphes à ce réseau de jeu à
deux joueurs et à somme nulle.
Il semble important d’attribuer une place centrale à ce qui fait la
spécificité de la dynamique du groupe ludosportif : les interactions
corporelles médiées par le ballon, qui permettent à l’action motrice
– fer de lance du jeu – de s’accomplir. Le graphe prendra donc en
compte les interactions de coopération et d’opposition de type
praxique sans s’intéresser aux autres échanges, de type verbal par
exemple. Complémentairement, les interactions des joueurs avec
un public éventuel, dont l’influence émotive est elle aussi parfois
considérable, ne seront pas saisies par ce modèle. Dans ce premier
temps, l’objectif est de ne prendre en considération que les éléments
Réseaux dans les jeux et les sports
323
faisant partie de la logique interne du jeu, c’est-à-dire ceux qui
interviennent de façon nécessaire et suffisante pour que l’action
motrice puisse pleinement se dérouler en respectant les règles et
l’esprit du jeu (les autres éléments du contexte seront étudiés dans
un deuxième temps). Si l’on veut éviter toute confusion, il est capital de procéder ainsi avec rigueur et d’isoler les variables, notamment celles qui ne sont pas constitutives de la tâche, telles les interactions verbales et l’intervention du public. En bref, ainsi défini, le
réseau des communications du basket va illustrer un invariant du
sport : le faisceau de tous les possibles sur le plan des communications et des contre-communications motrices (cf. Figure 1).
Pour chaque jeu sportif quel qu’il soit, on peut dresser ainsi le
réseau de l’ensemble de ses interactions motrices potentielles. Dans les
jeux sportifs sans ballon, l’interaction motrice s’accomplit de façon
variée, parfois par l’intermédiaire d’un instrument (l’arme en escrime,
le « témoin » dans les relais...), parfois par la prise de possession d’un
espace favorable (prise de « la corde » dans les courses, prise du vent
dans les régates...), ou encore par le contact direct (« coups » et « prises » dans les sports de combats, « toucher » de la main dans certains
jeux traditionnels tels les Barres...). Ce graphe des interactions motrices, rigoureusement fidèle à la règle du jeu, représente le canevas fondamental sur lequel viennent se tisser tous les échanges moteurs d’une
rencontre ludosportive. Aussi peut-on penser que certaines propriétés
de cette configuration vont, d’une part déterminer en partie les
séquences d’interaction actualisées par les joueurs, d’autre part être
révélatrices de certaines orientations culturelles de la société qui a produit ce réseau. Que peut-on dire par exemple de la propriété
d’équilibre des réseaux de communication des jeux sportifs ?
Les contraintes de l’équilibre
Rappelons en quelques mots les grands traits de cette propriété
fondée sur les signes des liaisons. On adopte habituellement la
convention selon laquelle la relation de solidarité S est considérée
de signe positif, et inversement, la liaison de rivalité R considérée
de signe négatif. Le signe d’une séquence d’arêtes est égal au produit des signes de ces arêtes tel que l’indique la classique « règle des
signes » (+ × + = + ; + × – = –, etc.) ; ce qui revient à dire qu’une
séquence est de signe positif si elle possède un nombre pair (ou nul)
d’arêtes négatives.
324
Pierre Parlebas
Dans le cas des sports collectifs, l’engagement relationnel des
pratiquants est total : sur le terrain, deux joueurs ne sont jamais en
situation de neutralité ou d’indifférence. Tous les réseaux d’interaction sont donc « complets », ce qui signifie que chacune de leurs
paires de sommets est reliée par une arête, positive ou négative. Il
s’ensuit que tous les triplets de sommets constituent des trianglescycles attestés d’ordre 3. La remarque est d’importance dans la
mesure où Claude Flament a montré que, sous l’angle de
l’équilibre, on pouvait étudier toutes les configurations d’un graphe
complet à l’aide d’une démarche fondée sur la seule prise en compte
des triades. Ces derniers deviennent ainsi les unités minimales
d’analyse, les « atomes de l’équilibre » qui permettent d’évaluer les
réseaux sous cet aspect. Dans cette présentation, nous supposerons
que les graphes signés sont exclusifs, autrement dit que l’intersection des deux relations de rivalité R et de solidarité S est vide (ce
qui est le cas dans tous les sports). Dans un tel graphe G équilibré,
l’ensemble R des arêtes négatives définit alors un graphe biparti et
constitue un cocycle dans G.
Selon la règle des signes, tout triangle est positif et donc équilibré
s’il contient zéro ou deux arêtes négatives, et complémentairement,
il est négatif et partant déséquilibré s’il possède une ou trois arêtes
négatives. Finalement, sur les quatre types de triangles « signés » possibles, deux sont équilibrés et deux déséquilibrés (Figure 2). Dans cet
esprit, considérons un joueur de basket-ball et explorons toutes les
possibilités de lien social qu’il peut actualiser dans le triangle qui le
réunit à deux autres joueurs. Passons en revue successivement toutes
les liaisons signées réalisables entre ce joueur et les deux autres, et
examinons dans quel rapport ces deux derniers acteurs doivent être
alors pour respecter la propriété d’équilibre. Ainsi que le signale le
tableau de la Figure 2, en référence au joueur considéré face à son
micro-groupe, trois cas d’équilibre sont identifiables :
— les deux autres joueurs sont tous deux mes amis : ils sont donc
amis entre eux ;
— les deux autres joueurs sont tous deux mes ennemis : ils sont
donc amis entre eux ;
— l’un est mon ami et l’autre mon ennemi : ils sont nécessairement ennemis entre eux.
Aisée à mettre en œuvre sur un triangle, cette démarche devrait
être étendue à tous les n (n – 1) (n – 2) / 6 triangles d’un graphe
complet possédant n sommets. Et l’on devine combien il devien-
Réseaux dans les jeux et les sports
325
Figure 2. — Les diverses modalités du triangle « signé »,
atome de base de l’équilibration d’un réseau
On observe que la propriété d’équilibre entraîne des contraintes
d’alliance et de contre-alliance très stricte (deux triangles sont autorisés et
deux sont refusés).
326
Pierre Parlebas
drait vite fastidieux de repérer ainsi les signes respectifs de tous les
triplets d’un réseau. Cependant, de façon heureuse, les caractéristiques d’équilibre prennent forme dans un théorème fondamental mis
en avant par Harary et Flament.
Ce théorème à grande portée généralisante, justifiant que l’on
s’intéresse à la propriété d’équilibre, s’énonce ainsi : « Un graphe est
équilibré si et seulement si, tous ses sommets peuvent être bipartitionnés en deux classes ou groupes de telle sorte que les arêtes intragroupales soient toutes positives, et les arêtes intergroupales toutes
négatives. » Voilà qui simplifie considérablement les frondaisons
apparemment inextricables de certains graphes !
Un modèle exemplaire : le duel
Finalement, pour qu’une situation sociale, comportant à la fois
des liaisons négatives et positives soit équilibrée, une seule catégorie
de cas est possible : quand on note la présence de deux blocs qui,
totalement solidaires intérieurement, sont totalement antagonistes
l’un vis-à-vis de l’autre (l’autre cas possible d’équilibre est trivial : il
requiert que toutes les liaisons soient positives). Ce théorème offre
une réponse du type « tout ou rien » : le réseau est équilibré ou il ne
l’est pas. Il est cependant possible de nuancer et d’évaluer un degré
de déséquilibre : il convient alors d’estimer le plus petit nombre
d’arêtes dont il suffirait d’inverser le signe pour rendre le graphe
équilibré (cet indice de déséquilibre est une « distance » entre le
graphe considéré et le graphe équilibré le plus proche). Au cours de
cette étude, nous ne prendrons en considération que les structures
d’interaction pleinement équilibrées, dans la mesure où, apparaissant sans tache, elles deviennent socialement emblématiques de
valeurs et de normes épurées pouvant illustrer un idéal. Sachant
qu’en situation de tirage aléatoire, portant sur l’attribution du signe
des arêtes, de tels réseaux ne rassemblent qu’un très faible pourcentage de cas, leur présence massive dans les pratiques sociales attestées
semble être riche d’une signification qu’il conviendra de mettre au
jour.
