TYPOLOGIES LINGUISTIQUES ET STRATÉGIES DIDACTIQUES Jean-Michel ROBERT SYNTHÈSE DES TRAVAUX Habilitation à diriger des recherches Université de Picardie Jules Verne, Amiens 2007 INTRODUCTION DES INTERFÉRENCES AUX INFÉRENCES, UN PARCOURS LINGUISTIQUE ET DIDACTIQUE Le dossier présenté reprend les grandes lignes d‟un parcours commencé en linguistique appliquée il y a une trentaine d‟année et qui se poursuit en tentant de combiner linguistique appliquée et didactique des langues. A l‟heure où de plus en plus de branches de la linguistique se constituent en disciplines indépendantes, il semble important de sauvegarder l‟esprit de collaboration et d‟interactions entre spécialités de champs différents. Ce qui explique que ce mémoire de synthèse se situe autant en linguistique appliquée qu‟en didactique des langues étrangères et secondes. Après une licence d‟allemand obtenue à l‟université d‟Angers en 1974, je m‟oriente vers la linguistique, passage favorisé par la création à Angers d‟une licence Lettres / Linguistique (1975) et la création d‟une maîtrise de linguistique en convention avec Paris III (1976). Les licenciés en langues pouvaient alors préparer cette licence en un an, les unités de valeur acquises lors de leurs études (dans mon cas en linguistique allemande) étaient prises en compte et les cours s‟attachaient à préparer les étudiants à l‟entrée en maîtrise de linguistique. L‟orientation était clairement fonctionnaliste (de Saussure à Martinet) avec insistance sur la phonologie. Les cours de maîtrise étaient assumés par un enseignant de l‟université d‟Angers et des intervenants de Paris III (J. Perrot, H. Walter, D. Laroche-Bouvy). Deux mémoires étaient nécessaires à l‟obtention du diplôme, l‟un en phonologie, l‟autre en linguistique appliquée. En ce qui concerne la phonologie, nous avions le choix entre la participation à l‟enquête sur le parler régional coordonnée par Henriette Walter ou la description phonologique d‟un idiolecte non indoeuropéen (j‟ai opté pour une description du vietnamien)1. Les mémoires en linguistique appliquée provenaient majoritairement d‟expériences professionnelles (jeunes enseignants de langues étrangères ou de français) et 1 Je publierai plus tard cette description phonologique suivie d‟un essai sur les approches et traitements phonologiques des langues à tons (fonctionnelle, autosegmentale et non linéaire) : Robert, J-M : Monographie phonologique, Peter Lang, Francfort/Main, Bern, New York, 1985 1 traitaient de sujets divers tels que l‟acquisition du langage chez l‟enfant, l‟orthographe française, l‟analyse de méthodes de langues ou l‟acquisition du subjonctif par des élèves francophones. Pour ma part, j‟avais tenté un classement des principales interférences constatées dans l‟apprentissage de l‟allemand langue étrangère (classes de quatrième et troisième). Après la maîtrise, je me suis inscrit en DEA à Paris III, à l‟UER de français pour l‟étranger, dirigé alors par Robert Galisson (goût des voyages et de la linguistique appliquée à l‟acquisition / l‟apprentissage des langues étrangères). C‟était alors le début de l‟approche fonctionnelle notionnelle, la linguistique appliquée était en plein essor et la didactique des langues commençait à s‟affirmer comme discipline indépendante. Interlangue et besoins langagiers. Après un dossier de DEA sur les niveaux de langues et registres de discours en didactique des langues, je propose à mon directeur de recherches, Robert Galisson, un sujet de thèse sur les besoins langagiers. A la fin des années 70, les recherches sur l‟analyse et l‟identification des besoins langagiers (cf. particulièrement Richterich 1973) ne donnaient lieu qu‟à peu d‟applications pédagogiques et se heurtaient à des problèmes sociolinguistiques tels que le choix d‟un niveau de langue et la possible non compétence de communication (linguistique comme sociolinguistique) de la part des enseignants dans certains domaines (cf. les travaux de Jupp et Holdin, Lagarde et Heddesheimer 1978). La notion d‟interlangue, alors relativement récente (les travaux de Selinker 1972, Nemser 1971, Corder 1967, 1971, 1977), et l‟analyse des erreurs (Richards 1974) permettaient de mieux comprendre la construction ou reconstruction des divers systèmes de règles de la langue cible. Dans le cas d‟acquisition d‟une langue seconde (en milieu naturel), on pouvait remarquer la réalisation d‟énoncés corrects (ceux réalisés en situations prévisibles, correspondant plus ou moins aux codes restreints de Bernstein). Il m‟a semblé alors possible de dégager des besoins langagiers de façon non intuitive par l‟étude des systèmes intermédiaires stabilisés ou fossilisés. En effet, les réalisations linguistiques correctes de locuteurs étrangers migrants à l‟intérieur d‟interlangues fossilisées pouvaient servir de matériel pédagogique pour élaborer économiquement une approche fonctionnelle-notionnelle destinée à un public de même origine socioculturelle. Une telle approche permettrait d‟éviter deux écueils : confondre besoins et demandes et enseigner un niveau de langue inadéquat, cette hypothèse (réalisation linguistique correcte = besoin langagier) ne se révélant justifiée et didactiquement exploitable que dans un cadre restreint, celui des migrants (réfugiés ou immigrés ne prévoyant pas une installation permanente dans le pays d‟accueil). L‟intérêt pédagogique de cette stratégie 2 consistait en une mise en place rapide et économique d‟unités d‟apprentissage, limitant les enquêtes préalables au dégagement des réalisations linguistiques correctes d‟informateurs migrants (acquisition en milieu naturel) de même profil que le public concerné. Acte langagier correct (informateurs) besoin langagier satisfait Acte d‟apprentissage (apprenant). Acte langagier incorrect (informateurs) : non besoin langagier manifeste pas d‟acte d‟apprentissage, ou : Acte langagier incorrect (informateurs) : besoin langagier subjectif reformulation de l‟acte langagier. Avec l‟accord de mon directeur de thèse, qui m‟a obtenu une bourse de recherches, j‟ai mené des enquêtes dans trois pays différents (Suède, USA et France), pu prouver la validité de cette hypothèse et soutenir ma thèse en 19802. Ce n‟est que plus tard que j‟ai pu mesurer les limites de cette approche. Langue universelle de Leibniz et Gastarbeiterdeutsch (parler des travailleurs étrangers en Allemagne). Le corpus recueilli lors des recherches sur les besoins langagiers faisait apparaître, dans les réalisations incorrectes des informateurs (Vietnamiens et Mexicains aux USA, Turcs et Polonais en Suède, Vietnamiens en France), une grammaire simplifiée, un code linguistiquement réduit. En effet, la mise en place d‟un système intermédiaire stabilisé dépend du procédé d‟appropriation de la langue cible : apprentissage ou acquisition. Il est généralement admis que les interférences et les transferts forment une grande part de l‟interlangue. Certains comme Richards y voient une stratégie universelle de simplification linguistique. Or, l‟interférence interlinguistique serait un problème d‟apprentissage et non d‟acquisition. Des enquêtes montrent que le pourcentage des déviances grammaticales qui semblent exclusivement imputables à des particularités de la langue maternelle ne dépasse pas 5% (Dulay and Burt 1974). Les plus fréquentes proviennent des interférences intralinguistiques, interférences d‟acquisition (Dulay and Burt 1974, Chastain 1976), phénomène similaire, d‟une certaine façon, à l‟acquisition du langage par l‟enfant (construction créative). Si l‟on excepte, dans l‟élaboration des systèmes linguistiques, les 2 Publiée en partie chez Peter Lang à Francfort en 1984 : Besoins langagiers et systèmes intermédiaires stabilisés. 3 phénomènes qui proviennent des transferts ou d‟interférences interlinguistiques, on se retrouve devant une grammaire simplifiée, réduite à des généralisations de structures, une intralangue, qui présente des analogies avec le stade logico-combinatoire chez l‟enfant (cf. Sourdot 1977). Lecteur, à cette époque, de Leibniz (particulièrement de ses écrits en grammaire et en philologie), j‟entrevois des structures communes entre sa grammaire rationnelle et l‟intralangue évoquée ci-dessus. Croyant (naïvement) que les études sur la linguistique leibnizienne étaient plus poussées en Allemagne qu‟en France, je postule et obtiens un poste de lecteur de français à l‟université Goethe de Francfort / Main (1980). Absence complète de linguistique leibnizienne, mais, tout aussi intéressant et complémentaire, beaucoup de recherches sur le Gastarbeiterdeutsch (le « pidgin allemand »), proche de la grammaire de Leibniz. Leibniz prévoyait, dans le cadre de la création d‟une langue universelle la classification des concepts (caractéristique universelle) et la réduction logique de la grammaire des langues naturelles à une forme sémantico-syntaxique logique (grammaire rationnelle). Les caractéristiques de cette grammaire réduite rejoignent celles des locuteurs vietnamiens en France, turcs en Suède (mis à part bien sûr les réalisations correctes, indices de satisfaction d‟un besoin langagier prévisible), et celles des interlangues fossilisées qui composent le GAD (Gastarbeiterdeutsch, allemand des travailleurs étrangers en RFA). Je prépare alors une nouvelle thèse de doctorat sur ce sujet (Leibniz und der Spracherwerb / Leibniz et l‟acquisition du langage) sous la direction de Birgit Scharlau et Brigitte SchliebenLange (thèse soutenue en 1984) 3. Les traits distinctifs du GAD au niveau syntaxique sont les suivants (cf. Meisel 1975, 1977, Keim 1978, Heidelberger Forschungsprojekt Pidgin-Deutsch 1975, etc.) : fréquente suppression des articles, possible effacement du verbe, particulièrement de la copule, fréquente omission des pronoms personnels, omission des désinences et invariabilité du verbe, place des adverbes en position initiale ou finale en désaccord avec les règles de l‟allemand standard. Malgré beaucoup de réticences et de mises au point terminologiques, le terme pidgin a été attribué au GAD (Gilbert et Orlović 1975), système linguistique fossilisé collectivement, recouvrant de nombreuses structures communes aux vrais pidgins telles que : perte de l‟accentuation, invariabilité des verbes, absence de signifiants discontinus, emploi 3 Robert, J-M : Leibniz und der Spracherwerb. Editura Universitaria Craiova, 2005 4 d‟un seul genre et d‟un seul nombre, emploi simplifié des particules et réutilisation de certaines d‟entre elles (prépositions) et de certains adverbes pour remplir des fonctions grammaticales. Ce procès instinctif, naturel, inné rejoint la démarche déductive de Leibniz. Il ne s‟agit pas d‟une simplification de la langue étrangère ou seconde, mais bien plutôt d‟une réduction de la langue maternelle et recours aux strates antérieures de l‟acquisition du langage comme la première combinatoire logique. Comme dans le cas de la grammaire rationnelle, il y a simplification et réduction de la morphosyntaxe aux structures profondes. A ce support grammatical, s‟ajoute un lexique restreint, puisé dans la langue étrangère. Certains linguistes supposent des universaux dans la formation et la fossilisation des interlangues (par exemple Selinker), d‟autres voient dans l‟interlangue (dans sa partie intralinguistique) la matérialisation des structures profondes (Braidi 1999 pour l‟interlangue d‟acquisition et Brekle 1971 pour la grammaire rationnelle de Leibniz). Agrammatisme et systèmes simplifiés. Après l‟obtention de cette thèse, j‟ai eu envie de pousser mes recherches vers le discours agrammatique, pendant naturel à ces systèmes réduits. La neurolinguistique a émis l‟hypothèse, dans le cas de l‟agrammatisme (aphasie moteur), d‟une simplification du système linguistique et du développement d‟un sous-système de compensation pour pallier ce qui est endommagé. L‟agrammatisme serait, au même titre que l‟interlangue (dans sa partie intralinguistique), et le stade logico-combinatoire, un système linguistique réduit. En effet, ces trois systèmes se caractérisent par l‟usage de la parataxe, la perte / l‟absence des modalités, l‟emploi de l‟ordre des mots pour assumer les fonctions grammaticales ainsi que la réduction du lexique à des concepts simples. Les analogies entre l‟agrammatisme et la grammaire enfantine ne conduisent pas obligatoirement à la conclusion que l‟agrammatisme représente une « désacquisition » du langage. L‟aphasique n‟a pas perdu le langage, son énonciation est structurée selon quelques règles précises de sa langue maternelle (et l‟on peut supposer ces règles universelles, cf. Lenneberg 1967), tout comme l‟interlangue est structurée selon un processus de réduction et de simplification de la langue maternelle. L‟agrammatisme n‟est donc pas le procès de désacquisition du langage (un procès qui serait l‟inverse de celui de l‟acquisition) mais de réduction, fonctionnant sur les mêmes bases et étant constitué des mêmes composantes que celles des systèmes dynamiques pendant l‟acquisition du langage à un point nommé (le stade 5 logico-combinatoire) ou lors de l‟acquisition d‟une langue non maternelle en milieu naturel (l‟interlangue dans sa partie intralinguistique ou les interlangues fossilisées collectivement). Après une (courte) formation en neurolinguistique auprès d‟Helen Leuninger (Université de Francfort), je pars pour Taiwan en 1985 comme professeur associé (langue et linguistique française) à l‟Université Nationale Centrale (NCU) où je peux mener en collaboration avec des aphasiologistes une comparaison entre l‟agrammatisme de patients taiwanais et l‟intralangue de locuteurs étrangers. Cette comparaison entre le discours d‟Occidentaux installés pour un séjour qui devait varier de un à deux ans et des aphasiques moteurs taiwanais a permis de dégager de très fortes analogies dans les productions langagières de ces deux groupes : mis à part quelques actes de parole (énoncés corrects) correspondant à des besoins langagiers manifestes et prévisibles, les « migrants » occidentaux ont développé une intralangue très proche de l‟agrammatisme des aphasiques taiwanais. Je publie le résultat de ces recherches aux éditions universitaires Crane, à Taiwan, sous le titre Agrammatism and interlanguage, en 1986. A cette époque, j‟envisage une application didactique de ces études sur les systèmes réduits. Ces systèmes simplifiés proviennent de systèmes complexes, systèmes d‟acquisition du langage. Ils en sont une partie et ne s‟effacent pas mais restent disponibles pour différents objectifs (foreigner talk, interlangue, etc.). Ces registres seraient universels (cf. Corder 1981), standardisés et institutionnalisés dans une communauté linguistique, ils présenteraient une structure relativement résistante aux changements dont les caractéristiques communes seraient : - un système morphologique inexistant ou très simple (invariabilité, pas de signifiants discontinus, peu ou pas de modalités), - un ordre des mots plus ou moins fixe, - une réduction des fonctions grammaticales et des catégories, - une réduction sémantique (le temps et l'aspect sont rendus par des éléments lexicaux), - la place des mots exprime les relations syntaxiques, - forte polysémie résultant de la réduction du lexique, - peu de redondance, - importance du contexte pour l'interprétation du message, - utilisation de l‟intonation pour préciser le message. 6 Ces systèmes réduits peuvent se réaliser de façon transitoire ou permanente, ce qui prouve qu‟ils ne sont pas une simple étape d‟acquisition du langage, mais la base à partir de laquelle s‟organisent des transformations, et à laquelle tout locuteur peut avoir recours en cas de certaines pathologies du langage ou lors de l‟acquisition d‟une langue étrangère ou seconde. Réduction et superposition. De retour en France, je travaille comme enseignant et formateur en français langue étrangère (Alliance française, Paris VII, Institut britannique de Paris) et chargé de cours en linguistique (Université Catholique de l‟Ouest, Angers) pendant une dizaine d‟année (1988-1998). Je m‟aperçois alors avoir travaillé principalement sur l‟acquisition de langues secondes lointaines (grande distance linguistique entre langue source et langue cible) et non sur l‟apprentissage de langues étrangères proches (même si la distinction entre apprentissage et acquisition, langue seconde et langue étrangère n‟est pas toujours nette et tranchée). Dans un premier temps, les recherches mentionnées ci-dessus ont servi de support à l‟élaboration d‟une stratégie pour l‟enseignement d‟une langue étrangère à un public de langue lointaine (particulièrement à l‟Université de Jussieu dans des programmes de formation linguistique pour réfugiés d‟Europe de l‟Est). Alors que l‟apprenant d‟une langue cible proche bénéficie de transparence et d‟intercompréhension, l'apprenant d'une langue cible éloignée doit utiliser une stratégie différente et avoir recours aux strates antérieures d'acquisition du langage. Il sélectionne les mots chargés sémantiquement qu'il peut repérer et reproduire : une sémantaxe selon Corder. Ce phénomène se remarque particulièrement au début de l‟acquisition d‟une langue en milieu naturel (non guidée par une institution d'apprentissage). Le didacticien peut s'appuyer sur ce processus naturel d'acquisition (réduction) en le reproduisant pendant les débuts de l'apprentissage d'une langue étrangère ou seconde. Une simple accentuation peut aider l'apprenant au repérage des mots pleins (mots concepts). Ainsi guidé, ce dernier sera plus apte à discriminer les composantes de l'énoncé et à sélectionner les unités les plus significatives : en fait accentuer à la surface la structure profonde. Dans un deuxième temps, les mots outils (mots grammaticaux) et la morphologie devront faire l‟objet d‟une pédagogie particulière. Dans le cas de langues proches, voisines, le locuteur étranger remarque vite qu‟il y a intercompréhension possible entre langue cible et langue source. Une réduction de la langue maternelle et une reconstruction du système linguistique de la langue cible ne sont pas nécessaires dans le cas de parenté linguistique. Le passage d'une langue à l'autre aura lieu à la 7 surface, superposition de la langue cible sur la langue source (avec bien sûr tâtonnements et erreurs). Les phonologies différentes forment (dans les premiers temps de l'apprentissage) l'obstacle le plus important. L'apprenant se repère par le son et par la graphie (dont le rapport en langue cible ne correspond pas toujours à celui en langue maternelle). Un travail particulier devra être fait pour que cet apprenant soit à même, le plus vite possible, de relier son et graphie en langue cible et de pouvoir sélectionner la correspondance, auditive ou visuelle, entre la langue cible et sa langue maternelle. S‟ils produisent un énoncé en langue cible, ces locuteurs (particulièrement au début de l‟acquisition en milieu naturel d‟une langue seconde apparentée) adaptent leur discours à la surface de la langue cible (avec de nombreuses interférences interlinguistiques) ; lors d‟achoppement lexical, ils peuvent utiliser leur « interlangue de surface » pour reformuler ou paraphraser le mot manquant. Le didacticien peut, ici aussi, reproduire le processus d'acquisition en paraphrasant le mot à découvrir jusqu'à compréhension. Il peut aussi choisir de présenter un paradigme de synonymes jusqu‟à coïncidence entre les deux langues. Dans une pédagogie des langues proches, l‟enseignant peut s‟appuyer sur les apports positifs de la proximité linguistique (associations, analogies, mémorisation rapide) et se focaliser sur ce qui diffère (la zone marquée). Stratégies d’apprentissage différenciées Au début des années 90, je me spécialise dans l‟enseignement du FLE pour un public de langues lointaines, d‟abord à l‟Université de Jussieu (classes de Polonais et de Bosniaques), puis à l‟Alliance française de Paris (où l‟on me confie des classes composées d‟Asiatiques et de Slaves et la formation des enseignants pour le public asiatique). En effet l‟opposition langue proche / langue lointaine suppose deux stratégies différenciées selon la typologie linguistique mais d‟autres spécificités doivent être prises en compte, et l‟enseignement se doit de s‟adapter à des paramètres nouveaux (cf. la contextualisation, Galisson et Puren 1999). Les habitudes culturelles d‟apprentissage diffèrent aussi selon les apprenants. Si les locuteurs de langues proches ou semi-distantes s‟adaptent plus ou moins facilement à l‟approche communicative, il n‟est est pas de même pour un public de langue lointaine. L‟apprenant asiatique n‟est pas habitué à découvrir des notions, à les organiser et à les conceptualiser. Il attend de l‟enseignant des règles simples et logiques qu‟il pourra appliquer ensuite. En règle générale, l‟enseignant asiatique explique la règle, montre comment l‟appliquer et le travail des étudiants consiste à se familiariser avec ces données nouvelles, les apprendre et s‟entraîner à les appliquer. Ce public privilégie la compétence linguistique et la demande de grammaire explicite est forte. Serait-il anti-pédagogique de donner à ces apprenants, dans les premiers 8 temps de l‟apprentissage, les informations grammaticales dont ils ont besoin, de leur fournir les bases métalinguistiques qui leur font défaut ? Je coordonne un numéro des Etudes de Linguistique Appliquée sur ce thème (Enseignement / apprentissage du français langue étrangère à un public asiatique), et interviens dans plusieurs colloques. En 1998, j‟obtiens le poste de maître de conférences à l‟Université d‟Amiens (linguistique appliquée et français langue étrangère pour étudiants ERASMUS) et intègre le LESCLaP (Laboratoire d‟Etudes Sociolinguistiques sur les Contacts de Langues et la Politique linguistique). Mon intérêt se porte alors sur les langues proches. Si la distinction entre langues proches et langues lointaines (et donc une pédagogie différenciée pour ces deux groupes d‟apprenants) est maintenant établie (cf. les travaux de Klein, Stegmann, Meissner (EuroCom), Blanche-Benveniste (EuRom4), Dabène, Billiez (Galatea), etc.), une analyse plus fine mériterait d‟être entreprise à l‟intérieur de chaque groupe : les langues proches et les langues voisines / les langues (très) éloignées et les langues relativement éloignées (distinction qui m‟avait totalement jusque-là totalement échappée). En prenant comme référence la didactique des langues voisines en Scandinavie, on pourrait tracer une opposition féconde entre langues voisines et langues proches. Les langues voisines seraient collatérales, variétés proches aux plans linguistiques, historiques, sociolinguistiques et socioculturels (cf. Eloy 2004) alors que les langues proches n‟offriraient qu‟une parenté linguistique. D‟un côté intercompréhension très forte et similitudes culturelles, de l‟autre intercompréhension moins marquée et différences culturelles plus accentuées. L‟enseignement / apprentissage « en compréhension » s‟adresse actuellement à ces deux types de langues apparentées de façon indifférenciée. Néanmoins, la différence entre ces deux publics devrait légitimer un réajustement des stratégies. 4 Au début de l‟apprentissage, tout est basé sur l‟intercompréhension entre les langues. L‟aspect référentiel, culturel, est absent lors de la première phase (compréhension écrite et orale), ce qui ne gêne pas des locuteurs de langues collatérales (voisines), mais peut handicaper des apprenants de langues proches (non collatérales). La didactique des langues voisines en Scandinavie accorde une grande importance au réajustement sémantique (la transparence parcellaire des cognates), ce que ne fait pas la pédagogie des langues proches. L‟avancée (réelle) pédagogique (stratégies différenciées pour les langues proches et les langues 4 Ce qui fut le thème d‟un Atelier / Colloque du LESCLaP que j‟ai organisé en juin 2003, puis d‟un numéro de la revue ELA que j‟ai coordonné : Accès aux langues proches et aux langues lointaines, 2004 9 lointaines) peut déboucher sur une régression méthodologique (retour à la simple compétence linguistique). En effet, l‟enseignement d‟une langue proche, lorsqu‟il emprunte une pédagogie de langues voisines, risque, en évacuant la dimension pragmatique et culturelle, de se limiter à un simple décodage linguistique. Dans les premiers temps de l‟apprentissage, on pourrait envisager : . Une pédagogie des langues voisines, celle mise en œuvre depuis longtemps en Scandinavie : intercompréhension, compréhension des langues voisines et production en langue maternelle. . Une pédagogie des langues proches, visant l‟acquisition d‟une compréhension multilingue écrite et orale ou servant de point de départ à l‟acquisition des quatre compétences langagières (dans ce cas, il conviendrait d‟ajouter la dimension pragmatique et culturelle). . Une pédagogie des langues relativement distantes, avec une méthodologie constituée (communicative et / ou progressive selon les besoins et les objectifs). . Une pédagogie des langues très éloignées (progressive et adaptée). Dans une phase postérieure, les différences seraient moins marquées. On pourrait alors se limiter à deux pédagogies, celle des langues apparentées (proches et voisines) et celle des langues lointaines (particulièrement des langues très éloignées, les langues relativement éloignées pourraient se partager, selon le degré de distance linguistique, sociolinguistique et socioculturelle, entre ces deux approches). Une dernière stratégie est envisageable, mêlant pédagogie des langues lointaines ou relativement lointaines et pédagogie des langues proches à l‟aide d‟une langue dépôt. Les langues dépôts L‟intercompréhension (entre langues proches) se limite dans un premier temps au décodage, identification à partir de schémas linguistiques familiers grâce des connaissances procédurales et déclaratives dans des langues déjà connues. Il est tout à fait possible de faire le choix d‟une langue non maternelle comme base de transfert. C‟est ainsi que le projet EuroCom-online à Francfort prévoit des programmes pour l‟apprentissage du roumain, de l‟italien, du portugais et de l‟espagnol à partir de la connaissance du français (la langue dépôt). De même, le projet ICE (Inter Compréhension Européenne) élabore une méthode pour l‟intercompréhension simultanée et contrastive de plusieurs langues germaniques pour un public francophone ayant déjà étudié l‟anglais. 10 En ce qui concerne l‟enseignement / apprentissage du français langue étrangère en compréhension (ou intercompréhension), il ne semble pas déraisonnable d‟envisager l‟anglais comme langue de départ ou comme langue dépôt. En effet, tout en étant classé parmi les langues germaniques, l'anglais offre de grandes similitudes avec le français (un ordre des mots très proche, presque deux tiers du vocabulaire anglais d'origine française ou latine) et peut se prêter (avec réajustements) à une pédagogie des langues proches (avec maintien de quelques aspects de pédagogie de langues distantes) en travaillant sur la reconnaissance de la transparence et sur l‟inférence. C‟est dans cette direction que s‟orientent mes recherches actuelles, avec la direction d‟un numéro spécial des Etudes de Linguistique Appliquée (à paraître en 2007). 11 I. LINGUISTIQUE APPLIQUEE : INTERLANGUE ET APPROPRIATION I. 1. ACQUISITION / APPRENTISSAGE D’UNE LANGUE NON MATERNELLE. QUELQUES OPPOSITIONS FONDAMENTALES. I. 1. 1. Langue étrangère / langue seconde La terminologie linguistique française souffre d'imprécision, pour ne pas dire de lacunes quand elle décrit le phénomène d'appropriation d'une langue non maternelle. Si la distinction apprentissage / acquisition est respectée (quoique ces deux notions soient souvent confondues), il n'en est pas de même de l'opposition langue seconde ~ langue étrangère. « Toute langue non maternelle est une langue étrangère à partir du moment où elle présente, pour un individu ou un groupe, un savoir encore ignoré, une potentialité, un objet nouveau d‟apprentissage » 5 , objet linguistique d‟apprentissage donc, plutôt que langue de communication courante ou langue de référence. Cette définition correspond bien à la situation d‟apprentissage guidé (scolaire, institutionnel). Le meilleur exemple en serait l'apprentissage du latin dans une salle de classe : aucune finalité d'utilisation pratique, aucun oral, peu d'écrit « créatif », exercices systématiques (thèmes et versions), etc. 6. Quittons le latin pour aborder d'autres langues qu'on qualifie de « vivantes ». La fonction d'une langue est d'être un « moyen de communication ». L'apprentissage de l'anglais ou l'espagnol se doit de prendre en compte cette dimension essentielle, cette vocation de la langue, et de conduire à 5 Cuq (1991) : Le français langue seconde, des origines d'une notion à ses implications didactiques. Hachette, 99. Voir aussi Cuq 1992 : 7 et Cuq 2003 : 159. 6 Situation peu différente que celle que connaissent les « apprenants » de l'ancien français, que personne ne songerait à qualifier de « langue étrangère ». De même, beaucoup de didacticiens refusent au latin le statut de « langue étrangère ». 12 une connaissance plus ou moins grande de ces systèmes linguistiques pour permettre une communication en ces langues non maternelles. Déjà se posent les premiers problèmes méthodologiques : - A qui va parler l'apprenant, avec qui va-t-il communiquer, sinon, dans un premier temps, avec ses camarades de classe ou avec l'enseignant ? - Quels moyens, matériaux linguistiques aura-t-il à sa disposition, sinon ceux du manuel, qui ne correspondent pas toujours à ses désirs langagiers (on ne peut, à ce stade parler de besoins ou de demandes langagiers) ? - Comme pour le latin, langue sans finalité de communication, l'évaluation se fera à partir de critères normatifs (interrogation, tests, traduction, etc.). - L‟élève saura-t-il faire une relation entre le travail demandé (mémorisation de vocabulaire et de règles de grammaire, correction phonétique) et une hypothétique communication 7 ? A moins d'aller dans le pays ou cette langue est parlée, la langue « autre » restera « étrangère », au sens originel « du dehors », « extérieure ». Un des paradoxes de cette notion de « langue étrangère » est qu'elle le reste, même lorsqu'elle est maîtrisée. Un angliciste est quelqu'un qui parle, qui écrit, qui lit, qui traduit, qui enseigne, etc. l'anglais langue étrangère (sinon, c'est un anglophone). Si cet angliciste vit dans un pays anglophone, l'anglais est-il toujours pour lui une langue « étrangère » ? Les tentatives de définitions de la notion de langue étrangère butent contre la multiplicité des faits et des situations 8. « Je propose de privilégier sur ce point le paramètre individuel par rapport au paramètre national, et d'appeler langue étrangère toute langue autre que la langue première d'un individu donné » 9. Définition qui ne prend pas en considération certaines situations linguistiques comme celles où la langue nationale, différente des langues régionales, n'est parfois apprise qu'au moment de la scolarité 7 Communication qui n'aura pas lieu dans bien des cas. Tel adolescent quittant l'école à 16 ans, avec un bagage limité en langue(s) étrangère(s), peut ne jamais être en situation de communication en langue étrangère. 8 « Le français peut-il être dit langue étrangère, même s'il n'est pas leur langue maternelle, pour de nombreux citoyens d'un pays officiellement monolingue et traditionnellement jacobin comme la France ? Peut-il être dit langue étrangère pour les Suisses alémaniques par exemple ou les Québécois anglophones ? En revanche, un autre terme que langue étrangère est-il acceptable pour les Africains du Nord ? On voit vite combien périlleuse, parce qu'engageante, devient la qualification du mot langue. », Cuq (1992) : Français langue seconde. Un point sur la question. ELA N° 88, p.6 9 Cuq, J-P (1991): Le français langue seconde, des origines d'une notion à ses implications didactiques. Hachette, p. 99. Cf. Cuq (1992 : 7). 13 (le chinois mandarin dans certaines provinces chinoises par exemple) ou le gaëlique en Irlande 10. Quittons notre apprenant scolarisé captif et retrouvons-le dans le pays dont il apprend la langue. S'il doit s'exprimer en espagnol, par exemple, cette langue étrangère devrait devenir une langue seconde (langue de communication, relais de la langue maternelle). Ce concept de langue seconde ne fait malheureusement pas l'unanimité chez les linguistes et les didacticiens. Alors que dans les années 70, la didactique anglo-saxonne distinguait nettement l‟anglais langue étrangère (English as a foreign language, langue non maternelle apprise dans un pays où cette langue n‟est pas parlée), de l‟anglais langue seconde (English as a second language, langue enseignée à des étrangers dans un pays anglophone), la toute nouvelle didactique des langues en France préférait orienter la distinction vers la politique linguistique : « Langue seconde : expression pédagogiquement non justifiée, mais qui introduit une nuance utile par rapport à « langue étrangère » pour les pays où le multilinguisme est officiel (Canada, Suisse, Belgique,...), ou dans lesquels une « langue non maternelle » bénéficie d'un statut privilégié (le français dans les pays d'Afrique francophone) » (Galisson / Coste 1976 : 478). Plus tard, Eddy Roulet considèrera le terme langue seconde comme le terme générique dont langue étrangère serait un aspect spécifique. Actuellement, l‟aspect politique et sociolinguistique est encore un des critères de distinction : la langue seconde est une langue officielle (non majoritaire) comme le français en Afrique, elle est aussi langue d‟enseignement (en Afrique ou en France dans les classes d‟accueil pour les primo arrivants). Depuis quelques années, une nouvelle distinction s‟est opérée entre français langue seconde (second moyen de communication, langue dotée d‟un statut officiel, langue du pays d‟accueil) et français langue de scolarisation 11 . Certains linguistes voient dans le degré de maîtrise d'une langue non maternelle, un critère d‟opposition entre langue étrangère et langue seconde : ... la langue étrangère correspondra à toute langue, nationale ou non, acquise ou apprise après la langue maternelle. La langue étrangère peut donc être définie par rapport à l'apprenant : elle s'oppose alors à « langue maternelle » ; elle peut l'être 10 Même si beaucoup d‟Irlandais affirment avoir le gaëlique (appris à l‟école) comme langue maternelle. Cf . Vigner (2001) : Enseigner le français comme langue seconde. CLE International, Verdelham-Bourgade (2001) : Le français de scolarisation, pour une didactique réaliste. PUF. 11 14 par rapport à la communauté nationale: elle s'oppose, dans ce cas, à « langue nationale ». Quant à l'expression langue seconde, elle désignera cette même langue étrangère considérée, dans l'ordre d'acquisition et de maîtrise, comme se positionnant immédiatement après la langue maternelle, appelée pour cette raison langue première (L1), mais avant toute autre langue acquise ou apprise ultérieurement (L3, L4, etc.). L'expression langue seconde (…) ne se comprend que dans un processus d'acquisition des langues et dans l'appréciation de leur degré de maîtrise par le sujet parlant. La langue seconde se définit nécessairement et exclusivement par rapport à un individu au moins bilingue. Elle s'oppose aux autres langues dans une hiérarchie fondée sur un ordre à la fois chronologique (succession dans le processus d'acquisition) et logique (degré de maîtrise). (NGALASSO 1992 : 33). Pour la suite de ce dossier, nous utiliserons le terme langue seconde dans le sens que lui donnent la didactique et la linguistique anglo-saxonnes 12 : langue non maternelle apprise ou acquise (ou en cours d‟apprentissage et d‟acquisition) et destinée à prendre le relais de la langue maternelle de l'apprenant en situation de communication avec les natifs13. L‟apprentissage a pu se faire à l‟origine dans le pays de l‟apprenant (dans le cadre de l‟enseignement d‟une langue étrangère), l‟utilisation de cette langue dans le pays où elle est parlée en fait une langue seconde 14. I. 1. 2. Apprentissage / acquisition 12 Linguistique et didactique anglo-saxonnes mais aussi allemandes, scandinaves, italiennes, etc. Il semble que les distinctions opérées en France ne dépassent pas les frontières de l‟Hexagone. 