Karlfried G. DÜRCKHEIM

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Karlfried G. DÜRCKHEIM
Une rencontre entre l'Orient et l'Occident
Religions et Spiritualité
Collection dirigée par Richard Moreau, professeur honoraire à l'Université de Paris XII,
et André Thayse, professeur émérite à l'Université de Louvain.
La collection Religions et Spiritualité rassemble des études et des débats sur les grandes
questions fondamentales qui se posent à I'homme, des biographies, des textes inédits et
des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les
grandes religions et au dialogue interreligieux.
Didier Fontaine, Le nom divin dans le Nouveau Testament, 2007.
Daniel Faivre (sous la direction de) Tissu, voile et vêtement, 2007.
Philippe Péneaud, Les Quatre Vivants, 2007.
Pierre Bourriquand, L 'Evangile juif. La liturgie synagogale source du premier Evangile, 2007.
Daniel Faivre, Mythes de la Genèse, genèse des mythes, 2007.
Bernard Félix, Fêtes chrétiennes. Du Jour des Morts à lafète de la Réformation, 2007.
Bernard Félix, Pour I 'Honneur de Dieu. Robert d'Arbrissel - Bernard de Clairvaux - Thomas
Becket - Dominique de Guzman, 2007.
Jean-Jacques Raterron, Célébration de la Chair, Epithalames à l'Incarné. Célébrations lyriques
en l 'honneur des Mariés. Préface de Philibert Secrétan, 2007.
Mgr Antonio Ferreira Gomes. Lettres au pape. Regard de l'évêque de Porto sur l'Eglise et sur
I 'Histoire, 2007.
Etienne Osier-Laderman, Sources du Karman. Mythologie, éthique, médecine,2007.
Mgr Antonio Ferreira Gomes. Lettres au pape. Regard de l'évêque de Porto sur l'Eglise et sur
I 'Histoire, 2007.
Emile Meurice, Quatre « Jésus» délirants. Essai de compréhension, 2006.
Philibert Secrétan, Essai sur le sens de la Philosophie de la Religion, 2006.
Jean-Paul Moreau, L'anglicanisme: ses origines, ses conflits. Du schisme d 'Henri VIII à la
bataille de la Boyne, 2006.
Etienne Goutagny, Cisterciens dans les guerres. L'abbaye N.D. des Dombes en 1870-1871, 19141918,. 1939-1945. - Préface du général d'armée Jean-Pierre Kelche, Grand Chancelier de la
Légion d'honneur, et Introduction par Odile et Richard Moreau, 2006.
Dom Bernard Christol, Contes et nouvelles des Dombes sous le soleil de Dieu, 2006.
Pamphile, Voies de la sagesse chrétienne. Méditation sur l'Ascension. Préface de l'abbé Maurice
Retournard. Postface de Mgr Michel Kuehn, 2006.
Bruno Bérard, Jean Borella: La révolution métaphysique. Après Galilée, Kant, Marx, Freud,
Derrida. Préface du P. Michel Dupuy, apostille de Jean Borella. 2006.
Lucien Daly, Découvrir Dieu grâce à la Science. Itinéraire spirituel d'un scientifique. Préface de
Richard Moreau, 2006.
Stéphane-Marie Barbellion, Bioéthique du début à la fin de la vie humaine. Préface du professeur
E. Sapin, 2006.
André Thayse, Vers de nouvelles alliances. La Genèse autrement, 2006.
Pierre Egloff, Dieu, les Sciences et l'univers. L 'homme interplanétaire, 2006.
Philippe Leclercq, Comme un veilleur attend l'aurore. Ecritures, religions et modernité, 2006.
Mario Zanon, J'ôterai ce cœur de pierre, 2006.
Anne Doran, Spiritualité traditionnelle et christianisme chez les Montagnais, 2006.
Vincent-Paul Toccoli, Le Bouddha revisité ou la genèse d'une fiction, 2005.
Dom Dorothée Jalloutz, Cisterciens au Val-des-Choux et à Sept-Fons. 1762-1792, Règlements
généraux. Textes présentés par Fr. Placide Vernet, moine de Cîteaux, 2005.
Suite de la collection page 367
Maryline DARBELLA Y
Karlfried
G. DÜRCKHEIM
Une rencontre entre l'Orient et l'Occident
Ecarts et convergences avec le christianisme
L'Harmattan
@ L'Harmattan,
2007
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005 Paris
http://www.1ibrairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-04522-4
EAN : 9782296045224
Remerciements
J'exprime ma reconnaissance aux enseignants de la Faculté de
Théologie de Lyon qui ont accueilli et accompagné ce travail de recherche, et en
particulier au professeur Didier Gonneaud, qui l'a dirigé.
Je dis ma profonde gratitude aux Sœurs de la Croix: aux responsables
de la Province de France qui m'ont confié cette mission, et à toutes celles qui
m'ont soutenue dans cette entreprise. Celle-ci doit aussi beaucoup à mes parents
qui ont favorisé son développement par un encouragement et une aide
généreuse. J'adresse également un merci sincère à toutes les autres personnes
qui ont manifesté leur intérêt pour ce travail, sans oublier les lecteurs, Jean
Bezel et Roland Lacroix, ainsi que Nathalie Costa pour l'aide technique reçue.
Cet ouvrage a bénéficié des contacts et rencontres avec des thérapeutes
et formateurs s'inspirant de la psychologie existentielle développée par K.G.
Dürckheim et par sa compagne M. Hippius. Ils m'ont permis de découvrir
certaines expressions contemporaines de cette pratique et de cet enseignement.
Signe d'une amitié née de ces échanges, le bambou peint par
K.G.Dürckheim est un cadeau de Regine et Wolfram Helke, thérapeutes qui ont
travaillé avec lui au Centre de Rütte.
Liste des abréviations utilisées
Collections
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Cogitatio Fidei
Jésus et Jésus-Christ
Livre de Poche
Petite Bibliothèque Payot
Editeurs
D.D.B.
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P.U.F.