Précisément, qu’en est-il du réseau de communication du
basket-ball présenté dans les pages précédentes ? Constitué de deux
blocs soudés totalement opposés l’un à l’autre, il répond strictement
à la définition de l’équilibre. Son tableau de liaisons présente un
« pavage » caractéristique qui, d’une part regroupe deux pôles posi-
Réseaux dans les jeux et les sports
327
tifs en deux carrés serrés autour de la diagonale principale, et d’autre
part rassemble deux plages négatives dans les deux ailes restantes
(cf. Figure 1). On est en présence d’un affrontement absolu entre
deux adversaires, c’est-à-dire d’un « jeu à deux joueurs et à somme
nulle » pour reprendre la terminologie que Von Neumann a proposé en théorie des jeux. Ici, les joueurs sont en réalité des acteurs
collectifs, c’est-à-dire, des équipes telles que, tout point gagné par
l’une d’entre elles est remporté au détriment de l’autre. En empruntant au langage de l’escrime, Georges Guilbaud avait proposé
d’appeler « duel » tout affrontement de ce type, quel qu’en soit le
contenu, littéraire, ludique, diplomatique, commercial ou militaire10. C’est donc par un retour aux sources que nous pourrons
qualifier de « duels » les rencontres sportives de cette catégorie, duel
« d’individus » ou duel « d’équipes », selon le cas. C’est alors qu’une
constatation massive s’impose : tous les sports collectifs en vogue
dans notre société sont bâtis sur ce même modèle. Matchs de football, de volley, de rugby, de handball ou de hockey possèdent tous
la même structure de duel offrant un homomorphisme spectaculaire, aux effectifs près.
Le réseau de coalitions
La découverte de l’omniprésence de l’équilibre aux effets relationnels typés et très impliquants, encourage à explorer encore plus
à fond les ressources de cette propriété. L’examen de l’ensemble du
corpus des jeux sportifs révèle ainsi un autre réseau d’interactions,
très proche du précédent et très caractéristique, mais qui ne répond
pas aux propriétés de l’équilibre. Il s’agit des compétitions qui
opposent au contact un grand nombre d’équipes, telles par exemple
les épreuves d’athlétisme de relais, les courses cyclistes, les régates de
voile. Le graphe d’une telle situation dénote la présence de plusieurs
cliques ou coalitions qui s’opposent toutes entre elles (Figure 3).
Ainsi que le signale G.-Th. Guilbaud, à propos des jeux de société,
« ce mode de coalition est fixé par la règle du jeu » (1954)11. C’est
en quelque sorte l’antagonisme absolu de deux blocs soudés qui se
généralise à n blocs solidaires. Le graphe de coalitions ainsi obtenu
10. G.-Th. Guilbaud, 1954, Stratégies et décisions économiques. Études théoriques et
applications aux entreprises, Paris, Éditions du CNRS.
11. Ibid.
328
Pierre Parlebas
n’est pas équilibré, car il renferme un triangle interdit : celui qui,
composé de trois arêtes négatives, relie tout trio de joueurs appartenant à trois équipes différentes. Cette négation de l’équilibre paraît
en l’occurrence gênante car, dans la logique des liens sociaux de
coopération et d’opposition, le réseau de coalitions ne fait que
démultiplier les confrontations qui répondent à des exigences du
même ordre que celles de l’équilibre. Aussi avons-nous proposé
(1987) d’assouplir la notion d’équilibre en distinguant deux degrés
différents12 :
— un biéquilibre : qui correspond à la définition classique de
l’équilibre dans la lignée de Heider et de Harary, que nous
avons rappelée dans les pages précédentes. Sa structure caractéristique est le réseau dichotomique du duel qui n’accepte au
maximum que deux classes d’équivalence ;
— un multiéquilibre : moins exigeant que le précédent, qui admet
plus de deux classes d’équivalence et autorise donc la triade aux
trois arêtes négatives. Sa structure caractéristique est le « réseau
de coalitions ». Un graphe signé complet sera réputé équilibré
(multiéquilibré) si et seulement si l’ensemble de ses sommets peut être
multipartitionné en plusieurs classes ou groupes de telle sorte que chaque
arête positive soit intragroupale et chaque arête négative intergroupale.
Tout graphe biéquilibré est ainsi un cas particulier des graphes
de coalitions multiéquilibrés.
Nous utiliserons désormais l’épithète « équilibrée » pour qualifier toute situation correspondant à un réseau de coalitions, donc à
toute situation multiéquilibrée (sachant que les graphes biéquilibrés
font partie de cette classe, l’inverse n’étant pas vrai).
Au point de vue social, une situation équilibrée correspond
donc à deux ou à plus de deux coalitions qui sont radicalement
opposées les unes aux autres (rappelons qu’il faut y ajouter le cas trivial dénué d’antagonisme où le groupe est cristallisé en une clique
unique). L’examen attentif des réseaux des sports, rigoureusement
organisés sur le mode de l’opposition abrupte de blocs solidaires
souvent nombreux, poussait à opérer un tel élargissement de la
notion d’équilibre. Mais d’autres chercheurs ont proposé une
analyse du même type, entraînés eux aussi par la logique des
situations sociales qu’ils examinaient, tel G. Ribeill dans son étude
des tensions qui opposent des groupes politiques ou idéologiques
12. 1987, Éléments de sociologie du sport, Paris, PUF.
Réseaux dans les jeux et les sports
329
Figure 3. — Graphe de coalitions illustrant un réseau de multiéquilibre
On est en présence de trois blocs soudés, totalement opposés les uns
aux autres (ce graphe se généralise à un nombre quelconque de cliques aux
effectifs variés).
(1973)13. Parallèlement, à la suite de Davis (1967), C. Flament a
repris le problème en formalisant deux notions indépendantes qui
peuvent éventuellement se conjuguer : le « groupage » (regroupement des éléments d’un réseau en plusieurs composantes connexes
disjointes) et la « parcimonie » (limitation des composantes à un
maximum de deux) ; dans cette perspective, un graphe groupable et
parcimonieux est biéquilibré (Flament, 1996)14. Chemin faisant,
nous constatons que l’analyse des situations sociales et la formalisation mathématique se sont réciproquement influencées, chacune
permettant à l’autre de faire un pas en avant.
13. G. Ribeill, 1992, Tensions et mutations sociales, Paris, PUF.
14. C. Flament, 1996, « Psychologie sociale et formalisation : théorie des graphes et
équilibre structural », dans J.-C. Deschamps et J.-L. Beauvois, Des attitudes aux attributions. Sur la construction de la réalité sociale, Grenoble, PUG.
330
Pierre Parlebas
Les choix spectaculaires des Jeux olympiques
Le réseau équilibré, notamment le duel, offre une structure relationnelle exacerbée où la solidarité et l’antagonisme sont portés à
leur paroxysme : chaque sujet agissant y est extrêmement dépendant
de ses partenaires d’équipe, et absolument opposé à ses adversaires.