13 Tous les linguistes et didacticiens anglo-saxons ne sont pas unanimes, certains ne font aucune différence entre langue seconde et langue étrangère: « The term second language is used to mean a language that is learned after the first native language is relatively established. It is not applicable to the case of a child learning two languages simultaneously during a bilingual upbringing. The L2 acquisition process also include learning a new language in a foreign language context (studying English in Japan) as well as learning a new language in the host environment (learning French in french-speaking Canada). The term second language may refer to a second, fourth, or even fifteenth language ». G. Laurell in O'Grady / Dobrovolski (eds) (1987): Contemporary Linguistics Analysis. Copp Clark Pitman Ltd., p. 317. 14 Ou tout simplement en cas de communication exolingue. 15 Très liées aux deux concepts précédents, les notions d'acquisition et d'apprentissage ne font pas non plus l'unanimité. « On a souvent fait une distinction parallèle entre "apprendre" et "acquérir", le premier de ces verbes correspondant au cas guidé, le second au cas non guidé » 15 . Plusieurs cas de figure peuvent alors se présenter: - Apprentissage d'une langue étrangère. C'est le cas de l'enseignement des langues vivantes 16 dans les établissements scolaires en France, les Alliances françaises à l'étranger, etc. - Apprentissage d'une langue seconde. Les apprenants étudient la langue dans un pays où cette langue est parlée : l'Alliance Française en France, le centre Bourguiba à Tunis, etc., mais aussi dans un endroit limitrophe de l'aire de cette langue seconde, ou dans un pays plurilingue dans lequel la langue apprise est l'une des langues officielles 17. - Acquisition d'une langue seconde. Un touriste, ou un immigré, sans connaissances préalables construit sa connaissance de la langue du pays d'accueil 18. - Acquisition d'une langue étrangère. Ce dernier cas de figure représenterait une impossibilité à moins d'imaginer un linguiste effectuent une description de langue (description phonologique, morphosyntaxique, etc...) et travaillant avec un informateur bilingue. Cependant, l‟expression « acquisition d‟une langue étrangère » se trouve parfois chez des auteurs qui supposent que l‟acquisition est une partie de l‟apprentissage. Elle est justifiée dans le cas d‟un double procès d‟apprentissage / acquisition : apprentissage guidé (institutionnel) et acquisition non guidée (communication avec natifs) simultanés. Les frontières ne sont bien sûr pas aussi strictes et la langue étrangère peut devenir une langue seconde (il suffit de franchir pour cela le Rhin ou la Manche), et l'acquisition laisser la place à l'apprentissage (ou inversement). Certains linguistes neutralisent l'opposition en se référant 15 Klein, W. (1989 : 34 ). Klein utilise cette distinction guidé / non guidé pour opposer langue étrangère et langue seconde : « En définitive, la distinction "langue étrangère / langue seconde" dans l'usage anglais ou allemand correspond souvent (en français) à "langue étrangère acquise de façon guidée / acquise de façon non guidée ». 16 Ou d'une langue morte : « Le latin est une langue étrangère typique en ce sens » Klein (1989 : 33). 17 « C'est le cas par exemple du français pour beaucoup de Suisses alémaniques, de l'anglais pour de nombreux locuteurs de hindi, du russe pour beaucoup de Géorgiens. » Klein (1989 : 33) 18 « Un exemple type est celui d'un travailleur portugais qui arrive en France sans connaître un mot de français, et qui construit sa connaissance du français par ses contacts (souvent relativement restreints) avec son environnement social. Un autre exemple, peut-être plus "pur", est celui d'un missionnaire ou d'un ethnologue arrivant dans une ethnie inconnue, qui acquiert sa langue par l'intermédiaire de ses contacts sociaux (qui peuvent être plus ou moins pathologiques), et qui peut être amené à étudier la langue, sans qu'on la lui enseigne systématiquement. » Klein (1989 : 29). 16 exclusivement au concept l'apprenant 19 d'acquisition, puisqu'on se situe dans la perspective de : il s'agit alors d'un processus d'acquisition. D‟autres privilégient le terme « appropriation » (d‟une langue étrangère, d‟une langue seconde) recouvrant les notions d‟apprentissage et d‟acquisition. Nous nous en tiendrons dans un premier temps à l'opposition apprentissage guidé / acquisition non-guidée, tout en étant conscient de l'aspect rudimentaire d'une telle opposition. Les particularités d'une situation d'apprentissage sont les suivantes : . L'apprenant a à sa disposition des matériaux linguistiques, fournis par l'institution de formation. Ces matériaux reflètent la méthodologie qu'a choisie l'enseignant. Malgré la vogue, ces dernières années, des méthodes communicatives, on peut affirmer que les méthodes respectent généralement une progression par paliers. . L'apprenant dispose de règles explicites (présentation métalinguistique, apprentissage du système graphique, correction phonétique, etc.). . L'accent est mis sur l'apprentissage des règles de grammaire, particulièrement de la morphologie (dans le cas de langues à forte morphologie). . L'apprenant doit satisfaire à une norme, celle de la langue étrangère ou seconde, et non seulement communiquer. Aucune de ces particularités n'apparaît dans une situation d'acquisition : . L'acquisition se fait par l'intermédiaire de la communication quotidienne. Le locuteur natif peut choisir de s'exprimer dans un registre réduit, normativement fautif, pour une meilleure communication (xénolecte). . Le locuteur étranger peut choisir, lui aussi, de ne pas satisfaire aux normes de la langue étrangère, et d'arrêter son acquisition à un stade rudimentaire s'il estime être suffisamment compréhensible (ou si ses besoins langagiers sont satisfaits, cf. ROBERT 1984 : 40-42). . Le locuteur étranger suit sa propre progression et peut développer des stratégies d'évitement, tout comme en situation d‟apprentissage : « un apprenant qui ignore certains mots ou constructions, ou qui n'est pas sûr de leur emploi, les évite et a recours à des périphrases, change de thème ou même cherche à éviter les situations où il pourrait être contraint à les 19 Comme Krashen, cf. Krashen, D.; Terell, T.D. (1983) : The Natural Approach. Language Acquisition in the classroom. Pergamon Press, ou Klein (1989 : 34 ) « C'est pourquoi nous parlons d'"acquisition" et de "processus d'acquisition" en général, utilisant "apprendre" et "apprentissage" comme variantes stylistiques. Ce qui est important, c'est que les deux termes adoptent la perspective de l'apprenant, et non celle de ceux qui l'aident dans cette tâche, enseignant ou entourage social. » 17 utiliser. Ce n'est donc pas une « stratégie d'acquisition » mais une « stratégie d'utilisation» qui concerne la première tâche ; du point de vue de l'apprentissage, elle se révèle plutôt un frein, car elle diminue la tension qui tient en mouvement le processus » (KLEIN 1989 : 31). . Il n'y a pas d'efforts intentionnels systématiques pour guider le processus d'acquisition 20. I. 1. 3. Langues proches et langues lointaines Pendant longtemps, aucune distinction n'a été faite en didactique entre ces deux types de langues. Des classes de débutants en FLE (terme consacré) accueillaient (et accueillent toujours) indifféremment des apprenants de langues maternelles latines et d'autres de langues maternelles non indo-européennes. Avec un peu d'attention, un Italien arrivera à un certain niveau de compréhension et commencera à construire certaines hypothèses, quand pendant le même temps un Chinois ne saura pas encore discriminer sons et monèmes. Imaginons un Chinois (touriste, réfugié, envoyé par son entreprise ou son gouvernement en France), n'ayant aucune connaissance ni du français, ni de l'anglais. Pour apprendre ou acquérir le français, il devra se familiariser avec : - une écriture phonétique, comportant un nombre impressionnant de marques graphiques morphologiques muettes. - un système linguistique non tonal, et ou la frontière entre les mots n'existe pas, sinon à l'écrit. - des catégories (et des notions) grammaticales qu‟il ignore ou qui n‟existent pas en chinois. En restant dans le domaine des langues européennes, d'autres caractéristiques séparent les locuteurs de langues proches et ceux de langues lointaines. Dans le cas de locuteurs de langue maternelle d'origine latine, les marques morphologiques sont beaucoup plus fréquentes (même si fautives) dans leur discours en langue cible que chez les Slaves ou les Germaniques. Ces derniers ont tendance (au début de l'apprentissage ou de l'acquisition) à réduire, simplifier la langue cible, tandis que les premiers superposeraient plutôt leur langue maternelle sur la langue cible. Ces deux stratégies se remarquent particulièrement dans les interlangues des locuteurs de langues proches et de langues lointaines. 20 Klein (1989 : 29), voir aussi Noyau, C. (1980 ) : Etudier l'acquisition d'une langue non maternelle en milieu naturel. Langages, n° 57, pp. 73-86. 18 I. 2. L’INTERLANGUE I. 2. 1. Interlangue d’apprentissage et interlangue d’acquisition 21 En linguistique appliquée, la notion d'interlangue définit les différents paliers d'acquisition (et / ou d'apprentissage) d'une langue étrangère ou seconde. L'apprenant, à partir de sa langue maternelle reconstruit, par une succession d'états intermédiaires le système (ou les différents systèmes) de la langue cible. Il développe au niveau cognitif un système de règles qu'il met à l'épreuve chaque fois qu'il produit un énoncé en langue cible. Ce concept, primitivement dégagé par Corder 22 doit beaucoup aux travaux de Piaget sur le développement cognitif humain et aux recherches en psycholinguistique d'inspiration chomskienne. Celles-ci mettent en lumière le fait que l'apprentissage d'une langue par l'adulte diffère de l'acquisition du langage par l'enfant. L'opposition à retenir ici n'est pas adulte/enfant, mais apprentissage/acquisition. Les premiers travaux de Corder, s'inspirant des théories cognitives et de concepts tels que performance/compétence, se situaient dans le cadre de l'apprentissage de langue(s) étrangère(s) (PORQUIER 1986 : 102). Historiquement, ce concept s'est surtout appliqué à l'apprentissage d'une langue étrangère sous de différentes appellations : compétence provisoire (CORDER 1967), dialecte idiosyncrasique (CORDER 1971), systèmes approximatifs (NEMSER 1971), interlangue (CORDER 1972, SELINKER 1972). Ce concept a, si l'on peut dire, deux parents : Corder qui se situe dans l'approche linguistique (un système de règles, système grammatical) et Selinker, l'approche psycholinguistique (l'interlangue est une structure psychologique latente) 23 . L'interlangue se situe entre la langue maternelle et la langue étrangère (la langue cible) et son étude doit permettre une meilleure compréhension des erreurs, qui sont alors classées en erreurs 21 Cf. Robert 1984 : 36-40 22 Corder, S.P. (1967): The Significance of Learners' Errors. IRAL V-4, pp. 161-170 23 Selinker (1972). Cf. Giacobbe, J. (1989): Construction des mots et construction du sens. Cognition et interaction dans l'acquisition du français par des adultes hispanophones. Thèse pour le doctorat en linguistique, Paris VII, p. 26 19 positives, marque d'une progression dans l'apprentissage, ou en indices de régression. L'apprenant a un langage, avec ses propres règles et descriptions en termes linguistiques 24. D'un point de vue linguistique, les systèmes intermédiaires qui composent l'interlangue peuvent être décrits a posteriori, à partir des productions linguistiques de l'apprenant, de ses tentatives pour satisfaire à la norme étrangère. Les productions ne sont, bien sûr, pas celles qu'aurait réalisées un locuteur natif et Selinker en conclut un système « à part » : l'interlangue 25 . Ce système a pour composante la langue maternelle et ce qui a déjà été acquis de la langue étrangère. Il est instable et provisoire, mais peut atteindre certaine stabilité qui se consolide au fur et à mesure de l'apprentissage. Les systèmes qui sous-tendent l'interlangue sont de nature dynamique et donnent naissance à des compétences transitoires. Les « erreurs » ne s'effectuent pas entre deux langues, mais entre un système déjà formé et un système en formation. La connaissance partielle d'une langue peut-être considérée soit comme un système intermédiaire distinct de la langue maternelle, soit comme un amalgame des deux. Il ne faut pas en conclure pour autant que les réalisations langagières effectuées à l'aide de ces systèmes intermédiaires ne sont caractérisées que par des erreurs, des atteintes aux règles de la langue cible ; elles comportent aussi des énoncés corrects. Les fautes, inhérentes au processus d'apprentissage ne sont pas des manifestations de désordre. L'apprenant se forge un système provisoire partiellement non conforme à la langue réelle : généralisations excessives, interférences, etc. qui proviennent d'un essai d'application de règles adoptées provisoirement ou empruntées à la langue maternelle. La linguistique appliquée et la didactique des langues se sont intéressées, dans le cadre de l‟analyse des erreurs, aux corpus provenant de systèmes intermédiaires. Puisque les erreurs reflètent la façon dont s'acquiert la compétence linguistique, elles doivent servir de base à l'organisation et à la mise en place de structures grammaticales - et par là même aux objectifs et méthodes d'apprentissage (VALDMAN 1975 : 105). 24 «The language learner at all points of his learning career 'has a language' in the sense that his behaviour is rule governed and therefore, in principle, describable in linguistic terms.» Corder (1972 : 36). 25 «...the existence of a separate linguistic system based on the observable output which results from a learner's attempted production of a TL norm. This linguistic system we will call Interlanguage ». Selinker (1972) repris dans Richards, J.C. (1974) : Error Analysis: Perspectives on Second Language Acquisition. London, Longman, p. 35 20 A partir d'un certain stade d'apprentissage, les systèmes intermédiaires se stabilisent (la stabilisation intervient aussi dans le procès d'acquisition d'une langue seconde). C'est l'indice d'une progression dans l'apprentissage, mais cela peut aussi être l'indice d'un arrêt d'apprentissage (ou d'acquisition). Dans ce cas, les systèmes intermédiaires peuvent se fossiliser. On peut admettre que la stabilisation intervient dans un procès dynamique, alors que la fossilisation indique l'arrêt de ce procès. Néanmoins, la fossilisation peut indiquer une tendance chez l'apprenant à garder, dans un nouveau système intermédiaire 26 , des structures linguistiques d'un système intermédiaire antérieur, alors qu'elles semblaient éliminées. Ces phénomènes apparaissent lorsque l'attention de l'apprenant se fixe sur de nouvelles difficultés ou lorsqu'il est en état d'anxiété ou de nervosité. L'interlangue fossilisée peut atteindre les niveaux morphologique, syntaxique, lexicaux, phonologique. A propos de la fossilisation phonologique, Klein 27 propose quelques raisons : - La prononciation de l'apprenant est suffisamment correcte pour qu'il soit compris. Il ne ressent pas le besoin de s'améliorer. - L'apprenant veut garder (consciemment ou inconsciemment) son originalité phonologique. - A partir d'un certain âge, il devient très difficile d'acquérir un nouveau système phonologique. L'apprenant arrête ses efforts qu'il estime vains. Cette fossilisation - plus exactement ce procès de fossilisation - serait un des traits distinctifs de l'interlangue, avec la régression et la perméabilité. Proche de la fossilisation, la régression (involontaire) désigne la réapparition régulière d'erreurs passées, liée à une situation de communication tendue ou particulièrement délicate 28 . Les strates antérieures d'apprentissage réapparaissent. Il n'est pas rare que les apprenants qui ont atteint un stade d'acquisition très avancé trébuchent brusquement au milieu de leur discours, et se retrouvent, parfois pour une phrase ou deux, à un stade antérieur de leur connaissance de la 26 Car l'interlangue désigne une étape donnée du processus d'apprentissage (ou d'acquisition) plutôt qu'une série d'étapes. Cf. Klein, W. (1989 : 221, note 8 ) 27 Klein, W. (1989 : 73). « La fossilisation peut affecter différents aspects de la maîtrise d'une langue à des moments différents dans le temps : elle est relative. L'un des meilleurs exemples en est le fait que, dans l'acquisition d'une seconde langue, la maîtrise de la phonologie (la prononciation) cesse souvent, après un premier temps, d'évoluer en direction de la langue cible, alors que le développement se poursuit encore longtemps du point de vue lexical ou syntaxique » ( KLEIN 1989 : 72-73) 28 Adjémian, Ch. (1976) : On the Nature of interlanguage systems. Language Learning 26, p. 315 ; cf. Arditty, J. et C. Perdue (1979) : Variabilité et connaissance en langue étrangère. Encrages, Paris VIII, p. 36 21 langue. Par exemple, ils abandonnent soudainement les terminaisons verbales qu'ils maîtrisent ordinairement sans problème. Il est facile d'observer ce retour en arrière sur soi-même : lorsqu'on a cessé de parler une langue étrangère pendant un certain temps, lorsqu'on est tendu ou fatigué, on s'aperçoit que, par moments, la langue étrangère semble s'être évanouie, ou du moins que la quantité d'erreurs et d'hésitations s'accroît. Cela nous montre que, dans l'acquisition, les états de langue dépassés sont dans un certain sens toujours présents. Les états de langue plus récents ne remplacent pas les précédents, ils les contiennent comme les cercles annuels d'un tronc d'arbre, l'état final étant le cercle extérieur qui englobe les autres. (KLEIN 1989 : 73) Quant à la perméabilité, elle est définie par Adjémian (1976) comme un constat d'incompétence en langue cible et un retour aux règles grammaticales de la langue maternelle pour une production peut-être compréhensible, mais grammaticalement inacceptable. Mais comme le font remarquer Arditty et Perdue (1979 : 37), ces traits distinctifs ne s'appliquent pas qu'à l'interlangue. On les retrouve dans l'acquisition d'une langue maternelle (surgénéralisation, retour à des strates antérieures d‟acquisition). La spécificité de l'interlangue dans le cadre de la didactique des langues, pourrait tenir au contexte d'apprentissage et aux stratégies mises en oeuvre. Or, les stratégies d'apprentissage et les contenus étant extrêmement diversifiés, il est délicat de pouvoir décider si tel ou tel trait est spécifique de l'interlangue. L'analyse des erreurs, dans le cadre des recherches de et sur l'interlangue, ne peut qu'entériner une situation type, la plupart du temps prévisible 29 . Le processus d'apprentissage étant connu - et depuis longtemps décrit -, l'analyse des erreurs ne peut que renforcer le rôle institutionnel du manuel (et / ou de l'approche progressive). A moins qu‟elle ne soit liée à l‟analyse contrastive comme le préconise Selinker pour qui analyse des erreurs, analyse contrastive et interlangue sont des disciplines complémentaires 30. 29 Cf. les critiques de Knibbeler : « Si (...) l'étude de l'interlangue se réduit à signaler ou inventorier des exemples de processus d'apprentissage tels que l'interférence, la surgénéralisation, etc., nous ne voyons pas ce que l'hypothèse de l'interlangue nous a apporté de nouveau. Comme les procédures scientifiques, utilisées jusqu'ici pour avoir prise sur les acquisitions linguistiques de l'étudiant se sont révélées peu appropriées, il vaut mieux s'appliquer à élaborer des méthodes de recherche plus adéquates que de s'avancer davantage dans des abstractions pures et simples.» Knibbeler (1979) : Caractère évasif de l'interlangue. ELA 33,p.108. 30 Cf. Selinker (1992) : Rediscovering Interlanguage. London : Longman, p. 4 22 Reprenons l‟opposition guidé / non guidé. L‟acquisition peut s‟opérer en même temps que l‟apprentissage (comme par exemple dans le pays de la langue cible, lorsque l‟apprenant devient locuteur d‟une langue seconde en communicant avec des natifs hors du lieu d‟apprentissage), mais elle peut s‟effectuer en dehors de tout cadre institutionnel ( acquisition d‟une langue seconde en milieu naturel). Dans le premier cas, l‟interlangue d‟acquisition se confondra avec l‟interlangue d‟apprentissage 31, dans le second, elle pourra (selon le degré de parenté entre langue source et langue cible) présenter des caractéristiques sui generis. Beaucoup d‟études linguistiques sur les interlangues d‟acquisition considèrent l‟acquisition comme un résultat de l‟apprentissage (interlangue d‟acquisition de l‟apprenant). I. 2. 2. Interlangue d’acquisition de l’apprenant 32 Les études sur l'interlangue d'acquisition (de l‟apprenant) sont proches de celles sur l‟interlangue d‟acquisition non guidée, mais s'en démarquent par l'aspect psychologique et psycholinguistique. Elles adoptent souvent l'approche théorique de Chomsky et de Lenneberg, reprise par Selinker. On suppose deux modes d'acquisition : - un mode fondé sur la capacité naturelle jusqu'à un certain âge d'acquérir une autre langue que sa langue maternelle, c'est la structure linguistique latente (KLEIN 1989 : 16), - un mode fondé sur la disponibilité de capacités logiques supérieures, ce sont les structures psychologiques latentes. Mais l'acquisition d'une langue seconde ne s'opère pas de la même façon que celle de la langue maternelle: « On ne retrouve en fait jamais d'identité totale entre l'acquisition d'une langue seconde et l'acquisition de la même langue comme langue maternelle ; il est donc peu probable que les rapprochements observés soient liés à la mise en route d'un processus de développement, d'une nouvelle progression « génétique » calquée sur celle de la langue maternelle (...) Les identités entre le processus de l'ASL (Acquisition d'une Seconde Langue) et de la LM peuvent être interprétées comme des régressions provisoires, caractéristiques provisoires des situations d'acquisition d'une langue seconde » (Gaonac‟h 1987 : 205-206). D'un point de vue cognitif, l'acquisition d'une langue non maternelle est une activité 31 Comme d‟ailleurs dans beaucoup d‟études linguistiques sur les « interlangues d‟acquisition » qui considèrent l‟acquisition comme le résultat de l‟apprentissage. 32 C‟est souvent la seule interlangue d‟acquisition prise en compte. Cf. Vogel, K. (1995) : L’interlangue, la langue de l’apprenant. Presses universitaires du Mirail, Toulouse. 23 hypothétique visant à construire et à développer un système instable, l'interlangue, dont les restructurations permanentes constituent les efforts que fait l'apprenant pour atteindre le modèle de la langue cible (Giacobbe, 1989 : 13). L‟interlangue d‟acquisition est une construction progressive des aspects formels de la langue cible, une construction qui passe par des systèmes intermédiaires, transitoires, des microsystèmes 33 . Les procédures de construction de ces systèmes (ou microsystèmes) sont la généralisation et la simplification (ou la sélection et la reconstruction). Définition peu différente de celle de l'interlangue d'apprentissage. Mais il convient ici de distinguer entre le fait de tenter de maîtriser, de mémoriser des règles explicites (l'apprentissage) et le fait d'élaborer des règles intériorisées implicites (l'acquisition) 34, même si ces distinctions ne font pas toujours actuellement l‟unanimité35. Dans les deux cas s'effectuera le processus de sélection et de simplification (plus perceptible dans le cas d'interlangue d'acquisition). Mais il s'agira de deux interlangues différentes, aussi différentes que le sont les notions de langue/parole, compétence/performance, savoir/savoir faire, compétence linguistique / compétence de communication, etc. Certains auteurs essaient de fragmenter ce bloc monolithique qu'est la notion d'interlangue, en proposant des concepts plus nuancés tels que « organisation proto-sémantique » (Dittmar in GIACOBBE 1989 : 28) ou « interparole » (PY in GIACOBBE 1989 : 28). Mais malgré son contenu flou, le terme interlangue reste encore le terme de référence : D'où le caractère mouvant, hétérogène, voire hybride, d'une notion (l'interlangue) encore mal définie (ou déjà dépassée), chaque avancée remettant en question, théoriquement ou méthodologiquement, le statut antérieur, en l'élargissant plutôt qu'en le circonscrivant. Ce caractère fluctuant de la notion d'interlangue tient moins à sa nature, intuitivement et empiriquement familière (tout le monde a, peu ou prou, l'expérience personnelle vécue ou observée de l'acquisition ou de l'apprentissage d'une langue non-maternelle, de la communication exolingue ou 33 « ... la notion de microsystème se prête beaucoup mieux à l'étude de l'interlangue que celle de système. Elle permet de rendre compte d'un des processus fondamentaux de l'apprentissage linguistique, à savoir que l'apprenant regroupe les faits observés dans des ensembles originaux. » Py, B. (1980) : Hétérogénéité et transgression dans le fonctionnement de l'interlangue. Encrages, numéro spécial Acquisition d'une langue étrangère. Paris VIII, automne, p.78. In Giacobbe (1989 : 27). 34 35 Cf. Krashen (1981) Second Language Acquisition and Second Language Learning. Oxford, Pergamon Press. Cf. Coste, D. (2002): Quelle(s) acquisition(s) dans quelle(s) classe(s) ? AILE n° 16. 24 interdialectale, du bi- ou plurilinguisme) qu'à des dépendances interdisciplinaires dont elle ne peut se déprendre, parce qu'elles lui sont nécessaires, épistémologiquement et/ou institutionnellement. (PORQUIER 1986 : 102). En systématisant abusivement, on arrive à la conclusion qu'il y a autant d'interlangues que de situations de communication en langue non maternelle. La scission qui nous intéresse ici est celle acquisition/apprentissage. Les situations institutionnelles se caractérisent par toutes les explications métalinguistiques que l'apprenant reçoit sur la langue cible. Il s'agit, dans ce cas, plus d'une connaissance sur la langue que d'une connaissance de la langue 36 . Dans une situation naturelle (c.a.d. non institutionnalisée), l'apprenant (plus exactement l' « acquérant ») n'est pas confronté à une langue structurée 37 . Certains linguistes proposent l‟hypothèse de deux procès qui parfois se confondent : Nous n'oublions pas que nous sommes au sein d'un continuum, que des étudiants étrangers (…), amenés en cours à revivre des situations concrètes extérieures à l'institution ou à s'y préparer, voire à intervenir sur le milieu extérieur, sont relativement proches des conditions « naturelles » d'acquisition. (ARDITTY et PERDUE 1979 : 103) Sans nier les déterminations sociales et psychologiques qui jouent de façon profonde dans l'acquisition et la communication « naturelles » en langue étrangère - comme par exemple chez des adolescents ou des adultes migrants -, on peut remarquer que les stratégies de communication en milieu social et celles qui s'observent en milieu institutionnel impliquent toutes deux négociation du sens, ajustements métalinguistiques et métacommunicatifs, sollicitation de l'interlocuteur, régularisations réciproques, reformulations, etc. Malgré les différences formelles qu'elles peuvent manifester selon l'un ou l'autre contexte, elles paraissent justiciables d'un même principe d'analyse, et de descriptions comparables, voire comparées (PORQUIER 1989 : 103). Mais peut-on parler d'acquisition naturelle d'une langue étrangère ? Il faut revenir à la distinction langue étrangère et langue seconde. La langue étrangère désigne la langue apprise 36 D'après la distinction de Chomsky entre "knowing about language" et "knowing a language". 37 Cf. Arditty et Perdue (1979 : 37), Frauenfelder et Porquier (1979) : Les voies d'apprentissage en langue étrangère. Working Papers in Bilingualism, 17 25 (ou enseignée) sans finalité d'utilisation pratique immédiate. Elle correspond aux langues enseignées à l'école ou à l'université et s'oppose à la langue seconde qui caractérise une langue non maternelle employée pour satisfaire aux exigences langagières d'un individu en pays étranger. Il est vrai que la distinction est parfois floue et que la langue française enseignée à des étrangers dans le cadre d'un institut de formation sera, dans le cadre institutionnel une langue étrangère, mais langue seconde à l'extérieur en communication avec des natifs. D'un autre côté, les langues secondes acquises en milieu naturel peuvent présenter un caractère spécifique 38. Cette distinction se reflète particulièrement dans les productions en langue non maternelle. Si dans le cas de la langue étrangère, on peut attendre de l'apprenant une tentative de satisfaire aux normes de la langue cible, ce n'est absolument pas évident dans le cas de la langue seconde : certains locuteurs (émigrés, réfugiés, résidents étrangers, touristes) peuvent choisir de se contenter d'un code minimal de survie, dans lequel le respect de la norme de la langue cible n'aurait qu'une importance relative, sinon facultative. Ces locuteurs disposent d'une interlangue, mais elle ne correspond pas aux descriptions admises de l'interlangue d‟acquisition de l‟apprenant, descriptions qui font la part belle aux efforts de l'apprenant de « satisfaire aux règles de la langue cible ». I. 2. 3. Interlangue d’acquisition de l’apprenant et interlangue d’acquisition en milieu naturel On peut donc admettre deux types d'interlangue d‟acquisition en présence : l'une venant de l'acquisition en milieu naturel, non guidée, l'autre provenant de l'apprentissage qui ressort des modèles descriptifs sélectionnés pour l'enseignement. Malgré ce fait, on continue (tout en étant parfois sensible à la différence) d'utiliser la même approche pour des descriptions d'interlangues provenant de deux procès d'acquisition différents. Certaines méthodologies cependant tentent de lancer des passerelles entre ces deux types d‟acquisition : …l'on sait que les grammaires intériorisées des apprenants diffèrent sensiblement, dans leur organisation et leur développement, des contenus et des progressions destinés à les construire. Ainsi, les progressions notionnelles fonctionnelles, en faveur depuis plusieurs années, ne fournissent pas de cadre précis pour décrire l'acquisition des relatives ou des structures interrogatives, et suggèrent au 38 Cf. Faita, D. (1979 ): Propositions pour une enquête sur l'acquisition du français hors des structures d'apprentissage, par des immigrés ou des travailleurs migrants. Champs éducatifs 1. Université de Paris VIII, in Arditty et Perdue (1979 : 39). 26 contraire des approches descriptives plus proches de celles actuellement envisagées pour l'acquisition « naturelle ». (PORQUIER 1986 : 105). Toute progression s'inscrit dans un processus d'apprentissage et reflète une méthodologie (les besoins langagiers, l'approche centrée sur l'apprenant, etc.) et ne peut se confondre, même si elle lui ressemble, avec l'acquisition naturelle. Décrire une interlangue (en dehors du cadre de l'analyse des erreurs) comme une langue en soi, indépendante des procès mis en oeuvre, reste un projet chimérique. Une telle entreprise équivaudrait à la description d'une parole fluctuante et se heurterait aux multiples composantes de l'interlangue. Elle supposerait la connaissance : - de la langue maternelle du locuteur étranger, - de la langue cible (et du degré de parenté ou d'éloignement de ces deux langues), - des paliers antérieurs d'apprentissage ou d'acquisition, - du degré de réduction de la langue maternelle et du degré de reconstruction de la langue cible, - de la situation sociolinguistique de chaque échange verbal, - du contexte situationnel, ainsi que d'autres paramètres tels le rapport à la langue cible, la fréquence et les contraintes d'utilisation de la langue cible, etc. De même, « reconstituer par une démarche sémasiologique la démarche onomasiologique du locuteur [en prenant] comme repère non pas les catégorisations et le système de marques de la langue cible, mais bien un cadre sémantico-perceptuel structuré et structurant sous-jacent aux productions langagières à décrire » comme le propose Trévise 39, évite, certes, d'imposer la langue cible comme modèle descriptif, mais suppose une infinité de traits distinctifs de l'interlangue, ou des interlangues. Et pourtant, les linguistes (linguistique appliquée et psycholinguistique) s'accordent sur trois choses : - l‟apprenant met en contact, non deux, mais trois langues,40 - l'interlangue est un système qui possède ses propres règles, - l'interlangue est instable. 39 Trévise, A. (1985) Acquisition d'une langue 2 en milieu naturel: quelles méthodologies de description ? Langue Française, 68, p. 24, in Porquier (1986 : 105). 40 « Le pas décisif dans la connaissance de l'activité langagière fut accompli lorsqu'on a reconnu que l'apprenant, grâce à son activité hypothétique, mettait en contact, non deux, mais trois langues: L1 - IL - L2. » Giacobbe (1989 : 34). 27 Mais l'instabilité n'est pas une caractéristique obligatoire de l'interlangue d'étudier des 41 . Il est possible interlangues remarquablement stables, idiosyncrasiques ou plus ou moins communes à de nombreux locuteurs. C‟est le cas des systèmes intermédiaires fossilisés (interlangues stables) qui proviennent majoritairement d‟une acquisition en milieu naturel. . I. 3. INTERLANGUE ET INTRALANGUE I. 3. 1. Systèmes intermédiaires stabilisés On remarque parfois, dans des communautés étrangères en pays d'accueil (les populations les plus représentatives en sont celles des émigrés et des réfugiés), la formation d'une « parole », d'une langue seconde, non pas en formation, mais fossilisée. Il s'agit souvent d'une véritable fossilisation et non d'un état passager 42 . Ces systèmes intermédiaires fossilisés (parfois à un niveau assez rudimentaire) n'ont pas toujours pour composante la langue maternelle 43 . Ils représentent une interlangue d'acquisition chez des locuteurs qu'aucune volonté d'assimilation ne motive (ou n'a motivé lors de leur arrivée dans le pays d'accueil). Ainsi, de nombreux réfugiés ou émigrés se sont considérés comme migrants. B. Gardin (1976 : 10), reprenant l'opposition effectuée par C. Noyau, désigne par migrants les travailleurs étrangers qui ne restent ou croient ne devoir rester que peu de temps dans le pays d‟accueil. Les immigrés sont ceux qui font venir leur famille en vue d'une installation, sinon définitive, du moins de longue durée. Le même clivage se retrouve chez les réfugiés : ceux qui attendent un visa pour un autre pays (visa qui n'arrive pas toujours) ou qui attendent l'effondrement d'un régime qu'ils ont fui et ceux pour qui l'installation dans le pays d'accueil représente une opération à long terme. 41 « Ce qui fait, du point de vue des psychologues, l'intérêt d'une telle notion, c'est l'articulation qu'elle autorise entre deux idées en apparence contradictoires: une interlangue est bien, à un moment donné, un système possédant ses propres règles; une interlangue est aussi un système où sont inscrites, par définition (sauf cas de fossilisation) ses propres capacités d'évolution. Ce qui caractérise une interlangue, c'est de posséder à la fois des propriétés de stabilité et d'instabilité. » Gaonac'h (1984) : La notion d'interlangue et la psychologie cognitive du langage. In PY, B. (ed ) Acquisition d'une langue étrangère III. Encrages, p. 66. Cf. Giacobbe (1989 : 34). 42 Voir à ce sujet Selinker (1972) et Ellis, R. (1986): Understanding Second Language Acquisition. Oxford University Press, p. 48. 43 Cf. Nemser (1971): An Experimental Study of Phonological Interferences in the English of Hungarians. Bloomington, Indiana university Publication, p. VIII: “...identities among approximative systems not sharing the same base”. 