Desclée de Brouwer
Encyclopaedia Universalis
Facultés Universitaires Saint-Louis
Presses Universitaires de France
Revues
L&V
NRT
RSR
RTL
Lumière et Vie
Nouvelle Revue Théologique
Recherches de Science Religieuse
Revue Théologique de Louvain
Introduction
Le contexte culturel occidental, bien que marqué globalement par
l'indifférence religieuse, est devenu, durant ces dernières décennies, un espace où
s'exprime une quête spirituelle foisonnante. Dans le champ des spiritualités
contemporaines, la proposition de Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988Y trouve une
résonance auprès d'adultes de divers milieux socioculturels. Liés ou non à une tradition
religieuse, ils s'inspirent des pratiques qu'il a mises en œuvre et du message qu'il a
délivré pendant une longue période de sa vie, proposant un chemin de croissance
personnelle. Qu'est-ce à dire? Serait-il simplement le témoin d'un itinéraire singulier
dans ce siècle mouvementé?
La présence de Dürckheim dans l'Occident contemporain
Un certain nombre d'ouvrages dont il est l'auteur visent un large public:
L'expérience de la transcendance, L 'homme et sa double origine, Le centre de l'être...
Quelques-uns ont été réédités: Hara, centre vital de l'homme, Pratique de la voie
intérieure
le quotidien comme exercice...
Ces titres indiquent une attention
particulière au sujet et à son ouverture à une transcendance. Ils invitent le lecteur
potentiel à revenir à l'essentiel.
Il n'est pas rare que des sophrologues, des ostéopathes, des praticiens des arts
martiaux proposant des exercices en vue d'un développement personnel, d'une prise de
conscience nouvelle du corps, se réfèrent à Dürckheim. Il s'agit d'apprendre à intégrer
notre corporalité et nos capacités de représentation, de parvenir à une certaine unité du
corps et de l'esprit, de développer une conscience plus vaste en travaillant dans le sens
d'une maturation et en développant une relation aux autres êtres et à notre
environnement.
Il n'est pas question ici de porter un jugement global sur les pratiques qui se
multiplient aujourd'hui. Pour chacune d'elle, il faudrait observer de près à la fois les
1
Dürckheim retrace quelques étapes de son itinéraire dans Pratique de l'expérience spirituelle,
Paris, Ed. du Rocher, 1985. Par ailleurs, Gerhard WEHR, écrivain et spécialiste de l'histoire des
religions, a publié une biographie de K.G. Dürckheim en 1988, l'année où le thérapeute
s'éteignait à l'âge de 92 ans. L'ouvrage s'intitule: Karlfried Graf Dürckheim, ein Leben im
Zeichem der Wandlung. Il fut traduit en français: Karlfried Graf Dürckheim, une vie sous le signe
de la transformation, chez Albin Michel, en 1997.
modalités concrètes mises en œuvre, le discours tenu par la personne qui propose la
démarche, les présupposés philosophiques et spirituels qui la sous-tendent. Ce que je
veux souligner, c'est que dans ces "lieux" il n'est pas rare que l'on fasse référence à
Dürckheim et notamment à son enseignement sur le Hard.
A propos de l'exercice en général, Dürckheim spécifie son sens et son but en
établissant une distinction entre deux approches qui ont une finalité différente. D'une
part, il y a les exercices qui, bien qu'ils permettent à l'individu d'éprouver un plus grand
bien-être, ne font que renforcer son ego et ne le provoquent nullement à se transformer.
D'autre part, à l'intérieur des grandes spiritualités liées aux traditions religieuses de
1'humanité, comme dans la voie initiatique qu'il propose, l'exercice vise un
dépassement de l'ego, une métamorphose du "moi mondain" pour accéder au "soi"
véritable.
Parmi les psychothérapeutes, notons que l'exercice tel que le conçoit
Dürckheim intéresse surtout ceux et celles qui s'inscrivent dans la ligne de C.G. Jung.
Nous savons que Dürckheim lui-même s'inspira des recherches du psychiatre de Zurich.
Il serait intéressant de découvrir ce que ces thérapeutes trouvent chez lui comme
compléments ou correctifs par rapport à I'héritage jungien.
Ayant rencontré au Japon des hommes formés par le zen, personnalités qui
l'ont touché par leur extraordinaire authenticité, Dürckheim a cherché à inculturer le zen
en Occident. Il a été l'un des pionniers en ce domaine. Il a exporté la méditation zen en
dehors du bouddhisme, soulignant qu'elle n'est pas la propriété exclusive de la tradition
dans laquelle elle est née. Il affirme que cette pratique a un sens et une portée
universels: «Face au zen deux attitudes sont possibles: on peut soit accepter de se
convertir au bouddhisme, soit accueillir ce qu'il renferme d'universellement humain.
Seule m'importe la seconde attitude. »3
Durant ces quinze dernières années, on a vu apparaître quelques publications
qui font état d'entretiens que Dürckheim a eus avec des personnes qui se reconnaissent
aujourd'hui comme ses élèves. Parmi eux on rencontre des prêtres et des religieux. Ils
sont à l'initiative de groupes ouverts à toute personne, quelle que soit sa lignée
spirituelle ou son appartenance culturelle, dont le but est la maturation de l'être humain
par la mise en valeur de sa dimension spirituelle, à travers différents types d'activités, et
notamment la pratique de l'assise en silence. De quelle manière l'œuvre de Dürckheim
inspire-t-elle ces hommes et ces femmes? Qu'apporte-t-elle? Des propositions
concrètes pouvant aider l'individu contemporain à assumer certaines épreuves et à se
libérer de l'étroitesse de son ego? Un cheminement dans lequel il peut s'exercer à
acquérir une "forme" juste? Sans doute un peu de tout cela, mais il est trop tôt pour
apporter une réponse plus précise et plus complète à cette question.
L'écho que rencontre Dürckheim s'inscrit dans un contexte culturel caractérisé
par un regain d'intérêt pour le spirituel4, la sagesse et la mystique. L'individu est aussi à
la recherche d'outils, de pratiques et de guides. A l'heure de la mondialisation et d'une
conscience plus vive de la relativité historique des religions, nos contemporains sont
2 Terme japonais signifiant littéralement le "ventre". C'est le centre de gravité du corps humain
situé au-dessous du nombril, où se concentre l'énergie vitale (ki en japonais, tch'i en chinois).