Il est dos au mur : il terrasse ou se fait terrasser. L’adoption d’un
schéma aussi tranché dans la communication et la contrecommunication motrices ne peut manquer de correspondre à des
représentations sociales fortement appuyées. Aussi pourrait-il être
intéressant de plonger ce modèle de réseau dans un ensemble
emblématique des pratiques sportives de notre société afin
d’observer la place qui lui a été accordée.
Nous retiendrons comme référentiel le corpus des Jeux olympiques, dans la mesure où ceux-ci se proclament représentatifs des
valeurs et de l’éthique de nos sociétés. Ainsi que l’affirme, en place
d’honneur, l’éditorial du numéro du Courrier de l’Unesco consacré à
« Sport et compétition »15 : « Pour l’Unesco, dont l’une des missions est de veiller à la pureté des valeurs éthiques qui fondent le
sport, ce dernier continuera d’être un indispensable vecteur de fraternité planétaire, tant qu’il restera, pour la plupart des hommes,
cette “école de noblesse” où Pierre de Coubertin, il y a déjà un
siècle, voyait sa vocation première. » Étonnante surface de projection émotive, les Jeux olympiques se veulent la vitrine ostentatoire
des vertus de notre culture. Il serait alors sans doute révélateur
d’observer comment ils organisent cette « fraternité planétaire »,
par exemple en mettant en œuvre concrètement le lien social dans
son accomplissement corporel. Quel jeu subtil fomentent-ils entre
la solidarité et la rivalité ? Bref, quelle importance prend la propriété d’équilibre dans les réseaux d’interaction motrice mis en
œuvre par les Jeux olympiques ?
L’examen de l’ensemble des épreuves sportives, sous le point de
vue de leurs réseaux respectifs d’interaction motrice, conduit à distinguer six classes de situation, chacune étant caractérisée par un
type de rapport à l’équilibre (Figure 4).
1 / Le duel d’équipes : dont le basket-ball a fourni le support de
présentation dans les pages précédentes. Deux blocs solidaires
15. Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, 1992, Éditorial Le courrier de l’Unesco, spécial Sport
et compétition, décembre, Paris.
Réseaux dans les jeux et les sports
331
Figure 4. — Les grandes catégories de réseaux
des Jeux olympiques (1992)
Ces 309 réseaux témoignent d’une étonnante homogénéité. Il suffit de
six classes d’équivalence pour les regrouper tous selon des modèles très
typés, tous stables, exclusifs, équilibrés et égalitaires.
332
Pierre Parlebas
sont abruptement affrontés. Le réseau est biéquilibré. Les exemples sont abondants : football, handball, volley-ball, water-polo,
hockey, etc.
2 / Le duel d’individus : le réseau est semblable au précédent,
mais en sachant que chacune des deux équipes est réduite à un seul
joueur. Le graphe est biéquilibré. Ce modèle est illustré par les
sports de combat (judo, lutte, boxe), l’escrime (fleuret, épée, sabre),
le tennis en simple, etc.
3 / La structure de coalitions d’équipes : plusieurs équipes soudées,
en nombre supérieur à deux, s’opposent radicalement ; nous avons
vu que le réseau d’interaction est alors multiéquilibré (courses de
relais, régates de voile en équipage, courses cyclistes, etc.).
4 / La structure de coalitions d’individus : chaque coalition est
réduite à un seul joueur ; c’est le cas du « chacun pour soi ». Le
réseau est multiéquilibré (courses de ski de fond, courses
d’athlétisme en demi-fond et en fond, marathon, etc.).
5 / La structure de stricte coopération : intervenant en équipe, les
joueurs unissent leurs efforts, sans nouer d’interaction motrice instrumentale avec leurs adversaires. La relation de rivalité est vide sous
l’angle moteur ; le graphe est biéquilibré, trivialement, car l’un des
deux sous-ensembles d’opposition est vide (canoë-kayak collectif,
compétitions d’aviron, patinage en mixte, gymnastique rythmique, etc.).
6 / La structure en solo des sports psychomoteurs : chaque pratiquant
agit en isolé, sans nouer d’interaction motrice opératoire avec quiconque, partenaire ou adversaire ; ces réseaux sont biéquilibrés trivialement. Les illustrations en sont très nombreuses : athlétisme
(sauts, lancers, courses de vitesse), gymnastique (barre fixe, poutre,
anneaux...), haltérophilie, etc. Par contraste avec les sports qui
imposent aux joueurs des interactions motrices entre des partenaires
et/ou des adversaires (sports « sociomoteurs » ou sociojeux), ici le
pratiquant intervient en solo, sans entretenir aucune communication ou contre-communication motrice avec quiconque (sports
« psychomoteurs » ou psychojeux).
L’analyse révèle que ces six catégories recouvrent toutes les
épreuves olympiques, sans exception (Figure 4). La conclusion est
donc étonnante : aucun réseau d’interaction des épreuves olympiques ne transgresse la propriété d’équilibre. Or, la combinatoire des
possibles, associée aux deux relations de rivalité et de solidarité est
immense et regorge de graphes déséquilibrés. Le panorama olympique, qui n’affiche aucun réseau déséquilibré, est de ce fait excep-
Réseaux dans les jeux et les sports
333
tionnel et ne peut être dû au hasard. L’institution sportive a donc
effectué des choix qui ont eu pour effet d’éliminer les réseaux non
équilibrés. Peut-on expliquer cette radicale élimination, et corrélativement cette concentration des réseaux du sport dans une frange
aussi étroite du spectre des possibles ?
Pour quelles raisons éliminer les réseaux déséquilibrés ?
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées :
— Les réseaux non équilibrés produiraient des structures confuses et
ingérables dans la réalité du terrain. Il est vrai que tous les sports collectifs socialement attestés de nos jours reposent sur un réseau biéquilibré, et que tout se passe comme si ce modèle était considéré
comme le seul qui se prête à un jeu sportif intelligible. Qu’en est-il
réellement ? En dehors du sport, existe-t-il des jeux qui possèdent
des réseaux déséquilibrés ?
À vrai dire, de tels réseaux non orthodoxes sont bel et bien
attestés dans le domaine aujourd’hui délaissé des jeux sportifs traditionnels. Nombre de ces derniers, qui ont suscité un véritable
engouement pour des générations de pratiquants, transgressent allègrement la propriété d’équilibre. Considérons l’un d’entre eux,
bien caractéristique, nommé « Les Trois camps » qui met en confrontation directe, sur un grand terrain, trois équipes soudées. Ses
règles prescrivent un pouvoir de prise par simple touche de type
circulaire, tel que les joueurs du camp P peuvent capturer les
joueurs du camp V, lesquels peuvent s’emparer des membres du
camp R qui, à leur tour, ont pour tâche de se saisir des joueurs du
camp P. À première vue, ce système de prise se traduit par un
graphe de coalitions paraissant anodin (Figure 5). Cependant,
l’antisymétrie de ce droit de capture s’exerçant sur un triangle de
joueurs, entraîne un véritable paradoxe relationnel. En effet, lorsqu’un renard R capture une poule P, il protège la vipère V
(menacée par cette poule P). Or, du point de vue du renard, la
vipère qu’il protège ainsi, c’est précisément son prédateur direct qui
a droit de prise sur lui ! L’acte censé assurer le point gagnant ouvre
la voie au point perdant (Figure 5). Et ce même mécanisme circulaire et contradictoire se reproduit pour chacun des membres des
trois cliques opposées. Autrement dit, plus un joueur accomplit
d’actions de prise gagnantes, plus il conspire à sa perte. Nous sommes typiquement dans le phénomène de « double contrainte »
334
Pierre Parlebas
P
-
P
+
R
V
R
V
La « double contrainte » ludique
En capturant P qui menace V, R protège V (or, c’est V qui cherche à capturer R).