28 Le but poursuivi, dans ce cas, n'est pas l'intégration, mais l'accomplissement aussi rapide que possible d'objectifs économiques ou de projets personnels, quitte à n'avoir pendant ce temps que des rapports limités avec les autochtones. « L'immigration actuelle étant essentiellement transitoire et non définitive comme dans le cas de l'Amérique du Nord, le français n'est en aucun cas pensé par les travailleurs migrants comme destiné à pouvoir remplacer la langue maternelle, donc à devenir un outil de communication total » (NOYAU 1976 : 57). Trente ans plus tard, l'immigration est devenue quasi-définitive (la deuxième, puis la troisième génération), mais la citation de 1976 peut s'appliquer aujourd'hui à certains réfugiés systèmes intermédiaires de ces migrants 45 44 . Les se fossilisent en général à un niveau assez bas. Même s'ils vivent (ou ont vécu) dans l'illusion d'un séjour bref en pleine contradiction avec la durée effective de leur temps de résidence, cette croyance, même trompeuse ne manque pas (ou n'a pas manqué) d'influencer le processus d'acquisition. Il est généralement admis, dans les études sur l'interlangue et de pédagogie de la faute, que les interférences et les transferts forment une grande part de l'interlangue. Richards y voit une stratégie universelle de la simplification linguistique opérant par généralisation et interférences 46 . Or, l'interférence serait un problème d'apprentissage et non d'acquisition. Dans une enquête publiée en 1974, Dulay et Burt ne chiffrent qu'à 4,7 % le nombre des déviances grammaticales qui leur semblent exclusivement imputables à des particularités de 44 La situation est extrêmement complexe. Après une expérience de dix ans comme enseignant de français langue seconde pour un public de réfugiés à l‟université de Jussieu, je crois qu‟il est possible de classer les réfugiés en quatre catégories : 1) les vrais réfugiés dont la vie est en danger dans leur pays d‟origine, 2) les évacués d‟une zone de combat qui n‟ont pas choisi le pays d‟accueil (comme les Bosniaques qui se retrouvent au Japon ou en France, pays considéré comme « hostile ») et qui espèrent un prompt retour ou un visa pour un autre pays (Allemagne, USA), 3) les réfugiés dont la vie n‟est pas en danger en raison de leur appartenance politique, ethnique ou religieuse mais dont les conditions de vie sont extrêmement précaires en raison du régime en place et / ou de troubles dans leur pays, 4) les « réfugiés économiques ». Ce qui suit s‟applique à la deuxième catégorie et (avec réserves) à la première. 45 Beaucoup de migrants deviennent des émigrés, à leur corps défendant. « Il est utopique, inopérant et par conséquent mystificateur de faire croire que ces travailleurs étrangers doivent uniquement penser à leur réinsertion dans leurs propres pays. Il est vrai que fondamentalement, leur avenir se situe chez eux. Mais il s'agit manifestement d'un avenir historique dont on ne peut espérer la réalisation avant un temps non proche, compte tenu de l'équilibre mondial actuel ». Blot, B.; Mariet, F. et L. Porcher (1978): Pour une formation des travailleurs migrants, CREDIF/Paris, p. 59 46 Richards, J. (1975): Simplification: A Strategy in the Adult Acquisition of a Foreign Language. An Example from Indonesian / Malay. Language Learning, 25, pp. 115-126 29 la langue maternelle 47. Rappelons qu'il y a deux sortes d'interférences et que Dulay et Burt ne se réfèrent qu'à la première, l'interférence interlinguistique. La seconde se confond avec les réductions et généralisations logiques à l'intérieur du système linguistique qu'est la langue seconde et forment les interférences intralinguistiques (ou erreurs de développement) 48. Ces erreurs intralinguistiques ne proviennent pas d'un conflit avec la langue maternelle, mais de la conséquence de quelque problème dans l'acquisition de la langue seconde 49 . Pour Dulay et Burt, ce sont des composantes de l'acquisition de la langue maternelle et de la langue seconde, acquisition qui met en jeu deux procès internes semblables : la construction créative et l'essai de vérification de l'hypothèse 50 . Il s'agit d'acquisition et non d'apprentissage. « L'acquisition d'une langue est similaire à l'acquisition du langage par l'enfant, c'est un procès inconscient et implicite qui exige une communication significative. L'apprentissage de la langue est un procès conscient, explicite. C'est une "connaissance sur la langue" (étrangère) » 51. Certes, l'erreur positive, constructive, intralinguistique se retrouve aussi dans l'apprentissage d'une langue étrangère, mais ces « erreurs » ne forment pas la majorité comme c'est le cas dans l'acquisition d'une langue seconde. Encore une fois, l'opposition interlangue d'apprentissage / interlangue de communication s'avère fructueuse dans l'étude des interlangues. L'autre caractéristique de la fossilisation de la langue seconde réside dans la différence situationnelle de compétence linguistique. En 1980, au deuxième colloque international de 47 In Petit, J. (1984) : Processus d'acquisition des langues étrangères et des langues maternelles. Verbum VII-1, pp. 81-107. Cf. Dulay, H. and M. Burt (1974) : Errors and Strategies in Child Second Language Acquisition. Tesol Quaterly n° 8, pp. 129-136 48 Development - restructuring - intralanguage errors, cf. Dulay et Burt (1973) : Should we Teach Children Syntax ? Language Learning, 23, pp. 245-258 49 “An intralanguage error is not the result of conflict with the native language but the result of some problem in the acquisition of the second language itself ”. Chastain, K. (1976) : Developing Second-Language Skills. Houghton Mifflin Company, p. 62 50 “According to Dulay and Burt, both first- and second-language learning involve the same two internal processes: "creative construction" and testing of hypotheses about the language”. Chastain (1976), p. 62. A noter qu'ici la terminologie de Chastain est floue et qu'il passe de « learning » à « acquisition » en gardant aux deux termes le même sens. 51 “Language acquisition is similar to child language acquisition, a subconscious implicit process requiring meaningful communication. Language learning is a conscious, explicit process ; it is "knowing about language"”. Krashen S. and L. Galloway (1978) : The Neurological Correlates of Language Acquisition: Current research. Speak Journal, 2, p. 27 30 Vincennes, il a été fait mention du langage des travailleurs émigrés 52 . Les participants faisaient état d'une pratique langagière « correcte, mais limitée à des situations précises » 53 , généralement sociales. Dans le cas de situations nouvelles, on constatait l'apparition de formes erronées. Une communication 54 décrivait une intervention pédagogique pendant un stage de formation. Les apprenants se montraient peu attentifs, lors de ce stage, aux fautes commises, parce qu'ils avaient une pratique langagière suffisante dans d'autres situations habituelles. Dans le cas de lusophones, on observait la pauvreté des efforts en vue d'un perfectionnement qui n'aurait aucune raison d'être pour ces migrants dotés d'un projet économique précis. En général, les nouveaux arrivants opèrent assez vite une acquisition « sur le tas », qui se révèle efficace dans des situations de communication prévisibles et quasi-obligatoires : s'orienter, les achats, le café, recherche de logement et de travail. Si l'on se reporte au tableau proposé par C. Noyau (1976 : 50) sur l'inventaire des situations de communication en français langue seconde, on s'aperçoit que les échanges verbaux sont typés et limités à des situations précises comme s'orienter, la recherche de logement et de travail, la défense de ses droits, la vie quotidienne, etc. Ces situations de communication types ne donnent pas toujours lieu à une compétence de communication. Le travailleur étranger peut avoir recours à un canal graphique (adresse écrite) ou au truchement d'un interprète. Dans d'autres situations comme celles liées au travail, à la promotion professionnelle, ou à la formation pour accéder à un emploi plus qualifié et plus rémunéré, ainsi que dans les situations liées à la santé (relation avec le corps médical, la sécurité sociale), il se ressent incompétent et évite les activités et les situations langagières auxquelles son système intermédiaire ne permettrait pas de faire face. De même, les relations avec les natifs restent limitées et superficielles comme en général tout ce qui n'entre pas dans le cadre des situations de communication typiques, situations pour lesquelles les travailleurs migrants développent « un système de communication de français suffisant (qui leur permet de prendre part aux communications selon leurs besoins). » (NOYAU 1976 : 50). 52 Deuxième colloque international de Vincennes. Avril 1980: Acquisition d'une langue étrangère, perspectives de recherches - Atelier A3: L'enseignement de la langue d'accueil aux travailleurs immigrés. 53 Ces remarques se retrouvent aussi chez Lagarde, J.P.; Pierron, C. et C. Heddesheimer (1978): Etude comparative de l'efficacité des méthodes d'alphabétisation des travailleurs immigrés en France. Université de Nancy III. 54 Dubois, C. (1980) : Recherche d'action. Deuxième colloque international de Vincennes (II C.I.V.). 31 Les travailleurs étrangers, souvent concentrés dans les agglomérations urbaines et confrontés à la grande masse des travailleurs, se trouvent pris dans un faisceau de sociolectes variés du français (y compris ceux des immigrés ou migrants d'autres nations). Quant aux contacts avec les natifs, ils sont rares en dehors des situations obligatoires et parfois peu enrichissants (le natif utilise souvent le « parler pour étranger », foreigner talk, xénolecte). Les échanges verbaux sur le lieu de travail se limitent souvent à un discours comportant peu de variantes : donner / recevoir des consignes, des ordres. Les travailleurs étrangers développent donc assez vite un système intermédiaire efficace dans certaines situations types et inefficaces dans d'autres seconde) en 55 56 . Ce qui peut se résumer dans le cadre d'une interlangue d'acquisition (langue : Enoncé IL correct = besoin langagier satisfait / Enoncé IL incorrect = non besoin langagier manifeste ou besoin langagier subjectif, non prévisible et non vécu. Cette distinction rappelle celle de Bernstein 57 , entre codes restreints et codes élaborés. Pour Bernstein, la forme particulière que prend un rapport social conditionne ce qui est dit et le choix de la formulation de l'énoncé : la forme du rapport se traduit par certaines sélections syntaxiques et lexicales. Elle engendre alors des systèmes de discours tout à fait différents. La forme pure d'un code restreint serait une forme où l'énoncé serait entièrement prévisible pour l'auditeur et le locuteur (relations protocolaires, services religieux, achats, propos de réunion mondaine, etc.). Le code élaboré intervient dans « la préparation et dans l'émission d'une signification explicite » (BERNSTEIN 1975 : 133). On note une faible prévisibilité syntaxique et lexicale, alors que le code restreint se démarque par une forte prévisibilité. I. 3. 2. L’intralangue Dans le cas d'un code restreint, le locuteur étranger pourra s'exprimer comme un natif (abstraction faite du domaine phonologique), et ainsi être compétent, alors que dans le cas 55 Ces systèmes intermédiaires, en dehors de situations types, servent plus à la communication entre travailleurs étrangers de langues maternelles différentes qu'entre étrangers et Français. Cf. Robert, J-M (1984) : Besoins langagiers et systèmes intermédiaires stabilisés. Peter Lang, p. 55 56 Robert (1984 : 41-42). Adaptation pour les interlangues d'acquisition (langues secondes) du tableau de Richterich (1973) : Systèmes d'apprentissage des langues vivantes par les adultes. Strasbourg, Conseil de l'Europe, p. 38 57 Bernstein, B. (1975) : Langage et classes sociales. Editions de Minuit. 32 d'un code élaboré, en situation non prévisible, à faible prévisibilité lexicale et syntaxique, il réalisera, si son système intermédiaire est fossilisé 58 , des énoncés incorrects (ROBERT 1984 : 38-39). L'acquisition de la langue seconde se caractérise donc par la dichotomie compétence/non compétence, et par une certaine analogie entre les procès d'acquisition de la langue maternelle et la langue seconde 59 . Si l'on excepte, dans l'élaboration de systèmes intermédiaires linguistiques, les phénomènes qui proviennent de transferts ou d'interférences interlinguistiques 60 , on se retrouve devant une grammaire simplifiée, réduite à des généralisations de structures, une « intralangue » 61. Soit une interlangue (acquisition d'une langue seconde en milieu naturel) fossilisée à un temps X de l'acquisition. Cette interlangue se compose de : - Réalisations linguistiques correctes - Réalisations linguistiques incorrectes . interférences interlinguistiques . interférences intralinguistiques . grammaire simplifiée intralangue Cette hypothèse d'étude de l'interlangue ne manquera pas de choquer linguistes et didacticiens. Il est extrêmement rare de trouver une telle intralangue sous cette forme aussi « candide » (interférences intralinguistiques et grammaire simplifiée) dans nos régions. La plupart des études portant en France sur un public de migrants avant les années 80 se sont 58 Fossilisé ou stabilisé. Certains auteurs (comme Ellis, 1986 : 48 ) considèrent que la fossilisation peut être passagère: “Fossilized structures may not be persistent, however. On occasions, the learner may succeed in producing the correct target language form, but when the learner is focused on meaning - especially if the subject matter is difficult - he will 'backslide' towards his true interlanguage norm”. 59 Particulièrement dans le cas d'interférences intralinguistiques, communes à ces deux types d' « acquérants ». Sur l'analogie entre acquisition de la langue maternelle et acquisition d'une langue seconde, voir Klein (1989 : 28), et les réserves de Gaonac'h (1987 : 205). 60 Il faut admettre que dans bien des cas, l'ambiguïté entre interférence interlinguistique et interférence intralinguistique subsiste et qu'il est délicat de trancher pour l'une ou pour l'autre. 61 Cf. Robert, J-M. (1988) : Intralanguage, Agrammatism and the Conceptual System. IRAL XXVII/3, p. 219, et Robert (1992) : Parataxe et didactique des langues - langues proches et langues lointaines. Actes du colloque CIDEF/ANEFLE (juin 1991) p. 154. Le terme « intralangue » se retrouve en didactique qui oppose parfois le savoir interlangues (relation entre les langues connues et la langue cible) au savoir intralangue qui se réfère au système de la langue cible. Cf. Meiner, F. J. (1998) : Transfer beim Erwerb einer weiteren romanischen Fremdsprache : das mehrsprachige mentale Lexikon, in Meiner, F. J. & M. Reinfield (Hrsg) : Konzepte und Erfahrungen mit der romanischen Mehrsprachigkeitsdidaktik im Unterricht. Tübingen, Narr, pp. 45-68. 33 limitées à un public lusophone ou arabophone (proximité linguistique et préconnaissance du français). Le parler de ces locuteurs était considéré comme « langue de spécialité » et non comme « parler vernaculaire » : « Quant aux IL (interlangues) acquises en situations "naturelles", leur caractère de "langue de spécialité" (...) interdit de les confondre avec un vernaculaire » (ARDITTY et PERDUE 1979 : 39). Bernard Py voit une « dégénérescence » d'une compétence de communication en langue d'origine qui s‟oppose à une compétence en voie d‟acquisition en langue seconde, et ce pour plusieurs raisons : - la population migrante est réduite à une communauté homogène, ce qui entraîne un appauvrissement du registre linguistique, - la sclérose d'une compétence en langue d'origine produit une modification de cette langue, - le manque de contact avec la langue d'origine aggrave la prédominance de la langue du pays d'accueil.62 Dans d'autres pays, où les langues en contact ne partagent pas de parenté linguistique, les recherches linguistiques et sociolinguistiques ont révélé l'apparition d'un « pidgin » (terme extrêmement controversé) dans certaines situations sociolinguistiques précises. Les systèmes qui sous-tendent l'interlangue offrent certains parallélismes avec ceux des pidgins et des créoles 63 . Ce qui s'explique en premier lieu par la fonction réduite des deux systèmes (IL et pidgins), où prédomine la fonction référentielle, au détriment des autres fonctions et par la simplification des procédures de production verbale (adaptation de la structure profonde aux moyens formels d'expression à la surface). Le dynamisme de cette sorte d'interlangue suivrait le chemin suivant 64 : Pidgin Créole Postcréole ; ce qui refléterait la simplification des règles de la langue cible dans la première étape de l'acquisition et leurs complexités successives par la suite, et ce au niveau de l'individu et non plus d'une communauté linguistique. On remarque que la comparaison des pidgins avec les interlangues fonctionne efficacement dans les descriptions de langues secondes acquises en milieu naturel comme par exemple le Gastarbeiterdeutsch (le parler allemand des travailleurs étrangers). Par contre cette comparaison reste inopérante dans le cas de langues étrangères (situations d'apprentissage). 62 Py, B. (1982): Interlangue et dégénérescence d'une compétence linguistique. Encrages: Acquisition d'une langue étrangère II. Paris VIII, pp. 76-86 63 Schumann, J. (1978) : The Pidginization Process: A Model for Second Language Acquisition. Rowley, Mass. Newbury House. 64 Cf. Schuman (1978), Corder, S.P. et E. Roulet (eds) (1977) : The Notion of Simplification, Interlanguages and Pidgins and their Relation to Second Language Pedagogy. Genève, Droz. 34 I. 4. GASTARBEITERDEUTSCH 65 I. 4. 1. Description d’interlangues fossilisées Lorsque dans les années 70 les études en France ciblaient les parlers des travailleurs étrangers (langues de spécialité), les recherches en Allemagne (de la fin des années 60 à la fin des années 70) se focalisaient sur la possible émergence d‟un pidgin allemand. Le terme « Gastarbeiterdeutsch » (GAD), littéralement : allemand des travailleurs émigrés, désigne le « parler » (dans la langue d'accueil) des travailleurs émigrés en Allemagne. Il est bon de souligner que la langue allemande ne se présente pas unanimement de façon standard, mais comporte une variété impressionnante de dialectes (terme allemand consacré pour langues régionales ou variantes régionales de la langue standard), utilisés dans la vie quotidienne. Les travailleurs émigrés étant quotidiennement confrontés à ces dialectes, le GAD provient en partie de ces variétés dialectales. Les études menées en Allemagne et aux USA sur le GAD ont mis en évidence l'absence de parenté linguistique entre l'allemand et les communautés linguistiques d'où provient le GAD. Les locuteurs venaient (par ordre décroissant) de Turquie, de Yougoslavie, d'Italie, de Grèce, d'Espagne, du Portugal et du Maroc. Des ghettos se sont développés dans les grandes villes allemandes et les mêmes problèmes psychologiques et sociologiques qu'en France sont apparus. Les émigrés ne savaient pas très bien s'ils allaient rester ou non en Allemagne (d'où une démotivation pour l'apprentissage de la langue) et les autorités allemandes n'avaient pas prévu l'instauration de fait d'une société multilingue. Dans les années 70, aucun programme n'avait été élaboré pour faciliter l'insertion de ces émigrés 66 , considérés comme migrants. En fait, l'Allemagne se considérait comme un pays d'accueil provisoire. Les émigrés avaient alors le plus grand mal à acquérir la nationalité allemande. En revanche, l'étranger avait droit à un plurilinguisme officiel : informations, papiers administratifs rédigés en turc, italien, espagnol, etc. 65 Cf. Robert, J-M. (2005: 163-171). 66 Cf. Meisel, J.M. (1977): The language of foreign workers in Germany. In Molony, Zobl, Stölting (Hrsg). Deutsch in Kontakt mit anderen Sprachen. Sciptor Verlag, Kronberg, p. 188. Depuis le début des années 80, une politique sociale multiculturelle a été lancée : émissions à la télévision en turc, italien, grec ... affiches plurilingues sur la scolarisation des enfants, cours dans leur langue maternelle pour les enfants d'immigrés, etc. 35 La plupart des emplois occupés par ces travailleurs ne demandaient aucune compétence (linguistique ou de communication), les achats pouvaient être faits dans les grandes surfaces ou dans les différentes épiceries turques, italiennes, espagnoles ou grecques. La situation sociale ne poussait pas à l'acquisition de la langue seconde ; le facteur principal restait l'incertitude sur la durée du séjour. Peu de migrants (ou d'immigrés s'estimant migrants) essayaient de s'intégrer dans la société allemande. L'attitude envers l'environnement influençait l'apprentissage ou l'acquisition de la langue seconde, dans ce cas précis une influence négative, et aucune motivation ne venait corriger cette attitude : manque de contacts avec les natifs, ségrégation sociale, etc. Les cours de langue proposés n'intéressaient que peu d'étrangers : seuls 7% des Espagnols les suivaient en 1977 ( Meisel 1977 : 89). La plupart des travailleurs étrangers avaient acquis un code linguistique réduit, le GAD, sorte de « parler étranger » (broken language ou foreigner talk) pour les uns 67, pidgin allemand pour les autres 68 . On peut dégager des traits distinctifs du GAD aux niveaux lexical et morphosyntaxique 69. Au niveau lexical : - Le matériel lexical du GAD emprunte beaucoup de termes provenant des différentes langues qui le composent, sans que leur emploi soit lié à la langue maternelle du locuteur. L'italien capito est employé par des locuteurs turcs 70. - Des mots allemands peuvent subir un glissement sémantique par rapport à l'allemand standard ou aux différents dialectes: * viel gut (beaucoup bien). - Usage de la seconde personne du singulier Du, neutralisant le tu et le vous de politesse. - Large emploi du vocabulaire non marqué, comme celui du verbe machen (faire). 67 Cf. Ferguson, Ch. A. (1977) : Simplified Registers, Broken Language and Gastarbeiterdeutsch. In Molony, Zobl, Stölting (1977), pp. 25-40. Voir aussi HFP (1975). HFP (Heidelberger Forschungsprojekt 'PidginDeutsch') : Sprache und Kommunikation ausländischer Arbeiter. Kronberg. 68 Cf. Clyne, M. (1968) : Zum Pidgin-Deutsch der Gastarbeiter. Zeitschrift für Mundartforschung 35, pp. 130139 ; Mühlhausler, P. (1974) : Pidginization and Simplification of Language. Pacific Linguistics Monograph B 26, Canberra. 69 D'après Clyne (1968), Stölting et al. (1974) et Meisel (1977). 70 Ce terme est souvent employé par les natifs allemands pour se faire comprendre des étrangers (italiens ou autres). 36 - Simplification et reconstruction de certains mots composés ou syntagmes : anderswo (autre part) devient andere Platz (autre place, autre endroit), arbeitslos (chômeur) devient nix Arbeit (pas travail). - Même stratégie pour les lexèmes : mauvais « pas bon / pas bien ». Au niveau morphosyntaxique, omission d‟éléments : - Les articles sont fréquemment supprimés, particulièrement les articles définis. Lorsqu'ils sont employés, ils le sont sous la forme die ou de (variante libre) qui neutralise le genre, le nombre et le cas 71. Ils sont particulièrement supprimés dans les phrases nominales et après préposition (CLYNE 1968 : 131, MEISEL 1977 : 194). - Prépositions et ordre des mots remplacent les articles. - Les prépositions disparaissent, lorsque leur sens est compris dans le verbe : aller (à l‟) usine, regarder (dans l‟) armoire… - Le verbe peut disparaître, particulièrement la copule (CLYNE 1968 : 131, MEISEL 1977 : 194) : Griechenland gut « (la) Grèce bon / bien », nachher Griechenland « après Grèce ». - Les pronoms personnels sont souvent omis, surtout dans les constructions réflexives. Mais on peut noter l‟insertion de quelques pronoms dans une phrase infinitive 72 : Du, bitte, sprechen, « Tu (toi), s'il te plaît, parler ». - Les désinences des verbes, noms et adjectifs sont généralement omises, les verbes n'apparaissent qu'à la forme infinitive ou sous la forme radical + e 73. C'est cette même terminaison qui forme l'article défini de (ou die) et souvent l'article indéfini, peu employé, sauf comme numéral. Ce e final apparaît aussi à la fin des noms et des adverbes : Fünfe Tage späte dann eine Blatt komme (HFP, 1975 : 121-122) « Cinq jours après (plus tard) ensuite une feuille (lettre) vient ». La forme correcte est : Fünf Tage später kommt ein Blatt. Ordre des mots : - Pas d'inversion du sujet. En allemand, le verbe doit être en seconde position (dans les phrases simples). Dans le cas d'un adverbe ou d'un complément en position initiale, le 71 Archimorphème qui neutralise toutes les formes morphologiques de l'article allemand. Cf . Müller, F. (1979) : Sprachliche Lehrziele für Arbeitsimmigranten - Für eine sanfte Steuerung des ungesteuerten Spracherwerbs. Bildung und Ausbildung in der Romania, B.II, Fink Verlag, München, p. 422. 72 Meisel (1977: 195), Clyne (1968 : 133). A noter que le pronom n'apparaît que dans les formes première et deuxième personne du singulier. 73 In Müller (1979 : 425), HFP (1975 : 121-122), Meisel (1977: 194). 37 verbe vient en seconde et le sujet en troisième position. Dans les phrases complexes, le verbe est à la fin des relatives ou des subordonnées, ainsi que dans les phrases simples avec auxiliaire : l'auxiliaire (passé, futur, conditionnel) est en seconde position et le verbe, sous la forme infinitive ou de participe passé, à la fin de la phrase. - La position du verbe ne suit pas les règles de l'allemand standard, particulièrement dans le cas de signifiants discontinus. Lorsque les auxiliaires sont maintenus (très rarement), ils sont accolés au verbe. Au lieu de : Aux - Objet - Verbe (participe ou infinitif), le signifiant discontinu : Aux - (...) - Verbe, devient Aux + Verbe - Objet 74. - Les adverbes sont placés en position initiale ou en position finale, souvent en désaccord avec les règles de l'allemand standard. Ces adverbes comme avant, après, ensuite, demain, etc. servent d'indicateur de temps. Syntaxiquement, (le GAD) est caractérisé par l'absence de la plupart des suffixes flexionnels, avec peu, sinon pas de marque de genre, de nombre et de cas, généralisation de la forme non marquée: DIE (lorsque celle-ci apparaît) ; absence de prépositions, de pronoms, de la copule, et même du sujet -NP ; usage exclusif de la forme particulière DU. A la surface, position du verbe (sous la forme non marquée, infinitive, -EN) après l'objet NP (...), et beaucoup d'autres différences avec toute description de l'allemand standard, ou de dialectes allemands urbains, industriels 75. Les caractéristiques du GAD rejoignent celles des pidgins et beaucoup de linguistes ont fait du GAD un pidgin allemand, mais la définition de pidgin varie selon que l'on se place du point de vue psycholinguistique ou structuraliste. Pour les psycholinguistes, le pidgin représente un compromis entre le système linguistique du locuteur étranger et celui du 74 Tous les linguistes ne classent pas cette structure comme une caractéristique du GAD. Cette remarque ne se trouve (à ma connaissance) que chez Meisel (1977 : 195). Les autres sont presque tous unanimes à considérer que le verbe n'apparaît que sous la forme infinitive, forme non marquée, ou sous la forme radical + e, sans auxiliaire. CF. Müller (1979), Clyne (1968), Stölting et al. (1974), Gilbert et Orlović (1975) et HFP (1975). 75 “Syntactically, it is characterized by the nonappearance of most inflectional suffixes with little or not overmarking of gender/number/case; generalization of the unmarked form of the definite article, DIE, where this appears in surface structure at all; nonappearance of prepositions, pronouns, the copula, even the subject - NP; exclusive use of the familiar form of address, DU, surface structure verb position (in the unmarked "infinitive" or -EN form) after the object NP (...); and many other differences from anything yet described for Standard German or for German urban, industrial dialects”. Gilbert, G.G. ; Orlović, M. (1975) : Pidgin German Spoken by Foreign Workers in West Germany. The Definite Article. Congress on Pidgins and Creoles, Honolulu Hawai, p. 1. Voir aussi HFP (1975 : 29). 38 locuteur natif 76 . Pour d‟autres, il s'agit d'une langue indépendante stabilisée 77 . Dans tous les cas une langue fonctionnellement réduite, avec des caractéristiques bien établies, telles que suppression des flexions, forte réduction des catégories grammaticales, usage de phrases adverbiales et réduction du vocabulaire 78. Malgré beaucoup de réticences et de mises au point terminologiques, le terme pidgin a été attribué au GAD, ce système fossilisé collectivement, recouvrant de nombreuses structures communes au pidgin telles que : - la prédilection pour la structure CVCV, - la perte de l'accentuation, - l'invariabilité des verbes. - l'absence de signifiants discontinus, - l'emploi d'un seul genre et d'un seul nombre, - l'emploi simplifié des indicateurs de fonction 79. I. 4. 2. Gastarbeiterdeutsch et pidginisation. Le « vrai pidgin » se trouve en général dans le cas de contact de populations ne parlant pas la/les même(s) langue(s). Martinet, pour qui il n'y a pas de limite tranchée entre les pidgins et les sabirs, les décrit ainsi : ... un individu ou un groupe d'individu cherche à établir des contacts hors du domaine de la langue commune qui lui est propre. Si, comme il est vraisemblable, cet individu ou ce groupe d'individus désire établir avec ceux qu'il va rencontrer une communication linguistique, il lui faudra ou bien convaincre ces gens d'apprendre sa langue, ou apprendre lui-même la langue de ces gens. Il n'est pas exclu, toutefois, qu'un désir de communication se manifeste de part et d'autre, que 76 Voir Versuch einer Bestimmung des Begriffs 'Pidgin' in HFP (1975: 26-35). 77 L'expression est de Hockett (1958) : A course in Modern Linguistics. New York, p. 421. 78 Labov cité in HFP (1975, p. 29: “The general characteristics of pidgins are well known: inflections are eliminated, grammatical categories are sharply reduced, and adverbial phrases are used to express some of the equivalent meanings. Vocabulary is very reduced as well, and considerable ingenuity is exhibited in the periphrastic forms required ”. 79 Mühlhausler (1974). Cf. De Camp (1971) : Introduction : The Study of Pidgin and Creole Languages. In Hymes, D. (ed) : Pidginization and Creolization of language. Cambridge, pp. 3-39. 39 chacun des deux groupes en présence fasse un effort pour identifier ce que dit l'autre et l'imiter au mieux de ses capacités. Il en résultera une langue mixte que chacun des groupes en contact sera tenté d'identifier plus ou moins avec la langue de l'autre groupe et qui se trouvera en fait à mi-chemin. Cet idiome sera, pour tous ses usagers, une langue d'appoint, d'une structure mal caractérisée, d'un lexique limité aux besoins qui l'ont fait naître et qui en permettent la survie . (MARTINET 1960 : 163-164) Reinecke 80 relève à propos du pidgin français du Vietnam (le Tây Bôi), parlé jusqu'aux années 60 les caractéristiques suivantes : nombre limité d'adverbes, disparition des conjonctions, surgénéralisation de quelques mots comme avec, beaucoup, disparition des pronoms personnels sujets, peu ou pas d'emploi des auxiliaires, vocabulaire réduit. De leur côté, Leachman et Hall 81 remarquent à propos du pidgin anglais des Indiens d'Amérique du Nord (American Indian Pidgin English) la perte des articles (définis et indéfinis), des flexions (emploi exclusif de l'infinitif), de la copule et la position initiale (en tout cas avant le verbe) de la négation. Dans le cas des recherches menées sur le GAD, le terme pidgin n'était pas pris dans le sens de « pidgin colonial ». Le pidgin allemand (s'il en est) n'a rien à voir avec le pidgin portugais de Guinée, le Tây Bôi, le pidgin anglais du Cameroun ou des Indiens d‟Amérique du Nord. Il s'agit d'un système linguistique réduit de locuteurs qui disposent d'une langue maternelle, et qui n'utilisent ce sous-système que dans de rares communications avec les natifs ou avec d'autres travailleurs émigrés 82 . En aucun cas il ne donne (ou ne donnera) lieu à une langue créole, les enfants de travailleurs émigrés nés ou éduqués en Allemagne maîtrisant parfaitement la langue allemande 80 83 . Il s‟agit d'un concept finalement plus sociologique que Reinecke, J.E. (1971): Tây Bôi : Notes on the Pidgin French spoken in Vietnam. In Hymes (ed ), pp. 47-56 81 Leachman, D. / Hall, R.A. jr (1955): American Indian pidgin English : Attestations and grammatical peculiarities. American Speech, VI, 30, 163-171. In Keim (1984: 35). 82 Cf. HFP (1977) : Aspekte der ungesteuerten Erlernung des Deutschen durch ausländischer Arbeiter. In Molony, Zobl, Stölting, 147-184. Voir aussi l'analyse de Bauer (1974) : Die soziolinguistische Status-und Funktionsproblematik von Reduktionssprachen. Regensgurg. Cf. aussi HFP (1975 : 148). 83 Cette remarque qui date des années 1970 doit être actuellement nuancée. Depuis quelques années, on assiste en Allemagne à la naissance d‟un « parler jeune » ( chez des jeunes d‟origine turque ) analogue à la « langue des cités » en France (qui parfois ne représente que le seul registre de la parole de ces locuteurs) mais aussi à un repli linguistique communautaire : « Depuis que l‟Allemagne semble vouloir un peu assouplir les conditions d‟octroi 40 linguistique. Certains linguistes, comme Meisel 84 réfutent ce terme. S'appuyant sur des critères plus linguistiques, ce dernier refuse l'amalgame pidgin / GAD. Un fait important, qui n'apparaît pas dans les descriptions d'énoncés d'interlangues (fossilisées ou non) vient s'inscrire en faux contre le concept « Pidgin-Deutsch » : l'informateur se trouve pendant l'interview sur un terrain imprévisible. Il ne réalise que des actes de parole qui n'entrent pas dans le cadre de sa communication restreinte avec les natifs, situations prévisibles dans lesquelles il a développé une compétence de communication réelle 85. Le GAD décrit est en fait une interlangue fossilisée. Les concepteurs et réalisateurs du projet (HFP 1975) se proposaient comme domaines de recherche l'identification des règles dont dispose le locuteur à un temps donné de son acquisition, les différences entre les variétés particulières de locuteurs et la possibilité de création d'une grammaire de référence (vérifiable par une description des catégories et structures grammaticales des locuteurs). En se focalisant sur des locuteurs ayant derrière eux un long séjour en Allemagne, ils ont privilégié un corpus d'interlangues stabilisées, comportant des interférences idiosyncrasiques et quelques énoncés corrects. Plus qu'un pidgin, ces interlangues reflètent un procès de pidginisation. Pour Ferguson (1977 : 37-38), l'acquisition d'une langue seconde est semblable à celle de la langue maternelle dans l'interaction mettant en jeu la langue cible et les systèmes approximatifs. Pour lui, la pidginisation ne représente qu'un cas extrême d'acquisition d'une langue seconde, due à la pauvreté et à la rareté des messages reçus en langue cible et à l'impossibilité de développement des systèmes intermédiaires (pas de motivation, rareté de la communication, etc.). Ce procès de communication conduit à la stagnation de l'interlangue et sa réduction à l'intralangue. de sa citoyenneté, en particulier aux habitants d‟origine turque qui vivent parfois sur son sol depuis deux ou trois générations, elle s‟aperçoit avec inquiétude que les jeunes, même en phase de scolarisation, parlent de moins en moins bien l‟allemand et ne le parlent pratiquement pas chez eux et dans les quartiers où ils vivent. » Poche, B. (2000) : Les langues minoritaires en Europe, Grenoble, PUG, p. 171 84 Cf. Meisel (1977 : 184-213), (1975) : Ausländischer und Deutsch ausländischer Arbeiter. Zur möglichen Entstehung eines Pidgin in der BRD. Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik 18. 85 Ich hätte gern ein Kilo... (je voudrais un kilo de ...), Bei mir ist alles gut (je vais très bien / tout va bien pour moi). Cf. Keim, I. (1978) : Gastarbeiterdeutsch. Tübingen. Voir aussi Robert (1984) : en situation prévisible, correspondant à un besoin langagier, le locuteur étranger a développé une compétence de communication réelle. Par contre, en situation imprévisible, il fait appel à son système intermédiaire (plus ou moins stabilisé ou fossilisé). 