Dürckheim consacre un ouvrage, intitulé Hara, centre vital de I 'homme, à cette réalité dont il
perçoit plusieurs niveaux de signification.
3 Le zen et nous, Paris, Le Courrier du Livre, 1976, p. 9.
4 Ce mot a gagné en extension quant à son usage, au risque d'induire un grand flou quant à son
contenu. Il est donc plus que jamais nécessaire de réfléchir aux critères de vérité d'une expérience
ou d'un cheminement spirituels.
-8-
prêts à puiser des ressources de sens dans toutes les traditions philosophiques et
religieuses. A faire confiance à des valeurs qui, jadis, ont fait leur preuve, et qui
pourraient retrouver une nouvelle actualité dans la modernité. Beaucoup recherchent
avant tout un art de vivre au quotidien.
Dans un contexte caractérisé par l'individualisation, l'individu n'est plus
soumis aux normes d'un groupe, mais construit lui-même son dispositif de sens, et
choisit d'adhérer librement à un groupe religieux ou à une religion, prenant ce qui lui
convient au sein de ces univers symboliques. Vivant sa quête spirituelle sans être
suffisamment enraciné dans une tradition philosophique ou religieuse, il en vient parfois
à rassembler des croyances et des rites qui sont incompatibles; les systèmes conceptuels
ou symboliques ne sont pas perçus dans leur cohérence propre. Cette attitude relève du
syncrétisme. Le développement de ce que les anthropologues ou les sociologues
appellent le "bricolage" des croyances et des pratiques, qui va de pair, en Occident, avec
l'individualisme religieux caractéristique de notre époque, n'est pas forcément
structurant pour le sujet ni fécond au plan de la vie sociale. Il interroge la théologie
chrétienne et l'incite à fournir un nouvel effort d'interprétation et de communication du
message évangélique, de sa vision de I'humain, du divin et de leur relation. Il appelle
également des évolutions de la part de l'institution ecclésiale.
Au pluralisme des religions qui caractérise la société contemporaine, s'ajoute
celui des spiritualités. Cette double pluralité requiert de la part des croyants dialogue et
confrontation. Dans le domaine de la spiritualité, la pluralité s'impose d'une façon plus
évidente encore que dans le champ des religions. En effet, chacune des grandes
traditions religieuses de l'humanité a donné naissance à des courants spirituels et
mystiques féconds. De plus, des spiritualités se sont constituées en dehors de ces
religions instituées. Certaines se veulent un art de vivre ou une sagesse d'où n'est pas
forcément absente l'idée de principe absolu, sans pour autant que celle-ci exige la
référence spécifique à une tradition religieuse.
Un nombre croissant d'Occidentaux sont à l'affût de tout ce qui a trait au
patrimoine sapientiel et spirituel de l'Orient. Que signifie cet attrait et comment se
rapporte-t-on aux éléments provenant de ces traditions? Il nous faut tenter de
comprendre ce qui est en jeu dans ce phénomène. Distinguer l'effet de mode de
comportements qui, d'une manière ou d'une autre, engagent l'individu dans sa relation
aux autres et au monde et qui, par là même, ont une signification quant à son rapport à
l' abso lu.
La rencontre avec les religions extrême-orientales a été et peut être vécue sur
un mode autre que celui du "bricolage". De grands spirituels chrétiens ont vécu ou
vivent une rencontre marquante avec une autre religion, de telle sorte que cet événement
entraîne un remodelage en profondeur de leur propre foi. Elle suscite un dialogue
intérieur - le dialogue intrareligieux dont parle Raimon Panikkar qui est né d'un père
indien et d'une mère catalane. La rencontre de l'autre et le dialogue avec lui ne
s'opèrent pas sans tensions et appellent souvent une réinterprétation de certaines
données de la foi. Thomas Merton, Jules Monchanin, Henri Le Saux, Bede Griffiths...,
tous ont risqué ce chemin à leur manière.
N'est-ce pas une voie similaire qu'a empruntée Karlfried Dürckheim ? Lors de
son séjour au Japon qui s'étendit sur une dizaine d'années, il perçut avec acribie les
richesses culturelles et spirituelles que développa ce pays, notamment sous l'influence
du bouddhisme. Il intégra dans sa pensée et sa praxis des éléments provenant à la fois de
l'héritage chrétien et de cette civilisation d'Extrême-Orient.
- 9-
Il a déployé sa pratique et sa réflexion à partir d'une triple source: la
psychologie des profondeurs de Jung, la mystique chrétienne qu'il connut à travers
Maître Eckhart5 et enfin, la tradition zen dont il découvrit la fécondité lors de son
initiation auprès de maîtres japonais. A la faveur de ces rencontres, et sans doute aussi
suite aux tragédies que représentent les deux guerres mondiales, c'est la compréhension
de l'homme et du processus d'humanisation qu'il fut amené à revisiter. Docteur en
psychologie et en philosophie, il tenta dans la seconde moitié de sa vie d'élaborer une
"anthropologie métaphysique"6 qui s'enracine dans une expérience de la transcendance.
Il est difficile d'apprécier ce que Dürckheim doit à chacune de ses sources. De
quelle manière et jusqu'à quel point il intègre des éléments propres à telle ou telle
source. Je ne chercherai pas à faire une genèse de sa pensée, ni à en établir précisément
les stades d'évolution. Tentant une lecture théologique de son œuvre, je prêterai
attention à la manière dont les grandes intuitions du zen, ou de la mystique dans la ligne
de Maître Eckhart, sont présentes en elle.7 Je noterai certains traits, expressions, images
et symboles qui sont familiers à la tradition chrétienne ou au zen et j'observerai le
traitement spécifique qu'il leur réserve. Comment il les intègre. Quels aspects il
privilégie et dans quel but. Par moments, il sera aussi nécessaire d'éclairer d'un point de
vue historique certaines de ses options. On signalera par exemple sa réaction contre le
rationalisme, l'influence du romantisme allemand.