P
+
+
-
R
+
V
Le réseau est truffé de cycles négatifs, et donc déséquilibré.
Figure 5. — Un cas exemplaire de réseau d’interaction non équilibré :
le jeu sportif traditionnel des Trois camps
La règle rend ce jeu « paradoxal » en imposant aux joueurs des actes qui
entraînent leur défaite.
Réseaux dans les jeux et les sports
335
découvert et analysé par Gregory Bateson (1977)16 : pour gagner, le
joueur doit capturer ses adversaires désignés, mais plus il réussit de
captures, plus il devient vulnérable et s’achemine vers la défaite.
C’est la règle qui rend le déséquilibre et le « paradoxe » inéluctables dans les Trois camps. Dans de nombreux autres jeux, sans être
totalement imposé, le paradoxe trouve des conditions favorables à
son émergence : c’est le cas des pratiques où la relation entre les
joueurs est ambivalente. L’intersection entre les deux relations de
rivalité R et de solidarité S n’est pas vide : le bigraphe n’est plus
exclusif et les cycles négatifs, indicateurs de déséquilibre, imposent
alors leur présence dérangeante. Les jeux traditionnels « de type
paradoxal » sont nombreux (la Balle assise, le Gouret, la Porte,
l’Ours et son gardien, la Galoche, les Quatre coins, etc.) et signalons
en passant, que loin d’être injouables, la plupart de ces jeux suscitent encore un étonnant engouement de la part des enfants et des
adultes qui s’y adonnent. L’argument affirmant le caractère irréaliste
d’une pratique des activités ludomotrices à réseau déséquilibré est
donc résolument mis hors jeu.
— Les réseaux déséquilibrés détériorent la spectacularité sportive. Le
sport est un spectacle qui cherche à mobiliser le maximum de spectateurs. Il représente un produit de masse qui tente de se vendre. Il
lui faut proposer un spectacle rentable qui attirera les foules sur les
stades et devant les écrans de télévision. Comment retenir le chaland ? La recherche de situations claires et sans ambiguïtés, immédiatement accessibles au néophyte et favorables à la projection émotive, est une constante qui est à l’origine du contenu de l’évolution
des règlements sportifs.
À ce titre, l’équilibre est le garant de situations cristallines où la
coopération et l’opposition s’affirment de façon éclatante. Un spectacle de masse doit être facile à « lire », sans trop de subtilités byzantines, et l’équilibre du réseau de communication est l’un des facteurs importants d’une lecture immédiate et sans détours. Le
modèle du duel biéquilibré, compte à coup sûr parmi les plus
attractifs, et sa bipolarité affichée favorise une interprétation affective de type manichéen. Des duels, tels ceux du football ou du
rugby, favorisent l’identification du spectateur à ses héros et sont
propices à une exaltation émotive en faveur d’un favori au détriment d’un adversaire vilipendé. Et tout en augmentant le nombre
des pôles d’antagonisme, le réseau à coalitions multiples respecte la
16. G. Bateson, 1977, Vers une écologie de l’esprit, Paris, PUF.
336
Pierre Parlebas
clarté et la loyauté de l’affrontement, maintenues par le multiéquilibre.
Le non-équilibre du réseau provoque, avons-nous vu, la communication paradoxale, et celle-ci va brouiller un spectacle qui se
voudrait limpide, pur et loyal. Le déroulement du jeu devient alors
incohérent et est perçu comme « injuste ». Il crée un « effet pervers » qui apparaît comme un véritable cas d’école : les actes intentionnels des joueurs produisent des conséquences non intentionnelles. La composition des actions individuelles suscite une situation
collective renversante qui prend les joueurs à contre-pied. Exaltant
le franc-jeu, le spectacle sportif condamne le double jeu. Dans son
étude du désordre social, Raymond Boudon souligne que les institutions s’ingénient à supprimer les effets pervers qui sont ainsi, par
ces efforts d’élimination, à la source des transformations de la
société : « La fonction principale de l’organisation sociale, écrit-il,
est l’élimination des effets pervers » (1977)17. L’évolution des jeux
sportifs au cours du dernier siècle en est une éclatante illustration.
S’appliquant à éradiquer tout effet pervers perturbateur, l’institution
sportive a autoritairement évincé tout jeu sportif susceptible de le
faire surgir, et notamment tout jeu sportif non équilibré.
— Les réseaux déséquilibrés offusquent l’éthique sportive. Les lignes
précédentes le laissent pressentir : le spectacle sportif n’est pas au
seul service d’une esthétique désintéressée ; il est lié à des représentations sociales, à des valeurs, à une conception sous-jacente de la
société. Il est le représentant symbolique d’un idéal social.
Le sport se veut à l’image des conditions de loyauté et d’égalité,
prônées par les sociétés démocratiques modernes. Les réseaux déséquilibrés, traversés de liaisons contradictoires, n’y souscrivent pas.
Le modèle d’excellence de la rencontre sociale culmine dans la
structure des graphes équilibrés, mais il y faut un complément indispensable : la symétrie. Pour que la confrontation soit équitable, les
adversaires affrontés doivent en effet disposer des mêmes droits et
des mêmes armes. Cette similitude totale des statuts et des pouvoirs
attribués aux adversaires respectifs permet au sport de se prévaloir
hautement de l’égalité des chances. Cette symétrie en miroir du
duel se généralise aux réseaux de coalitions (symétrie engendrée par
le groupe de transformations qui laissent le réseau invariant).
Dans les sports collectifs, équilibre et symétrie offrent le symbole
d’une confrontation équitable où règne l’égalité des chances. La fra17. R. Boudon, 1997, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF.
Réseaux dans les jeux et les sports
337
ternité des équipiers et l’adversité des opposants se donnent libre
cours en une transparence exemplaire, car l’équilibre prend corps
dans un jeu « à information complète », selon l’expression de la
théorie des jeux. De nombreux jeux sportifs traditionnels, notamment des duels pourtant passionnants mais qui n’associent pas
l’équilibre et la symétrie, ont été résolument récusés par les instances institutionnelles : le Drapeau, l’Épervier, Gendarmes et voleurs,
la Délivrance, le Double drapeau, la Balle à l’ours ; parallèlement,
les sports de combat et l’escrime dont les spécialités sont surabondantes (boxe, lutte, judo, fleuret, épée, sabre) ont rejeté tout duel
dissymétrique comme le furent les spectaculaires assauts des gladiateurs romains, rétiaires et autres mirmillons. Bien que très spectaculaires et même populaires, les combats inégalitaires sont systématiquement repoussés par les instances sportives qui redoutent comme
la peste que l’on confonde le sport et le cirque. Point d’affrontement grotesque ni de clowneries où l’on s’esclaffe, mais des duels
nobles dans lesquels des conditions justes et équitables magnifient la
vaillance et la dignité des combattants. On ne peut y échapper : le
souci éthique est omniprésent dans le sport.
— Propriétés en renfort de l’équilibre. Dans la même ligne, les
réseaux des sports sont tous « exclusifs », c’est-à-dire ont tous des
relations R et S disjointes : le sport n’admet pas l’ambivalence relationnelle ; on est « avec » ou on est « contre », jamais les deux à la
fois. À l’opposé, dans certains jeux traditionnels telle la Balle assise,
un joueur peut décider, à son gré, s’il accorde à l’égard d’un participant donné une passe de coopération ou s’il lui décoche un tir
d’opposition. La règle autorise ici deux liens contradictoires entre
les deux mêmes pratiquants au même moment, possibilité absolument bannie au rugby ou au tennis. Le sport interdit le « double
jeu », source de déloyauté et de trahison.