41 Une autre étude sur le parler des travailleurs étrangers en Allemagne (Espagnols, Grecs, Turcs et Yougoslaves) avait abouti à des conclusions plus ou moins analogues 86 . Ces interlangues plus ou moins fossilisées se caractérisaient par : - des phrases de peu de mots, - l'omission de verbes, d'articles, de prépositions et de pronoms sujets, - la perte des flexions et des marques verbales, - la réduction à la forme infinitive, - l'apparition de la neutralisation de l'article en eine, - la fréquence des adverbes, - la forme Du (tu/toi) + infinitif, - des distorsions phonologiques, - une tendance à mettre le verbe à la fin de la phrase, tendance logique, puisqu'en allemand standard, le verbe à la forme infinitive (la seule conservée par les travailleurs étrangers) se place en fin de phrase. Après l'expérience d'Heidelberg, d'autres projets ont vu le jour, comme celui d'OrlovićSchwarzwald 87 sur la GAD des Yougoslaves. Puis, dans les années 80, le projet ZISA 88 a développé un modèle permettant de mettre en relation les caractéristiques structurales variables et invariables des interlangues de locuteurs étrangers. A la différence du projet HFP (qui consistait à élaborer une grammaire de référence à partir des descriptions exactes des catégories et des structures grammaticales des locuteurs étrangers, ainsi que les règles de déviance par rapport à la langue cible), le projet ZISA voulait analyser les séquences d'acquisition dans leur environnement pragmatique, les variantes à chaque niveau d'acquisition. Une démarche plus longitudinale, une dimension plus dynamique et personnalisée que dans le projet HFP. Notons aussi l‟étude les études de Keim (1984) et de Stuttenheim 89 sur le GAD des immigrés turcs en Allemagne. Keim remarque de grandes ressemblances entre le parler des travailleurs turcs et le procès de pidginisation, mais note 86 Cf. Clyne (1968) : Zum Pidgin-Deutsch der Gastarbeiter. Mundartforschung 35, 130-139 87 Orlović-Schwarzwald, M. (1978) : Zum Gastarbeiterdeutsch jugoslawischer Arbeiter im Rhein-Main-Gebiet. Wiesbaden 88 ZISA : Zweitspracherwerb Italienischer und Spanischer Arbeiter. Acquisition d'une langue seconde par des travailleurs italiens et espagnols. Cf. Clahsen, H. ; Meisel, J. ; Pienemann, M. (1983) : Deutsch als Zweitsprache. Der Spracherwerb ausländischer Arbeiter. Tübingen. 89 Von Stutterheim, Ch. (1986): Temporalität in der Zweitsprache. De Gruyter, Berlin - New York. 42 aussi une grande variabilité dans le GAD des locuteurs turcs. Cette variabilité confirme la thèse qu'il ne s'agit pas d'un pidgin, mais d'une somme d‟interlangues (KEIM 1984 : 225) qui forment un continuum, de « très pidginisé à structures simples » et « peu pidginisé à structures complexes ». A propos de l'acquisition de la temporalité, Von Stutterheim (1986 : 320) montre que les travailleurs émigrés turcs emploient un système adverbial (maintenant, après, plus tard,...) et des auxiliaires de temps (marques verbales de temporalité, en allemand, associées à l'infinitif ou au participe passé), auxiliaires dont l‟acquisition se situe chronologiquement après celle des adverbes. Ces dernières recherches sur des interlangues provenant de langues source éloignées de la langue cible 90 semblent abandonner la piste pidgin pour s'orienter vers celle des systèmes réduits (Stutterheim 1986 : 27-31). Certaines interlangues fossilisées (comme le GAD), plus interlangues d'acquisition en milieu naturel qu'interlangues d'apprentissage, présentent des analogies, au niveau de la surface, avec d'autres systèmes linguistiques restreints comme les pidgins (coloniaux ou non) et le stade logico-combinatoire chez l'enfant pendant l'acquisition du langage. En suivant la terminologie de Martinet, on peut décrire l'interlangue (plus exactement l'intralangue), telle qu'elle se présente sous la forme concrète du GAD, comme un système réduit, fonctionnant à base de parataxe et utilisant les catégories suivantes : lexèmes, monèmes autonomes, quelques monèmes fonctionnels. L'absence de modalités est une des caractéristiques du GAD 91 : les temps sont remplacés par des formes lexicales, les catégories grammaticales sont réduites et les formes impératives peuvent être remplacées par la mimique ou la gestique (MÜLLER 1979 : 422). Classer, dans ce système linguistique, les monèmes en catégories grammaticales, relève du préjugé linguistique. Rien n'autorise à décider si tel pronom Ich (je/moi), Du (tu/toi) correspond à l'intérieur de ce système, à une modalité. Ces « pronoms » sont en allemand 90 Un dernier projet européen des années 80 (acquisition d‟une langue seconde par des immigrés adultes) montre bien l‟importance de la distance entre langue source et langue cible. En raison de la parenté linguistique (informateurs espagnols et sud-américains) et de la préconnaissance du français (informateurs marocains), les résultats sur les interlangues (avec le français comme langue cible), divergent fortement de ceux provenant d'informateurs turcs ou yougoslaves en Allemagne. Il n'y a pas (pour l'instant) de pidginisation ou de pidgin français en France. Bien différent est le GAD, qui dans sa partie intralinguistique, partage les caractéristiques d'autres systèmes réduits. Cf. Klein, W. et C. Perdue (1988) : Utterance Structures, Final Report volume VI, Strasbourg and Nijmegen. 91 Les caractéristiques établies par Gilbert et Orlović (1975 : 1) ont été nuancées par d'autres études effectuées sur le GAD. Cf. Müller (1979 : 424-425), Meisel (1977 : 195), HFP (1975 : 121-122), Keim (1978 : 40-45). Il ne s'agit pas de faire du GAD une langue (ou une sous-langue) précise, mais de noter des caractéristiques statistiquement pertinentes. 43 indépendants et fonctionnent dans des phrases elliptiques. De même, dans la phrase 92 : (prénom féminin) Hause P/putze (maison nettoie/nettoyer/nettoyage), la terminaison (-e) n'est pas pertinente et n'indique pas une modalité. Faire de [putsə] un verbe ou un substantif revient à calquer l'analyse d'un système réduit sur celle d'un système entier. L'analyse du phénomène se heurte (comme dans le cas de la première combinatoire) à un obstacle pour l'instant infranchissable : fixer les points de références à l'intérieur même du système lui-même. Le GAD n'est pas un pidgin. Il s'agirait plutôt d'une langue pidginisée, suivant en cela la définition de Schumann 93 pour qui une interlangue réduite aux simples besoins de communication du locuteur étranger se pidginise rapidement. Il suppose 3 fonctions principales en langue seconde : la fonction communicative, la fonction intégrative et la fonction expressive 94 . Si le locuteur étranger ne s'oriente que d'après ses besoins de communication obligatoire, un code réduit suffira, qu'il sera inutile de corriger ou de faire progresser. D'où l'apparition d'interlangues fossilisées, pidginisées, de systèmes linguistiques réduits tels que ceux qui apparaissent lors de l‟acquisition de la langue maternelle, dans certaines pathologies du langage ou dans le cas de simplification volontaire de la langue maternelle. 92 In Dittmar, N. et Rieck, B.O. (1976) : Reihefolgen im ungesteuerten Erwerb des Deutschen. Zur Erlernung grammatischer Structuren durch ausländische Arbeiter. In Dietrich, R. (ed) : Aspekte des Fremdsprachenerwerbs. Kronberg, 129. Ces auteurs précisent que le GAD n'est pas un phénomène linguistique homogène et qu'il dépend de l'environnement, de la nationalité des locuteurs (les Italiens sont plus avantagés que les Turcs), de l'âge, du niveau socio-culturel, de la situation familiale et du projet de retour. Ils notent, à côté de ce qu'ils nomment des phrases rudimentaires, des phrases complexes (127). 93 Schumann, J.H. (1978) The Pidginization Process. A Model for Second Language Acquisition. Rowley, Mass. 94 Ces trois fonctions langagières de base sont appelées « interpersonnelles » chez Halliday qui ajoute la fonction de représentation de l'expérience (« ideational function »), qui, pour Schumann, ne s'exprime qu'en langue maternelle, et la fonction textuelle (création du texte). Cf. Halliday, M.A.K. (1973) : Explorations in the Functions of Language. London. Cf. Stutterheim (1986 : 28). 44 II. LES SYSTEMES REDUITS II. 1. ACQUISITION DU LANGAGE II. 1. 1. Les premiers stades d'acquisition. L’approche linguistique. Le premier stade de l‟acquisition du langage, à partir de douze ou quinze mois (BOUTON 1976 : 107), serait celui du mot unique, de l'holophrase. Pour Mc Neill 95 , le discours « holophrastique » se réfère à la possibilité que les énoncés d'un seul mot des jeunes enfants expriment des idées complexes : que le mot « balle » ne signifie pas forcément un objet sphérique de dimension appropriée, mais que l'enfant puisse avoir envie d'un tel objet, ou qu'il s'imagine avoir créé un tel objet, ou encore qu'il veuille que quelqu'un regarde cet objet. L'intonation joue aussi un rôle important et précise le sens du « message ». Le stade de l'holophrase se combine donc avec une dimension suprasegmentale signifiante. Mais l'acception du terme holophrase n'est pas identique selon les écoles linguistiques : forme de prédication pour Mc Neill (non d'une prédication linguistique, qui suppose au moins deux termes, mais d'une prédication relative au monde extérieur), manifestation extrême d'un style télégraphique pour Bloom, qui s'oppose à toute idée de prédication (BLOOM 1973 : 42). Quoi qu'il en soit, l'importance de l'intonation, accentuée par les très fréquents redoublements de la syllabe (oua oua, doudou, didi, toutou, etc.), ne fait aucun doute. On assiste alors chez l'enfant à une reconnaissance de la facilité articulatoire et de la charge affective que ses holophrases contiennent, par exemple : toutou 96. Ce stade du mot unique 97 (constituant une 95 « 'Holophrastic Speech' refers to the possibility that the single word utterances of young children express complex ideas, that BALL means not simply a spherical object of appropriate size, but that a child wants such an object, for example, or that he believes he has created such an object, or that someone is expected to look at such an object.» Mc Neill, D. (1970) : The acquisition of language. Harper & Row, New York, pp. 20-21 96 Ce qui explique « en partie, son intégration antérieure à celle du mot chien ». Nicolas-Jeantoux, C. (1980): Juliette apprend à parler entre 12 et 24 mois. Masson, p. 40 97 Ou "early one word stage". A ce stade, tout au moins à son début, subsiste le problème de savoir s'il s'agit d'acquisition ou de répétition "écholalique". « En écoutant parler les jeunes enfants (et même les jeunes bébés) et adultes, on est frappé des innombrables séquences répétitives, dans le parler de l'un et de l'autre. Mais des études un peu fines des répétitions montrent que l'"écho", la répétition en quelque sorte passive, est rarissime. Il y a beaucoup de façons pour l'enfant de répéter, ou plutôt de reprendre ce qu'il dit lui-même ou ce que dit l'adulte. 45 phrase ou non) est unanimement attesté dans les recherches sur l'acquisition du langage, sans qu'il y ait d'entente sur la tranche d'âge, de 15 à 19 mois pour certains, 12 à 18 pour d'autres. Mais les classifications diffèreront toujours autant selon les enfants que selon d'autres paramètres tels que l'environnement, la langue employée, le sexe de l'enfant, etc. Avant la première combinatoire, ce stade du mot unique s'enrichit d'une unité vide (unité vide + mot ou mot + unité vide) qui disparaîtra au profit de l'énoncé à deux mots, fonctionnant indépendamment, chacun ayant son propre contour intonatoire (MOREAU / RICHELLE 1981 : 58). Les phrases à deux mots interviennent à partir de 18 (MOREAU / RICHELLE 1981 : 59, BOUTON 1976 : 73) ou de 19 mois 98 et s'apparentent au style télégraphique 99 . Ce « style » ne fait pas place aux marques grammaticales : pas de flexions, ni de modalités, les « mots fonctionnels » y sont très rares, les énoncés de ce type ne retenant que les mots sémantiquement chargés. Ce qui suggère que l'emploi de morphèmes grammaticaux (rare mais attesté) par l'enfant ne correspond pas à une distinction (dans le langage de l'adulte) entre lexème/morphème, mais à la sélection enfantine d'unités sémantiquement chargées par rapport à des unités vides ou non acquises. Ainsi « du lolo » qui est employé par l'enfant juste avant la phase de l'énoncé à deux termes s'analyse en du (unité vide) + lolo (mot). « My Teddy » cité par Crystal 100 ne se compose pas d'un morphème grammatical (modalité) + lexème, mais de deux unités sémantiquement chargées et ayant (probablement) même valeur, qu'on pourrait traduire (ou réécrire) : Bébé Nounours. L‟apparition de ce que certains linguistes ont considéré comme « morphèmes grammaticaux » ou « mots fonctionnels » les a amenés à supposer une grammaire à pivot (pivot grammar) 101 à Loin d'être mécanique, cette activité est volontaire, personnelle, autonome, en quelque sorte "intelligente", et participe de l'apprendre ». Lentin, L. (1984) L'acquisition du langage (sous la direction de L. Lentin) Sorbonne Nouvelle, Paris III, p. 19 98 Pour François, D. (1977) : Du pré-signe au signe, in La syntaxe de l'enfant avant 5 ans. Larousse. Très exactement à 19 mois et demi. 99 Cf. Moreau/Richelle (1981), p. 59 ; Brown and Fraser (1964): The acquisition of syntax, in Brown and Bellugi (eds), 43-79. Cf. aussi Lentin, L. (1975): Problématique de l'acquisition de la syntaxe chez le jeune enfant, in Langue Française, N°27, pp. 14-23. Laurence Lentin préfère le terme "télégraphien" (p. 18) 100 Crystal, D. (1976): Child Language, Learning and Linguistics. Ed. Arnold (Publishers) Ltd. London, p. 44 ; autres exemples : where mummy, gone car, dada here ... 101 Cf. Brown (1973) pp. 90 et suivantes ; Braine, M. D. (1963): The Ontogenesis of English Phrase Structure: the first Phrase. Language N° 39, pp. 1-14 46 l'intérieur du stade à deux mots. Les analyses reposaient sur une technique distributionnelle : à partir d'un corpus de productions enfantines, on a déterminé la fréquence de chaque mot, la position qu'il occupait dans les combinaisons et avec quels autres mots il s'associait. Il en a résulté deux catégories de mots : les pivots et les classes de mots ouverts, les premiers étant ceux dont la fréquence était élevée. Cette théorie a soulevé plusieurs critiques : - il faudrait se situer à l'intérieur du système de l'enfant, ce qui est impossible à l'adulte, fût-il linguiste, - les données sont trop fluctuantes pour présenter un caractère homogène et permettre une analyse de ce type, - cette théorie ne débouche sur rien quand l'enfant passe à un stade supérieur, - le contexte situationnel est, d'une façon frappante, absent de cette théorie de grammaire à pivot. En effet, l'énoncé de l'enfant ne se comprend bien que par référence à la situation dans laquelle se déroule l'acte de parole. Le sens est souvent déduit des données extralinguistiques et de l'intonation 102 . Bloom cite le cas d'un énoncé enfantin « mummy sock » (maman chaussette) pouvant avoir deux sens selon le contexte: « prendre les chaussettes de sa mère » et « sa mère lui enfile ses chaussettes ». Mc Neill observe que ces premiers énoncés de l'enfant sont très proches des structures profondes de la grammaire générative et il postule que ces structures sont innées, que l'apprentissage du langage se réduit à l'apprentissage des transformations (Mc NEILL 1970 : 60). Ces énoncés (de deux mots, mais qui peuvent s'étendre à trois mots) constituent une première « syntaxe » sans morphologie, dont le fonctionnement est décelable dans les phénomènes intonatifs. L'organisation parataxique du discours permet l'observation de faits suivants : - l'ordre des mots dans le langage de l'enfant reflète l'ordre canonique des mots dans le langage de l'adulte, 102 Cf. Sourdot, M. (1977): Identification et différenciation des unités : les modalités minimales. La syntaxe de l'enfant avant cinq ans, p. 91 et Leroy, Ch. Intonation et syntaxe chez l'enfant français à partir de dix-huit mois. Langue Française N°27, pp. 24-37 : « Signalons ici cet exemple vécu avec N.L. (alors âgé de 18 mois) qui, grondé par sa mère pour une bêtise qu'il venait de commettre dans la cuisine, se réfugie au jardin près de son père et lui "raconte" sa mésaventure ; le seul élément compréhensible du "récit" fut "maman" et cependant, grâce à l'intonation et aux mimiques, son père comprit ce dont il s'agissait (et put le vérifier auprès de la mère de l'enfant) ; et il est bien évident que l'adulte n'a pas totalement décodé le récit de l'enfant (et il ne sait pas par exemple de quelle bêtise il s'agit), cependant un décodage partiel lui a permis de comprendre qu'il était question d'une bêtise et d'une gronderie ». p.27. 47 - les phrases non conformes à cet ordre canonique sont dans un premier temps interprétées en fonction de l'ordre canonique. Ce qui ferait supposer un ordre des mots pertinent, une parataxe à valeur sémantique, variable selon les types de langues 103 . Bowerman remarque ainsi que l'ordre des mots n'étant pas universel, les enfants dont les parents utilisent une langue dont la forme canonique est VSO, utilisent la construction Action-Acteur, au lieu d'Acteur-Action pour les langues SVO 104. Après ce stade, qui se termine plus ou moins vers le 24ème mois, intervient un stade intermédiaire de deux mois où quelques morphèmes grammaticaux se mettent en place (des monèmes fonctionnels). Ensuite apparaissent les modalités. c'est le début du langage proprement dit pour certains linguistes et psychologues (AIMARD 1972 : 35-36, BOUTON 1976 : 132), et, pour beaucoup de psycholinguistes, le début de l'acquisition de la langue, des mécanismes de transformations. C'est cette combinatoire qui offre le plus d'analogies, à un niveau empirique, avec d'autres réductions du langage (pathologiques ou non). Une précaution méthodologique s'impose. L'acquisition du langage étant extrêmement individualisée - en langue maternelle comme en langue seconde -, il serait vain de rechercher un corpus « pur » de tout phénomène langagier ne faisant pas partie de cette combinatoire. Le choix méthodologique de l'analyse fonctionnelle (car même si certains linguistes prétendent que le langage enfantin représente les structures profondes (Mc NEILL 1970 : 60-70), ce discours n'en reste pas moins un discours de surface) entraîne à privilégier l'analyse des fonctions à la description des constituants du discours. Le discours de l'enfant, entre 19 et 25 mois présente un fonctionnement spécial à base de parataxe, destiné à évoluer vers une morphosyntaxe de plus en plus complexe, ou, pour concilier structuralistes et psycholinguistes, un langage opérationnel, qui à l'apparition de la morphologie, se transformera en langue. 103 Cf. Slobin, D.I. (1973) : Cognitive Prerequisites for the Development of grammar, in Ferguson/Slobin (eds) pp. 175-208 ; voir aussi Moreau/Richelle (1981) p. 88. 104 Bowerman (1973): Early Syntactic development: A Cross-Linguistic Study with Special reference to Finnish. Cambridge, England. Voir aussi Premack (1976), p. 317. 48 II. 1. 2. Le développement du langage. L'approche cognitive. L'acquisition du langage est un processus par lequel l'enfant qui dispose d'un dispositif d'acquisition du langage (DAL) réussit à produire du langage enfantin sur la base du langage de l'entourage (BEHEYDT 1986). On a supposé, à l'origine, deux hypothèses de départ : - l'acquisition du langage s'effectue à partir d'un processus d'apprentissage, - cette acquisition provient d'un processus de développement inné. Dans le premier cas, l'attention s'est portée sur l'entourage et sur les stimuli (input) qu'il envoie à l'enfant. Le second cas s'appuyait sur les théories de Chomsky et les recherches en psychologie cognitive. L'enfant n'a à sa disposition qu'une variété fragmentaire de la langue (simplification du langage parental, particulièrement maternel). C'est l'hypothèse rationaliste de Chomsky. L'acquisition du langage est un processus de complexité syntaxique croissante, processus autonome, indépendant des stimuli sémantiques, des facteurs situationnels et du langage de l'entourage. Puisque le langage de l'enfant est, pour Chomsky, indépendant de la situation, puisque l'enfant acquiert la syntaxe au contact d'un entourage linguistique de mauvaise qualité, on ne peut expliquer l'acquisition du langage comme une sorte de généralisation de l'expérience linguistique. Il ne reste alors qu'une seule hypothèse, l'innéisme : l'enfant dispose d'une grammaire universelle. Les recherches en psychologie cognitive ont utilisé les thèses de Chomsky et d'autres théories de la linguistique tout en les modifiant. Le traitement de l'énoncé à deux termes (la grammaire pivot) en est un exemple frappant. La grammaire pivot se comprend comme un système syntaxique à 2 classes : les mots pivots et les mots ouverts. Les mots pivots (P) sont généralement des mots fonction (function words), peu nombreux, mais à fréquence élevée. La classe ouverte (O) comporte des termes variés à occurrence plus ou moins fréquente mais à contenu sémantique. La structure de base serait (P + O) ou (O + P) : bébé ici (OP ), apu dodo (PO), ici rouge (PO) (BEHEYDT 1986 : 17). Mais certains linguistes admettent des structures telles que O + O (Mc NEILL 1970 : 25) ou P + P et rejettent les contraintes de la grammaire pivot. La syntaxe seule mène à une impasse. Le contexte est fondamental pour le traitement de l'énoncé. C'est donc dans une direction sémantique que se sont orientées les recherches. L'interprétation devient plus claire si l'on rend compte des aspects sémantiques du langage enfantin. En se libérant de l'aspect syntaxique (c'est-à-dire grammatical à ce niveau d'acquisition), on peut établir des relations sémantiques de permanence, de place, d‟identification, de qualification, de négation, etc. (BEHEYDT 1986 : 22). 49 Les enfants déterminent d'abord le sens de ce que le locuteur veut leur faire comprendre et ainsi apprennent / acquièrent le langage. Puis ils cherchent la relation entre le sens et l'expression linguistique de ce sens. Pour Macnamara 105 , il est clair que l'enfant emploie le sens comme clef pour la langue et non la langue comme clef pour le sens. Le processus d‟acquisition envisagé dans le cadre d‟un développement cognitif a donné naissance au fameux DAL (Dispositif d'Acquisition du Langage de l'enfant). Le DAL permet le développement d'une théorie concernant les régularités qui sous-tendent le corpus linguistique auquel l'enfant est exposé. L'enfant dispose, de manière innée, de schémas abstraits qui, appliqués au matériau linguistique qu'il a à sa disposition, permettent la constitution d'une compétence grammaticale. Les structures profondes sont innées et universelles, les catégories grammaticales sont les mêmes dans toutes les langues, seules les transformations modifient ces structures profondes de façons différentes selon les langues. En faveur de cette thèse (capacité cognitive innée des enfants à développer leur propre système grammatical), Gaonac'h développe quelques arguments (1987 : 145) : - les données linguistiques que les parents ou l'entourage apportent à l'enfant sont souvent de mauvaise qualité, ce qui n'empêche pas l'enfant d'acquérir les règles et de les appliquer, - on remarque chez l'enfant la production d'énoncés semi-grammaticaux, - la grammaire précoce de l'enfant n'est pas une simplification de celle de l'adulte. A partir de certaines données, d'un échantillon de langue (correct ou incorrect), il est possible à l'enfant, par un système de mécanismes et de principes, d'acquérir une structure cognitive spécifique (autrement dit, la grammaire). Cette acquisition s'effectue par: - Surgénéralisation: « oua » fait le chien, et tous les animaux (ou tous les chiens) seront des « oua ». Les caractéristiques perceptives renferment les structures cognitives. - Surdiscrimination : certains éléments échappent à la surgénéralisation. Une dénomination peut s'affirmer réfractaire à tout transfert 106. 105 Macnamara, J. (1972): The cognitive bases of language learning in infants. Psychological Review, 79. I. pp. 1-13 106 « Ainsi tel animal nommé vache ou Pitou ou Médor ne sera pas transférable, même pas au même animal s'il se présente de façon différente ». Groanac'h (1987), p. 162 50 - Règles de construction : imitation puis erreur, surgénéralisation des règles, erreurs systématiques puis énoncés corrects. - Primauté de la composante sémantique : les acquisitions de l'enfant sont plus fondées sur la signification que sur la grammaire. Priorité à l'établissement et au maintien de la communication au détriment de la correction 107. La psychologie cognitive, sans adhérer entièrement aux thèses de la grammaire générative et à l'innéisme « syntactico-chomskien », s'est inspirée de ces recherches, particulièrement dans le domaine sémantique. La grammaire est devenue subordonnée à la sémantique : ... on ne considère plus la grammaire comme un système autonome, mais comme un système dérivé ou secondaire, dont la forme est aussi déterminée par la fonction communicative de la langue. Dans ce sens, les acquis de l'approche sémantique et de l'approche pragmatique sont intégrés dans la nouvelle conception de la grammaire. Dans cette conception, on explore l'interaction complexe entre les fonctions sémantiques et pragmatiques d'une part et la structure de la grammaire d'autre part. Ce système complexe est acquis par l'enfant. Dès lors, l'acquisition du langage n'est rien d'autre qu'apprendre comment on peut remplir une gamme de fonctions communicatives (références, relations entre référents, acte de langage, attitude, etc.) à l'aide d'une combinaison d'un nombre restreint de signaux de surface (l'ordre des mots, des éléments morphologiques, des éléments lexicaux, des moyens intonatoires). (BEYEDT 1986 : 31-32) Pour clore cette confrontation entre grammaire (syntaxe) et sémantique, une heureuse formule de Claude Hagège (1975 : 24) : « La syntaxe n'est qu'un durcissement de la sémantique ». II. 1. 3. La première combinatoire La première combinatoire, premier système linguistique, commence plus ou moins avec l'apparition de l'énoncé à deux termes. Cette définition ne rend pas entièrement compte de la production linguistique de l'enfant à ce stade. L'enfant peut utiliser des pseudo-modalités, voire même des énoncés à trois termes 108 . Pour Llorach, il s'agit d'une « construction 107 Cf. Rondal, J.A. (1983) : L'interaction adulte-enfant et la construction du langage. Bruxelles, Mardaga. 108 Comme [d n ti kuje] « donne (la) petite cuillère », Eva, 19 mois, in François, F. (1977), p. 158. 51 appositive à deux signes » dont la fonction est « imprécise et plurivalente » 109 . Sourdot met en garde contre toute description « linguistique » de ces énoncés : L'erreur serait d'assigner une fonction précise à ces latitudes positionnelles et de hiérarchiser ainsi ce qui n'a pas encore à l'être. Ce n'est pas prendre une position minimaliste que de dire qu'il s'agit surtout d'un progrès quantitatif par rapport au stade précédent, au mot-phrase ; la part de la situation, dans le décodage du message de l'enfant, s'amenuisant quand l'énoncé comporte deux termes au lieu d'un reste cependant essentielle. On ne peut encore parler de fonctions à l'intérieur de cet énoncé, ou alors de relations indifférenciées, non hiérarchisées. Il ne saurait être question d'utiliser les catégories de la langue adulte, même si l'on reconnaît au niveau du signifiant ce qui pourra devenir plus tard nom, verbe ou adjectif. Le système est encore composé d'unités non différenciées du point de vue de leur statut syntaxique, sans qu'on puisse attribuer aux unes ou aux autres un rôle spécifique. Il y a linéarité mais non hiérarchisation ; chaque unité renvoie isolément à une part d'expérience, un peu comme le feraient des monèmes autonomes si la présence ne présupposait pas l'existence d'autres catégories. C'est pourquoi nous n'essaierons pas d'isoler, à ce moment de l'acquisition, des monèmes à statut de modalités, bien qu'un examen superficiel des données nous permette de retrouver des formes signifiantes qui en ont toutes les apparences. (SOURDOT 1977 : 102) Il est bien évident que le très jeune enfant n'a aucune intention de réaliser un verbe, ou un adverbe, catégories grammaticales qui le dépassent. Sa « syntaxe » est acatégorielle et agrammaticale. Si l'on garde les catégories grammaticales du langage adulte, les productions enfantines à ce stade sont composées de « noms », « adjectifs », « verbes », et « pronoms », alors que sont omis articles, prépositions, copules et flexions 110. L'enfant sélectionne les mots chargés sémantiquement qu'il peut repérer et reproduire. Certains linguistes soupçonnent un « repérage auditif ». Dans certaines langues, les lexèmes seraient plus accentués que les morphèmes grammaticaux. L'entourage aurait tendance à accentuer ces mots pleins pour une 109 Cité par Sourdot (1977), p. 102 110 Cette même sélection se retrouve chez l'agrammatique. Le « pronom » est dans ce cas considéré comme un « mot plein » et non comme une modalité. En effet le pronom peut être considéré comme mot chargé sémantiquement (déictique « indiciel »). 52 meilleure compréhension de l'enfant. A ces mots pleins (lexèmes) peut s'ajouter ce qui dans le langage adulte apparaît comme une modalité (dulolo). Mais dans le système de l'enfant, il s'agit d'unités invariables qui commutent entre elles 111 . A ce stade, l'enfant privilégie largement les énoncés de deux unités composées de deux syllabes. La forme canonique de l'unité semble s'articuler autour de la forme CVCV. L'emploi de « pseudo-modalités » servirait à assurer cette forme canonique en accolant des éléments comme [ti], [le], etc., à ce qui, en langue adulte est monosyllabique. Une béquille phonique qui empêche l'enfant de redoubler la syllabe, à moins que l'entourage familial ne le fasse pour lui : dada, dodo, toutou, etc. Cette étape de figement va se transformer, entre 20 et 22 mois, en mise en place d'unités invariantes. Les pseudo-modalités ont tendance à disparaître et ce phénomène, loin d'être une régression, n'est que l'indice de l'élaboration des premiers paradigmes. Ce passage du figement au monème va rendre possible la combinatoire sans que la frontière entre le stade du figement et celui du monème soit très précise. A partir du 24ème mois, des termes qui dans le langage adulte sont des monèmes fonctionnels font leur apparition : [a] et [də]. C'est l'apparition d'une véritable hiérarchisation prédicative et l'existence d'un paradigme (réduit) de (monèmes) fonctionnels. Alors que la notion d'appartenance était jusque là rendue par une simple parataxe - et très dépendante du contexte situationnel (cf. « mummy sock » de Bloom) - l'apparition de à et de de arrive à rendre cette notion d'une façon linguistiquement hiérarchisée. A côté de ces rares énoncés hiérarchisés, la parataxe continue à jouer son rôle dans les énoncés à deux (ou trois) termes : [papa dodo apy] « papa, j'ai fini de dormir ». Peut-on, à ce niveau, parler de l'apparition de la syntaxe ? Sourdot se contente de noter l'apparition de la première combinatoire 112 et F. François refuse le statut « syntaxique » (il oppose parataxe à syntaxe) à ce type d'énoncés à deux (ou trois) termes 113 . Pour d'autres, 111 Le corpus d'Eva (dans la période de 16 à 19 / 20 mois), publié par Sabeau-Jouannet et repris par Sourdot (1977 : 103), qui précise que cette traduction n'est qu'une parmi plusieurs possibilités, celle qui a semblé la meilleure au décrypteur, le montre bien : [ute leme] qu'on peut rendre par « où sont les mains? », [oda time] « regarde ma petite main », [ute neme] « où sont mes mains? », [oda panje] « regarde le panier », [ute panje] « où est le panier ? ». 112 Combinatoire présyntaxique. Cf. Le cadre présyntaxique du mot-phrase et de l'énoncé à deux termes (Sourdot 1977 : 99). 113 « En tous les cas à ce stade, on ne peut parler de syntaxe. Ni les positions, ni les fonctionnels ne sont alors une condition régulière, nécessaire et suffisante de la mise en relation des termes, mise en relation qui s'effectue essentiellement sur la base de la situation et des implications lexicales. » (F. François, 1977 : 156) 53 relevant de la psycholinguistique, l'acceptation d'une « syntaxe » à ce stade ne semble pas impossible. Sans préciser, d'ailleurs, qu'il y a là une syntaxe, ils le laissent implicitement entendre, recouvrant la notion de syntaxe par celle de langue : il y a langue, donc grammaire, donc syntaxe. A partir de 18 mois commence pour eux le véritable début de la langue puisque la caractéristique de la langue est d'exprimer un nombre illimité d'idées grâce à un système linguistique économiquement réduit 114. Cette attitude face à la langue s'était exprimée dès les années soixante lors de la théorie de la grammaire pivot, théorie reprise en 1970 par Mc Neill qui suppose des classes (classe pivot et classe ouverte). De nombreux linguistes se sont élevés contre cette théorie « grammaticale » du langage enfantin, arguant de la difficulté d'établir la fréquence pour certains mots, ou d'établir des statistiques à partir de plusieurs enfants (BLOOM 1973). On a découvert plus tard que 87% des productions enfantines se forment sur le modèle sujet animé - objet inanimé et donc proche de la forme O + O 115 . De plus les analyses linguistiques, à propos de corpus enfantin, ne rendent pas compte des situations de communication, du contexte et évacuent les composantes pragmatique et sémantique116 . D'autres linguistes parlent de « grammaire précoce » (early grammar) ou de « grammaire enfantine » à propos de ce stade qu'ils opposent au stade présyntaxique, celui d'un énoncé à un terme (BLOOM 1970). D‟autres encore, comme J.G. de Villiers et P.A. de Villiers ( 1978 : 70) considèrent que les mots outils ne contiennent que peu d'informations supplémentaires et que les énoncés de l'enfant sont avant tout télégraphiques. D'autres caractéristiques capitales viendraient s'ajouter à ce style télégraphique parataxique comme l‟importance de l‟interaction et celle de l‟intonation. Le langage du très jeune enfant s'axerait sur un principe de simplification, repris et amplifié par l'adulte. Corder a remarqué l'importance du langage maternel (mother talk) qu'il suppose universel (CORDER 1981 : 79). Dans cette interaction apparaissent, chez l'adulte, outre une simplification de son système linguistique, des usages atypiques dans la parole adulte, tels que la prépondérance du pronom de la troisième personne, du prénom ou d'un nominal : 114 « In the sense that language is essentially a means for expressing an unlimited number of ideas with a limited system, this is the true beginning of language » Dale, P.S. (1976): Language Development. Hinsdale, Ill.: Dryden Press, p. 40 115 Cf. entre autres J.G. de Villiers and P.A. de Villiers (1978): Language Acquisition. Harvard University Press, Cambridge, Mass. and London, England. 116 Cf. le « mummy sock » cité par Bloom (1970). A rapprocher de « Toto maman » interprété par Bouton (1976: p.73) comme « c'est l'auto de maman » ou « maman, donne-moi cette auto » selon le contexte. 