Par ailleurs, le rapport à l'histoire s'avère problématique dans la pensée de
Dürckheim comme dans son itinéraire personnel. En effet, une énigme demeure: la
biographie que publia Gerhard Wehr mit au jour le fait qu'à un moment où les menaces
du pouvoir nazi et des lois anti-juives pesaient sur sa famille, il joua le jeu de l'idéologie
nationale-socialiste.8 Sa collaboration avec le régime nazi nous interroge profondément,
5
Le dominicainJohann (dit Maître) Eckhart (1260--- 1327--)est un théologien et un mystique
rhénan.
6 K .G. DÜRCKHEIM, Sous le signe de la grande expérience, Monaco, Ed. du Rocher, 1995, p.
15.
7« Ce n'est pas un hasard si c'est à cette époque (celle de l'entre-deux guerres) que je rencontrai
Maître Eckhart. Je n'arrivais plus à me séparer de ses Traités et Sermons. Je recevais leur contenu
comme un écho multiple du grand appel qui avait retenti en moi.» (K.G. DÜRCKHEIM,
Pratique de l'expérience spirituelle, Monaco, Ed. du Rocher, p. 36). A propos de son séjour au
Japon, il affirme: « Ma connaissance approfondie de Maître Eckhart me facilita l'approche du
zen ». (Id., p. 41).
8 La promulgation par le régime nazi de lois anti-juives et l'exclusion des non-aryens de la
fonction publique eurent des incidences directes sur la famille Dürckheim. En effet, la grand-mère
de Karlfried étant juive, beaucoup craignaient qu'on s'en prenne à sa mère. Quant à lui, on ne
pouvait plus l'employer en Allemagne. Le ministre de l'éducation l'envoya alors en mission en
divers pays: Afrique du Sud, Italie, Angleterre, Danemark, France, Belgique. Il s'agissait de
plaider la cause du troisième Reich auprès des allemands vivant dans ces pays et de comprendre
l'attitude de ces pays face au nazisme.
Selon Wehr, dans les écrits de Dürckheim qui précèdent ou suivent l'arrivée au pouvoir de Hitler
en 1933, on retrouve souvent « l'idée que l'homme doit rester fidèle aux 'liens du sol et du sang'.
L'éducation devait signifier 'l'éducation à la nation' et ses principes de base étaient censés
répondre aux 'intérêts vitaux de la nation' ». (G. WEHR, Karlfried Graf Dürckheim, une vie sous
le signe de la transformation, p. 89). En 1938, Von Ribbentrop l'envoya au Japon pour y exercer
une fonction d'ambassadeur. Il y avait deux raisons à ce départ: d'une part, en tant que nonaryen, la promulgation des lois anti-juives de Nuremberg l'avait rendu 'politiquement
indésirable'. D'autre part, son rapport concernant le voyage en Afrique du Sud avait retenu
l'attention de ses supérieurs: Dürckheim était considéré comme un excellent ambassadeur de
l'Allemagne dans le monde. Il présente ainsi sa mission: «Il s'agit, d'une part, d'étudier le
- 10 -
d'autant plus qu'il n'en laisse aucune relecture. Après son retour en Allemagne, en mai
1947, il afficha une grande réserve, tant dans ses paroles que dans ses actes. Par la suite,
et jusqu'au terme de sa vie, il n'est jamais revenu sur ses engagements passés pour
tenter de lever un peu le voile posé sur cette période sombre et tragique qui déchira les
Européens, pour reconnaître ses implications au service de la cause nationaliste et sa
part de responsabilité dans ce drame historique. En raison de ce silence persistant qu'il
n'a jamais rompu, les faits présentés par Wehr ont suscité de vives réactions. Ils ont
provoqué une crise chez des personnes qui avaient établi avec lui des relations de
confiance.
Dès lors, étudiant son œuvre, nous chercherons quelles sont, dans la structure
de pensée de Dürckheim, les déficiences qui peuvent l'empêcher de prendre en compte
la dimension historique et d'opérer une anamnèse éthique. Nous avancerons quelques
hypothèses sur les raisons qui ont pu faire obstacle à ce travail de mémoire, l'empêchant
de regarder son passé en face.
Une lecture théologique de l' œuvre de Dürckheim
L' œuvre de Dürckheim est une réflexion sur l'être humain, sur sa nature.
Qu'est-ce que l'homme? Nous sommes là devant un problème universel. Les traditions
religieuses de l'humanité tentent de répondre à cette question. Simultanément,
Dürckheim pense et propose un processus - une "voie initiatique" - par lequel l'homme
peut se réaliser, réaliser sa vocation conçue comme un appel à devenir une "personne"9.
Tenter une lecture théologique de son œuvre, c'est donc accepter de se déplacer sur ce
terrain anthropologique - une anthropologie à la fois concrète et transcendantale.
Toutefois, Dürckheim ne s'arrête pas à une description des structures permettant une
"individuation"lO. Sa réflexion s'inscrit dans une perspective existentielle: il balise pour
d'autres, en l'explorant lui-même, un processus de maturation de la "personne",
analysant les différentes composantes de la "voie initiatique", indiquant des exercices à
pratiquer, des attitudes à promouvoir, explicitant leur finalité et leur portée spirituelles.
développement de l'éducation nationale japonaise... Il faut, d'autre part, sonder les possibilités de
l'Allemagne en matière de politique culturelle sur le territoire japonais et sur l'ensemble des
régions sous domination nippone (très étendue à l'époque) sur le continent asiatique. » (Id., p.
110).
9 En allemand, die Person (du latin persona, personare). L'usage des guillemets renvoie au sens
que confère Dürckheim à la personne.
10Ce concept forgé par Jung désigne le processus de développement du sujet humain. « La voie
de l'individuation signifie: tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où
nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et
irrévocable, il s'agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu'il a de plus personnel et de plus
rebelle à toute comparaison. .. La réalisation de son Soi se situe à l'opposé de la
dépersonnalisation de soi-même... L'individuation est synonyme d'un accomplissement meilleur
et plus complet des tâches collectives d'un être, une prise en considération suffisante de ses
particularités permettant d'attendre de lui qu'il soit dans l'édifice social une pierre mieux
appropriée et mieux insérée que si ces mêmes particularités demeuraient négligées ou
opprimées... L'individuation n'a pas d'autre but que de libérer le Soi, d'une part des fausses
enveloppes de la persona, et d'autre part de la force suggestive des images inconscientes. » (C.G.