Une autre propriété formelle des réseaux sportifs possède une
correspondance fortement chargée de signification sociale : la stabilité, définie par l’invariance des deux relations R et S. Autrement
dit, un joueur ne change jamais de partenaire ou d’adversaire au
cours d’une rencontre : quelles que soient ses motivations et ses
préférences, il ne peut tourner casaque. Au cours d’un match de
football ou de volley-ball, il lui est interdit d’appartenir tantôt à une
équipe et tantôt à l’autre : cette félonie est exclue. Ce n’est pas le
cas de nombreux jeux traditionnels de réseau instable, au cours desquels la règle autorise ou impose au pratiquant de changer abruptement de camp : à l’Épervier, à la Balle au chasseur, à l’Ours et son
338
Pierre Parlebas
gardien, le joueur atteint devient brutalement l’adversaire de son
précédent partenaire (le réseau restant exclusif). Chaleureusement
protégé par un coéquipier, tel pratiquant va quelques secondes plus
tard, se mettre à pourfendre son ancien protecteur de ses attaques
agressives. De tels revirements de comportement battent en brèche
l’éthique sportive ; celle-ci revendique un modèle de rencontre
fondé sur la loyauté et la fidélité, susceptible de lui conférer une
image incontestable de pureté sans tache.
Ce rapide examen révèle aussi que l’équilibre des réseaux se
renforce de quelques autres propriétés mathématiques élémentaires
(symétrie, exclusivité, stabilité) dont la Figure 3 confirme qu’elles
ne tolèrent aucune transgression dans l’abondante palette des Jeux
olympiques. En revanche, il apparaît que les jeux traditionnels
n’obéissant pas à ces contraintes sont foisonnants et ont connu par le
passé un beau succès. Bien qu’il soit banni du sport, le déséquilibre
des réseaux n’est donc pas incompatible avec une pratique sociale
réussie des jeux sportifs. En bref, deux phénomènes semblent être à
la source de l’éradication du déséquilibre des réseaux du sport : la
recherche de la spectacularité et l’affirmation d’une éthique ostentatoire. Pouvons-nous essayer de mieux comprendre les raisons d’être
d’une telle orientation ?
Des analogies de structures
« À quel enchaînement de circonstances doit-on imputer
l’apparition dans la civilisation occidentale et uniquement dans
celle-ci, de phénomènes culturels qui – du moins nous aimons à le
penser – ont revêtu une signification et une valeur universelles ? »
Cette question qui ouvre le livre de Max Weber18 liant le capitalisme à l’éthique protestante, se pose également de façon aiguë au
sujet de ce phénomène culturel qui a récemment envahi la planète :
le sport. Comment expliquer cette invasion ? Comment se fait-il,
que parmi les myriades de jeux physiques attestés de par le monde,
se soit établie l’hégémonie d’une petite portion d’entre eux qui ont
imposé leur logique propre au reste de la planète ?
Les grandes fédérations sportives, de football, tennis ou basket,
regroupent désormais davantage de nations que ne le fait l’ONU. Les
jeux de niveau local ont laissé la place aux pratiques sportives de
18. M. Weber, 1964 (1947), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.
Réseaux dans les jeux et les sports
339
niveau global. Les jeux de village disparaissent ou plutôt, grâce au
sport, la planète s’est elle-même transformée en un grand village. La
mondialisation du sport est devenue un fait social massif qui s’est
affirmé comme tel depuis déjà plus d’un siècle. On peut en effet
considérer que l’acte institutionnel fondateur de cette mondialisation a été l’organisation couronnée de succès des Jeux olympiques
d’Athènes en 1896, dont l’objectif était bel et bien de conférer au
sport « une signification et une valeur universelles » selon l’expression de Weber.
S’il revient à l’historien de reconstruire, par le menu, les cheminements de cette montée en puissance, le sociologue peut répondre
pour sa part en recherchant des analogies entre le fait étudié et un
faisceau de caractéristiques pertinentes du contexte social. C’est ce
qu’a mené à bien Max Weber en montrant de flagrantes parentés de
structure entre les comportements de l’entrepreneur capitaliste et les
prescriptions du protestantisme. Les traits majeurs du puritanisme
reconstruits sous forme d’un « type idéal » apparaissent en fidèle
correspondance avec les caractères les plus saillants du capitalisme
moderne. Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est la
démarche wébérienne dont « le principe de l’explication consiste
donc ici, souligne Raymond Boudon, à mettre en évidence la
parenté logique entre deux phénomènes sociaux ou deux aspects de
l’ordre social »19. C’est une telle « recherche des homologies structurales » que nous poursuivons dans notre étude du phénomène
sportif. C’est également dans cette perspective qu’un auteur tel
Erwin Panofsky20, a réussi le tour de force de mettre en évidence
une parenté de structure entre l’architecture des cathédrales gothiques et la conception des exposés de la scolastique médiévale. Cet
homomorphisme est traqué dans les croisées d’ogives, dans la rose
des façades, dans les colonnettes et les piliers de la nef dont les principes d’organisation sont, souligne l’auteur, d’une « extraordinaire
cohérence » répondant aux mêmes exigences que celles du plan
d’ensemble exposé dans la Somme théologique.
Autrement dit, la cathédrale gothique est un exposé, dans la
pierre, de l’argumentation scolastique, non par des inscriptions
superficielles, mais dans son agencement interne et dans l’architecture profonde de l’édifice. C’est dans la recherche de ce type
19. R. Boudon, 1977, Les méthodes en sociologie, Paris, PUF.
20. E. Panofsky, 1967, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Éditions de
Minuit.
340
Pierre Parlebas
d’analogie structurale adaptée au sport que nous essayons de nous
situer. Notre croisée d’ogives, ce sera la propriété d’équilibre du
réseau. Le danger qui guette une telle recherche serait de se cantonner dans les homologies de surface et dans les idées trop générales.
C’est la raison pour laquelle nous avons identifié des structures
enfouies sous la luxuriance des faits de surface, en postulant qu’elles
recélaient une grande part de la pertinence des situations. La
démarche ici entreprise est donc claire : de la configuration des
structures ludosportives identifiées, on déduit des propriétés mathématiques précises que l’on tente alors de mettre en analogie avec
des caractéristiques sociales (normes, valeurs, représentations sociales, institutions...). Pour que cette parenté de structure décelée possède quelque validité, il convient que les réseaux sportifs exhibés
aient peu de chance d’être produits par le hasard seul, qu’ils présentent un pourcentage d’occurrences empiriques élevé, et enfin que
les valeurs sociales correspondantes soient facilement identifiables et
révélatrices d’une franche orientation.
Le discours sportif, tant celui de Pierre de Coubertin que celui
des responsables de l’UNESCO, s’appuie avec une constance ostentatoire sur des considérations éthiques, et fait ouvertement référence
aux principes majeurs de la démocratie. Il est d’ailleurs une concordance qui ne peut manquer d’intriguer l’observateur : l’époque
décisive de la création des fédérations sportives a été la fin du
XIXe siècle, tout comme l’ère de la réelle implantation des régimes
démocratiques occidentaux. Autrement dit, sport et démocratie se
sont imposés, dans le même lieu (la façade nord-ouest de l’Europe)
et à la même époque (le dernier tiers du XIXe siècle). N’est-ce là que
pure coïncidence ?