54 - David (ou Bébé) va faire dodo ? - C'est le nez de maman. - Maman va préparer le biberon de David ( bébé) (RONDAL 1983 : 24). Cette interaction, ce langage en action, sera renforcée par l'intonation. Chaque mot sélectionné par l'enfant (des lexèmes, en grande majorité) sera réutilisé immédiatement dans les différentes structures, marquées par l'intonation. Pour Bouton, l'enfant élabore, à ce stade, en fonction du langage adulte, un code simplifié de plus en plus stable, qui correspond à ses capacités articulatoires et d'analyse du réel : « Cette interprétation très pragmatique des données de l'expérience heurte les tendances actuelles de l'analyse linguistique du langage enfantin (...). Cette analyse ne dispense pas d'une description longitudinale, chronologique, objective, donc débarrassée de toute tentative d'une interprétation théorique forcément orientée » (BOUTON 1976 : 75). Ces structures sont essentiellement, selon leur ordre le plus constant d'apparition, de l'ordre de l'affirmation / constatation, du commandement, de la négation et de l‟interrogation (BOUTON 1976 : 76). L'emploi de l'intonation, associé à une combinatoire logique, a permis à certains chercheurs d'affirmer la présence d'une « syntaxe » (précoce ou primitive, selon les auteurs). Pour Aimard (1981 : 80-81), il est permis de parler de syntaxe lorsque commence à apparaître une combinatoire, ce qui implique au moins un énoncé à deux termes. D'autres ( FRANCOIS 1977, OLERON 1979) préfèrent le terme « relations sémantiques et cognitives » . A l'intérieur de ce système, s'opèrent des simplifications. Elles n'affectent pas uniquement la syntaxe, mais tous les niveaux structuraux, et conduisent à une parataxe sémantique, une sémantaxe (CORDER 1981 : 58). Certes, de nombreuses variantes existent dans le corpus enfantin à ce stade, mais statistiquement, il se dégage une structure dynamique dont les composantes sont : - forme canonique du mot CVCV, - juxtaposition, parataxe, production d'énoncés à 2 ou 3 termes, - emploi de mots (sémantiquement) pleins, avec de très rares monèmes fonctionnels, - utilisation de l'intonation pour préciser le message. Le langage est souvent décrit comme « télégraphique ». En fait, d'après l'analyse de la linguistique structurale, des monèmes dépendants, de rares monèmes fonctionnels et quelques 55 monèmes autonomes 117 à l‟exclusion des déterminants, marques morphologiques verbales et nominales, connecteurs, et la quasi totalité des prépositions. Ces propriétés sont récurrentes dans toutes les langues malgré des différences importantes entre les langues. Les psycholinguistes ont vu dans ces énoncés l'existence de structure profondes innées (Mc NEILL 1970 : 72-75). Cette hypothèse, qui s'inscrit dans le cadre de la grammaire générative, se heurte à certaines observations empiriques : des enfants peuvent mémoriser des constructions passives sans passer par les constructions actives correspondantes 118. Mais dans le langage oral - le seul à la portée de l'enfant -, la notion de passif se trouve neutralisée sous la forme de l'accompli (Cf. « pati toto » Bouton 1976 : 112). Et déjà se pose un problème méthodologique : peut-on traiter des énoncés de surface comme des structures profondes? Il est paradoxal de constater que des linguistes (fonctionnalistes ou structuralistes) qui ne considèrent pas comme langue (système grammatical) les énoncés de ce système réduit, décrivent les dits systèmes avec des moyens d'analyse qui ne devraient s'appliquer qu'à des langues complètes (à la surface), alors que ceux qui voient dans ces énoncés une grammaire, renvoient ces productions concrètes de surface dans l'abstraction des structures profondes. Sans entrer dans un débat sur les structures profondes et le bien-fondé de l'application de critères de l'analyse générative ou structurale au langage enfantin, contentons-nous de reconnaître l'existence d'un langage dans le langage, l'existence d'une logico-combinatoire, d'un système linguistique réduit. Ce système dynamique, à la frontière entre langage et langue (un langage, mais pas encore une langue), se retrouve, mais statique cette fois, indifféremment de l'âge, chez des enfants handicapés moteurs, qui n'ont pas acquis le système grammatical, mais dont le langage fonctionne avec les mêmes composantes que la logico-combinatoire. Les composantes de ce système réduit se retrouvent aussi chez l'adulte dans le cas de troubles du langage comme l‟aphasie. 117 Ces derniers remplacent les marques morphologiques absentes : « pipi avant », « avant » indique ici le passé. Les quelques pronoms (déictiques indiciels) peuvent être considérés, dans ce système, comme des monèmes dépendants (puisque sémantiquement chargés). 118 Cf. Marastos, M. (1978) : New Models in Linguistics and Language Acquisition, in Halle, Besman and Miller (eds) : Linguistic Theory and Psychological Reality. M.I.T. Press, pp. 247-263 56 II. 2. PATHOLOGIE DU LANGAGE III. 2. 1. Linguistique et aphasies Dans la terminologie médicale, le terme aphasie désigne des troubles du langage écrit et oral, causés par des lésions dans l'hémisphère gauche du cerveau qui se distinguent des troubles des organes périphériques de l'émission et de la réception (ouïe et organes de la parole). Ces troubles se manifestent dans l'encodage et le décodage de messages verbaux. Les lésions encéphaliques causent un arrêt de la communication verbale ou des troubles de degrés variables (HECAEN 1968 : 390). En linguistique, le terme aphasique se réfère à une perte complète ou partielle du langage, résultant d'une maladie ou d'une blessure au cerveau. L‟aphasie est provoquée par des lésions de l'hémisphère gauche (centre du langage). Le tableau clinique dépend largement de l'étendue de la détérioration de l'hémisphère gauche, et de ce fait, le syndrome peut s'exprimer de différentes façons (HECAEN 1969 : 308). La classification des aphasies est loin de faire l'unanimité. Les spécialistes de cette matière, les aphasiologistes, divergent dans leurs classifications, selon qu'ils soient neurologues ou linguistes. La terminologie utilisée est extrêmement floue et dépend largement de la science (linguistique, neurologie, psychologie) qui l'emploie. Pour simplifier, on admet une classification classique en quatre types d'aphasies distincts, largement acceptée : aphasie de Broca ( ou aphasie moteur : perte des composantes morphologiques, déficit phonologique, discours « télégraphique »), aphasie de Wernicke (ou aphasie sensorielle : troubles de compréhension orale et de la dénomination, grandes difficultés pour retrouver un mot spécifique, beaucoup de répétitions), aphasie de conduction (compréhension intacte, le langage n'est pas affecté, si ce n'est dans l'impossibilité de répétition) et aphasie amnésique (ou anomia : difficulté de mémorisation des mots, compréhension et répétition ne sont pas affectées). Parallèlement à l'étude des aspects médicaux et psychiatriques de l'aphasie, des études ont été effectuées, à partir d'observation de patients aphasiques, sur l'essence du langage. En 1941, 57 Jakobson 119 met en parallèle la détérioration du langage de l'aphasique et l'acquisition du langage par l'enfant. Il conclut que le fonctionnement du langage peut être étudié sous les deux aspects progression et régression. Il observe que les oppositions acquises les premières sont les dernières à disparaître et ce sont les plus fondamentales dans les structures en opération. Dans le cas de régression, le système linguistique, quoique plus pauvre, demeure ordonné ; démembrement du système, mais aussi restructuration, particulièrement au niveau phonologique. Pour Jakobson, les troubles phoniques aphasiques présentent une analogie avec le procès de l'acquisition du langage. L'échelle de démembrement du langage chez l'aphasique est le miroir (inversé) de l'échelle de progrès chez l'enfant. L'opposition [R] ~ [L], apparaissant tard chez l'enfant est la première à disparaître. L'acquisition du langage chez l'enfant, sa désorganisation chez l'aphasique et son fonctionnement chez l'adulte présentent donc des lois de solidarité communes qui correspondent à l'universalité des principes de structure du langage. En 1956, Jakobson 120 reprend son analyse des troubles du langage, en l'associant cette fois à l'opposition axe syntagmatique / axe paradigmatique, ou axe de contiguïté opposé à l'axe de successivité (substitution). Puisque l'aphasie est un trouble du langage, des critères purement linguistiques doivent être utilisés pour obtenir une typologie des aphasies. Sans rejeter ses conclusions de 1941, il limite la comparaison aphasie / acquisition du langage à la seule aphasie de Broca, aphasie de contiguïté. Pour Jakobson, les deux modes de relations qui sous-tendent le langage sont les relations de similarité et celles de contiguïté (ou de sélection et de combinaison). Dans le langage aphasique, l'un de ces deux modes de fonctionnement est perturbé. Les différents types d'aphasies se situent, pour Jakobson, entre ces deux pôles. - Dans les troubles de sélection des unités (troubles de similarité), l'aphasique est capable de compléter une phrase, mais pas de la commencer, faute de trouver le mot de départ adéquat. Il a perdu la capacité de substituer une unité à une autre, et donc de choisir. L'aphasique de ce type répond à son interlocuteur en reprenant ses derniers mots. A la perte de la capacité de substitution et de l'usage métalinguistique, correspond l'emploi de métonymies. Cet aphasique 119 Jakobson, R. (1941): Kindersprache, Aphasie und allgemeine Lautgesezte. Uppsala. Version française (1969): Langage enfantin et aphasie. Ed. de Minuit. 120 Jakobson, R. ; Halle, M. (1956): Fundamental of Language. Mouton, La Haye, pp. 53-82. Voir aussi Jakobson (1955): Aphasia as a Linguistic Problem. In Werner, H.: On Expressive Language. Clark University Press, Worcester, pp; 69-81. Cf. Dubois (1977) p. 5. 58 conserve les relations de contiguïté et les morphèmes (grammaticaux), mais répond à un mot stimulus par une synecdoque ou une métonymie : fourchette pour couteau, table pour lampe, ville pour gratte-ciel. - Dans les troubles de combinaison des unités (troubles de contiguïté), l'aphasique a perdu le pouvoir de former des phrases. Les morphèmes grammaticaux ont disparu et cette disparition a donné lieu à un style « télégraphique ». Seuls les mots syntaxiquement indépendants subsistent, alors que les unités morphologiques disparaissent. Des mots isolés peuvent devenir des phrases. Ces aphasiques, contrairement à ceux souffrant de troubles de la similarité, usent de métaphores et présentent la régression la plus régulière vers les stades infantiles du langage 121 . Jusqu'au début des années 60, la pathologie du langage n'avait été considérée par les linguistes que comme un moyen de connaître le fonctionnement du langage normal par des recherches inspirées de la linguistique structurale. La distinction apportée par le modèle génératif entre performance et compétence allait mettre en évidence le fait que l'analyse linguistique de l'aphasie ne peut se faire qu'à partir des performances. Les aphasies sont ramenées à des troubles de la performance. Le rôle de la linguistique dans l'analyse de l'aphasie se modifie donc et doit se joindre à d'autres disciplines telles que la psychologie, la neurologie, l'anatomie. Elle perd ainsi de son autonomie pour devenir « neurolinguistique », étude des corrélations existant entre la typologie anatomo-clinique et la typologie des aphasies (DUBOIS 1977 : 17-18). Jakobson neuropsychologique, de Luria 123 122 confronte sa classification linguistique avec celle, , basée sur les localisations lésionnelles. Pour couvrir les classifications de Luria, Jakobson ajoute à l‟intérieur des deux grands types d‟aphasie (de 121 Cf. Dubois (1977) : De la linguistique à la neurolinguistique, Langages 47, 1977, p. 7, Jakobson (1963) : Deux aspects du langage et deux types d'aphasie. In: Essai de linguistique générale. Paris, Ed. de Minuit, pp. 4367: « Toute forme de trouble aphasique consiste en quelque altération, plus ou moins grave, soit de la faculté de sélection ou de substitution, soit de celle de combinaison et de contexture. La première affection comporte une détérioration des opérations métalinguistiques, tandis que la seconde altère le pouvoir de maintenir la hiérarchie des unités linguistiques. La relation de similarité est supprimée dans le premier type et celle de contiguïté dans le second. La métaphore devient impossible dans le trouble de la similarité et la métonymie dans le trouble de la contiguïté ». p. 61. 122 Jakobson (1963) : Towards a Linguistic Typology of Aphasic Impairments. In A. V. S. de Reuck and Maeve O'Connors : Disorders of Language. J. and A. Churchill, London. 123 Luria, A.R. (1962) : Vysshie korkovye funktsii cheloveka. Moscow University Press. Edition anglaise: Higher Cortical Function in Man. New York, 1966. 59 combinaison et de sélection) deux autres classes : troubles de cohérence ( troubles de l‟organisation syntagmatique du discours) et troubles du système d'encodage des concepts en mots ( troubles de l'organisation paradigmatique du langage). Luria a montré de la même manière que ces deux sortes de troubles correspondent à des lésions localisées différemment dans le cerveau (LURIA 1976 : 52-53). D'autres études ont été entreprises dans le cadre de la grammaire générative. Weigl et Bierwisch 124 , s'inspirant du cadre théorique de la grammaire de Chomsky, ont proposé une explication « générative » de l'aphasie, c'est-à-dire en postulant que les aphasies doivent être considérées comme des troubles du système de performance, la compétence sous-jacente restant intacte : des troubles de la surface, et non des structures profondes. Ils s'appuient sur plusieurs observations : - Dans certaines aphasies, on constate que plusieurs composantes sont atteintes, mais d'autres ne le sont pas. Ce qui serait inexplicable si la compétence était atteinte. - Les performances sont variables chez le même aphasique, ce qui serait impossible si la compétence était atteinte. - Le phénomène de compensation permet d'obtenir la performance par une autre stratégie. En 1976, von Stockert et Bader 125 retrouvent les hypothèses de Jakobson. Ils proposent à un groupe d'aphasiques, les uns sensoriels et les autres moteurs, un test qui consiste à refaire des phrases, qui ont été préalablement découpées en trois parties. Ces phrases sont de trois ordres: des phrases nominales, des phrases qui supportent deux interprétations syntaxiques (l'une donnant une phrase sémantiquement normale, l'autre sémantiquement anormale) et des phrases grammaticalement correctes, mais constituées de mots qui n'ont pas de sens. Ils observent que les aphasiques moteurs ordonnent les constituants selon un ordre logique et selon le sens, mais avec des erreurs d'ordre grammatical ; les aphasiques sensoriels, en revanche, organisent les phrases selon la structure grammaticale, que le résultat soit sémantiquement acceptable ou non. Les aphasiques sensoriels structurent correctement des phrases sans sens. Stockert et Bader en concluent que les aphasiques sensoriels s'appuient 124 Weigl, L.E. ; Bierwisch, M. (1970): Neuropsychology and Linguistics : Topics of Common Research. Foundations of Language 6. pp. 1-18. Cf. Dubois (1977), p. 30. 125 Stockert von, Th. ; Bader, L. (1976) : Some Relations of Grammar and Lexicon in Aphasia. Cortex 12, pp.49-60. Cf Dubois (1977), p. 32. 60 essentiellement sur la construction grammaticale, alors que les aphasiques moteurs s'appuient sur le sens des mots pour comprendre et ont un déficit grammatical. Le fait de privilégier le sens au détriment de la morphologie se retrouve dans les productions orales de ces aphasiques, productions sans marques grammaticales qui constituent l'agrammatisme. II. 2. 2. Agrammatisme L'agrammatisme, symptôme linguistique de l'aphasie (troubles de contiguïté) 126 présente les caractéristiques suivantes 127 : - omission d'articles, de prépositions et pronoms personnels, - suppression des auxiliaires verbaux, des copules et de conjonctions, - omission des modalités de nombre et de genre, - réduction du verbe à la forme infinitive, - incapacité de comprendre les morphèmes grammaticaux, - usage du style télégraphique, structures simples dans les phrases, parataxe, mots isolés. Cette description des caractéristiques de l'agrammatisme est parfois nuancée par les études effectuées sur des patients agrammatiques. Certains éléments morphologiques peuvent subsister. Tissot, Mounin et Lhermitte (1973 : 25-30) notent que : - Des morphèmes grammaticaux comme des conjonctions de coordination et des articles (assez rares) peuvent apparaître et des monèmes fonctionnels (prépositions) sont parfois sauvegardés. - Le déficit morphologique atteint les formes verbales, le verbe est de préférence à l'infinitif, mais des formes verbales subsistent (comme le participe passé). - Le « style télégraphique » n'est pas aussi strict que les études sur l'agrammatisme voudraient le faire croire. 126 Jakobson distingue agrammatisme (trouble de contiguité) et paragrammatisme (trouble de similarité). Cf. Jakobson (1971) : Selected Writings II. p. 252. Pour Luria (1976, pp. 746-76) l'agrammatisme est un trouble linguistique affectant les aphasiques dynamiques et les aphasiques efférents. Feyereisen classerait les aphasiques de Broca et les anomiques dans l'agrammatisme, tout en spécifiant que la notion d'agrammatisme n'est pas claire. Cf. Feyereisen, P. (1984): How do Aphasic Patients Differ in Sentence Production ? Linguistics 22, pp. 682-710. 127 Cf. Tissot, R. ; Mounin, G. et F. Lhermitte (1973) : L'agrammatisme. Dessart, Bruxelles. Lesser, R. (1978) : Linguistic Investigations in Aphasia. New York : Elsevier, p. 122 61 Dans la génération des phrases, les agrammatiques ont un déficit dans les flexions (invariabilité) mais conservent l'ordre des constituants et les marques indicatrices de fonction. La forme « classique » de l'agrammatisme reste celle apparentée aux troubles de contiguïté, proche du style télégraphique, c'est-à-dire avec (probablement) structure profonde et interprétation sémantique intactes. Luria (1976 : 73) décrit de la façon suivante les performances d'un groupe de patients agrammatiques : - Ils peuvent répéter facilement des mots isolés et nommer des objets. - La partie prédicative est omise dans la phrase ou est remplacée par la partie nominative. - Les nombreuses répétitions font perdre au discours sa fluidité. Les patients n'ont aucune difficulté pour répéter les mots quand aucune forme morphologique ne s'y rattache. Le verbe n'est répété qu'à la forme infinitive ou au moyen d'une substantivisation. Ce n'est en aucune façon une perte de mémoire (sinon pourquoi simplement les verbes?) mais une réduction à la forme la plus simple. L'agrammatique ne peut répéter ce qu'il ressent comme parasitaire dans l'énoncé, ou ce qu'il ne comprend pas (la partie morphologique, les modalités). La distinction de Luria entre les fonctions linguistiques prédicatives et nominatives reflète la vision d'un système complet sur un système réduit : le premier analyse le second d'après ses propres critères. La distinction entre fonction nominative et fonction prédicative (ou sujet / prédicat) existe tant que ces deux fonctions s'opposent, ce qui est le cas dans le système linguistique d'une langue naturelle. Dans le cas du style télégraphique, cette opposition est absente, et la fonction nominative, puisque unique, n'existe plus en tant que fonction distinctive. Pour Luria (1976 : 76), il y a une très forte réduction de la fonction prédicative ainsi qu'une détérioration de la structure de surface et de la structure profonde. L'étude des jugements grammaticaux chez les aphasiques montre que les agrammatiques considèrent « grammaticales » des phrases sans copule (et cette absence de copule est caractéristique du discours spontané agrammatique), sans sujet, et sans déterminants 128 . La neurolinguistique a émis l'hypothèse d'une simplification du système linguistique et le développement d'un sous-système de compensation pour pallier ce qui est endommagé, des 128 Schnitzer, M. : Aphasiological Evidence for Five Linguistic Hypotheses. Language 50-2, 1974, pp. 300-315, cf. Dubois (1977), p. 36 62 « stratégies palliatives » 129. L'agrammatisme serait un système linguistique réduit caractérisé par l'usage de la parataxe, la perte des modalités, l'emploi de l'ordre des mots et de quelques monèmes fonctionnels pour assumer les fonctions grammaticales. Les analogies entre l‟agrammatisme et la grammaire enfantine ne conduisent pas obligatoirement à la conclusion que l'agrammatisme représente une « désacquisition » du langage. L'aphasique n'a pas perdu le « langage », son énonciation est structurée selon quelques règles précises de sa langue maternelle. A propos des différences entre l'aphasie et l'acquisition du langage, on remarque que : - les aphasiques n'ont pas une nouvelle grammaire, mais des capacités et des stratégies limitées à l'intérieur d'un système donné, - les erreurs ne constituent pas une « grammaire » spécifique aphasique. L'agrammatisme n'est donc pas le procès de désacquisition du langage (un procès qui serait l'inverse de l'acquisition), mais de réduction, fonctionnant sur les mêmes bases et étant constitué des mêmes composantes que celles des systèmes dynamiques pendant l'acquisition du langage à un point nommé (le stade logico-combinatoire) comme le montre cette comparaison entre énoncés enfantins (première combinatoire) et agrammatiques. Stade logico-combinatoire : Etein(s) lumière / chaussette à Victor / là-haut Grégoire / ranger Christian / Christian ranger, monsieur / tombé boum / cassé robot / casquette pour maman / chaussette de maman 130 . Agrammatisme : - Ah, aujourd'hui, bonne soirée, parler littérature. - (patient décrivant une image) Salle à manger avec papa manquant, maman apporter bouillon avec fille, fille mettre table ; la table, chat, enfin sept heures, travail fini. 131 129 Par exemple, le suremploi d‟adverbes temporels en compensation de la flexion verbale tient lieu de « stratégie palliative » in Nespoulous, J-L . (1996) : Les stratégies palliatives dans l‟aphasie. Rééducation orthophonique 34, 88. Voir aussi Nespoulous J-L. et J. Virbel (2004) : Apports de l‟étude des handicaps langagiers à la connaissance du langage humain. Revue Parole 29. 130 Ce corpus provient d'une banque de données, transcrites et analysées par Christian Champaud, chargé de recherches au CNRS (UA 316) pour le CEPCL (Centre d'Etudes des Processus Cognitifs et du Langage). 131 In Alajouanine (1968): L’aphasie et le langage pathologique. Paris, Baillère, p. 85. Ces deux extraits de corpus présentent un type rare d'agrammatique « pur ». 63 - Tomber…Madame oh oh... après Madame hôpital Reims am... ambulance... bon... Monsieur Vildé... bon... opéré... mais... ou... sans... plein... plein, plein opéré. Paris après, après opéré. - Et depuis ? - Mais... ah... pi... pi...qûre comme ça... hein... gêne, gêne... ficelle... ah comment ... pareil... ah... fini... j'ai... j'ai... pas ça. - Ensuite, qu'est-ce que vous avez fait, vous êtes retourné à Reims ? - Oui... hôpital. - Qu'est-ce que vous avez fait là-bas ? - Monsieur Vildé... hein... bon... Henri... c'est bon... bon... oui d'accord... fini... après Monsieur Cochemé... hein... Henri... ah bon... lire, lire.132 - Euh, hémiplégie, euh, fulgurant, euh, Hôpital Pasteur, Nice, Nice. Euh, Docteur Dupont. Euh, euh examen / enfin, examen, euh, enfin, un coma, euh, un petit peu. Euh, un mois / un mois, euh pavillon F3 / euh, Docteur Durand. Les reins. Euh, kinésithérapeute. Marche euh, euh, très bien, enfin, un peu, un peu. Euh, premier novembre, médica. Le / Smith / Docteur Smith euh, rééducation. euh, euh, oui, euh, kiné / non, huit heures, kiné, euh, un quart d'heure. euh, mécano, enfin. Euh, euh, euh, huit / euh, deux heures, euh, euh, déjeuner. Euh, rééducation, euh, ah oui! Euh, parole / parole, euh? une demi-heure. 133 Les études effectuées sur l'agrammatisme sont unanimes sur plusieurs points : - l'agrammatisme est la manifestation linguistique d'une aphasie moteur (de Broca), - le discours agrammatique est lent et cause beaucoup d'efforts aux locuteurs (problèmes phonologiques), - les marques grammaticales disparaissent (pronoms, flexions, conjonctions, prépositions...) 134 , 132 Hécaen, H. et R. Angelergues (1965): Pathologie du langage. Larousse, p. 115. Ce type d'agrammatique est plus courant. Apparition de quelques rares formes morphologiques. 133 Lecours, A.R. et F. Lhermitte (1979): L'aphasie. Flammarion/Presses de l'université de Montréal, p. 125. Les barres obliques (des flèches verticales dans l'original) "indiquent la fin d'un segment fautif, habituellement incomplet et parfois suivi d'une tentative de correction". Le maintien d'une certaine graphie "morphologique " (comme le -s pluriel) n'indique pas que l'agrammatique a conscience de réaliser des pluriels. 134 A l'exception de quelques prépositions ou de conjonctions de coordination comme « et ». Cf. Leuninger (1986), p. 25 64 - les noms, les verbes, les adjectifs ( ainsi que certains adverbes non marqués morphologiquement) sont sauvegardés, ainsi que des mots de liaison et des indicateurs de fonction (alors, enfin, de, à, et ...). Dans certains corpus, le maintien de quelques modalités (marques de pluriel, articles indéfinis) 135 , suggère que, tout comme les locuteurs de l'interlangue fossilisée, les agrammatiques peuvent conserver et utiliser quelques unités grammaticales, particulièrement dans une situation rituelle de communication, prévisible et donc à forte prévisibilité lexicale et syntaxique. Ce type de communication se rapproche des codes restreints de Bernstein et se produit lorsque le thème traité aborde un quotidien « langagier » (le travail, la maladie). Ces locuteurs doivent développer un système logique, une combinatoire « agrammaticale » pour se faire comprendre. Leur système n'est pas « incorrect » - au sens de grammaticalement inacceptable -, car ils ne possèdent plus de compétence grammaticale et doivent mettre en œuvre des stratégies palliatives. C‟est cette stratégies qu‟on retrouve dans d‟autres systèmes réduits comme l‟interlangue fossilisée. II. 2. 3. Interlangue fossilisée et agrammatisme Si les analogies entre l'agrammatisme et la syntaxe (ou pré-syntaxe) de l'enfant ont été étudiées, peu de recherches ont été entreprises sur les analogies entre l'agrammatisme et l'interlangue d'acquisition. Pour vérifier l'hypothèse de similitudes entre l'agrammatisme et l'interlangue d'acquisition fossilisée, j‟ai effectué une agrammatiques taiwanais et des Occidentaux vivant à Taiwan expérimentation 136 avec des . Ces derniers (Américains, Français et Espagnols) avaient tous développé un « chinois de survie », dont les caractéristiques étaient proches du Gastarbeiterdeutsch. Les résultats, quant aux performances des agrammatiques, rejoignent les conclusions des études faites à Taiwan sur l'agrammatisme. Les caractéristiques des agrammatiques chinois sont les suivantes (CHEN 1984 : 34) : - possibilité d'énoncés à un seul terme, 135 Goodglass (1967): Psycholinguistic Aspects of Aphasia. Speech and Hearing Center, Adelphi University. Repris dans Goodglass (1973) : Studies of the Grammar of Aphasics. In Goodgass/Blumstein (eds): Psycholinguistics and Aphasia. Baltimore, London, 185. Cf. Robert (1986) : Agrammatism and Interlanguage. The Crane Publishing Company, Taipei, 1986, 57-58. 136 Cf. Robert 1986. 65 - prédilection pour des constructions simples, comme verbe + objet, nom + verbe, ou verbe + verbe, - usage de la parataxe, - maintien de quelques mots indicateurs de fonction (prépositions, marqueurs de temps) et de rares classificateurs 137 , - incapacité d'utiliser les mots non marqués sémantiquement. L'expérimentation s'est basée sur deux types de production orale, structurellement distincts : la production spontanée dépendante et la production spontanée libre. Le premier cas se réfère à un énoncé produit dans un cadre strict et limité (description d'images, réponse à des interrogations), le second à un discours libre dans un milieu familier. L'expérimentation a montré de très fortes similitudes entre l'agrammatisme des patients taiwanais et l'interlangue fossilisée des informateurs occidentaux. Une structure commune aux deux groupes s‟est dégagée, avec comme caractéristiques ( ROBERT 1986 : 71-73) - présence de noms isolés, - fréquentes répétitions, - emploi de la structure simple nom + verbe, - emploi de la structure simple verbe + nom, - emploi de la structure verbe + verbe, - parataxe, - maintien de monèmes fonctionnels 138, - maintien généralement d'un seul classificateur (l'article « spécificatif » [i kə], le plus répandu dans la langue chinoise), chez les agrammatiques comme chez les locuteurs étrangers. - maintien de pronoms 139, 137 Le chinois utilise des « marqueurs de noms », des classificateurs, sorte d'articles sémantiques : végétal arbre, humain homme, long dragon... Les noms sont précédés d'un mot qui les classent en "humains", "végétaux", "long", "court", "vieux", etc. 138 Ces prépositions ne sont pas les mêmes chez les agrammatiques et les locuteurs étrangers : dans, sous, avant, près (agrammatisme), à, vers, de (interlangue), cf. Robert (1986 : 72). 139 Il existe trois pronoms chinois correspondant aux trois personnes (sans distinction de genre). Pour le pluriel, la langue ajoute un suffixe pluriel, un peu comme le -s (morphologique) du français: il, ils. Dans les deux groupes, les pronoms chinois apparaissent particulièrement dans des phrases elliptiques, ce qui rejoint la constatation de Jakobson (1975 : 20) sur l'emploi du pronom par les aphasiques : « Le docteur Th. Alajouanine nous a présenté une fois, à Paris, un malade atteint d'une aphasie sensorielle typique à la suite d'un accident de camion. Le plus difficile, pour lui, était de commencer une phrase et, plus encore, un énoncé entier, par un sujet nominal ou pronominal. Il écrivait, et comme nous lui demandions ce qu'il faisait, il répondit :"J'écris". Comme nous répétions la même question à propos d'un étudiant qui était présent, la réponse fut: "Il écrit". Mais lorsque 66 - apparition de la structure S.V.O. (structure plus fréquente chez les locuteurs étrangers que chez les agrammatiques), - apparition de formes correctes dans le discours libre (chez les agrammatiques comme chez les locuteurs étrangers). Ce qui indique une composante commune dans ces deux systèmes réduits : en situation « rituelle » (prévisible) 140 , ces deux groupes ont maintenu (ou acquis) une compétence linguistique qui s'exprime par l'utilisation de phrases ou de syntagmes répondant à la norme de la langue. A l'aide de cette comparaison entre les deux systèmes, on peut considérer que l'agrammatique, incertain de ses capacités de décodage et d'encodage, se doit de développer une stratégie d'encodage (et certainement de décodage) de substitut, proche de celle du locuteur de l'interlangue d'acquisition fossilisée : répétition et sémantaxe. D'autres stratégies peuvent être utilisées comme l'inclusion du mot cible dans un paradigme. Un agrammatique retrouve le nombre manquant en partant de un : un, deux, trois, quatre, cinq six, sept, sept mort(s). Le dénominateur commun n'est plus l'absence de morphologie (de tels ou tels éléments morphologiques, comme les flexions ou marques de conjugaison, absent de toute façon en chinois) mais la réduction du système linguistique à des éléments purement sémantiques (les indicateurs de fonction et les monèmes autonomes faisant fonction de morphosyntaxe). Ce code fonctionne comme un langage, mais ne peut être analysé au moyen de critères méthodologiques provenant d'un langage complet dont l'analyse et les outils d'analyse ne reflètent que leur propre système. Ce qui est suggéré par les tests de Zurif 141 : les aphasiques classent les constituants d'une phrase selon l'ordre logique et sémantique, mais commettent des erreurs quant à l'ordre grammatical. Ils ne semblent faire aucune différence entre nom, verbe et adjectif, puisque ces notions ne sont plus de sa compétence. Si la distinction entre catégories grammaticales n'existe plus, elle n'est plus pertinente. C'est l‟attitude du locuteur étranger (interlangue d'acquisition fossilisée, pidgin), qui privilégie la logique et la je lui demandai "Qu'est-ce que je fais?", il ne parvint pas tout d'abord à dire: "Vous écrivez", et il en fut de même avec une question similaire concernant une infirmière en train d'écrire. Cette différence étrange s'explique aisément: en français "vous" et "elle" sont des pronoms indépendants et fonctionnent comme sujets grammaticaux même dans les phrases elliptiques ("Qui écrit?" - "Elle"), alors que je, tu, il, ne sont que de simples préverbes ». 140 141 Chez les aphasiques lorsqu'on leur parle de leur maladie, par exemple. Zurif et al. (1972) in Dubois (1977 : 33-34) 67 sémantique au détriment de la grammaire et de ses catégories et élabore un code linguistique réduit. Pour Bickerton 142 , stade logico-combinatoire et pidgins sont des « fossiles du langage ». Il classe dans cette catégorie : - le « langage » des singes qui peuvent apprendre après entraînement à la langue des signes un nombre réduit d‟associations et s‟en servir ensuite dans des activités, le plus souvent pour satisfaire un besoin, - le stade de un ou deux mots chez l‟enfant qui présente des similitudes frappantes avec les performances des primates, - les pidgins, langues émergentes de contact, qui partagent certaines caractéristiques avec les langages précédents, Bickerton remarque des similitudes avec certaines formes d‟aphasie et nomme ces codes linguistiques des « protolangages », distincts du langage de par l‟absence d‟items grammaticaux et l‟impossibilité de construire des phrases complexes. Pour lui, ces codes réduits seraient imposés (impossibilité de disposer d‟un langage complet ou de l‟acquérir , phase de développement à un certain stade). II. 3. FOREIGNER TALK II. 3. 1. Le xénolecte Il existe d‟autres codes linguistiques naturellement et volontairement restreints (par opposition aux systèmes pathologiquement restreints, tel l'agrammatisme). On peut distinguer trois grands types de systèmes réduits : - le langage (pour) bébé 143, - le style télégraphique, non plus l'agrammatisme (pathologique), mais la possibilité de réduire son propre système linguistique (pour envoyer un télégramme, par exemple). - le langage (pour / de l‟) étranger (foreigner talk), qui recouvre plusieurs réalités : 142 Bickerton, D. (1990) : Language and Species. The University of Chicago Press. 143 Ou “Baby talk”. Certains linguistes préfèrent les termes de « langage maternel » (mother talk) ou de « langue de l'éduquant » (Caretaker talk), cf. Krashen, S. (1981) : Second Language Acquisition and Second Language Learning. Pergamon Press, Oxford. 68 . Le langage « typique » de l'étranger (broken language, « petit nègre » en français familier, comme par exemple le Gastarbeiterdeutsch), . le xénolecte, le langage simplifié que le natif peut adopter pour s'adresser à un étranger de la catégorie précitée 144, . l'interlangue, système intermédiaire transitoire ou stabilisé 145. Les études sur le langage étranger (foreigner talk) ont privilégié le langage de l'étranger (pidginisé, stabilisé, fossilisé ou non) 146 . Plus rares sont celles effectuées sur le xénolecte, simplification de son propre système linguistique dans le but d'être mieux compris de l'étranger. Ce xénolecte peut avoir deux composantes : une simplification et réduction de sa propre langue, mais aussi une imitation inconsciente du langage de l'autre, avec emploi possible de mots étrangers ( « capito » pour les étrangers en Allemagne). On retrouve plus ou moins les mêmes caractéristiques dans les (rares) études sur les « foreigner talks », mais on se heurte vite, dans les analyses portant sur des langues différentes, à la composante langue maternelle. La réduction de la langue maternelle ne s'opérera pas de façon indifférenciée. Ce même phénomène est observable chez les aphasiques et les locuteurs d'interlangue. Le xénolecte français (le natif s'adresse à l'étranger qui est supposé avoir une faible compétence en langue seconde 147 ) pourrait 148 être ainsi défini : 144 Le terme xénolecte fait ici référence à la simplification volontaire de son propre langage par un natif lorsqu‟il s‟adresse à un locuteur étranger, Cf. ROCHE, J.M. 1986. Deutsche Xenolekte. Thèse de doctorat non publiée. Université de Francfort / Main. Il s‟oppose à xenolecte « proposé pour désigner le parler spécifique de locuteurs s‟exprimant dans une langue qui leur est étrangère et qui, de ce fait, abonde en marques transcodiques », CUQ, JP. (dir.), 2003. Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde. CLE, 247. 145 Krashen donne à « interlangue », dans ce contexte, une autre signification : langue de communication entre apprenants. Krashen (1981 : 128). Il distingue en outre un dernier type de « foreigner talk » qui serait le « teacher talk » (langage de l'enseignant de langue étrangère pour étrangers). 146 Cf. Ferguson (1975) : Towards a Characterization of English Foreigner Talk. Anthropological Linguistics 17, Valdman, A. (1977) : L'effet des modèles culturels sur l'élaboration du langage simplifié. In Corder/Roulet: The Notion of simplification, Interlanguages and Pidgins and Their Relation to second Language Pedagogy. Neuchâtel, pp. 114-131. Voir aussi les travaux de Corder et de C. Noyau. 147 Stage de FLE, l'été à Royan. J'accompagne une étudiante américaine (ayant un niveau assez correct de français) pour négocier la location d'un studio. La gardienne d'une maison (trois studios de vacances) nous accueille. Elle est chargée par le propriétaire de faire visiter et de conclure le marché. Sans doute habituée à la clientèle étrangère de l'université d'été, elle s'exprime exclusivement en xénolecte, malgré la présence d'un natif et l'interlangue assez élevée de son interlocutrice. J‟utiliserai plus tard ce corpus dans des cours de linguistique appliquée. 