JUNG, Dialectique du Moi et de l'inconscient, folio/essais 46, Gallimard, 1997, p. 115-117).
- Il -
Cette œuvre à caractère existentiel m'induit à déployer une méthode inductive.
Je m'intéresserai à la façon dont, d'après Dürckheim, l'être humain fait l'expérience de
la transcendance absolue, aux conditions concrètes de sa maturation humaine et
spirituelle sur la "voie initiatique". J'apprécierai la portée théologique d'images et de
symboles qui jouissent chez lui d'un indéniable privilège. A travers cette démarche,
j'établirai un dialogue avec cette perspective qui, en deçà ou au-delà des grandes
traditions religieuses, vise l'accomplissement de l'homme et de sa destinée. L'être
humain et sa réalisation ne sont-ils pas au centre des préoccupations de la foi et de la
théologie chrétiennes, même si, de leur côté, elles appréhendent l'homme et le pensent
toujours en fonction de la relation que Dieu instaure avec lui en se révélant? En fin de
compte, la conception qu'a Dürckheim de la "personne", de son avènement et de sa
destination constituera sans doute un lieu décisif de confrontation avec la tradition
chrétienne.
Nous ferons une présentation et une analyse approfondies de sa vision
anthropologique. En effet, l'élaboration d'une "anthropologie métaphysique" constitue
un axe majeur de son œuvre. Il déclare: « Une doctrine de l'essence et de l'être-soi, de
la voie et des errances humaines qui place en son centre la relation de l'homme à l'Etre
qui s'épanouit à travers la 'grande expérience', cela s'appelle une anthropologie
métaphysique. Par là, nous entendons une anthropologie qui s'enracine dans
l'expérience, non pas en dépit, mais justement en raison de son caractère
métaphysique. »11
Sous l'angle d'une anthropologie transcendantale, nous nous intéresserons plus
particulièrement à ce qu'il appelle les "expériences de l'Etre", à travers lesquelles
l'homme devient davantage ce qu'il est et peut accéder à une meilleure connaissance de
son identité. Dans un premier temps, nous mettrons en lumière l'anthropologie concrète
de Dürckheim, autrement dit les composantes de l'être humain. Ainsi, nous percevrons
mieux quelles sont les potentialités et les ressources qui le rendent capable d'une telle
expérience de la transcendance et apte à en tirer le meilleur profit.
Nous appréhenderons cette expérience à un double niveau, existentiel et
ontologique. Au niveau existentiel, nous tenterons de saisir ce qu'elle représente pour le
sujet dans son évolution. Nous ne manquerons pas d'interroger la conception de
l'expérience spirituelle qu'a le thérapeute, de distinguer le registre spirituel du registre
religieux proprement dit, de poser la question de l'universalité d'une telle expérience et
de son rapport à l'expérience chrétienne de la foi. Au plan ontologique, nous étudierons
les attributs et fonctions de l'Etre transcendant tel que le conçoit Dürckheim, ainsi que
le type ou le mode de relation existant entre cette transcendance absolue et l'être
humain.
La bipolarité moi existentiel/Etre essentiel constitue la structure fondamentale
de l'anthropologie dürckheimienne. A la faveur des "expériences de l'Etre", l'homme
peut prendre conscience de son "Etre essentiel" par lequel il participe à l'Etre
transcendant qui se manifeste dans son existence historique en tant que force créatrice et
rédemptrice. Ce concept "d'Etre essentiel" appelle une réflexion sur l'articulation entre
immanence et transcendance et sur les médiations par lesquelles la contingence entre en
contact avec l'absolu. Nous étudierons la pertinence du recours à la "modalité" pour
rendre compte de ce rapport.
Il
K.G. DÜRCKHEIM, SOUSle signe de la grande expérience, Monaco, Ed. du Rocher, 1995, p.
15.
- 12-
"Expérience de l' Etre" et "voie initiatique", deux expressions-clés dans
l'œuvre de Dürckheim, renvoient à l'itinéraire auquel il nous convie. Elles indiquent
d'emblée un double pôle de la temporalité et de la vie spirituelle: d'un côté,
l'importance de ce qui surgit dans l'instant, à la faveur d'une "percée" de PEtre; de
l'autre, la nécessité de la durée pour croître en humanité et sur un plan spirituel.
Autrement dit, le premier pôle dit l'irruption soudaine et inattendue de la transcendance
dans l'immanence. Le second insiste sur l'importance de la "voie" nécessitant dans le
quotidien un travail sur soi en vue d'une transformation en profondeur. Croître
humainement requiert notre libre adhésion et notre engagement constant; il en va de
même pour toute croissance spirituelle.
Nous analyserons les principales composantes de la "voie initiatique", en
signalant au passage les points sur lesquels l'influence de la tradition zen est
particulièrement sensible. Le type d'exercice proposé, le sens et le but de l'exercice
correspondent à une visée ou à un idéal clairement définis par Dürckheim: une
transparence à la transcendance, transparence qui coïncide avec l'émergence de la
"personne". Comment conçoit-il cette transparence?
Quelles incidences cette
conception a-t-elle dans la manière dont est définie la "personne"? Celle-ci diffère-telle de la conception chrétienne? Le moment venu, nous tenterons de le préciser.
Dans la perspective de maturation, Dürckheim prend-il en compte la relation à
autrui? Si oui, de quelle manière le fait-il? Comment articule-t-illa double polarité du
souci de l'ultime et du souci de l'autre? Nous procéderons sur ce point à une
évaluation.