Il apparaît que les grands traits du phénomène sportif, dont certains ont été mis en évidence dans l’étude des réseaux, sont en
étroite correspondance avec les caractéristiques du régime démocratique : le contrat fondateur régissant la rencontre, l’égalité des chances offerte à tous, la clarté et la loyauté des échanges, l’assurance
d’un arbitrage juste et équitable, le respect du vaincu qui pourra
retenter sa chance ultérieurement. Ce parallélisme a été souligné par
Norbert Elias qui affirme que « les passe-temps de type sportif et la
structure du pouvoir en Angleterre ont évolué parallèlement »21. En
montrant que cette parenté s’est dessinée dès le XVIIIe siècle, Elias
affirme qu’on observe « une analogie manifeste » entre la structure
21. N. Elias, op. cit.
Réseaux dans les jeux et les sports
341
du régime parlementaire anglais et la sportification des passe-temps.
Cette concordance conférerait au sport un rôle important dans le
processus social de maîtrise de la violence, c’est-à-dire, affirme Elias,
dans le processus civilisateur. On peut contester cette interprétation,
mais toujours est-il que notre rapide examen des propriétés des
réseaux sportifs autorise pleinement le constat d’une homologie de
structure entre le régime démocratique et l’organisation sportive.
Cette parenté a favorisé la mise en œuvre contemporaine d’un processus de mondialisation du sport qui a explicitement commencé,
tant dans les discours que dans les faits, dès la fin du XIXe siècle.
Un autre parallélisme n’a pas échappé aux observateurs : on
note une correspondance indiscutable entre les caractéristiques du
capitalisme lié à la révolution industrielle et les grands traits de
l’entreprise sportive. Là encore, la coïncidence spatiale et temporelle fait choc : le lieu d’émergence commun est l’Angleterre qui va
entraîner l’Europe occidentale, et l’époque partagée est encore la
seconde partie du XIXe siècle. De l’artisanat à l’industrie, du jeu local
au sport mondial ; dans les deux cas, on aboutit à une activité de
masse dont la spectacularité pour le cas du sport est le fer de lance.
Le sport est devenu une multinationale du spectacle. On voit bien
se dessiner une forte compatibilité et d’indiscutables correspondances entre, d’une part le marché et le règne de la concurrence, et
d’autre part la rencontre sportive et la loi de la compétition. L’ethos
du sportif est en phase avec l’ethos du chef d’entreprise. La production de masse, caractéristique de ces deux secteurs, entraîne une
foule de traits communs : la standardisation, l’alignement sur les
mêmes règles, la rationalisation et la disparition des identités de terroir au profit d’une entité homogénéisée fondée sur l’uniformisation. Le sport devient un esperanto du corps.
Les principes du capitalisme industriel et ceux de l’entreprise
sportive vont se rejoindre et mettre en congruence leurs deux
« types idéaux » respectifs : placer la compétition en figure de proue,
favoriser la libre circulation des acteurs et le libre accès aux échanges, mettre sur pied une organisation rationnelle, fonder la stratégie
sur le calcul et la mesure, rechercher le rendement et la performance. Max Weber lui-même n’écrit-il pas que la poursuite de la
réussite capitaliste « a tendance aujourd’hui à s’associer aux passions
purement agonistiques, ce qui lui confère le plus souvent le caractère d’un sport »22 ? L’analyse des réseaux confirme cette parenté de
22. M. Weber, op. cit., p. 225.
342
Pierre Parlebas
structure (symétrie, équilibre, système des scores...). La massification du sport, de concert avec l’essor du marché industriel a, elle
aussi, grandement ouvert les voies à la mondialisation23.
Un conflit inéluctable
Le constat est donc troublant. Schématiquement, le « type
idéal » du phénomène sportif présente de fortes analogies structurales avec les types idéaux respectifs de deux univers sociaux qui,
paradoxalement, affichent entre eux quelques franches divergences.
Considérons par exemple l’égalité des chances, prônée avec tant
d’insistance par le monde sportif. Cette égalité initiale est revendiquée tant par la démocratie que par l’entreprise libérale. Cependant, pour la première, elle se veut une garantie d’équité débouchant sur l’harmonie des rapports humains. Pour la seconde, elle
est la condition d’apparition d’une élite dont les scores et les performances vont affirmer une brutale domination ; dans ce dernier
cas, l’égalité de départ est ce qui va donner tout son prix à
l’inégalité de l’arrivée (donc à la suppression de l’égalité initiale). Il
en va de même pour la libre concurrence et les arbitrages éventuellement nécessaires. L’économie libérale va souhaiter un marché
totalement ouvert et dénué d’intrusion étatique, alors que le pouvoir démocratique interviendra pour réguler ce qu’il jugera
comme des dérives abusives et préjudiciables aux plus démunis.
Décentralisation et libre initiative contre centralisation et État
régulateur.
L’opposition n’est pas mince. D’une part, un darwinisme sportif
où dans la jungle des compétitions surgissent les « meilleurs »,
c’est.à-dire ceux qui gagnent et dominent le vulgaire ; de l’autre,
un ensemble d’expériences collectives où la confrontation donne à
chacun l’occasion d’affirmer ses possibilités sans recherche systématique de hiérarchisation et avec pour toile de fond un souci de solidarisme. Le premier survalorise l’élite, le second se porte au secours
des faibles.
Face à ces entrechocs, on pourrait donc se demander si les
parentés de structure avancées dans les pages précédentes entre le
sport d’une part, et d’autre part la démocratie puis le capitalisme,
conservent une réelle validité.
23. J.-P. Warnier, 1999, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte.
Réseaux dans les jeux et les sports
343
Finalement, deux phénomènes dont l’analyse des réseaux a souligné l’importance, semblent être à la source du développement du
sport : la spectacularité qui est manifestement du côté du marché
libéral, et la préoccupation éthique qui rejoint l’exigence démocratique. Si la politique ne se décide pas à la Corbeille, elle en est
cependant largement tributaire ; l’économique et le politique sont
manifestement interdépendants. L’opposition entre libéralisme et
démocratie que nous avons précédemment relevée est donc inéluctable. Elle n’est cependant pas rédhibitoire : chaque nation va gérer
les frictions, parfois rudes, selon son propre tempérament. Cette
alliance conflictuelle se retrouve dans toutes les démocraties actuelles dont l’appellation générique « démocratie libérale » n’a pu éviter
de mettre côte à côte les deux tendances dissonantes. Les analogies
structurales que ces deux univers divergents entretiennent respectivement avec le sport trouvent ainsi leur explication : elles témoignent d’une connivence de fait – fût-elle contestée – entre ces deux
orientations majeures des démocraties modernes qui s’entrelacent
dans le système sportif.
Le régime de démocratie libérale est inévitablement traversé de
tensions permanentes entre des exigences parfois contradictoires.
Ces déchirures apparaissent en parallèle dans l’institution sportive,
condamnée à vivre et à assumer une tension entre des pôles opposés : la libre initiative de l’acteur et la contrainte du système, la
décentralisation et la centralisation, la solidarité et l’antagonisme, le
désintéressement et l’attrait du gain.