148 « pourrait », car les quelques expériences menées n'autorisent pas de généralisation et les paramètres sociolinguistiques ne sont pas ici pris en compte comme le rôle et statut des interlocuteurs. 69 - Verbes à l'infinitif (parfois apparition d'une forme impérative ou d'un participe passé) : Madame comprendre français, madame parler français ? Monsieur, madame, regardez (regarder) ! Madame compris ? - Peu ou pas de modalités : Ici, cuisine, ici, salle de bains, ici penderie. - Aspects temporels assumés par des monèmes autonomes : Monsieur (le propriétaire) pas vouloir chèque. Vous aller banque, changer chèque. Demain venir ici, payer. Madame compris ? - Les prépositions et l'ordre des mots forment l'armature syntaxique : Moi téléphoner à monsieur (le propriétaire). Vous attendre. Moi dire à madame si monsieur d'accord. (Plus tard) Monsieur dire à madame monsieur d'accord. Monsieur (toujours le propriétaire) très content madame habiter ici. - Absence de copule, d'auxiliaire : Si vous besoin de moi, vous appeler. Monsieur très content. Madame américaine ? - Emploi exclusif de pronoms toniques (même s‟ils peuvent avoir la fonction sujet) : Besoin de moi, vous aimer (aimez) ? - Peu de subordonnées. - Maintien de certaines expressions figées, fonctionnant comme un synthème. S'étant aperçu que la gardienne gardait une clé du studio, l'étudiante le lui fait remarquer. La gardienne la tranquillise en affirmant que : Moi, pas manger de ce pain-là. - Au niveau suprasegmental, respect de la frontière des mots: Madame / aimer / studio ? Tous les mots sont accentués et très articulés. Il s'agit dans ce cas d'un xénolecte qu'on pourrait qualifier de « professionnel », servant indifféremment pour tout contact avec des clients étrangers. Les études sur les xénolectes d'autres langues font état de semblables caractéristiques, comme cette analyse des xénolectes allemands le prouve 149 : - abandon de la copule, de l'article et des représentants d'autres catégories grammaticales, - réduction de la syntaxe allemande, abandon de phrases complexes. - généralisation morphologique, abandon des flexions, - réduction du vocabulaire à un inventaire limité, - hypercorrection phonétique. Par rapport aux situations de communication standard, Roche remarque : 149 Roche, J.M. (1986) : Deutsche Xenolekte. Thèse de doctorat non publiée. Université de Francfort/Main. 70 - une plus grande fréquence des paraphrases et des explications ou éclaircissements, - un emploi plus fréquent du pronom deuxième personne du singulier (marque du statut inférieur de l‟interlocuteur). - une plus grande fréquence d'assurance de compréhension (compris, oui ?, non ?), - une plus grande fréquence de certains types d'expressions particulières (impératifs, ordres...), - une limitation du discours au hic et nunc. Certains linguistes admettent des constantes dans les discours xénolectaux 150. Ferguson (1975 in ROCHE 1986 : 8) suppose trois procès sous-jacents à la « xénolectie » : un procès de réduction (reduction processes), un procès de simplification et de clarification (symplifying processes and clarifying processes), et un procès de clarification par paraphrases. D'autres linguistes avouent ne pas avoir reconnu dans leurs recherches de caractéristiques structurales universelles et doutent de ces caractéristiques 151. Mais certaines données restent stables : - processus d'imitation de la façon de parler de l'interlocuteur (adaptation à son vocabulaire, à son interlangue), - croyance que le parler xénolectal a une fonction didactique et facilite l'acquisition de la langue seconde. - compétence universelle de simplifier sa langue maternelle, en réactivant des strates de l'acquisition de la langue maternelle (ROCHE 1986 : 28). Corder postule l'existence de registres universaux, de strates d'acquisition (de la langue maternelle) disponibles dans certains cas précis comme dans l'interlangue ou le xénolecte. Il en conclut à l'existence de « codes simples » (simple codes), de structures simples inhérentes au langage et à l'acquisition 152 . Roche ( 1986 : 33) ne suit pas les conclusions de Corder : 150 Cf. Clyne, M. (1981): 'Second Generation' Foreigner Talk in Australia. International Journal of the Sociology of Language 28. pp. 69-80, Ferguson (1975) : Towards a Characterization of English Foreigner Talk. Anthropological Linguistics 17, pp. 1-14., Hatch, E. ; Shapira, R. et J. Gough (1978): "Foreigner Talk" discourses. Review for Applied Linguistics, Leuven, pp. 39-60. Hinnenkamp, V. (1982) : "Foreigner Talk" und Tarzanisch. Hambourg. 151 Comme Lattey, E. (1982) : Foreigner Talk in the US and Germany : Contrast and Comparison. Communication au LSA Meeting, New York, décembre 1982. Arthur, B ; Weiner, R. ; Culver, M. ; Lee, Y.J. et D. Thomas (1980) : The Register of Impersonal Discourse to foreigners : Verbal Adjustments to Foreign Accent. In Larsen-Freeman, D. (ed) : Discourse Analysis in Second Language Research. Rowley 1980, pp. 111-124. 152 Corder (1977) : Language Continua and the Interlanguage Hypothesis. Proceeding of the Fifth Neuchâtel Colloquium. Aussi dans Corder (1981 : 87-94). 71 Corder (1977) postule l'existence de registres, d'unités linguistiques typiques, qui ont été stockés comme strates d'acquisition de la langue maternelle, et qui peuvent être rappelés en cas de besoin, pour différents objectifs. Tous ces simples codes, dont fait aussi partie le foreigner talk, seraient standardisés et institutionnalisés dans une communauté linguistique et présenteraient une systématisation nette qui serait relativement résistante aux changements. Il suffirait alors de suivre les traces du continuum de l'acquisition de la langue maternelle pour pouvoir travailler sur une telle systématisation. Et on « passerait » à quelques autres registres simplifiés qui pourraient s'y intégrer. Ensuite, il faudrait retrouver des caractéristiques du parler xénolectal dans les registres qui remontent à des stades ultérieurs d'acquisition de la langue maternelle. D'après tout ce que l'on sait jusque là grâce aux études sur les xénolectes, cette hypothèse devrait être limitée à quelques domaines de la langue, car elle n'accorde aucune considération au développement conceptuel du locuteur. Il n'est en aucun cas prouvé que le domaine thématique de la communication xénolectale corresponde au domaine des besoins enfantins et à leur réalisation lexicale. (ROCHE 1986 : 33, ma traduction) Les critiques de Roche rejoignent celles qu'on peut adresser à toute comparaison entre système acquis et système en acquisition, entre système complet et système fragmentaire. Il ne s'agit pas, encore une fois, de confondre le discours du locuteur d'interlangue pidginisée, du bébé de vingt mois, de l'agrammatique et du locuteur de xénolecte, mais de rapprocher les structures sous-jacentes à l'élaboration de leur système linguistique. Le xénolecte, de par la simplification interne de la langue maternelle, s'intègre parfaitement dans ces codes réduits. II. 3. 2. Structures des systèmes réduits Certains linguistes comme Krashen, font une nette distinction entre interlangues, discours d'enseignants, et les xénolectes, seuls systèmes vraiment réduits avec les langages (pour) bébés. Ces deux sortes de systèmes seraient inconscients et n'auraient aucune fonction didactique (KRASHEN 1981 : 126). D'autres, comme Corder, (1981 : 81) proposent une autre classification : 72 ______________________________________________________________ Réduction Mélange (admixture) Usage entre groupes ______________________________________________________________ Pidginisation + + + ______________________________________________________________ Registres réduits + - + ______________________________________________________________ Interlangue + + - ______________________________________________________________ Chaudenson 153 remarque des tendances analogues qui se manifestent dans les grammaires successives que se constitue l‟enfant dans sa phase d‟acquisition (ontogenèse) et la formation d‟un pidgin puis d‟un créole (phylogenèse). Mais de même que le GAD n'est pas un pidgin, ce n'est pas non plus la reproduction à l'âge adulte du stade logico-combinatoire. Il s'agit plutôt d'un procès de construction par réduction à partir de la langue maternelle dans l'acquisition d'une langue seconde par l'adulte, procès qui peut produire à la surface des énoncés présentant des analogies avec le stade logico-combinatoire. Cette même réduction s'opère dans le langage (ou registre) envers étrangers et envers les bébés. Pour Corder, tout locuteur est capable, dans sa propre langue d'effectuer les transformations et les réductions nécessaires pour se faire comprendre des étrangers et des bébés 154 . Il en déduit de fortes similarités de structures entre les systèmes réduits, le procès de pidginisation et l'interlangue. La seule différence serait que l'interlangue ne constitue pas un moyen de communication en soi, un code à l'intérieur d'un groupe 155. 153 Chaudenson (1978) : Créole et langage enfantin : phylogenèse et ontogenèse. Langue française 37, 76-77. 154 Corder (1977) : Simple Codes and the Source of the Second Language Learner's Initial Heuristic Hypoyhesis. Studies in Second Language Acquisition, Vol. I, n°1. Repris dans Corder (1981): Error Analysis and Interlanguage. Oxford University Press, 80. 155 Corder (1977, 1981 : 81). Corder fait une exception pour l'allemand des travailleurs émigrés qui peut servir de moyen, de code de communication à l'intérieur d'une communauté : “Evidence for the same process in the case of adults has been brought by Clyne (1968), who found amongst immigrants workers in Germany that their imperfect German (i.e. interlanguage) was a compromise between their own 'reduced system' (whatever their mother tongue) and the 'reduced registers' (foreigner talk) of their hosts. Since they had different mother tongues their interlanguage served them as a 'lingua franca' and become institutionalized as a pidgin”. p. 86 73 Certes, les réductions ne s'opèrent pas de façon similaire. Si l'on remarque des réductions systématiques de la langue maternelle (lexicales, syntaxiques, morphologiques) dans les cas d'interlangues et de xénolectes, ces réductions et simplifications n'offrent pas de modèle commun (Stutterheim (1986 : 352), sinon dans l'abandon des formes morphologiques et dans les constructions parataxiques. De même, selon certains auteurs, toutes les généralisations ne peuvent être expliquées par l'influence des registres de simplification dans la « langue standard partagée » (Beteiligte Standardsprache, Meisel 1975 : 47). Pourtant, en ce qui concerne la pidginisation, l‟interlangue (sans sa partie intralinguistique) et les systèmes réduits, Corder admet des structures communes : Il est maintenant indiscutable que les trois types de codes ou « langages simplifiés » présentent de fortes ressemblances de structure, les plus remarquables étant : un système morphologique simple ou virtuellement inexistant, un ordre des mots plus ou moins fixe, un système pronominal élémentaire, un petit nombre de mots fonctionnels grammaticaux, peu ou pas d'usage de la copule, l‟absence d'un système d'articles (moins fréquemment, l‟absence de mots déictiques). Les fonctions sémantiques de ces systèmes ainsi que d'autres tels que le temps, l'aspect (ou autres) sont réalisées, quand elles le sont, par des moyens lexicaux, par des adverbes, par exemple, ou quelque « forme impérative ». Les relations syntaxiques de base sont exprimées par l'ordre des mots. 156 Pour Corder, les systèmes (ou registres) 157 simplifiés ou réduits représenteraient des systèmes approximatifs intermédiaires fossilisés devenus institutionnalisés (CORDER 1981 : 82). Ce qui l'amène à la théorie suivante : les systèmes simplifiés - qui partagent les caractéristiques de l'interlangue et du procès de pidginisation - proviennent de systèmes « complexes », systèmes d'acquisition de langage. Ils en sont une partie et ne s'effacent pas, dans le cas de l'acquisition du langage par l'enfant, mais restent disponibles pour l'acquisition - et 156 Corder (1981 : 80 ), p. 80 : “ It is now indisputable that all three types of so-called simplified codes or languages exhibit strong structural similarities, the most salient of which are: a simple or virtually non-existent morphological system, a more or less fixed word order, a simple personal pronoun system, a small number of grammatical function words and grammatical categories, little or no use of the copula, absence of an article system (less often the absence of deictic words). The semantic functions of these and other systematic systems such as tense and aspect are typically performed, when at all, by lexical means, e.g. adverbs, or some 'imperial form'. The basic syntactic relations are expressed by word order”. 157 Certains auteurs opposent « systèmes réduits » et « registres réduits ». Ces derniers ne s'appliquent que dans le cas de simplification et de réduction d'une langue déjà acquise. Ainsi le xénolecte, ou le parler pour bébés serait un registre réduit, tandis qu'une intralangue ou le stade logico-combinatoire, un système réduit. 74 l'apprentissage - d'une langue seconde (CORDER 1981 : 86). La notion de simplification est donc partie intégrale du procès d'acquisition, et les règles de simplification et de réduction seraient universelles 158 . Cette hypothèse a fréquemment été émise par les linguistes travaillant sur les pidgins et la pidginisation, ainsi que par ceux travaillant sur le développement du langage chez l'enfant 159 . Ils constatent une régression ou un retour à des structures simplifiées, déjà présentes dans le procès d'acquisition de la langue maternelle, et encore disponibles, des « grammaires simplifiées » universelles. Supposons avec Corder (et d'autres) que ces règles de réduction soient universelles. Les études neurolinguistiques sur l'aphasie confirment cette thèse d'un procès universel de réduction. Il apparaît dans l'agrammatisme. Privé de sa compétence morphologique, le patient opère dans son système linguistique une réduction (syntaxique mais aussi lexicale) qui lui permet d'élaborer un code simplifié pour pouvoir communiquer. En ne gardant de ces codes réduits que l‟agrammatisme, le xénolecte et l'interlangue pidginisée (intralangue), on peut dégager certaines caractéristiques communes à ces trois codes : - un système morphologique inexistant ou très simple, - un ordre des mots plus ou moins fixe, - une réduction des fonctions grammaticales et des catégories, - peu ou pas d'utilisation de la copule, - une réduction sémantique (le temps et l'aspect sont rendus par des éléments lexicaux), - la place des mots exprime les relations syntaxiques, - forte polysémie résultant de la réduction du lexique, - peu de redondance, - importance du contexte pour l'interprétation du message. 158 Corder (1981 : 81-82), se référant à l'hypothèse de Samarin (1971) : Salient and Substantive Pidgins. In Hymes (ed). 159 Cf. Ferguson, C. et C. De Bose (1977) : Simplified Registers, Broken Language and Pidginization. In Valdman: Pidgin and Creole Linguistics. Bloomington: Indiana University Press ; Traugott, E. (1977) : Natural Semantax : Its Role in the Study of Second Language Acquisition. In Corder et Roulet : Actes du Vème Colloque de Linguistique Appliquée de Neuchâtel. Genève, Droz ; Ervin-Tripp, S. (1974) : Is second language learning like the first? TESOL QUATERLY, Vol 8, N°2, pp. 111-129 75 Lors du procès d‟acquisition (de la langue maternelle et de la langue seconde), la langue cible peut être présentée de façon « réduite » : Normalement, dans l‟acquisition non guidée, l‟entrée est constituée simplement de communication quotidienne. Mais, même dans ce cas, il peut se produire certaines adaptations. Dans l‟acquisition de la langue maternelle, il s‟agit du langage-pour-enfant (motherese), dans l‟acquisition d‟une seconde langue, le registre-pour-étranger ou xénolecte (foreigner talk). Le locuteur natif modifie sa propre production pour la rendre plus compréhensible à l‟étranger (de son point de vue à lui). Il peut dire par exemple : « Toi aller mairie bureau police, compris ? » à la place de dire « Il faut que vous alliez à l‟antenne des services de police à la mairie ». Ces adaptations affectent entre autres : - la phonologie : on parle lentement avec des pauses et parfois en articulant de façon exagérée ; - la morphologie : les formes verbales sont souvent réduites à l‟infinitif ; - la syntaxe : l‟ordre des mots est modifié ; certains éléments, comme la copule ou l‟article, sont supprimés ; la subordination est évitée ; - le lexique : certains mots sont évités, ou on les fait suivre d‟une périphrase.160 Il est tout à fait possible de se servir de cette stratégie dans le cas d‟apprentissage d‟une langue étrangère ou seconde, d‟utiliser en salle de classe ces stratégies naturelles de l‟apprenant en situation d‟acquisition non guidée. Mais cette approche ne se justifierait que dans le cas d‟un public de langues maternelles éloignées de la langue cible. 160 Klein, W. (1989 : 65). Voir aussi Snow and Ferguson : Talking to children – language input and acquisition, Cambridge, Cambridge University Press, 1977 ; Clyne (ed) : Foreigner talk, International Journal of the Sociology of Language, n° 28, Den Hag, Mouton, 1982 76 III. DIDACTIQUE DES LANGUES : DISTANCE LINGUISTIQUE ET ENSEIGNEMENT III. 1. LES LANGUES LOINTAINES III. 1. 1. Stratégies d’enseignement / apprentissage des langues lointaines. Pendant longtemps, la distance linguistique entre langue source et langue cible n‟a joué que peu de rôle en didactique des langues. A la fin des années 80, la distinction entre langues proches et langues éloignées commençait à s‟affirmer, particulièrement ans le domaine de l‟enseignement des langues « en compréhension ». En ce qui concerne la didactique française, il y avait opposition entre les langues de même famille linguistique (les langues romanes) et les autres, les premières étant proches (ou voisines), les secondes éloignées (ou lointaines, distantes). Dans le cas de ces dernières, la différence de distance entre langue source et langue cible peut être remarquable : les difficultés pour un francophone apprenant le polonais et le vietnamien ne seront certainement pas les mêmes 161 . Il conviendrait donc de distinguer entre langues étrangères « relativement »162, « semi », « plus ou moins », « assez » lointaines / éloignées / distantes et langues étrangères « très » lointaines163. Admettons des langues relativement éloignées (lointaines) comme les langues romanes et les langues slaves ou germaniques, de langues très lointaines (éloignées, distantes) comme les langues romanes et les langues non indo-européennes. Si les locuteurs de langues proches ou voisines peuvent bénéficier (dans le meilleur des cas) d‟un enseignement / apprentissage adapté à leur spécificité (l‟enseignement en compréhension pour les langues romanes), les 161 Dans un séminaire de maîtrise (Linguistique appliquée et didactique du français langue étrangère), j‟ai proposé à des étudiants deux petits textes (documents authentiques), l‟un en polonais, l‟autre en vietnamien. Les étudiants (français) sont arrivés à une compréhension globale (minimale) du texte polonais alors que le texte vietnamien leur est resté impénétrable. Ce qui pourrait sembler évident à de nombreux linguistes et didacticiens à l‟exclusion des concepteurs de manuels « FLE » pour qui la distance (ou la proximité) linguistique ne joue visiblement aucun rôle dans la conception du matériel didactique. 162 « Langues relativement éloignées », expression utilisée par Clive Perdue : « L‟opposition est plutôt entre langues très éloignées (langues germaniques et langues non indo-européennes comme l‟arabe ou le turc) et langues relativement éloignées (langues germaniques et langues latines) ». L’acquisition du français et de l’anglais par les adultes. Editions du CNRS, 1995, p. 18 163 Cf. Robert (2004) : Proximité linguistique et pédagogie des langues non maternelles. ELA 136, 499-511. 77 locuteurs de langues relativement éloignées (relativement lointaines), de langues (très) distantes sont condamnés à la méthodologie « pour tous ». Dans le cas d'acquisition d'une langue seconde (très) éloignée, le locuteur étranger a tendance à utiliser une sémantaxe naturelle 164 ; il sélectionne les mots chargés sémantiquement qu'il peut repérer et reproduire. Le didacticien peut s'appuyer sur ce processus naturel d'acquisition en le reproduisant pendant les débuts de l'apprentissage d'une langue étrangère ou seconde. L'activité langagière est complexe, et certaines langues distinguent deux niveaux d'activités : - un niveau « haut » (accentué), concernant les choix discursifs et sémantiques, - un niveau « bas » (inaccentué), concernant les choix morphologiques. 165 Une simple accentuation peut aider l'apprenant au repérage des mots pleins (mots concepts). Ainsi guidé, ce dernier sera plus apte à discriminer les composantes de l'énoncé et à sélectionner les unités les plus significatives : en fait accentuer à la surface la structure profonde. Dans un deuxième temps, les mots outils (mots grammaticaux) et la morphologie devront faire l‟objet d‟une pédagogie particulière. Cette stratégie rejoint d‟une certaine manière les « stratégies communicatives d‟enseignement » qui distinguent trois procédés de réduction linguistique : la réduction formelle (adaptation par l‟enseignant de son discours au niveau linguistique et à la capacité de décodage des apprenants), une réduction fonctionnelle (réduction des objectifs communicatifs) et une réduction métalinguistique (catégories métalinguistiques très simplifiées) 166. La stratégie que nous proposons ici s‟apparente plus ou moins à la stratégie de réduction formelle, mais s‟en démarque en ce qu‟elle ne concerne qu‟un public de langue très éloignée. En effet, l‟intérêt de cette démarche est d‟éviter de sousestimer les difficultés rencontrées par ce public, particulièrement de langues très éloignées et de proposer un apprentissage en reconstruction à partir d‟une réduction de la langue source. Les difficultés que rencontre un étudiant chinois dans son apprentissage du français ne sont pas nécessairement celles d‟un étudiant d‟une autre origine, un 164 Corder (1981 : 112-113) : “To conclude : if simplification plays any part in second language acquisition as a process or learning strategy then it is not the target language system which is being simplified but that of the mother tongue, i.e. that which is already known; and the simplification is towards some basic universal language-neutral natural semantax, which represents the starting point for second language acquisition”. 165 Cf. Levelt, W. (1976) : Skill Theory and Language Teaching. In Corder and Roulet (eds): Theoritical Approaches in Applied Linguistics. Paris, Bruxelles: AIMAV. 166 Cf. Cicurel (1985) : Parole sur parole : le métalangage en classe de langue. Paris, CLE ; Cicurel (1994) : Schéma facilitateur et métalangage dans l‟apprentissage d‟une langue étrangère, Cahiers du français contemporain, 1. Didier Erudition. 78 Grec ou un Anglais par exemple. Nous n‟en donnons ici qu‟un exemple : l‟emploi des articles français (articles définis, indéfinis ou partitifs). Dans Sans frontières I et II, il n‟y a pratiquement pas de présentation ni d‟exercices sur l‟emploi des articles. Ce qui nous amène à penser que, pour les rédacteurs de ces méthodes, l‟utilisation des articles est considérée comme quelque chose d‟acquis chez les apprenants. Or c‟est loin d‟être le cas des apprenants chinois qui, le résultat d‟un test nous l‟a bien montré, à la fin de leur formation linguistique chez nous, se trouvaient perplexes devant le choix des articles. Une analyse un peu approfondie nous fait remarquer que les rédacteurs pensaient d‟abord peut-être aux apprenants dont la langue maternelle comporte un microsystème d‟articles, mais un peu différent de celui du français, l‟anglais par exemple. 167 Pour illustrer ces difficultés, prenons le cas du pronom relatif simple qui en français. Quelque soit le manuel ou la méthodologie, les règles seront simples : qui est un pronom relatif sujet, son antécédent peut être animé ou inanimé, singulier ou pluriel, masculin, féminin ou sans genre déterminé (neutre). Or, aucun manuel ne précise les limites et les contraintes de cette règle. J‟ai vu Paul ce midi, il déjeunait à la cafétéria. J‟ai vu Paul qui déjeunait à la cafétéria. Je l‟ai vu ce midi, il déjeunait à la cafétéria. Je l‟ai vu qui déjeunait à la cafétéria. Je connais bien cet étudiant, il habite près de chez moi Je connais bien cet étudiant qui habite près de chez moi. Je le connais bien, il habite près de chez moi Pas de pronominalisation (relative) possible. Première limite ou contrainte : le pronom relatif qui ne peut remplacer un pronom personnel objet que lorsque le verbe (de la principale) peut être suivi d‟un infinitif : je le vois qui déjeune (je le vois déjeuner), je l‟entends qui arrive (je l‟entends arriver), je la sens qui hésite (je la sens hésiter), etc. Mais cette contrainte ne s‟applique pas lorsque le pronom objet est indéfini (en) : Je connais des étudiants qui ne vont jamais à la cafétéria J‟en connais qui ne vont jamais à la cafétéria. 167 MO, X. 1996. Quelques réflexions sur l‟élaboration du matériel pédagogique, dans Formation de formateurs – Démultiplicateurs en langue étrangère, Athènes, 1996, p. 121-122. Toujours dans cette logique, mais cette fois-ci avec l‟anglais comme langue cible, des linguistes taiwanais, ayant remarqué que les méthodes élaborées par des anglophones ne satisfaisaient pas le public chinois, proposent de nouvelles approches. Cf. YEN, R.Y. 1999. English Grammar Made Easy, A new approach, Crane Publisher, Taipeh 79 En langues romanes (espagnol, catalan, italien), les règles sont les mêmes qu‟en français. En langues relativement lointaines, comme les langues germaniques (allemand et suédois), la règle de base est commune aux langues romanes 168 , mais les contraintes sont différentes (pas de relatif possible lorsque l‟antécédent est un pronom). Dans une langue non européenne comme le chinois, les pronoms relatifs n‟existent pas. Ce qui implique pour ces trois types de langues : - simple apprentissage des formes pour un public de langues proches (che en italien, que en catalan et castillan, qui en français), les structures grammaticales restent les mêmes 169 - , apprentissage des formes ( som en suédois170, der, die, das en allemand) et des contraintes pour un public de langues relativement lointaines, - apprentissage de la structure, des formes, de l‟emploi et des contraintes pour un public de langues très éloignées. Trois attitudes selon ces trois publics : simple superposition avec adaptation possible (langues proches), adaptation et / ou construction (langues relativement lointaines) 171 , réduction et reconstruction (langues très éloignées). La spécificité du public lointain est rarement prise en compte, que ce soit en pratique de classe, méthodologie, élaboration de matériel didactique, etc. On perçoit bien, chez les locuteurs de langues non apparentées à la langue cible, deux publics distincts : le public « normal » et le public « lent ». C‟est pour ce dernier qu‟on adapte certaines méthodes. Mais, encore une fois, cette adaptation ne reflète pas la spécificité de ce public. On se contente de traduire les consignes ou on délaie (moins de lexique, moins de grammaire, plus d‟exercices et d‟activités). La méthodologie constituée (pour tous) reste la même : mélange de communicatif et de progressif. Or il semblerait plus adéquat de réserver cette méthodologie à un public de langues relativement éloignées. 168 Même si le pronom relatif allemand est variable en nombre et en genre. 169 La difficulté sera de distinguer en français la fonction sujet de la fonction objet, le pronom relatif que (castillan et catalan) remplissant ces deux fonctions. 170 Comme en espagnol et catalan, som peut être un relatif sujet ou objet. 171 Adaptation dans ce cas particulier, construction dans d‟autres, comme par exemple l‟apprentissage de l‟article pour un public russe ou polonais. 80 III. 1. 2. Difficultés linguistiques et culturelles d’un public éloigné. Dans les premiers temps de l‟enseignement / apprentissage du FLE, beaucoup d‟enseignants occidentaux remarquent les difficultés que rencontrent les apprenants asiatiques à s‟intégrer dans un cours de langue (silence des apprenants, peu de participation, difficulté à conceptualiser et à communiquer dans la salle de classe, etc.). L‟approche communicative, souvent proposée dans les centres de FLE, ne correspond généralement pas aux habitudes et aux attentes de ce public dont les spécificités (écrit privilégié par rapport à l‟oral, recherche de compétence linguistique plus que de compétence de communication, problèmes dans l‟acquisition de la morphologie, demande de grammaire explicite, etc. ) sont parfois méconnues des enseignants 172. La première difficulté de ce public de langues très éloignées est de nature linguistique. En langue vietnamienne, par exemple, la partie morphologique (importante dans les langues indo-européennes), est plus ou moins inexistante : la syllabe est invariable et la flexion impossible. Pour exprimer les rapports qui relient les mots, ainsi que les significations telles que le nombre des noms, le temps, le mode, la voix du verbe, le degré de comparaison de l'adjectif, etc., le vietnamien a recours à des procédés tels que l'ordre des mots ou les mots auxiliaires. Le procédé qui domine la syntaxe vietnamienne est la parataxe. Les règles qui régissent la syntaxe vietnamienne se réduisent à des rôles de disposition et de combinaison. L'ordre des mots joue le rôle principal et est rigoureusement réglementé. Les mots auxiliaires qui introduisent le membre subordonné d'un syntagme ou le membre secondaire dans une proposition, de même que ceux qui introduisent une proposition dans une phrase complexe, jouent un rôle secondaire : ils ne s'emploient que lorsque l'ordre des mots ne suffit pas à lui seul pour l'intelligence de l'énoncé. De même, le chinois est une langue sans morphologie, aux formes invariables. Les fonctions grammaticales ne sont pas très définies, tout dépend du contexte. Féminins et pluriels sont indiqués par des suffixes ou des préfixes. Le temps est marqué par un suffixe verbal : le (action accomplie), guo (action du passé à un moment indéfini), zhe (action non achevée : être en train de) ; le futur peut être marqué par le verbe vouloir, sorte d'auxiliaire. Les adjectifs se placent devant le nom et peuvent être redondants : beau et superbe, savoureux et délicieux, 172 Cf. Robert, J-M. (2002) : Sensibilisation au public asiatique, l‟exemple chinois, ELA n° 126, 135-144 81 etc. L'apprenant chinois, tout comme l'apprenant vietnamien ou tout autre locuteur de langues monosyllabiques à tons se retrouve en FLE devant une morphologie développée. L'apprentissage (et la reconnaissance) de cette morphologie constitue la première difficulté, d'autant plus que l'éducation chinoise ne prépare pas au métalangage grammatical. Le mode d'apprentissage du mandarin est caractérisé par les trois traits suivants : - l'apprentissage de l'écriture prend beaucoup de temps ; - l'ordre des mots constitue la base quasi unique de la syntaxe ; - les procédés fondamentaux d'apprentissage s'appuient essentiellement sur l'imitation d'un modèle. Ce modèle d'apprentissage nous incite à croire que dans une classe de langue étrangère, le comportement peu actif des apprenants chinois et leur goût pour les tâches dites « non créatives » (exercices à trous par exemple) proviennent probablement de leur vécu scolaire. 173 Il serait utile de préparer ces apprenants par une initiation à la découverte de la grammaire et de son métalangage (en partant de leur langue maternelle et en les amenant progressivement à la langue cible). Sinon, l'apprenant, pour qui le métalangage grammatical n'a guère de sens en est réduit à tester ses hypothèses et à créer sa propre grammaire : « Les cigarettes sont chères en France » devient : « Les cigarette est cher (chère) en France ». Respect de l'ordre des mots mais erreur dans la pertinence grammaticale (puisque les indique le pluriel, inutile de marquer tous les termes). Deuxième essai : « Les cigarettes est sont chère » (suffixe marquant le pluriel), puis « les cigarettes sont chères ». Une perle de ce type à l'Alliance Française de Paris : Les chevauxs sonts ... (hypergénéralisation des règles morphologiques). Importance de faire comprendre les notions de redondance et de pertinence morphologique au public asiatique (en général très logique) qui s'étonne toujours que : « Demain, je vais au cinéma » soit possible, mais que « Hier, je vais au cinéma » soit incorrect. Le public asiatique est demandeur de règles explicites, particulièrement le public chinois pour qui une grande partie de l‟apprentissage consiste en une application stricte des règles 174. 173 Yang K. J. (1992) : L'apprenant chinois face au métalangage grammatical. Lidil N°5, p.120 174 Dans les classes de mathématiques du secondaire en Chine et à Taiwan, il n‟y a pas de démonstration des théorèmes : il suffit de les apprendre et de les appliquer. 82 Les autres difficultés proviendront de ce qu‟on pourrait appeler le choc didactique. Si l'oral est la partie la plus importante dans un cours français, c'est souvent l'écrit en Asie. A Taiwan ou en Chine, par exemple, les enseignants donnent un texte aux étudiants (la veille par exemple) pour qu'ils puissent l'étudier tranquillement. Ce texte n'est pas trop long et bien structuré : d'abord les têtes de chapitres ou de parties importantes, présentées dès le début, sorte de plan comprenant les parties importantes avec divisions et sous-divisions. On part traditionnellement dans la culture chinoise du plus grand vers le plus petit. Comme sur les adresses où sont d'abord inscrits le pays, la ville, la rue puis le nom et le prénom. Le texte suit cet ordre et s‟apparente plus à un tableau structural qu‟à un document déclencheur. L'image, la photo, l'illustration ne peuvent servir que d'éléments annexes, de support du texte et ne le remplacent pas. Un film peut servir de matériel pédagogique, mais il est d'autant plus apprécié si un texte l'accompagne (sorte de résumé). Tout schéma est accompagné d'une explication écrite, même si le sens est explicite. L'enseignement est structuré et détaillé. Proposer un plan des activités du cours dès le début aide les étudiants à ordonner leur apprentissage. Si l'enseignant soupçonne que les étudiants n'ont pas compris, il ne pose pas la question « Avez-vous compris? » (la réponse serait un silence) mais reprend l'explication ou demande: « Voulez-vous que je recommence l'explication / la démonstration? ». Demander avec trop d'insistance à un apprenant s'il a bien compris risquerait de lui faire perdre la face. Si l'enseignement passe mal ou si certains étudiants ont du mal à suivre, des groupes de travail se forment naturellement. En général, les problèmes de mauvaise compréhension sont à la charge de l'étudiant et non de l'enseignant. L'apprenant asiatique en général n'est pas habitué à découvrir des notions, à les organiser et à conceptualiser. Il attend de l'enseignant des règles simples et logiques qu'il pourra appliquer ensuite. En règle générale, l'enseignant asiatique explique la règle, montre comment l'appliquer et le travail des étudiants consiste à se familiariser avec ces données nouvelles, les apprendre et s'entraîner à les appliquer (travail à la maison). Il se montre très surpris lorsqu'on lui demande de les appliquer immédiatement et en public. Entraîné à ne parler que s'il connaît la bonne réponse, il se taira plutôt que de réaliser un énoncé incorrect. On croit remarquer quelquefois que l'apprenant asiatique n'écoute pas, ne « suit » pas le cours. En réalité, il attend le moment opportun pour étudier (ce qui signifie souvent seul après le cours). Le cours de langue en Asie, par exemple, est presque l'inverse du cours de langue français. Un cours de 90 minutes se compose d'une heure (ou plus) de vérification des acquis de la séance précédente 83 et de 30 minutes (parfois moins) d'explication grammaticale et de consignes de travail personnel pour la prochaine séance. Un cours de FLE en France donne parfois l'impression à un Asiatique que la charrue est mise avant le buffle. Le jeu de rôle peut parfois créer des dilemmes chez l'apprenant. Son respect de la hiérarchie l'empêche par exemple d'imaginer l'enseignant(e) comme chauffeur de taxi. Cette profession étant méprisée à Taiwan, un Taiwanais n'assumera pas volontiers ce rôle ; il aura de même quelques difficultés à donner la réplique à un enseignant qui l'endosserait . Toute proportion gardée, cela équivaudrait en France à une enseignante qui prendrait le rôle d'une dame de petite vertu et qui demanderait aux étudiants de discuter du prix. Autre exemple: « Un enseignant demande à une étudiante asiatique: "Yun, imagine que tu fais du stop" -"non, non" -"mais si, tu fais du stop, d'accord?" - "non, non, je ne veux pas". Silence, gêne, tension, que faire ? Ce n'est pas que Yun ne veut pas apprendre, c'est que son statut socioculturel extérieur ne lui permet pas de faire du stop, et qu'elle ne peut même pas "faire comme si" » 175 . De façon générale, l'apprenant asiatique est surpris, parfois effrayé, que l'enseignant s'intéresse en public à sa vie privée ou à ce qu'il pense. Pour éluder des questions indiscrètes, un Chinois peut choisir de répondre à côté (- « Comment voyez-vous / vois-tu l‟avenir de Taiwan / de la Chine ? » - « oui »). L'enseignant croit alors qu'il n'a pas compris et reformule sa question, à la grande confusion de l'apprenant. Cette impression (fréquente) de l'enseignant que l'apprenant asiatique n'a pas compris peut aussi provenir du fait que l'Asiatique organise sa pensée avant de répondre. La durée de réflexion est assez longue pour que l'enseignant confonde ce silence avec un manque de compréhension. Reformuler la question trouble l'apprenant qui doit recommencer le processus. L‟étudiant asiatique considère les activités en interaction comme des tâches de vérification des acquis. Dans un premier temps, il se sentira peu impliqué dans un débat, il privilégiera la production d‟un énoncé correct et le consensus : les Chinois recherchent l'harmonie et évitent la perte de face de l'un ou des deux interlocuteurs, les Japonais recherchent la conformité. Ce qui, vu du point de vue de l‟enseignant occidental, n‟est pas le but de l‟activité proposée. Le modèle des relations humaines au Japon (...) suppose, du point de vue conversationnel, que les échanges tenus par les Japonais sont basés sur la 175 Salins, G. de (1989) : Esquisse ethnographique de la situation de classe. REFLET N°30, p. 19 84 convergence émotionnelle définie en terme de reconnaissance mutuelle de la conformité, voire même de l'affinité entre les personnes en relation. Dans une interaction en face à face, les présupposés conversationnels des Japonais fonctionnent de sorte qu'ils soient fondés sur la recherche de la convergence mais non de l'échange argumentatif. Lors du type de relation qualifié de conflictuelle telle la persuasion ou la négociation, les signes de désaccords se manifestent avec recours à la convergence. 