Après avoir exploré et interrogé la conception de l'homme et de son avènement
en tant que "personne", c'est la conception de l'Etre et de sa manifestation qui sera au
centre de notre réflexion, dans la seconde partie de cet ouvrage. Nous tenterons de
percevoir à quel type de pensée se rattache cette ontologie. Nous chercherons en outre à
appréhender et à penser l'écart entre l'Etre et Dieu. Cet écart sera envisagé à divers
niveaux. Tout d'abord, sous l'angle de la différence entre un absolu impersonnel et un
Dieu personnel. A cette étape, nous nous intéresserons à ce que Dürckheim appelle la
non-dualité, en vue de dégager ses significations et sa portée dans son anthropologie à
visée personnaliste. Ensuite, nous aborderons la question de l'unité et de l'altérité en
l'absolu, entre lui et l'homme, entre les humains. Nous confronterons en particulier ce
que Dürckheim appelle "l'unité triadique de l'Etre" avec la conception trinitaire de Dieu
en christianisme. Enfin, nous étudierons quels rapports peuvent exister entre la
manifestation de l'Etre comme expérience et la foi chrétienne. Cette question donnera
lieu à de nouveaux développements théologiques portant sur l'enjeu d'une articulation
entre les dimensions intérieure et historique de la révélation. Dans l'œuvre de
Dürckheim, le Christ occupe une place discrète. Nous étudierons les caractéristiques
d'une christologie liée à la notion d"'Etre essentiel", à la figure du maître et au thème
johannique de la voie, de la vérité et de la vie.
Autour de chaque question importante je tenterai de faire se croiser différents
regards: la perspective de l'auteur et un questionnement ou une approche provenant de
la philosophie, des sciences humaines, d'autres traditions religieuses et de la théologie
chrétienne. Ceci de manière à ce qu'apparaissent des différences significatives, des
points de convergence, ainsi que des possibilités d'apports réciproques. Bien des
déplacements se sont opérés en Occident, depuis l'époque où Dürckheim a posé les
bases de sa pratique initiatique. Nous mettrons en lumière ce que peuvent apporter
aujourd'hui cet enseignement et cette pratique, mais également leurs limites.
- 13-
Première partie
L'être humain sur le chemin
du devenir- "personne"
Introduction
L'avènement de la "personne",
fruit d'une lente maturation
L'adulte cherche à se construire à travers un lent processus d'évolution. Il lui
faut franchir différentes étapes pour parvenir à son plus haut degré d'accomplissement.
Il existe aujourd'hui diverses études, de type développementaliste ou constructivisteI,
qui analysent la vie adulte et ses étapes. Comme d'autres psychologues contemporains,
Dürckheim pense l'existence humaine en terme de processus comportant différentes
phases. Il distingue, au long de la vie humaine, trois grandes étapes, et observe comment
s'opère le passage d'une phase à la suivante. L'avènement de la "personne" se produit
au cours de la troisième étape. Mais ces étapes ne se juxtaposent pas les unes aux
autres; elles s'intègrent plutôt les unes dans les autres: « Aucune des étapes et aucun
des domaines que l'homme traverse dans l'ascension n'est 'liquidé' par la suivante.
Seulement, leur sens restreint est transformé et devient plus élevé. La donation
particulière de sens que confère chaque étape est seulement dépouillée de son caractère
définitif. Mais les forces qui se développent à chaque étape doivent être conservées en
un sens nouveau dans la suivante. »2
Les trois étapes de la vie humaine3
Dans une première étape, l'être humain n'est pas encore autonome. « Il croît
inconsciemment vers son être-là incarné. Il ne se sent pas encore être un soi ». Dans la
seconde étape, « il s'établit dans les agencements de sa conscience objective. Il croît
1
Les théories développementalistes rapprochent le développement humain du développement
d'un organisme biologique. Il y a des tâches et des défis à affronter à chaque tranche d'âge. On
rencontre à l'intérieur de ce courant des représentants (ex. Erik ERIKSON et Daniel LEVINSON)
aux orientations davantage psychologique ou sociologique, ou combinant les deux. Dans les
théories dites constructivistes, l'âge ne joue qu'un rôle secondaire. Ce qui importe avant tout,
c'est la manière dont la personne forge de nouvelles constructions de sens qui remplacent les
anciennes devenues incapables de rendre compte du réel. PIAGET est considéré comme le
fondateur de ce modèle. KEGAN, FOWLER, OSER prolongent et affinent ses intuitions.
2 K.G. DÜRCKHEIM, Sous le signe de la grande expérience, p. 228.
3 Dürckheim présente ces étapes dans l'ouvrage Sous le signe de la grande expérience, p. 169-170
(les citations dans les paragraphes suivants sont extraites de ces pages). Ces étapes sont
synthétisées sous forme de schéma, p. 18. Elles sont reprises sous l'angle d'une évolution
dialectique de la conscience (cf. Infra p. 223 sqq.)
vers son auto-érection, qui va de l'autonomie naïvement égocentrique du petit moi,
jusqu'à l'autosuffisance de celui qui s'imagine, compte tenu de sa disponibilité "non
égoïste", servir la communauté et l'œuvre, et par sa propre force illimitée, pouvoir
maîtriser son soi et la vie. [...] Il se développe vers la forme autonome de son ipséité,
consciente d'elle-même et de son monde dans l'unité du moi, de l'esprit et de l'âme. Il y
gagne certes cette autonomie qui est la destinée de l'homme, et qui ne serait pas
pensable sans la conscience objective, mais dans la mesure où il s'appuie exclusivement
sur elle, elle se met aussi en contradiction avec l'unité de l'Etre. Il se développe en un
soi clos. C'est pourquoi il doit apprendre à entendre les voix par lesquelles cette unité
s'érige contre l'ipséité qui se ferme à elles ». S'il écoute ces voix, «il peut alors
expérimenter comment, en se rendant perméable à l'essence, il perce subitement vers
une ipséité nouvelle, et comment, par cette réunification et ce renouvellement, il atteint
une forme de son être-sujet qui est de plus en plus disposée à la transformation. »
Lorsqu'il entre dans cette troisième étape, le sujet démasque la forme d'autonomie
précédemment atteinte comme étant en contradiction avec son "essence" et comme
engendrant une séparation avec l'Etre.
Selon Dürckheim, le chemin de maturation dépend de la liberté humaine et des
conditions historiques dans lesquelles elle s'exerce, mais il dépend aussi de sa
réceptivité à l'Etre inconditionné qui se manifeste à l'intérieur de la réalité mondaine et
humaine. En effet, le thérapeute comprend l'homme comme un existant ayant à la fois
une origine naturelle, finie, et une origine inconditionnée.