L’égalité et la liberté dans le sport ? Certes, mais est-ce pour
favoriser la fraternité ou pour exalter la supériorité ? Constamment
présente, cette ambiguïté rend les jugements délicats. D’autant que
les éléments financiers interfèrent avec les principes éthiques. Ainsi
du célèbre arrêt Bosman, promulgué en 1995 par la Cour de justice
européenne, qui a autorisé tout footballeur d’un pays membre de la
Communauté à signer un contrat dans n’importe quel club européen de son choix. Prononcé à la suite de la plainte du joueur professionnel belge Bosman, cet arrêt a institué une véritable libéralisation de la circulation des footballeurs à l’intérieur des clubs
européens. Refus de l’esclavagisme des joueurs antérieurement
asservis par les clubs omnipotents ou surenchère capitaliste au bénéfice des clubs les plus fortunés ? Souhaitable fluidité offerte aux initiatives individuelles ou inéquitable désorganisation collective des
clubs ? Des entrechocs de ce type vont susciter maintes controverses. C’est ainsi que l’on voit des auteurs éminents s’opposer de façon
344
Pierre Parlebas
abrupte. D’une part, par exemple J. Huizinga condamnant les
« démonstrations de masse » du sport qui « devient un facteur
stérile »24, ou J.-M. Brohm affirmant que le sport est « une institution de domination idéologique reproduisant les structures et
superstructures du capitalisme d’État, qu’il soit d’inspiration libérale
ou d’inspiration bureaucratique totalitaire »25 ; d’autre part, par
exemple R. Caillois qui glorifie le « rôle civilisateur » des « jeux du
stade » dont la « nouvelle espèce d’émulation inaugure une école de
loyauté et de générosité »26 ou N. Elias affirmant le rôle du sport
dans la « pacification des mœurs » et dans « l’avancée du procès de
civilisation »27. Les démonstrations de ces différents auteurs sont
souvent appuyées sur le rappel de faits certes unilatéraux mais
incontestables. Il semble bien qu’on ne puisse échapper à cette
déchirure constitutive.
Le sport est un Janus dont les deux visages sont inéluctablement
condamnés à s’opposer. Nous inclinons d’ailleurs à penser que c’est
cette ambivalence foncière capable d’assurer de constants compromis entre des visions antinomiques qui a permis au sport de traverser sans dommage les violents soubresauts du siècle dernier. Ainsi
pourrait-on expliquer ce qui apparaît comme une stupéfiante continuité politique : peut-on nier en effet l’étonnante identité des attitudes globales adoptées à l’égard du sport par les différents gouvernements pourtant ouvertement antagonistes qui se sont succédé en
France depuis plus d’un demi-siècle : Front populaire, régime de
Vichy, IVe puis Ve République ? N’est-il pas intriguant de constater
que le Commissaire général qui, sous les ordres du maréchal Pétain
a conçu la « Charte des sports » en 1941 est la même personne qui,
en 1964 a dirigé la rédaction de la « Doctrine du sport » sous
l’autorité du général de Gaulle ?
Deux remarques peuvent être dégagées des propos précédents :
— L’analyse des universaux des jeux sportifs, et notamment
des réseaux, a révélé que le sport s’est nettement démarqué des
jeux traditionnels aux structures plus variées, plus décentralisées et
plus conviviales, et cela au profit de structures valorisant la compétition et la domination du vainqueur. Les règles sportives sont
désormais conçues et modifiées pour satisfaire à des exigences de
24. J. Huizinga, 1951 (1938), Homo ludens, Paris, Gallimard.
25. J.-M. Brohm, 2001, « La théorie critique du sport. De “Partisans” à “Quel
corps ?” », Éducation physique et sciences, sous la direction de C. Collinet, Paris, PUF.
26. R. Caillois, 1967 (1958), Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard.
27. N. Elias, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard.
Réseaux dans les jeux et les sports
345
spectacularité, ce qui a été à l’origine d’un puissant mouvement de
mondialisation.
— Cette option compétitive systématique, prise par le sport,
reste indiscutablement compatible avec les principes démocratiques,
mais elle penche en faveur d’une exploitation politique et commerciale. Il faut reconnaître qu’il est tentant pour un pouvoir politique
peu scrupuleux, de détourner à son profit l’organisation et la discipline sportives. Lorsqu’il prête au sport une valeur civilisatrice éminente, Elias a-t-il oublié qu’en 1933 il a dû fuir les persécutions antisémites nazies, exercées pourtant par un régime qui avait fait du sport
un rouage très important de son dispositif institutionnel ? Le fait que
les activités sportives possèdent une place importante dans la formation et s’inscrivent de façon notable dans les processus de socialisation et d’éducation décuple leur influence au sein de la société. Là
encore, les conflits de conceptions vont ressurgir de plus belle.
Deux niveaux d’analyse
Nous devons nous rendre à l’évidence. Il n’est pas réaliste
d’associer à la pratique sportive des effets sociaux unilatéraux qui
seraient obtenus de façon quasi mécanique. Prétendre que le sport
développe certaines conséquences sur un mode strictement déterminé est une illusion. Aussi est-il déroutant que d’éminents sociologues, ainsi que nous l’avons observé, défendent des points de vue
particulièrement tranchés et hautement antinomiques les uns des
autres.
Afin d’éviter de transformer l’étude des jeux en simples tests
projectifs qui consisteraient à n’y reconnaître que ce que l’on y
aurait soi-même placé au préalable, il semble indispensable de revenir aux sources. Aux sources, c’est-à-dire aux matrices d’engendrement des actions de jeu, tant individuelles que collectives. Il
s’agit donc de fonder l’étude sur le contenu propre des situations
sportives, sur leurs réseaux basiques, sur les opérations objectives et
contrôlables que ces structures déclenchent de la part des joueurs
sur le terrain.
Grâce aux prescriptions des règles, tout le champ des possibles
peut être identifié. Ce premier niveau d’exploration qui décrit les
réseaux ludosportifs fondamentaux c’est-à-dire les universaux
(réseaux d’interaction, de marque, des scores, des rôles...) autorise
déjà un premier lot de conclusions fort importantes. L’analyse des
346
Pierre Parlebas
systèmes d’interaction témoigne de propriétés réticulées précises qui
suggèrent des interprétations argumentées ; les propriétés d’équilibre, de symétrie, d’exclusivité ou de stabilité par exemple, exaltent
un modèle épuré du duel et de l’affrontement de coalitions qu’il
semble fécond de mettre en correspondance avec le contexte social
et politique. Dans un tel modèle où la compétition est hyperbolique, prétendre que le sport est fondé sur l’entraide et la solidarité,
comme il est souvent dit, apparaît comme une pure contrevérité ; la
coopération y intervient sans conteste, mais elle n’est ici qu’un
sous-produit de l’opposition (qui triomphe toujours dans le score).
Si l’on avait souhaité développer la solidarité, les activités ludosportives dont le réseau est coopératif ne manquaient pas ! L’analyse de
ses structures de fonctionnement révèle que le sport répond à une
idéologie de la conquête et de la domination. Notre position est
sans ambages : l’examen des réseaux sportifs formalisés offre des
arguments forts permettant d’attribuer une signification sociale aux
activités sportives.
C’est là qu’intervient un second niveau d’analyse. Quel que soit
l’aspect objectif et mathématisable des réseaux ludosportifs, ceux-ci
vont être actualisés de façon subjective par des acteurs et des groupes variés aux aspirations et aux mentalités fort dissemblables.
Chaque joueur va vivre à sa façon personnelle sa circulation dans les
réseaux ; chaque groupe, chaque équipe va adopter une stratégie
originale. Les réseaux ne sont donc que des supports, certes prédéterminants dans une certaine mesure, mais qui pourront être réinterprétés de multiples façons. Autrement dit, ces réseaux sont de
type probabiliste et non déterministe. On peut d’ailleurs aisément
en avoir confirmation par une observation précise du déroulement
aussi bien de jeux d’enfants que des compétitions de Coupe du
Monde (et les arcs des graphes peuvent alors être affectés des probabilités répondant aux fréquences empiriques relevées). Les réseaux
deviennent ici des outils d’observation et d’expérimentation des
pratiques sur le terrain28.
Dans ce contexte surgissent alors, avec force, différentes variables qui vont infléchir dans un sens ou dans un autre les conduites
motrices des acteurs : variables d’âge, de genre, de niveau culturel,
de classe sociale, de communauté ethnique... Au sein d’un réseau de
contraintes précises, chaque pratiquant va avoir ses bonnes raisons
28. Cf. par exemple, 1988, « Analyse et modélisation du volley-ball de haute compétition », dans Science et motricité, no 4, p. 3-22, Paris, Éditions de l’INSEP.