176 Il y a une infinité de langues et de dialectes chinois qui ne sont pas intercompréhensibles mais une seule langue écrite, idéogrammatique. Si un Français peut lire un mot qu'il ne comprend pas, un Chinois peut comprendre un caractère qu'il ne peut pas lire. D'où la tendance à écrire, à noter, tendance souvent contrariée par l'enseignant : on écoute, on comprend, on n'écrit pas. De par son éducation, un Chinois mémorise par l'écriture, il « apprivoise » l'idéogramme et transfère souvent ce processus de mémorisation en français. Ce penchant pour la chose écrite peut provoquer quelques petits drames en salle de classe. Comme l'étudiant chinois considère que le manque de compréhension est à sa charge, il jugera poli et efficace de chercher le mot dans son dictionnaire plutôt que d'écouter les explications de l'enseignant. Ce qui peut provoquer la scène suivante : un apprenant asiatique n'a pas compris un mot ou plusieurs mots du texte ou du discours ; plutôt que de s'informer, il cherche dans son dictionnaire au risque de se laisser distancer dans le déroulement du cours. L'enseignant, qui s'en aperçoit, demande à l'apprenant d'écouter son explication plutôt que de chercher dans le dictionnaire. Ce qui peut signifier pour ce dernier une perte de face : rendre public le fait qu'il n'a pas compris. Cet apprenant acquiesce à l'injonction de l'enseignant « oui » (oui, j'écoute, je ne regarde pas dans le dictionnaire), ce qui est pour lui répondre à la politesse de l'enseignant (merci de me proposer une explication personnelle, c'est très courtois), mais, à la grande surprise de l'enseignant, continue à feuilleter son dictionnaire sans écouter les explications (moi aussi, je veux être courtois, je peux très bien trouver le mot tout seul, ne perdez pas votre temps, et le temps de la classe, avec moi). Cette insistance à chercher le sens d‟un mot peut aussi provenir de la syntaxe chinoise. Dans une langue européenne, la méconnaissance d'un mot dans une phrase ne perturbe pas trop la 176 Higashi T. (1992) : Convergence émotionnelle dans la pratique communicative des Japonais. LIDIL N°5, L'apprenant asiatique face aux langues étrangères. Presses Universitaires de Grenoble, p.16 85 compréhension de la phrase. On sait qu'il s'agit d'un nom, d'un verbe, d'un adjectif, etc. En chinois, le mot peut prendre plusieurs catégories selon sa place et le sens de la phrase. Pour un Chinois, la méconnaissance d'un mot n'est pas seulement sémantique, elle est aussi catégorielle, et la suite du texte ou du discours peut être perturbée. D'où l'importance pour lui de construire le sens « linéairement » et non globalement. Un Latin aura terminé sa lecture (dans le cadre d‟une compréhension globale) quand un Asiatique n‟en sera qu‟au premier quart. L‟enseignant français a du mal à s‟imaginer les problèmes linguistiques qui se posent à l‟apprenant asiatique (morphologie, système temporel, pertinence, etc.). Devant ces nouveautés, l‟apprenant chinois ressent un besoin d‟explications, de grammaire explicite. Il n‟ose pas toujours demander à l‟enseignant ce type d‟explication (ce serait critiquer son enseignement, lui faire remarquer en public qu‟il n‟a pas donné toutes les informations nécessaires), il peut le faire à la fin du cours en privé ou rechercher seul dans des grammaires de français langue maternelle ou langue étrangère qui ne sont généralement pas adaptées aux demandes de ce type de public. L‟apprenant asiatique se trouve alors confronté à un dilemme qui lui semble insoluble. D‟une part, il se trouve face à une ou des approches didactiques qu‟il ne comprend pas et qui le démotivent ; d‟autre part, les stratégies qu‟il voudrait mettre en œuvre ne lui permettront aucune compétence de communication. Mais est-ce le but recherché ? Si certains apprenants privilégient une approche « structuraliste » de la langue, c‟est non seulement parce qu‟ils comprennent ainsi l'enseignement / apprentissage des langues étrangères, mais aussi parce qu‟ils peuvent ne pas être attirés par la compétence de communication. Ils recherchent un savoir linguistique (ou culturel : littérature et civilisation ) et se soucient peu de « vivre la langue ». Ces apprenants sont à la recherche d'un code linguistique (comment se faire comprendre et comprendre) et d'un savoir culturel. Les contacts (que souvent ils ne recherchent pas) avec les Français restent extrêmement limités. Leur demande comprend grammaire, exercices, dictée (ils seraient ravis de travailler en traduction), mais peu ou pas la compétence de communication. On retrouve cette attitude chez certains Occidentaux en Asie, dans des centres de formation linguistique en chinois ou japonais langues étrangères. Ces apprenants privilégient l'acquisition d'une grammaire et d'un vocabulaire de base (comment ça marche) susceptibles de remplir leurs besoins langagiers (ils sont plus sensibles, au niveau débutant, à une approche progressive qu'à une approche fonctionnelle) : compétence linguistique plus que compétence de communication. 86 Pour les apprenants asiatiques qui se fixent comme objectif, non plus un simple code linguistique, mais la maîtrise d‟une langue, l‟approche communicative telle qu‟elle est pratiquée au niveau débutant est à repenser. Elle s‟adresse en effet à un public de langues indo-européennes capable, à l‟écoute d‟une langue étrangère, de discriminer (plus ou moins) les phonèmes et d‟identifier les monèmes dans la chaîne parlée. Ce même public est habitué à prendre la parole, ne craint pas de produire des énoncés incorrects et pratique avec plaisir la communication en interaction, comportement étranger au public asiatique qui a tendance à lire et écrire plutôt qu‟écouter et parler. Doit-on donc faire des classes par affinités linguistiques et culturelles ou brasser les nationalités ? La plupart des centres de formation (pour des raisons plus économiques que pédagogiques) ont opté pour la seconde solution 177. Ce qui semble aberrant d'un point de vue didactique, tout au moins à un niveau débutant. L'apprenant asiatique doit s'adapter à une méthodologie et un mode d'enseignement auxquels il est peu habitué ainsi qu'à un système linguistique entièrement nouveau. Il ne s'agit pas de faire des classes « ghettos », mais de respecter la distinction entre langues proches / langues (très) lointaines et les habitudes didactiques. Pour un niveau débutant, on peut imaginer des classes de locuteurs de langues (très) lointaines partageant les mêmes spécificités (culturelles et linguistiques). Ces classes ne fonctionneraient que pendant un ou deux mois, permettant une adaptation progressive au mode d‟enseignement en France ainsi qu‟à l‟apprentissage d‟une langue flexionnelle comme le français. Cette séparation des publics au niveau débutant permettrait une meilleure centration sur les apprenants et éviterait le phénomène de classes à plusieurs vitesses. Ce même problème se produit en Asie, lorsque les Occidentaux étudiant le chinois mandarin à Taiwan se plaignent de la présence de Cantonais, Japonais et autres Asiatiques dans les cours de chinois langue étrangère. Leurs reproches recoupent ceux des Asiatiques en France : « les autres étudiants sont trop forts, ils parlent (comprennent, écrivent) déjà le français, etc. ». Mais souvent, les étudiants asiatiques infirment eux-mêmes cette position. Ils exigent d'être dans une classe « normale », d'être considérés comme des étudiants « normaux ». Le fait que certains d'entre eux maîtrisent l'anglais peut expliquer cette position. Mais il n'échappe pas aux enseignants qu'ils sont face, au niveau débutants complets, à deux, voire plusieurs publics différents. 177 Même si quelques didacticiens, dès la fin des années 80, ont proposé de regrouper les débutants selon leur compétences linguistique et culturelle, cf. Delacroix, D. (1989) : Une nouvelle manière de classer les débutants, Reflet n° 29, 18-19. Mais il n‟a jamais été question de les classer selon leurs cultures didactiques. 87 Dans les premiers temps de l‟apprentissage, il ne semble pas anti-pédagogique de donner à ces apprenants les informations grammaticales dont ils ont besoin, de leur fournir les bases métalinguistiques qui leur font défaut, d‟utiliser une stratégie de reconstruction (réduction de la langue maternelle et reconstruction du système linguistique de la langue cible). Il est tout à fait possible, lorsqu‟ils auront rejoint des classes mêlant apprenants de langues proches et de langues lointaines, de faciliter l‟apprentissage du français en approche communicative en les prévenant à l‟avance des objectifs et en leur donnant le matériel pédagogique et les consignes que les autres apprenants découvriront lors du prochain cours. L‟apprenant asiatique aura alors le temps de se familiariser avec le texte et de se préparer à répondre aux questions - en fait de retrouver ses habitudes et ses stratégies d‟apprentissages-, tout en s‟intégrant, à sa manière, dans un véritable cours de FLE à vocation communicative. A titre de comparaison, voici le contenu d‟une méthode de français pour Laotiens (enseignement / apprentissage du français au Laos) élaborée en 1997 par des didacticiens français du Centre International d‟Etudes Pédagogiques en collaboration avec leurs collègues laotiens 178 . Là où l‟approche communicative préconise, à partir d‟un document déclencheur, une compréhension globale, une compréhension affinée, le dégagement d‟un objectif fonctionnel (ou linguistique), la conceptualisation, le réemploi dans des activités communicatives, ce manuel pour public de langues très éloignées propose à partir d‟un texte : - une traduction des mots nouveaux, - une séquence découvrir (quelques questions précises et faciles sur le texte, phase de sécurisation), - une séquence grammaticale (objectif linguistique : grammaire et exercices), - une séquence comprendre (mélange de compréhension globale et de compréhension affinée), - des activités linguistiques portant sur toute l‟unité 179 (texte, points de grammaire, vocabulaire), - poème, proverbe, chanson courte 180. 178 Cf. Robert, J-M (2004) : Proximité linguistique et pédagogie des langues non maternelles, ELA n° 136, 505506 179 Une unité ne correspond pas à un cours (intensif ou extensif), mais à plusieurs cours. 180 La chanson permet la mémorisation de mots et de phrases, la correction phonétique et l‟entraînement rythmique. 88 Selon une enseignante, rencontrée au Laos, qui a participé à l‟élaboration de ce manuel, sa particularité est de privilégier l‟approche lexicale (traduction), puis grammaticale et de retarder au maximum l‟approche par le sens. Pas de plongée immédiate dans le sens, mais un long parcours lexical linéaire puis grammatical explicite avant d‟aborder le sens complet du texte. Mais si une telle démarche est bénéfique dans le cas d‟apprenants de langues très éloignées, elle semble inutile, pesante, dans le cas d‟apprenants de langues relativement éloignées et complètement inappropriée pour des apprenants de langues proches. III. 1. 3. Construction vs superposition. L’exemple du public bulgare et du public roumain. Commencé au début des années 80, un stage, intitulé « Cours de français langue étrangère pour réfugiés politiques d'Europe de l'Est », dépendant du département de recherches linguistiques (DRL) de l'université de Jussieu (Paris 7), s'adressait à ses débuts tout particulièrement à un public slave (Polonais et Russes) 181 . Les transformations politiques de l'Europe orientale à la fin de cette décennie devait considérablement modifier la population des étudiants : disparition des Polonais, arrivée de Bulgares et Roumains. A la fin des années 80, la présence de Roumains dans ces cours a modifié l'approche des enseignants 182 . Ces enseignants avaient été à l'origine sélectionnés pour leurs compétences en didactique du français langue étrangère (ou seconde) et / ou leurs connaissances en langue(s) slave(s). Les stratégies employées avec un public slave ne fonctionnait plus, comme l'illustre cette courte présentation des différences entre un public roumain et un public bulgare. Public bulgare : - Le bulgare est une langue slave avec emprunts au turc, au grec et au latin (parfois par l'intermédiaire du français). Sa forme canonique est Sujet-Verbe-Objet. Elle se démarque du russe par l'existence d'articles. - L'écriture est cyrillique, mais un Bulgare scolarisé connaît l'écriture latine. 181 Même si les Slaves formaient l‟immense majorité, les stages accueillaient quelques Turcs, Kurdes et Iraniens. 182 Cf. Robert (1998) : Representation of the target language in Romanian and Bulgarian classes of French as a foreign language. Modern language learning and teaching in central and eastern Europe : which diversification and how can it be achieved ? Proceeding of the second colloquy of the European Centre for Modern Languages. Council of Europe, 153-159 89 - Les principales difficultés rencontrées par les Bulgares pendant l'apprentissage du français langue étrangère (ou seconde) se situent au niveau de la maîtrise des prépositions, des modes, du système verbal et de la concordance des temps. En ce qui concerne la phonétique, les voyelles antérieures intermédiaires du français sont souvent confondues, ce qui augmente la confusion sémantique entre l'imparfait et le passé composé : les formes « je mangeais » et « j'ai mangé » sont confondues sémantiquement et phonétiquement. - De plus, le public bulgare nécessite parfois des procédures d'ajustement en situation de contact (en France) 183 . Pour les Bulgares, le conditionnel de politesse français n'est pas toujours compris, souvent remplacé par une forme plus directe : « Du feu, s'il vous plaît », formule considérée comme trop cavalière en France. - L'étudiant bulgare s'attend dans des cours de niveau débutant ou intermédiaire en langue étrangère ou seconde, à une méthode audio-visuelle (perception, discrimination, maîtrise des sons) et à une approche structurale de la langue cible (vocabulaire métalinguistique, grammaire explicite), approche logique et sémantique à laquelle il est habitué (ou était habitué, nous sommes entre la fin des années 80 et le début des années 90) dans son pays. . Public roumain - Le roumain est une langue latine avec de forts emprunts slaves, français et (mais de moindre importance) turcs. Elle s'écrit en écriture latine. - La langue roumaine utilise souvent deux « registres » : à une expression standard correspond souvent une expression plus élaborée, plus littéraire, composée d'emprunts au français : Maşina dă înapoi (registre familier) et Automobilul façe marş arier (registre soutenu), « la voiture fait marche arrière », ce qui explique que le français soit pour l'étudiant roumain en grande partie transparent. - Les difficultés en français ne seront pas d'ordre lexical, morphologique (mis à part les confusions dans le genre des noms), ni phonologique (malgré l'absence en roumain d'antérieures arrondies), mais plutôt d'adaptation grammaticale ponctuelle : le subjonctif est d'un emploi un peu différent dans les deux langues, la concordance des temps est plus malléable en roumain, l'emploi du conditionnel passé français ne correspond pas tout à fait à celui du roumain, etc. - L'étudiant roumain s'attend, en cours de FLE, à une approche plus communicative (adaptée) que structurale. Inutile de lui expliquer des notions comme l'indicatif et le subjonctif, modes 183 Cf. les interfaces culturelles in Lehman (1993): Objectifs spécifiques en langue étrangère. Hachette, p. 16 90 qu'il possède déjà dans sa langue. Une approche globale (texte oral ou écrit comprenant une grande partie des formes grammaticales sans souci de progression) lui convient mieux qu'une approche progressive (dans le cas précis d'apprentissage d'une langue seconde, en l'occurrence le français à Paris). Les différences se retrouvent dans la compréhension des textes sélectionnés comme supports didactiques. Le public ayant les mêmes objectifs spécifiques en langue seconde (un français d'intégration), il n'est pas utile de procéder au préalable à une analyse de besoins langagiers. Les demandes sont concrètes (comme par exemple comment rédiger un C.V., une lettre de candidature) et concernent les deux catégories mentionnées. La stratégie d'enseignement / apprentissage varie selon le public, mais l'objectif restera le même. Ainsi le texte sélectionné « Posez votre candidature » d‟Espace II 184 , pouvait donner lieu à deux lectures. A ce niveau d'apprentissage, on suppose que les étudiants connaissent l'emploi des pronoms, des temps de l'indicatif (éventuellement du subjonctif présent et du conditionnel), d'un vocabulaire de base ainsi que du rituel de présentation d'une lettre. Ce stage s'adressant à des réfugiés de niveau universitaire, on attend d'eux une connaissance d'un certain vocabulaire international (par exemple : micro-informatique). Le texte commence par une présentation de la situation : « Hervé Dutour cherche un emploi de responsable commercial. Il pose sa candidature au poste d'attaché commercial proposé par Pétraz Electronique ». 184 Capelle G. et N. Guidon: ESPACES 2, Hachette F.L.E., 1990, p. 50. Ce manuel « s'adresse à des étudiants ayant suivi une centaine d'heures de cours », p.3 91 Monsieur le chef du personnel, Je désire poser ma candidature au poste d'attaché commercial que vous décrivez dans l'annonce parue dans l' « Hebdo » le 25 avril. J'ai 27 ans et demi. Je pratique l'espagnol couramment et l'anglais écrit. Je possède le diplôme de sortie de l'Ecole de commerce de Bordeaux que j'ai obtenu il y a cinq ans. J'ai ensuite suivi deux stages en entreprise avant d'obtenir un premier poste de représentant dans une société de vente de matériel agricole. Depuis trois ans, je suis attaché commercial à la société de Micro-informatique Microtext, au salaire moyen de 220 000 francs par an (y compris les commissions et les primes). Je crois posséder le sens des responsabilités et des relations humaines. J'ai une grande habitude des contacts et des voyages. Je recherche un poste qui m'offre un meilleur salaire et des possibilités de promotion plus rapides que le poste que j'occupe actuellement. Je suis également désireux d'acquérir une expérience plus large et d'accéder un jour à des fonctions de direction. Veuillez trouver ci-joint mon curriculum vitae, ainsi qu'une photo et les attestations que m'ont remises mes premiers employeurs. Si ma candidature retient votre attention, vous pouvez me joindre à l'adresse ci-dessus. Avec mes remerciements anticipés, veuillez agréer, Monsieur le chef du personnel, l'expression de ma respectueuse considération. Pour un étudiant roumain faux débutant ou de niveau intermédiaire, ce texte n'offre pas de difficultés majeures. La grande transparence entre les deux langues lui permet d'en saisir la quasi totalité tant au niveau lexical que grammatical ( en gras, le français de base et les éléments transparents) : 92 Monsieur le chef (şef) du personnel (personal), Je désire poser ma candidature (candidatură) au poste (post) d'attaché commercial (ataşat comercial) que vous décrivez (descrieţi) dans l'annonce (anunţ) parue (apărut) dans l' « Hebdo » le 25 avril (aprilie). J'ai 27 ans (ani) et demi (cf. l'expression roumaine demitour). Je pratique (practic) l'espagnol (spaniolă) couramment (curent) et l'anglais (engleză) écrit (scris). Je possède (posed) le diplôme (diplomă) de sortie de l'Ecole de commerce (şcoala de comerţ) de Bordeaux que j'ai obtenu (obţinut) il y a cinq ans (ani). J'ai ensuite suivi deux stages (stagiu) en entreprise avant d'obtenir (obţinut) un premier poste (prim post) de représentant (reprezentant) dans une société (societate) de vente (eu vînd, je vends) de matériel agricole (material agricol). Depuis trois ans (de trei ani), je suis attaché commercial (ataşat comercial) à la société (societate) de Micro-informatique (micro-informatică) Microtext, au salaire moyen (salariu mediu) de 220 000 francs par an (y compris les commissions (comision) et les primes (primă)). Je crois (cred) posséder (posed) le sens des responsabilités (responsabilitate) et des relations humaines (relaţie umane). J'ai une grande habitude des contacts (contact) et des voyages (voiaj). Je recherche un poste (post) qui m'offre (îmiofera) un meilleur salaire (salariu) et des possibilités (posibilitate) de promotion plus rapides (rapid) que le poste (post) que j'occupe (ocup) actuellement (actual, de nos jours). Je suis également (egal) désireux d'acquérir une expérience (experienţă) plus large (larg) et d'accéder (accede) un jour à des fonctions (funcţiune) de direction (direcţie). Veuillez trouver ci-joint mon curriculum vitae (curriculum vitae), ainsi qu'une photo (foto) et les attestations (atestaţie) que m'ont remises mes premiers (prim) employeurs. Si ma candidature (candidatura) retient (reţine) votre attention (atenţie), vous pouvez me joindre à l'adresse (adresă) ci-dessus. Avec mes remerciements (peut se deviner grâce à merci ) anticipés (anticipat), veuillez agréer, Monsieur le chef du personnel, l'expression (expresie) de ma respectueuse (respectuos) considération (consideraţie). Certains mots peuvent être suggérés par l'enseignant. Ainsi le terme entreprise peut être compris par entreprenor (entrepreneur), promotion par promotor (promoteur) ou acquérir par achiziţie [akizitzje] (acquisition). D'autres, du vocabulaire courant, comme avant ou grand, 93 existent dans la langue roumaine sous forme d'emprunts ou de néologismes : avangarde (avant-garde), grandomanie (mégalomanie). Les rares mots inconnus sont aisément compréhensibles grâce au contexte : poser (poser une candidature), sortie (diplôme de sortie), habitude (habitude des contacts), meilleur (meilleur salaire), ci-joint (ci-joint mon CV), employeur (attestation d'employeur), joindre (joindre à l'adresse ci-dessus). Pour l'étudiant bulgare, le degré de transparence sera considérablement moindre. Il aura à sa disposition quelques emprunts bulgares au français (ou au latin) : candidature, poste, attaché, commission, voyage, expérience, contact, fonction, respect, direction, attestation, chef, personnel 185 . Il pourra relier d'autres mots proches phonétiquement du bulgare comme pratique (practica), espagnol (ispanski), anglais (angliski), école (skola), prime (premja) ou d'origine latine : agriculture (agricultura), actuel (actual), offre (offerta), occupation (occupatzie). Enfin, il aura à sa disposition les mots internationaux, comme diplôme, stage, micro-informatique, attention. Alors que l‟étudiant roumain (même débutant) aura à sa disposition la presque totalité du sens, la compréhension de l'étudiant bulgare sera parcellaire. Ces différences ont légitimé deux stratégies d‟enseignement selon le public. Quelques exemples : . Lexique Pour l'étudiant bulgare, une compréhension globale est préférable (qui écrit à qui, quand, où, pourquoi, etc.), compréhension sémantaxique . Mise en contexte et approche communicative. Puis mise en situation et découverte du vocabulaire par catégories (savoir-faire et connaissances). Par contre, le travail avec l'étudiant roumain peut consister en une adaptation des structures de surface : insister sur des formules comme poser une candidature (en roumain : déposer une candidature). . Grammaire « Je crois posséder ». Croire et penser sont, en français, suivis de l'infinitif ou de que + indicatif. Si cet indicatif ne surprend pas le Roumain de par les similitudes avec sa langue maternelle : croire et penser que sont suivis en roumain de l'indicatif (avec l'exception de penser que, pris dans le sens de réfléchir que, suivi du subjonctif), l'infinitif peut poser des 185 A ces mots d'emprunt, pourrait s'ajouter le terme remis, mais il existe en bulgare dans une autre catégorie avec un sens particulier : [remiz] la remise, la grange. 94 problèmes. L'emploi de croire (penser) + infinitif n'existant pas en roumain, il faudra insister sur cet usage fréquent en français. Pour un Roumain, penser que et croire que sont des affirmations, avec peut-être moins de certitude qu'en français, mais en revanche, pour un Bulgare, comme pour les autres locuteurs de langues slaves, il s'agit d'un jugement sans force affirmative. A l'affirmation atténuée française correspond une simple possibilité slave. L'étudiant bulgare ayant appris que le subjonctif suit les verbes de sentiment et de jugement, ne comprendra pas que croire (penser) que soit suivi d'un indicatif. Il faudra donc insister sur l'aspect performatif de ces verbes, afin de prévenir les confusions sémantiques et de justifier l'emploi de l'indicatif. D‟un côté donc, association, analogie, mémorisation rapide avec focalisation sur ce qui diffère de la langue maternelle (par exemple l‟emploi de l‟infinitif après croire ou penser), la zone marquée ; de l‟autre stratégies de réduction en compréhension et construction d‟un système linguistique en langue cible (différence indicatif / subjonctif, emploi du subjonctif, etc.). Dans les stratégies de communication, la conduite d‟évitement est plus forte chez ce dernier public 186 . Même si certains publics de langue maternelle relativement éloignées (comme le public slave) privilégient une approche structuraliste et progressive, les méthodes communicatives (à condition qu‟elles soient aussi progressives) peuvent tout à fait leur convenir. En revanche, pour un public de langues proches, elles apparaissent très vite fastidieuses 187 , particulièrement dans le cas de classes hétérogènes. Les recherches actuelles en didactique des langues privilégient une autre approche pour ce public : l‟enseignement en compréhension. 186 Robert J-M. (2001) : Savoir-faire procéduraux et types d‟apprenants (de langue proche ou de langue lointaine) : deux stratégies d‟apprentissage / enseignement du français langue étrangère. Etudes de linguistique appliquée 123-124, 299-305 187 Enthousiasme au début (la facilité, l‟interaction entre apprenants), puis ennui et demande d‟accélération (apprentissage des formes). 95 III. 2. Les langues proches III. 2. 1. Langues proches et langues voisines La didactique des langues en France ne distingue pas nettement les termes « langues proches » et « langues voisines » ; dans tous les cas, il s‟agit de langues typologiquement apparentées. Les termes « langues voisines »188, « langues proches », « langues apparentées », « langues sœurs », fonctionnent comme des quasi synonymes et s‟opposent, dans le cadre de l‟enseignement / apprentissage des langues étrangères ou secondes, à « langues lointaines ou éloignées », « langues distantes » ou « langues rares ». La différence entre ces deux catégories réside dans la possibilité ou non d‟intercompréhension (zones relativement importantes de transparence réciproque 189 ). Mais en Scandinavie, dans le cadre de la nabospråksforståelse (compréhension des langues voisines), ce deux termes recouvrent deux réalités différentes. Le terme de « langue voisine » ne s‟applique qu‟aux langues scandinaves (lorsqu‟un locuteur danois, norvégien ou suédois est censé pouvoir s‟exprimer dans sa langue maternelle et être compris par des locuteurs des deux autres langues voisines) ; les autres langues germaniques comme l‟allemand ou le néerlandais sont des langues étrangères ou secondes au même titre que le français ou le russe 190 : Didactique scandinave : Langues voisines scandinaves / Langues étrangères ou secondes (apparentées ou non). Didactique germanique (moins Scandinavie) : Langues voisines (apparentées) / Langues étrangères ou secondes (non apparentées). Didactique romane : Langues étrangères voisines ou proches (apparentées) / Langues étrangères lointaines ou distantes (non apparentées). La didactique anglo-saxonne serait à la croisée des chemin en reconnaissant des langues étrangères ou secondes très apparentées avec un maximum de compréhension (closely related 188 189 Cf. Dabène, L. et Ch. Degache : Comprendre les langues voisines, ELA n° 104, 1996. In Dabène (1996 : 395) 190 A noter que, dans l‟aire germanique, le terme « Nachbarsprache » peut être traduit par « langue (génétiquement) voisine » comme le néerlandais ou le danois pour des Allemands, le français et l‟espagnol pour des Italiens, mais aussi (plus rarement) par « langue des voisins », le tchèque ou le hongrois pour des Autrichiens. 96 languages) comme les langues scandinaves, des langues étrangères apparentées (related languages) avec une forte possibilité de compréhension comme les langues romanes ou les langues slaves et des langues distantes (distant languages) avec peu ou pas d‟intercompréhension 191 . En ce qui concerne les langues non apparentées, lointaines, telles que les conçoit la didactique française, la confusion est d‟autant plus forte que la différence de distance entre langue source et langue cible peut être remarquable : les difficultés pour un francophone apprenant l‟allemand et le japonais ne seront certainement pas les mêmes. Il convient donc de distinguer entre langues étrangères « relativement » 192 , « semi », « plus ou moins », « assez » lointaines / éloignées / distantes et langues étrangères « très » lointaines ou éloignées. En ce qui concerne les langues apparentées, une distinction pertinente pourrait venir de la sociolinguistique avec la notion de « langues collatérales » : variétés proches aux plans linguistique, sociolinguistique et historique, historiquement liées par les modalités de leur émergence et de leur développement 193. Ces langues sont génétiquement apparentées (ou très apparentées : closely related languages) avec intercompréhension forte au moins dans un sens (picard / français , catalan / castillan, ukrainien / biélorusse / russe, danois / suédois / norvégien, etc.) et dépositaires d‟une dimension historique et socioculturelle plus ou moins commune. Ce qui correspondrait, d‟une certaine façon, à la notion de langues voisines (par opposition à langues proches) en Scandinavie, si l‟on considère que les langues collatérales ne sont pas obligatoirement de langues « mineures ou minorés en contact ou en conflit sociolinguistique avec une langue majeure ou véhiculaire » 194 . Les Scandinaves ont développé depuis longtemps une pédagogie des langues voisines. Depuis le début du XXème siècle, il y a volonté d‟enseigner, en milieu scolaire et dans le cadre de la langue maternelle, l‟intercompréhension entre Danois, Norvégiens et Suédois. 191 Robert, J-M (2004) : Proximité linguistique et pédagogie des langues non maternelles. ELA n° 136, p. 500. 192 « Langues relativement éloignées », expression utilisée par Clive PERDUE : « l‟opposition est plutôt entre langues très éloignées (langues germaniques et langues non indo-européennes comme l‟arabe ou le turc) et langues relativement éloignées (langues germaniques et langues latines) ». L’acquisition du français et de l’anglais par les adultes. Editions du CNRS, 1995, p. 18 193 « En résumé, nous proposons de désigner par „langues collatérales‟ des variétés proches – objectivement et subjectivement –, aux plans linguistique, sociolinguistique et historique, les variétés tendanciellement en contraste étant historiquement liées par les modalités de leur développement » ELOY, J-M. 2004. Des langues collatérales : problèmes et propositions, dans ELOY (dir.) Des langues collatérales, volume I, L‟Harmattan, p. 10. 194 Cf. Leonard, J-L. In Eloy 2004, p. 575 97 La « compréhension des langues voisines » (naborspråksforståelse) scandinave implique que tout locuteur d‟une de ces trois langues puisse s‟exprimer dans sa langue maternelle et être compris par les locuteurs de deux autres langues voisines. La communication est alors « en compréhension », sans production (orale ou écrite) de la langue voisine. Pour rendre cette communication plus aisée, les jeunes Scandinaves suivent un enseignement des langues voisines (langues voisines et non langues étrangères ou secondes, cet enseignement étant dispensé pendant les cours de langue maternelle). Le danois, le suédois et le norvégien 195 partagent la même origine, la majorité du vocabulaire et des structures grammaticales sont « panscandinaves » 196 , et offrent de si grandes similitudes qu‟avec l‟aide du contexte, une communication inter-scandinave se déroule sans problèmes. Cependant, cette communication en compréhension suppose une connaissance des différences. L‟enseignement comprend donc une présentation de la phonologie des langues voisines et leur rapport phonie / graphie, un travail sur la ressemblance lexicale (avec insistance sur les faux amis), l‟apprentissage de mots non transparents faisant partie du lexique de base ainsi que la découverte de quelques textes littéraires. L‟enseignement est d‟abord centré sur la compréhension écrite, puis orale. Pour faciliter la communication entre Scandinaves, il existe quelques règles de base qui sont enseignées dans les trois pays 197 : - Parler lentement, faire des pauses entre les syntagmes et les phrases. Eviter les structures trop complexes comme la voie passive, ainsi que l‟ironie, l‟allusion, trop de subtilités… - Prononcer distinctement, surveiller l‟articulation. Comme pour la plupart des Scandinaves, l‟écrit est le premier contact avec la langue voisine, il est important que la prononciation soit proche de celle d‟un texte lu. - Aller à l‟essentiel, éviter tout ce qui est effet de style. Mais ne pas hésiter à répéter ou à reformuler. En cas de difficulté de compréhension, proposer des synonymes. 