L'homme et sa double origine
Nous sommes non seulement citoyens de ce monde, mais "citoyens du
Royaume divin", "enfants de la terre et enfants du ciel", déclare Dürckheim4. Ces
images évoquent la condition complexe qui est celle de l'homme: il fait partie du
monde spatiotemporel contingent, mais il appartient aussi à une autre réalité, absolue.
Or, si l'affirmation de sa nature finie ne pose pas de problème, il n'en va pas de même
de l'acceptation et de la compréhension de son origine supra-naturelle. En effet, à
l'époque contemporaine le sens de cette réalité se perd, soit dans une vision purement
empirique du réel, soit dans des représentations imaginaires qui manquent tout autant la
réalité ultime. Aussi, une "sainte inquiétude" et une souffrance spécifiquement humaine
expriment-elles à leur manière l'oubli ou la trahison de notre origine céleste, le
refoulement de notre "noyau divin".
Comment pouvons-nous reconnaître notre "origine céleste"? Dürckheim
souligne à cet égard l'importance d'expériences grâce auxquelles nous pouvons
découvrir que nous appartenons à une totalité. Les images qu'il privilégie renvoient à un
principe-Tout: «Comme la vague son "être-mer", le sarment son "être-cep", la feuille
son "être-arbre", c'est lorsque, dans une intuition profonde, il [l'homme] saura que le
Tout présent en lui est sa vie secrète, sa patrie transcendante, qu'il connaîtra son origine
céleste. Elle sera expérience, promesse, et vocation, et il n'aura plus besoin de se
contenter d'y croire »5. "Promesse" : une façon d'évoquer l'appel mystérieux de l'Etre
que l'homme peut entendre dans la profondeur de sa conscience et auquel il peut
4
K.G. DÜRCKHEIM, L 'homme et sa double origine (Spiritualités vivantes 136), Paris, Albin
Michel, 1996, p. 17.
5 Id., p. 26.
- 16-
répondre. "Expérience" renvoie à une actualisation, à une présence qui trouve écho en
lui ici et maintenant, tandis que l'idée de "vocation" le tourne vers l'avenir à construire,
vers ce que son vécu contient comme potentialité et désir de réalisation.
Divers facteurs différencient les humains. Pour appréhender cette différence,
nous prenons habituellement en compte l'influence exercée par le contexte historique et
culturel dans lequel ils vivent, ainsi que les dispositions et des dons propres à chacun.
Selon Dürckheim, « les hommes se distinguent [également] les uns des autres par les
variations de leur être en reflétant, par celles-ci, les élans originaux de l'Etre qui sont à
l'œuvre en toute chose vivante. »6 Il distingue trois types d'homme, en fonction de la
priorité en eux de l'un de ces "élans"7. Le premier type vit d'abord selon l'élan vital et
demeure soumis à la nature élémentaire. Le second type, « c'est l'homme au pouvoir de
l'esprit formel» 8 : son existenceest surtout centrée sur la forme et les valeurs à donner à
sa vie et à celle des autres. Le troisième type, «l'homme au pouvoir de l'âme »9,
recherche avant tout l'unité, la communion avec les autres êtres. Le triple élan de l'Etre
qui se manifeste comme pouvoir d'être soi (pouvoir d'exister), conscience des valeurs et
force de communion, se reflète à travers les divers stades de maturité d'une personne.
On retrouve ces élans tant dans la structure propre à chaque étape qu'à travers la
succession des étapes.
« Manifester dans l'existence l'Etre qui est au-delà du temps et de l'espace, et
par là même réaliser son être essentiel métapsychique, dans et à travers la personnalité
psycho-physique, telle est la destinée de l'homme »10,quel que soit le "type" qui le
caractérise. Si la "thérapie initiatique" de Dürckheim a pu trouver sa spécificité au
croisement de diverses sources, n'est-ce pas dans la mesure où elle a fait de cette visée
son axe central?
Nous allons explorer deux faces indissociables de l'anthropologie
dürckheimienne, ainsi que la "voie initiatique" qui est en corrélation avec chacune
d'elle. Cette anthropologie est concrète, lorsqu'elle met en évidence les structures de
l'être humain et les composantes à prendre en compte pour l'appréhender dans son
intégralitéll. Elle est aussi transcendantale car elle envisage le sujet à partir d'une
expérience à la fois singulière et universelle: celle de l'Etre.I2 Le thérapeute examine en
quoi et comment cette expérience, et la voie sur laquelle elle conduit, contribuent au
développement de la "personne" qui représente à ses yeux le but de l'existence humaine.
Présentant et interrogeant dans cette première partie la conception
dürckheimienne de l'être humain et de sa vocation, chaque fois que cela nous paraîtra
possible et pertinent, nous la confronterons avec les intuitions de la révélation
chrétienne et les ressources qu'elle offre.
6
K.G. DÜRCKHEIM,La percée de l'Etre ou les étapes de la maturité (abrév. : La percée de
l 'Etre), Paris, Le Courrier du Livre, 1971, p. 123.
7 Cf. infra p. 184.
8 K.G. DÜRCKHEIM, La percée de l'Etre, p. 124.
9
Ibid.
10
Id.,
59.
P
Il Dürckheim
précise à ce propos: « Une caractéristique de la pensée occidentale, lorsque se pose
la question de l'homme intégral, est d'en parler, involontairement, comme d'une totalité objective
faite de nature et d'esprit. Mais ne s'agit-il pas en réalité de la possibilité d'être homme? Non pas
une totalité donc, mais un être total, complètement humain, afin de se vivre et de s'accomplir en
une existence saine et complète. » (Pratique de l'expérience spirituelle, p. 168).
12Concept que privilégie Dürckheim pour désigner la transcendance absolue.
- 17 -
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- 18-
I
Une anthropologie concrète
L'anthropologie dürckheimienne repose sur la bipolarité entre "moi
existentiel"} et "Etre essentiel"z. Toutefois, celle-ci intervient dans différents registres,
en particulier dans les registres psychologique et corporel.