Réseaux dans les jeux et les sports
347
pour choisir telle option plutôt que telle autre. Nous avons pu
montrer qu’au cours de certains jeux sportifs, des joueurs faisaient
tout ce qu’il fallait pour perdre – tout en feignant de jouer dans
l’esprit du jeu – car perdre pour eux était gratifiant dans la mesure
où le rôle de perdant les projetait sur le devant de la scène29. Dans
d’autres cas de figure, un participant choisissait d’être battu afin
d’entraîner un autre joueur dans sa chute. En dehors de ces exemples extrêmes de subversion de la règle, surabonde une myriade de
situations intermédiaires livrées aux choix subjectifs des pratiquants.
Le recours aux enquêtes de terrain devient alors une étape indispensable ; les entretiens sont révélateurs des motivations des joueurs,
des raisons qu’ils invoquent et des mobiles qui les poussent à adopter telle ou telle stratégie.
Au cours de cette interprétation de second niveau, il n’est
même pas impossible d’affirmer que la mise au premier plan de la
compétition, de la victoire, voire de la violence, puisse devenir un
atout éducatif en faveur de la sociabilité ! En effet, l’exposition au
risque et à la brutalité permet de contrôler les réactions ainsi suscitées ; pour reprendre une expression parfois appliquée au rugby, le
sport est un jeu de voyous qui devrait être pratiqué par des gentlemen. Les réseaux de compétition permettraient ainsi de connaître
l’antagonisme de l’intérieur afin de le mieux maîtriser par expérience contrôlée ; en relation de surplomb, la coopération resterait à
la base de la rencontre. On peut ainsi retourner les apparents déterminismes des réseaux. C’est cette marge de réinterprétation qui est
à la source des stupéfiants écarts d’analyse que nous avons précédemment observés de la part d’auteurs peu conscients, semble-t-il,
des aspects éminemment spéculatifs de leur position péremptoire ;
c’est cette latitude de second niveau qui autorise des positions éducatives ou politiques aussi contrastées.
Ces deux niveaux d’analyse doivent être soigneusement
différenciés.
Le premier révèle la « grammaire du jeu » pour reprendre
l’expression que Ferdinand de Saussure30 applique au jeu d’échecs
pour faire comprendre la pertinence du système de la langue. Cette
grammaire du jeu, notamment illustrée par des réseaux objectivés,
expose la logique interne, la logique spécifique de l’action motrice
29. Cf. 1973, « Analyse mathématique élémentaire d’un jeu sportif », dans Mathématiques et sciences humaines, no 47, p. 5-35, Paris, Mouton / Gauthier-Villars.
30. F. de Saussure, 1972 (1916), Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
348
Pierre Parlebas
propre à chaque situation de jeu sportif ; le pouvoir génératif de ces
réseaux est ici prédominant. Les caractéristiques de ces réseaux et
leur grammaire de jeu apparaissent révélatrices de certaines orientations fondamentales de leur société d’accueil.
Le second niveau dévoile les modes d’appropriation de ces ressources que les acteurs choisissent de mettre en action au sein de ces
structures. Le système s’impose, mais l’acteur en dispose. Et ce que
révèlent les enquêtes de terrain, ce sont les multiples façons selon
lesquelles la logique externe, variable (les données particulières de
chaque contexte) va influer sur la logique interne, fixe (les caractéristiques bien définies de chaque jeu sportif). La logique interne
recèle des prédéterminations très fortes, relatives aux aspects fondamentaux des comportements des joueurs, que mettent en relief les
propriétés des réseaux basiques. Cependant, ces prédéterminations
peuvent être remodelées par le contexte de chaque situation : les
enjeux, le public, les caractéristiques des joueurs et celles du club,
les finalités poursuivies... Et à nouveau les réseaux pourront offrir
les canevas objectifs sur lesquels on observera les décisions subjectives des joueurs sur le terrain.
En définitive, l’étude des jeux et des sports requiert une analyse
propre de leurs réseaux sous-jacents, révélateurs d’une orientation
sociale majeure, notamment à l’égard des processus d’interaction et
de sociabilité. Cependant, cette étude appelle en complément une
plongée de ces modèles formalisés dans les différents contextes correspondants, tant il est vrai qu’une connaissance réaliste des jeux
sportifs est indissociable d’une prise en compte approfondie des stratégies des joueurs au sein de leurs sociétés d’accomplissement.
Pierre PARLEBAS
Faculté des Sciences humaines et sociales - Sorbonne
Université René-Descartes - Paris V
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
G. Bateson, 1977, Vers une écologie de l’esprit, Paris, PUF.
R. Boudon, 1969, Les méthodes en sociologie, Paris, PUF.
R. Boudon, 1977, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF.
J.-M. Brohm, 2001, La théorie critique du sport. De « Partisans » à « Quel
corps ? », Éducation physique et Sciences, p. 135-148. Sous la direction de
C. Collinet, Paris, PUF.
R. Caillois, 1967 (1958), Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard.
Réseaux dans les jeux et les sports
349
M. Cherkaoui, 2000, « La stratégie des mécanismes générateurs comme
logique de l’explication », L’acteur et ses raisons, Mélanges en l’honneur
de Raymond Boudon, p. 130-151, Paris, PUF.
A. Degenne, M. Forsé, 1994, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin.
N. Elias, 1994, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard.
B. Elnadi et A. Rifaat, 1992, Éditorial « Le courrier de l’Unesco » spécial
Sport et compétition, décembre, Paris.
C. Flament, 1965, Théorie des graphes et structures sociales, Paris, Éditions
Mouton / Gauthier-Villars.
C. Flament, 1996, « Psychologie sociale et formalisation : théorie des
graphes et équilibre structural », dans J.-C. Deschamps et J.-L. Beauvois, Des attitudes aux attributions. Sur la construction de la réalité sociale,
Grenoble, PUG.
G.-Th. Guilbaud, 1954, Stratégies et décisions économiques. Études théoriques et
applications aux entreprises, Paris, Éditions du CNRS.
F. Harary, R. Z. Norman, D. Cartwright, 1968, Introduction à la théorie des
graphes orientés, Paris, Dunod.
J. Huizinga, 1951 (1938), Homo ludens, Paris, Gallimard.
V. Lemieux, 1999, Les réseaux d’acteurs sociaux, Paris PUF.
C. Lévi-Strauss, 1958 (1945), « L’analyse structurale en linguistique et en
anthropologie », Anthropologie structurale, p. 37-62, Paris, Plon.
E. Lucas, 1979 (1884), Récréations mathématiques, Tome IV, Paris, Éditions
Albert Blanchard.
E. Panofsky, 1967, Architecture gothique et pensée scolastique, traduction et
postface Pierre Bourdieu, Paris, Minuit.
P. Parlebas, 1987, Éléments de sociologie du sport, Paris, PUF.
P. Parlebas, 1992, Sociométrie, réseaux et communication, Paris, PUF.
P. Parlebas, 1999, Jeux, sports et sociétés, Paris, Éditions de l’INSEP.
P. Parlebas, 2002, « Elementary mathematical modelization of games and
sports », dans The explanatory power of models, Bridging the gap between
empirical and theorical research in the social sciences, Metodos series, Kluwer
Academic Publishers, Dordrecht.
G. Ribeill, 1974, Tensions et mutations sociales, Paris, PUF.
F. de Saussure, 1972 (1916), Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
J.-P. Warnier, 1999, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte.
M. Weber, 1964 (1947), L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris,
Plon.
Téléchargement