195 Ou les norvégiens si on compte le nynorsk (nouveau norvégien), basé sur les formes du norvégien occidental, surtout parlé en zone rurale (langue d‟enseignement officielle pour environ 15 % de la population). L‟intercompréhension entre le nynorsk et le norvégien standard (bokmål) est quasi totale. 196 Cf. Aurstad, B. (2004) : Des langues semblables, simplement différentes. Enseigner le norvégien en Suède. ELA n°136, p. 481 197 Aurstad (2004 : 481-482), Robert, JM (2004) : Les langues voisines en Scandinavie, ELA 136, 470-472 98 - Etre attentif au choix des mots, particulièrement ceux qui sont cruciaux pour la compréhension ou ceux qui prêtent à confusion. Choisir le plus possible une lexie panscandinave 198 et connaître les faux amis. - Eviter ou expliquer les abréviations, ne pas utiliser des registres trop familiers. Faire attention aux idiotismes 199. - Etre conscient que les contextes peuvent être quelque fois différents, même si les sociétés, les langues et les cultures sont très semblables. La dimension culturelle est en effet importante dans ces programmes, mais elle s‟inscrit beaucoup plus dans une identité commune que dans des différences interculturelles : « De plus, les langues scandinaves sont plus à même (que l‟anglais) de décrire les institutions nordiques, les relations et les circonstances, particulièrement dans les domaines social et culturel. Et enfin, la compréhension linguistique interscandinave est un symbole fort pour la compréhension dans un sens plus large : elle participe à l‟élaboration d‟une identité scandinave qui dépasse la simple identité nationale. C‟est pourquoi, l‟étude des langues voisines a une grande place dans nos systèmes éducatifs, à l‟école comme à l‟université, et fait partie de l‟étude de la langue maternelle (et non d‟une langue étrangère). »200 Cette pédagogie des langues voisines ne se reconnaît comme telle que dans le cas précis de stratégies de communication en (inter)compréhension. Lorsque d‟autres besoins naissent (compétence à l‟oral et à l‟écrit), on a alors recours à des méthodologies de langue(s) étrangère(s) ou seconde(s). C‟est le cas lorsque par exemple des apprenants danois ou suédois veulent vivre et s‟intégrer en Norvège. Ils disposent d‟emblée d‟une très vaste connaissance préalable des structures linguistiques, du lexique, de la culture de la langue cible. Mais leurs besoins langagiers dépassent la simple compréhension de la langue. L‟enseignement est alors centré sur les différences, les nuances, la capacité de produire un norvégien idiomatique et des actes de parole en situation de communication. 198 « Par exemple, les Suédois peuvent choisir d‟exprimer le concept « simplement, seulement » par « bara » plutôt que « endast » ; les Danois et les Norvégiens peuvent privilégier « bare » plutôt que « kun ». Cette tendance est fréquente en situation de communication informelle, elle montre une attitude langagière positive, une stratégie linguistique de convergence » Aurstad (2004 : 481) 199 En norvégien, on se dresse comme un lion et on se couche comme une fourrure, en suédois on se lève comme le soleil et on se couche comme une crêpe. 200 Aurstad (2004 : 479-480) 99 Les langues proches et les langues voisines sont des langues apparentées génétiquement. Les langues proches offriraient moins de transparence référentielle (institutions, coutumes, modes de vie, culture…) que les langues voisines, qui se définiraient par une proximité à la fois géographique, linguistique et référentielle. Ainsi, le français et le picard seraient des langues voisines (collatérales, langue majeure et langue mineure), ainsi que le danois, le suédois et le norvégien (langues collatérales sans prédominance actuellement de l‟une sur les autres). De même le castillan et le catalan seraient des langues voisines (proximité géographique, linguistique et référentielle), alors que le français et le catalan ne seraient que des langues proches (simple proximité géographique et linguistique) tout comme le français, le portugais et le roumain (proximité linguistique), distinction ignorée par les programmes d‟enseignement en (inter)compréhension. III. 2. 2. Langues proches et intercompréhension. L‟idée de mettre en valeur l‟intercompréhension dans les programmes d‟enseignement / apprentissage des langues proches progresse depuis une quinzaine d‟années et gagne de plus en plus de terrain. Au début des années 90, la Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF) s'intéresse au concept nouveau d'intercompréhension des langues romanes dans le cadre de l‟Amérique du Sud. En effet, le marché commun qui est en train de s'établir entre le Brésil, l'Argentine et le Paraguay rend obligatoire en Argentine l'enseignement du portugais. Les enseignants du français doivent s‟adapter et pour certains acquérir rapidement une formation linguistique et pédagogique leur permettant d'aborder avec leurs élèves un enseignement simultané du portugais et du français au niveau de la compréhension. A la même époque (début des années 90), plusieurs programmes fondés sur l‟intercompréhension voient le jour en Europe. L‟union latine envisage la création dans les pays de langues latines européens d‟équipes d‟enseignement multilingues capables d‟assurer des enseignements à plusieurs niveaux d‟intervention et des formations linguistiques adaptées aux différents besoins culturels ou professionnels. Elle s‟appuie sur des programmes de recherches qui naissent alors en Europe 201. 201 Cf. Dabène, L. et Ch. Degache (dir) : Comprendre les langues voisines, ELA n°104, 1996 ; BlancheBenvéniste et A. Valli (dir) : L’intercompréhension, le cas des langues romanes, Le français dans le monde, 100 . Le programme EuRom4 né en 1990 et coordonné par l‟université de Provence sous la direction de Claire Blanche-Benvéniste se déroule dans le cadre des projets européens Lingua. Il consiste en l‟élaboration d‟une méthode d‟enseignement dont l‟objectif est la compréhension écrite et orale de trois des quatre langues romanes (français, espagnol, italien et portugais) en se basant sur l‟exploitation de la transparence entre ces langues et sur la pratique d‟un certain nombre d‟inférences. . Le programme Galatea, coordonné par l‟université de Grenoble III, commencé en 1991, se donne comme objectif final l‟élaboration de matériel pédagogique apte à assurer rapidement aux sujets d‟une langue romane maternelle la compréhension écrite puis orale d‟une autre langue romane. Six langues sont initialement concernées, le français (souvent langue de départ), l‟italien, l‟espagnol, le catalan, le roumain, le portugais. Lorsqu‟en 1996, Galatea est intégré au programme Socrates, les langues sont limitées à quatre : français, espagnol, italien, portugais. En 2001, le programme Galatea devient Galanet, qui garde les mêmes principes de base, ceux d‟une didactique de la proximité, apte à développer le plus rapidement possible la capacité de saisir les relations de parenté avec les autres langues de la même famille linguistique tout en donnant la priorité aux capacités perceptives de l‟apprenant. . Le programme EuroCom, créé en Allemagne dans les années 90 par Horst Klein et T. Stegmann à l‟Université Goethe de Francfort sur Main, privilégie à ses débuts l‟intercompréhension entre les langues romanes (EuroComRom) 202 à partir des connaissances en français d‟un public universitaire allemand. Il vise à développer une compétence de lecture et une compétence auditive dans les autres langues latines, - sans exiger un grand effort supplémentaire d‟apprentissage, - en reconnaissant la valeur d‟une compétence linguistique partielle, - en utilisant internet comme outil d‟apprentissage, - en mettant à disposition toutes les publications du groupe sur internet. 203 recherches et application, 1997 ; Robert, J-M (dir.): Accès aux langues proches et aux langues lointaines, ELA n° 136, 2004 202 Klein, H. ; Stegmann, T. : EuroComRom – Die sieben Siebe: Romanische Sprache sofort lesen können. Aachen 2000. 203 Klein, H. : L‟eurocompréhension (EuroCom), une méthode de compréhension des langues voisines, ELA 136, 2004, p. 404. 101 EuroCom s‟est diversifié en proposant la même approche pour les langues germaniques (à partir de l‟anglais) et les langues slaves (à partir du russe). D‟autres programmes se sont greffés ou ont prolongé ces trois grands programmes européens pionniers, comme : - Le programme SIGURD (the Socrates Initiative for Germanic Understanding and Recognition of Discourse) qui, s‟inspirant de la didactique des langues voisines en Scandinavie, ajoutent aux langues scandinaves l‟allemand et le nérlandais. - Le programme de l‟université d‟Aarhus au Danemark (Intercommunicabilité Romane), qui applique l‟expérience scandinave aux langues romanes et préconise une pratique permettant une systématisation des relations entre ces langues pour pouvoir effectuer le passage de l‟une à l‟autre. - Le programme ICE (Inter Compréhension Européenne) qui vise l‟intercompréhension simultanée et contrastive de plusieurs langues germaniques (anglais, allemand, néerlandais) pour un public francophone ayant déjà étudié une langue germanique Ce programme se situe dans le prolongement d‟EuRom4 avec comme point de départ, non plus une langue maternelle, mais une langue « dépôt » (langue étrangère ou seconde déjà acquise ou apprise). 204 III. 2.3. Transparence et inférences Les « techniques » de ces programmes sont principalement basées sur l‟utilisation de la transparence et de l‟inférence (trouver le sens d‟un mot inconnu dans un texte comportant suffisamment de mots transparents) 205 . Cette approche, novatrice, soulève quelques problèmes. Comme le précisent les auteurs (Galanet et ICE), il ne s‟agit plus d‟apprentissage d‟un savoir (ou d‟un savoir-faire) linguistique, d‟une compétence de communication, mais d‟une compétence de compréhension (à l‟écrit et à l‟oral), d‟un « multilinguisme » ou de « plurilinguisme ». Ces termes ne doivent pas être compris comme signifiant la maîtrise de 204 Cf. Castagne, E. : Intercompréhension et inférences : de l‟expérience EuRom4 au projet ICE. Actes du colloque Pour une modélisation de l’apprentissage simultané de plusieurs langues voisines ou apparentées, Université de Nice-Sophia Antipolis, 2001 205 Cf. Castagne, E. et A. Valli (dir.) : Actes du colloque international Intercompréhension et Inférences, 2003. Presses universitaires de Reims, 2004. 102 plusieurs langues, mais plutôt la capacité de compréhension mutuelle entre natifs de langues proches ou voisines, ou la compréhension à partir d‟une langue dépôt. La transparence, longtemps décriée car favorisant les interférences, devient le moteur essentiel de ces approches méthodologiques, mais elle n‟est que rarement remise en question. Et pourtant, l‟utilisation irréfléchie de la transparence est génératrice de faux-sens. Certes, il y a insistance sur les faux-amis ( fermare signifie s‟arrêter pour un Italien, les problèmes d‟un Espagnol constipado, se limitent à un mal de tête, quant à l‟Espagnole embarazada, elle est tout simplement enceinte et peut avoir envie de bonbon (chocolat), lorsqu‟un Roumain raconte une anecdot, elle est toujours drôle, c‟est une blague, etc.), mais qu‟en est-il d‟autres termes dont l‟évidente transparence cache de subtiles différences 206 . La traduction de colega portugais est collègue, ce qui fonctionne dans la plupart des cas et légitime cette traduction : Je m’entends bien avec mes collègues, je te présente un collègue, etc. Mais cette traduction sera fausse lorsqu‟il s‟agira d‟enfants. Un lusophone réalisant un énoncé en français tel que Maria (5 ans) a reçu ses collègues à la maison, provoquera des sourires amusés de la part de ses interlocuteurs français 207 . Nous sommes ici en présence de cognates « mots de langues différentes ayant (à peu près) les mêmes formes et (à peu près) les mêmes sens »208. Pour un Français et un Roumain, l‟Asie est un continent, mais les habitants de ce continent ne sont pas tous logés à la même enseigne. Un Syrien, un Iranien ou un Pakistanais sont en français des Orientaux, alors qu‟ils sont asiatiques pour un Roumain209. Ces problèmes de transparences interviennent tout autant entre langues relativement lointaines : un Chauffeur allemand ou un szofer polonais est un chauffeur de maître, le festyn polonais, contrairement au festin français, s‟accompagne obligatoirement de musique et d‟un grand nombre de convives, le terme eclectic anglais peut être positif, etc. Ils interviennent aussi dans des programmes autres que ceux qui développent l‟intercompréhension. 206 Cf. Robert, J-M : Attention, transparence ! Ricerca e formazione in didattica delle lingue straniere, Cassino 2004, 83-93 207 Cf. Robert, J-M et E. Bueno-Ribeiro : Algumas armadilhas no ensino de língua estrangeira / Some Traps in the Teaching of a Foreign Language. Paradoxa. Projectivas Múltiplas em Educacão, Universidade Salgado de Oliveira, Brésil, N° 15/16, 2003, 53-60. 208 Bogaards, P. : Le vocabulaire dans l’apprentissage des langues étrangères, Didier 1994, 153 209 Cf. Robert, J-M : Glissements, transparence et problèmes de traduction. Etudes de linguistique appliquée 141, 2006, 61-68 103 Les programmes de formation linguistique se prévalant de l‟approche communicative ignorent tout simplement ces erreurs de réception. Le vocabulaire étant subordonné à l‟objectif fonctionnel, il n‟est généralement réemployé qu‟en situation de communication précise : dans les actes de parole dégagés pour atteindre cet objectif. Dans les manuels qui se réclament de l‟approche communicative, les « notions spécifiques » (que traduisent les mots) sont au service des « actes de parole » comme les « mots du français fonctionnel » sont à la solde des « structures grammaticales » dans les méthodes audio-visuelles. Quelle que soit la manière dont on le nomme ou le convoque, le vocabulaire demeure confiné dans un rôle de faire-valoir. Les méthodologues lui imposent une présentation qui le dénature (parce qu‟ils vivent sur l‟idée fausse qu‟il n‟est qu‟un « sac de mots »), ils ne l‟analysent plus (ni formellement, ni sémantiquement), ils ne l‟étudient plus pour lui-même. (GALISSON 1991 : 11) L‟impasse est donc faite sur les différences sémantiques et culturelles (tant en approche communicative qu‟en intercompréhension). On pourra objecter que l‟enseignement de l‟intercompréhension n‟a pas toujours comme objectif la communication et que certains programmes ne visent que la compréhension passive (textes, médias, ouvrages universitaires, etc .). C‟est oublier que certains programmes tels Galatea / Socrates – Lingua se sont construits sur la possibilité d‟une communication multilingue entre locuteurs de langues différentes mais apparentées ( avec comme modèle l‟intercompréhension scandinave). Il s‟agit donc bien de communication (production en langue maternelle et compréhension de la langue proche). Dans ce cas, prévenir uniquement de l‟existence des faux amis risque de « fausser » la communication. Pourquoi ne pas envisager une prise en compte des cognates ainsi que de certains phénomènes culturels qui concernent tous les publics ? Deux exemples d‟incompréhension culturelle et supralinguistique. . La taquinerie française est perçue comme moquerie ou sarcasme. Or bien souvent, c‟est pour le Français une façon d‟exprimer un intérêt, une sympathie, de se rapprocher de l‟étranger, de relativiser les différences nationales, linguistiques, religieuses, etc. Mais, en réalité, l‟essai de rapprochement débouche sur un malentendu. D‟un côté, on croit qu‟on est assez ami pour se permettre de taquiner, de l‟autre on se croit assez ami pour être à l‟abri de remarques 104 ironiques sur sa nationalité. Pour les uns la taquinerie relève de la sociabilité, pour les autres de l‟agression 210. . En France, on regarde l‟interlocuteur, puis on détourne le regard. Le contact se rétablit régulièrement pour s‟assurer que l‟interlocuteur a compris ou qu‟il est toujours intéressé. On capte alors le regard pour évaluer le degré d‟attention ou d‟assentiment de l‟autre, ce dernier hoche alors brièvement la tête ou produit un murmure (hum hum) montant ainsi qu‟il suit. Dans les pays latins, les interlocuteurs se fixent. Un Européen du Sud (ou un locuteur d‟Amérique latine) fixe d‟autant plus son interlocuteur qu‟il est intéressé. Mais si cet interlocuteur est français, ce dernier pensera que l‟étranger ne comprend pas ou qu‟il pense à autre chose. Impression qui s‟accentue, lorsque, s‟il pose une question fermée (oui ou non), il entend le Latin répondre par un murmure qu‟il interprètera comme un « je comprends, je suis » et non comme un murmure affirmatif. Nouveau signe que l‟étranger ne suit pas ou ne comprend pas la conversation. 211 Ces critiques s‟adressent en fait plus à l‟approche communicative qu‟à la communication en intercompréhension. Dans ce dernier cas, il est bien stipulé que l‟ironie, les allusions, les subtilités sont à éviter (il serait d‟ailleurs peut-être difficile de taquiner, ou simplement de plaisanter en intercompréhension). En revanche, la connaissance du contact (ou non contact permanent) visuel devrait faire partie de cet apprentissage. Ce qui éviterait à un Français de croire que son interlocuteur espagnol ne comprend pas son français et à ce dernier de croire que le Français n‟est pas intéressé (il ne me regarde pas). En ce qui concerne l‟entrée dans une langue proche 212 , plusieurs stratégies sont possibles selon l‟objectif visé : - Simple compréhension passive (écrite et orale) d‟une langue proche à partir de la langue maternelle 213 (textes, médias, conférences, etc .). Développement de la compréhension passive sans finalité communicative. 210 Cf. Robert, J-M : Compréhensible mais pas risible. Humour et enseignement des langues, Le français dans le monde, Recherches et applications, juillet 2002, 112-122 211 Réactions d‟étudiants espagnols et roumains Erasmus à l‟université d‟Amiens : Les Français ne nous écoutent pas (ils ne nous regardent pas dans les yeux), ils ne comprennent pas l‟intonation (lorsque nous produisons un murmure affirmatif, ils reposent la question). 212 L‟apprentissage des langues voisines est rare en France, à part le cas de langues régionales. 213 Eventuellement d‟une autre langue proche en plus de la langue maternelle. Les Français s‟initiant au catalan peuvent mobiliser leurs connaissances en espagnol. 105 - Compréhension et communication en intercompréhension (compétence mutuelle), d‟une langue proche à partir de la langue maternelle (ou d‟une autre langue proche). Développement de l‟intercompréhension avec une composante culturelle et lexiculturelle 214 - . Mais la difficulté sera de trouver un interlocuteur formé à l‟intercompréhension. 215 Communication en langue proche (approche communicative ou autres). Dans ce cas, il est conseillé de profiter au maximum de la proximité linguistique entre langue source et langue cible. Rien n‟interdit à un apprenant de commencer par la compréhension et la communication en intercompréhension puis de chercher à acquérir un compétence de communication en production orale et écrite. De même, ces stratégies peuvent fonctionner avec des langues lointaines ou relativement lointaines si l‟apprenant dispose d‟une langue dépôt. Les trois entrées sont envisageables, particulièrement la première, proposée par les programmes ICE et EuroCom. C‟est ainsi qu‟un germanophone peut aborder à partir (majoritairement) du français langue dépôt les autres langues romanes et que des francophones abordent le néerlandais et l‟allemand à partir de l‟anglais langue dépôt. L‟anglais représente un cas particulier. D‟un côté, il peut servir de langue de départ (maternelle ou dépôt) pour l‟entrée dans les langues germaniques, de l‟autre rien n‟empêche qu‟il serve aussi de langue de départ pour l‟entrée dans une langue romane comme le français. En effet, le vocabulaire anglais aurait pour ses deux tiers une origine latine. L'avis des auteurs varie sur la question. Certains parlent de moitié, comme André Martinet, dans sa préface à L'aventure des langues en Occident, pour qui « L'anglais, langue germanique a emprunté la moitié de son vocabulaire au français, langue romane » ; d'autres des deux tiers comme M. Malherbe, dans Les langages de l'humanité : « Le vocabulaire anglais, extrêmement riche, comprend près de deux tiers de mots d'origine latine, la plupart ayant transité par le français : si les mots d'origine germanique sont les plus usités, il n'en reste pas moins que - c'est le moins qu'on puisse dire - le vocabulaire anglais est loin d'être purement germanique » (MALHERBE 1983 : 149). D'une certaine façon, l'anglais peut être considéré comme une 214 Composante peu développée en didactique des langues voisines en Scandinavie, car les différences sont minimes. 215 Remarque d‟une étudiante brésilienne en programme d‟échange à l‟université d‟Amiens : « A mon arrivée, je faisais un effort pour comprendre le français, mais les Français ne faisaient aucun effort pour me comprendre quand je leur parlais en portugais ». 106 langue relativement proche, de par son ordre des mots proche du français et de l'importante proportion du lexique d'origine latine ou française dans son vocabulaire. Néanmoins, il faut ici faire quelques réserves. Le passage des mots latins ou français en anglais ne s'est pas effectué sans transformations sémantiques. Souvent le mot anglais ne garde qu'un sème de la signification du mot original. Ainsi le mot grand, passé en anglais, n'est utilisé que dans le sens prestigieux (comme dans grand siècle). Mais le maintien de ce sème peut servir de repère pour d'autres significations. C‟est ainsi qu‟un francophone retient la signification de l'espagnol débil (faible, sans forces) par le trait sémantique commun aux deux langues, faible (de corps en espagnol, d'esprit en français). De plus les mots d'origine française sont moins utilisés que leurs synonymes anglais. Un crime sanguinaire est un bloody murder mais sanguinary murder est aussi compris, même si considéré comme forme littéraire. Cette différence de registres de langage se retrouve dans d'autres langues, comme par exemple en roumain où une expression standard roumaine côtoie souvent une expression plus élaborée, plus littéraire, composée d'emprunts au français. La compréhension de la langue française par les anglophones se vérifie à l'écrit et rarement à l'oral (tout au moins au début du processus d‟apprentissage ou d'acquisition du français langue étrangère). Ce qui s'explique par le fait que les réalisations phonétiques diffèrent extrêmement dans les deux langues comme le prouve cette conclusion de Bertil Malmberg (1954 : 83) sur les différences de bases articulatoires de l‟anglais et du français : « Il n'est donc pas étonnant que l'Anglais prononce souvent mal le français, et le Français mal l'anglais. Leurs bases articulatoires sont très différentes, parfois directement opposées. » Les différences en phonétique articulatoire étant très nettes, une sensibilisation à la phonétique du français s'imposera aux anglophones. Les anglophones sont sourds au français comme les Français le sont à l'anglais. Tomatis remarque que la forte tendance « voyellitique » du français le coupe, auditivement de la plupart des autres langues, dans lesquelles les consonnes sont « sur-représentées ». Ces langues (dont l'anglais) « ont une bande passante qui échappe complètement à la nôtre. L'italien et l'espagnol sont plus à portée de notre oreille. Mais elles sont nos cousines proches. On entend chanter le latin à travers elles. Elles en ont de fortes réminiscences. Au contraire, plongez un Français dans un bain linguistique arabe ou anglo-saxon, il se noie » ( TOMATIS 1991 : 107-108). 107 Un public débutant anglophone peut donc aborder un texte français tout comme le ferait un public débutant hispanophone ou lusophone grâce aux atouts dont il dispose naturellement (ordre des mots semblable et impressionnant stock lexical d‟origine française). Il est possible d'aborder très vite les explications métalinguistiques en langue étrangère (les mots sont plus ou moins les mêmes) et de faire entrer très vite le débutant anglophone dans le monde de la compréhension du français 216. H. G. Klein considère l‟anglais comme langue passerelle pour l‟intercompréhension des langues romanes et voit dans l‟anglais une langue romane « contrecarrée » (das Englische als verhinderte romanische Sprache) 217 . Les sept filtres (ou tamis) proposés par Klein et Stegmann (2003) pour l‟incompréhension des langues romanes (1. vocabulaire international, 2. vocabulaire panroman, 3. correspondances phonographiques, 4. graphies et prononciation, 5. types syntaxiques fondamentaux, 6. formules pan-romanes de morphosyntaxe, 7. préfixes et suffixes) peuvent opérer en grande partie de l‟anglais (langue maternelle ou langue acquise) vers le français. La compréhension d‟un texte se construirait avec l'identification d'une lexie proche de l'anglais et l'organisation d'un premier sens (éventuellement par le biais de la sémantaxe) puis l'utilisation des indices grammaticaux (le -s pluriel commun à l'anglais et au français, l'identification des prépositions) pour affiner la compréhension. Une telle méthode suppose : - un programme de sensibilisation phonétique, du type pédagogie de l'écoute préconisé par A. Tomatis (1991), - un programme de réajustement sémantique. Malgré la transparence, les cognates francoanglais réservent des surprises. - une découverte de la grammaire, en compréhension et par comparaison.218 Une grande importance doit être accordée au travail d‟inférences. En effet, le pourcentage de mots non compris (non transparents) semble être plus élevé chez un public anglophone que chez un public roman au niveau débutant. Mais il peut aussi s‟agir d‟inférences 216 Cf. Robert (1998) : Towards a Teaching of French to English speaking Learners by Cognate Comprehension . ITL Review of Applied Linguistics 121-122, Louvain, 39-50 217 Klein et Reissner (2006) : Basismodul Englisch. Shaker Verlag, Aachen. 218 Par exemple, une lecture en anglais des auteurs britanniques des 17ème et 18ème siècles pour se familiariser avec la syntaxe “ latine ”, proche de celle du français. 108 phonolexicales que H. Klein (2004 : 412) nomme la désambiguïsation de la chaîne graphophonologique. Par exemple, l‟origine commune des mots guerre / war ne prédispose plus à l‟intercompréhension. Les Normands eux-mêmes d'origine germanique et ayant gardé une phonologie germanique transmirent leurs propres règles de prononciation. Ainsi le [g ] devintil [gw] puis [w]: war (guerre) à l'origine werre. Les deux prononciations pouvaient coexister comme warden ou guardian. En général, lorsque le sens général est accessible, il existe suffisamment de mots connus (transparence) pour que le lecteur puisse trouver le sens des mots inconnus (inférences). L‟inférence peut être de nature phonolexicale (voir plus haut), mais aussi contextuelle et grammaticale : « C‟était le temps où Hitler terrorisait l‟Europe, où l‟on traversait plus souvent les cols pour fuir la dictature nazie que pour s‟aérer. » (L‟Express, 3-10-91) Le sens du mot col (puerto en espagnol, desfiladeiro en portugais, passo en italien) pourra être retrouvé en se référant au contexte : la scène se passe sur un glacier des Alpes. D‟autre part, l‟inférence sera induite par la relation grammaticale qui s‟établit entre les mots du texte. Le complément col peut être deviné grâce au verbe traverser dont il constitue le complément approprié. 219 Un autre type d‟inférence lexicale pourrait être envisageable : le col est un passage étroit. La racine se retrouve en espagnol sous la forme cuello (cou, goulot, col de vêtement). Mais s‟agit-il d‟inférence ou de transparence ? Klein (2006 : 30) ne tranche pas et parle d‟un travail d‟association que le lecteur / décodeur anglophone doit effectuer lorsqu‟il est confronté aux langues latines : connaître peut se comprendre, non par le verbe to know, mais par le substantif connoisseur, perdre (lose) par perdition, naître (to be born) par l‟adjectif natal, etc. (Klein 2006 : 32-35). Il est possible (et sage) de se fixer dans un premier temps comme objectif la simple compréhension écrite passive. C‟est dans cette optique que je travaille avec un collègue américain à l‟élaboration d‟une méthode de lecture / compréhension du français pour étudiants et universitaires anglophones. Ce projet se démarque d‟autres travaux en cours aux Etats-Unis qui ne proposent qu‟une liste de termes communs à l‟anglais et au français (French by association). Nous envisageons plusieurs types de transparence : 219 Valli, A. Texte de présentation à EUROM4 : Une expérience d‟enseignement de l‟intercompréhension des langues romanes. http://www.up.univ-mrs.fr/celic/Eurom4 109 - Transparence plus ou moins complète (graphie et sens) - Transparence phonique (easy / aisé), - Transparence parcellaire, les cognates (un crime anglais peut être en français un crime ou un délit), - Fausse transparence (faux-amis)220. Transparence, mais aussi association et inférences phonolexicales (désambiguïsation de la chaîne grapho-phonologique)221 , apprentissage du vocabulaire de base qui n‟offre pas de transparence, présentation de la grammaire fondamentale (par exemple comment reconnaître les temps selon les terminaisons verbales) et enfin entraînement au travail d‟inférence. Cette méthode serait réservée à un public universitaire anglophone (educated native speaker) et devrait lui permettre d‟aborder rapidement des textes divers (presse, articles universitaires). L‟intercompréhension serait possible dans le cadre de la correspondance (particulièrement les e-mail) avec des francophones. Cette méthode pourrait présenter une solution fonctionnelle pour les anglophones qui souhaiteraient dépasser le stade d‟un monolinguisme handicapant. Elle pourrait être aussi une motivation pour un véritable apprentissage du français langue étrangère. Le fait d‟être capable de comprendre des articles (des informations, des textes sur internet) en langue étrangère (ce qui est parfois le seul but que se fixent des étudiants) peut inciter à une connaissance plus approfondie de cette langue. 220 Importants à connaître mais aussi faciles à mémoriser. 221 Par exemple en prévenant que l‟accent circonflexe en français est généralement la trace de la consonne s : île / isle, forêt / forest, maître / master, etc. 110 CONCLUSION En une trentaine d‟années, linguistique appliquée et didactique des langues ont beaucoup évolué. Ce mémoire de synthèse reflète cette évolution : distinction entre apprentissage et acquisition, entre langue étrangère et langue seconde, entre langues proches et langues lointaines, etc. L‟importance des systèmes réduits est attestée : ils permettent une meilleure compréhension des stratégies de construction des interlangues. L‟approche fonctionnelle notionnelle a débouché sur l‟approche communicative ; la perspective actionnelle prend la relève de l‟approche communicative. Il ne s‟agit plus de donner, sous forme d‟actes de parole, des réponses langagières à des besoins identifiables et identifiés, mais de développer des activités langagières, des tâches communicatives. Le Cadre européen commun de références pour les langues 222 définit comme tâche « toute visée actionnelle que l‟acteur se présente comme devant parvenir à un résultat donné en fonction d‟un problème à résoudre, d‟une obligation à remplir, d‟un but qu‟on s‟est fixé » (p. 16). D‟un autre côté, en ce qui concerne les langues proches, une méthodologie en (inter)compréhension permet l‟acquisition rapide d‟un plurilinguisme. Les stratégies d‟appropriation d‟une / de langue(s) non maternelle(s) se diversifient, tout comme les objectifs. Dans ce dossier, j‟ai présenté un cheminement personnel mais aussi tributaire de cette évolution. Cette évolution est aussi perceptible non plus chez les linguistes et les didacticiens mais chez les apprenants (tout au moins les apprenants adultes). La fameuse compétence de communication (parler comme un natif) semble être moins recherchée et laisse parfois la place à une demande de compétences spécifiques (simple compétence linguistique ou compréhension passive par exemple). C‟est dans cette optique que s‟inscrivent mes projets de recherches qui privilégient une contextualisation et une différenciation pédagogique dans l‟enseignement / apprentissage des langues étrangères ou secondes (quelles stratégies pour quel public ? ) et une focalisation sur l‟apprenant, non plus dans le domaine des besoins langagiers mais dans celui des demandes didactiques. 222 Conseil de l‟Europe : Un cadre européen commun de référence pour les langues : Apprendre, enseigner, évaluer. Paris : Didier 2001. 111 BIBLIOGRAPHIE ADJEMIAN, Ch. 1976 : On the Nature of interlanguage systems. 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Neuropsychologia, 10, 405-417. 119 TABLE DES MATIERES Introduction Des interférences aux inférences. Un parcours linguistique et didactique ------------1 I. Linguistique appliquée : interlangue et appropriation I. 1 . Acquisition / Apprentissage d‟une langue non maternelle. Quelques oppositions fondamentales I. 1. 1. Langue étrangère / Langue seconde --------------------------------------------------- 12 I. 1. 2. Apprentissage / Acquisition ------------------------------------------------------------ 15 I. 1. 3. Langues proches et langues lointaines ------------------------------------------------ 18 I. 2. L‟interlangue I. 2. 1. Interlangue d‟apprentissage et interlangue d‟acquisition --------------------------- 19 I. 2. 2. Interlangue d‟acquisition de l‟apprenant ---------------------------------------------- 23 I. 2. 3. Interlangue d‟acquisition de l‟apprenant et interlangue d‟acquisition en milieu naturel -------------------------------------------------------------------------- 26 I. 3. Interlangue et intralangue I. 3. 1. Systèmes intermédiaires stabilisés ----------------------------------------------------- 28 I. 3. 2. L‟intralangue ------------------------------------------------------------------------------ 32 I. 4. Gastarbeiterdeutsch I. 4. 1. Description d‟interlangues fossilisées ------------------------------------------------- 35 I. 4. 2. Gastarbeiterdeutsch et pidginisation --------------------------------------------------- 39 II. Les systèmes réduits II. 1. Acquisition du langage -------------------------------------------------------------------- 45 II. 2. 1. Les premiers stades de l‟acquisition. L‟approche linguistique -------------------- 45 II. 2. 2. Le développement du langage. L‟approche cognitive ------------------------------ 49 II. 2 . 3. La première combinatoire --------------------------------------------------------------51 II. 2. Pathologie du langage II. 2. 1. Linguistique et aphasie ------------------------------------------------------------------ 57 II. 2. 2. Agrammatisme --------------------------------------------------------------------------- 61 II. 2. 3. Interlangue fossilisée et agrammatisme ----------------------------------------------- 65 II. 3. Foreigner Talk II. 3. 1. Le xénolecte -------------------------------------------------------------------------------68 II. 3. 2. Structure des systèmes réduits ----------------------------------------------------------72 120 III. Didactique des langues : distance linguistique et enseignement III. 1. Les langues lointaines III. 1.1. Stratégies d‟enseignement / apprentissage des langues lointaines ----------------77 III. 1. 2. Difficultés linguistiques et culturelles d‟un public éloigné ----------------------- 81 III. 1. 3. Construction vs superposition. L‟exemple du public bulgare et du public roumain ------------------------------------------------------------------- 89 III. 2 . Les langues proches III. 2. 1. Les langues voisines --------------------------------------------------------------------96 III. 2. 2. Langues proches et intercompréhension --------------------------------------------100 III. 2. 3. Transparence et inférences ------------------------------------------------------------102 Conclusion ----------------------------------------------------------------------------------------111 Bibliographie -------------------------------------------------------------------------------------112 121