Moi existentiel et Etre essentiel, « ces deux aspects sont inhérents à l'homme
intégral. Reconnaître l'exigence de chacun d'eux, les admettre, supporter leur
antagonisme et rendre finalement possible leur intégration afin de devenir une personne
à part entière, tels sont le sens et le but de la voie intérieure ».3N'est-ce pas un véritable
programme de vie qui est ici tracé? Dürckheim nous invite tout d'abord à accepter ce
qui tient à notre structure fondamentale, à savoir cette double polarité constitutive de la
nature et de la condition humaines. Par ailleurs, il met en relief des aspects qui
concernent le fonctionnement et l'articulation entre ces composantes. Une tension existe
entre ces pôles qui ont tendance à s'ignorer ou à s'opposer. Nous avons de la difficulté à
les harmoniser. Comment parvenir à les unifier?
Pour apporter quelques éléments de réponse à cette question, il faut expliciter
le double registre, psychologique et corporel, appartenant au moi existentiel. A
l'intérieur de chacun de ces registres, certains éléments relèvent de la structure même de
l'être humain, tandis que d'autres éléments concernent son fonctionnement.
A. Relation entre "moi existentiel" et "Etre essentiel"
sur un double registre: psychologique et corporel
En I'homme, le véritable soi4 est toujours la résultante de "l'Etre essentiel"
(appelé aussi "essence") qui tend à se révéler en lui et des circonstances dans lesquelles
se déroule son existence; il suppose une intégration entre moi mondain et "essence".
Tant que le moi reste le centre dominant et la mesure de toutes choses - les valeurs, les
autres, la communauté, Dieu même -, l'homme n'a pas atteint la maturité. Ce qui
}
Dürckheimle qualifiediversement: moi mondain,naturel,profane,fixateur,définisseur.Il parle
quelquefois de l'ego.
Z Cette notion désigne le mode individuel et singulier selon lequel l'homme participe à l'absolu.
3
K.G. OÜRCKHEIM,
L 'homme et sa double origine, p. 18.
4 Le soi est le centre de la totalité de la psyché, tandis que le moi est le centre de la conscience,
uniquement. « Le "soi" de la conscience-de-soi humaine est l'unité des modalités selon lesquelles
l'homme se perçoit et se comporte en tant que sujet, face à l'étant. » (K.G. OÜRCKHEIM, Sous
le signe de la grande expérience, p. 88). Il précise: « Ce que nous qualifions d'étant est ce tout du
monde déterminé spatiotemporeIlement, et dans lequel nous avons à nous maintenir, à nous
développer et à nous accomplir dans notre historialité. [...] L'étant désigne la totalité du monde et
de la vie telle qu'elle nous est présente sous la forme de l'ensemble des puissances naturelles, des
formations culturelles et des communautés humaines, et à l'intérieur de laqueIIe nous tentons de
construire, entre vie et mort, une vie assurée, sensée et accomplie. En tant que nous sommes des
êtres de chair déterminés spatiotemporeIlement, nous sommes indissolublement liés à cet étant. »
(Id., p. 96).
caractérise l'homme "initiatique", c'est précisément le fait que, débordant la perspective
du moi, cherchant à dépasser ses résistances, il accepte une métamorphose impliquant
une mort à soi-même pour devenir transparent à l'Etre. Tel est l'enjeu du chemin vers la
maturité.
La relation entre "moi existentiel" et "Etre essentiel"
sur le registre psychologique
Le registre psychologique comprend plusieurs dimensions: ce qui caractérise
le moi et le soi, les diverses formes de conscience liées à l'évolution des rapports entre
le moi et l'Etre, les types de connaissance par lesquels l'homme appréhende le monde et
sa propre existence.
L'un des enjeux majeurs de l'humanisation réside dans la structuration d'un
moi existentiel et dans la lutte contre ses déformations. Dürckheim met en lumière de
façon originale le fait que lorsqu'elle est envisagée sous l'angle de la destinée
transcendantale de I'homme, la formation du moi est saisie dans toute son ampleur. Elle
est le truit d'un processus évolutif: les changements qui s'opèrent au niveau du moi
vont de pair avec une évolution de sa forme de conscience.
Les stades du moi et les formes
de conscience
corollaires5
Au début de son existence, l'homme est totalement inclus dans le milieu
ambiant et n'a pas conscience de son autonomie; il reste lié à l'ordre cosmique qui joue
un rôle protecteur ou destructeur selon les circonstances. En effet, dans la petite
enfance, l'être humain est entièrement dépendant de son environnement. Il vit de sa
participation au monde qui le protège et le porte. Intimement mêlé à ce qui l'entoure,
progressivement, il va pourtant naître à la conscience de soi et du monde, en particulier
grâce à la communication, au langage. A ce stade, conscience de soi, du monde et de la
vie sont encore une seule et même chose. Une confiance irréfléchie, sans faille,
qu'aucun démêlé avec la vie n'a encore troublée, caractérise la conscience de soi
enfantine.
Le moi apparaît lorsque l'être humain pense: "Je suis moi". Peu à peu se forme
ce que Dürckheim appelle « la conscience de soi du moi profane »6. Devenant conscient
de sa propre individualité, 1'homme perçoit sa différence par rapport aux autres étants. Il
occupe une position singulière et se distingue des autres objets ayant leur position
propre. Pour se développer, il doit posséder une conscience vive du moi et d'un monde
autonome. Sa vision du monde est naturellement centrée sur le moi qui est la base de la
conscience conditionnée par le monde et orientée vers lui. Etant le centre de la
conscience humaine en formation, le moi est une composante indispensable et une
condition d'une vie humaine pleinement développée. Simultanément à son affirmation
existentielle: je suis moF, l'homme perçoit la vie par antinomies entre le moi et les
5
Trois formes de consciencesont distinguées: consciencede soi enfantine,consciencede soi du
moi profane et conscience de soi par l'Etre (ou "conscience intérieure") : cf K.G. DÜRCKHEIM,
Le maître intérieur. Le maître - le disciple - la voie (abrév. : Le maître intérieur), Paris, Le
Courrier du Livre, 1980, p. 135s, (titre original: Der Rufnach dem Meister).
6 K.G. DÜRCKHEIM, Le maître intérieur, p. 137.
7 « Le "je suis moi" définit la conscience d'une identité qui implique ces trois caractéristiques: 1.
- 20-
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