J`aime mon métier de médecin

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lueurs et pénombres
J’aime mon métier de médecin
comprendre pourquoi il est tellement important d’aimer.
La plupart des thérapeutes savent bien
qu’il est utopique de vouloir se soustraire
aux formes variées de résonance qui sont
soulevées par les situations que nous rencontrons durant la consultation. Chaque
thérapeute a déjà pu éprouver un jour qu’il
est susceptible de vaciller sous l’effet de
l’impuissance à répondre aux attentes du
malade qui lui fait face ou à ses propres
exigences. Chacun peut se remémorer de
s’être senti pris au piège par d’impossibles
espérances ou par d’anciennes blessures.
En ce qui me concerne en tout cas, les lancinantes interrogations qui reviennent sans
cesse me ramènent souvent l’appréciation
de mes propres désirs et de mes limites.
Evidemment, les réponses que chacun ap­
porte à ces difficultés sont très personnel­les.
Mais comment se préserver de contre-attitudes trop massives ? Comment par­venir à
se dépouiller de nos systè­mes
… j’aimerais profiter de cette tribune pour de survie qui nous aveuglent ?
Comment mieux com­prendre
dire combien le verbe aimer est utile
les causes de ce qui nous trapour (re)donner un élan …
casse ? Comment prendre du re­
cément un jour sans moi. J’aime mon métier cul ? Toutes nos vies posent ces questions.
Il faudrait un auteur plus qualifié que moi
et les gens qu’il me permet de rencontrer.
J’appuie sur le verbe aimer. J’appuie sur pour débrous­sailler ce terrain-là. Toutefois,
ce verbe grâce auquel je rythme mes efforts une expérience m’a récemment montré que
et sur lequel je m’appuie. J’aime le verbe de ne jamais renoncer à prononcer le verbe
aimer qui me ramène à ceux que j’apprécie. aimer constitue sans aucun doute une re­
J’aime le verbe aimer qui me fait sortir du comman­da­tion utile pour se protéger de la
côté sale. J’aime le temps qui passe en égout­ souffrance de l’autre et des peines que cette
tant mes sensations. J’aime essayer de com­ dernière rappelle chez le soignant.
Et puisque l’arme absolue que j’ai trouvée
prendre en mettant des mots pour donner
une forme intelligible à ce qui se dérobe. il y a quelques années consiste à me saisir
J’aime la colère et la frustration dont je par- du clavier de mon ordinateur pour écrire
d’autres choses que des rapports mé­dicaux
viens ainsi à m’alléger.
Après avoir passé de longues heures dans ou des articles scientifiques, j’aimerais prol’arène des souffrances ordinaires d’un ser­ fiter de cette tribune pour dire combien le
vice hospitalier, j’aime sentir que ma tête verbe aimer est utile pour (re)donner un
n’est qu’une partie de mon corps. J’aime élan. Même si je suis tout à fait incapable
mettre alors mes baskets pour sentir que la de dire comment ce verbe parvient à me détête peut perdre le commandement et que tacher pour chasser un peu cette vie (in)hos­
ce sont les jambes qui décident. Lors de ces pitalière si dure, j’aimerais soumettre l’idée
sorties solitaires, si je repense un instant que si cela fonctionne pour moi, cela pourdurant ma course aux visages des malades rait peut-être également marcher pour vous.
N’en déplaise aux adeptes de la calorie
qui s’assombrissent ; si je visualise à nouveau leurs membres qui se figent ou qui se perdue, le principal intérêt de la course à
débattent ; si je reconsidère les contraintes pied ne réside possiblement que là : garder
et les ambiguïtés de ma profession ; si je me les pieds sur terre même lorsque la tête réquestionne sur les bouleversements qui pète sa rengaine parce que le monde de la
m’agitent en m’injectant une dose mini- santé est en crise et que les médecins sont
male d’autocritique, il m’est alors facile de de plus en plus souvent au bord de la crise
Oui, j’aime l’hiver et les jours qui augmentent. J’aime les rouges-gorges qui n’ont pas
migré et qui résistent à l’hiver. J’aime la lumière de l’aube. J’aime la vie qui grignote
la lumière du soleil. J’aime sentir l’air frais
qui saisit le visage et les doigts du coureur
de fond. J’aime le vent qui agite les arbres.
J’aime la neige que le vent détache en petits paquets qui tombent devant moi sur le
chemin. J’aime les nuages qui s’amoncellent sur les montagnes à l’horizon. J’aime
les bourgeons qui apparaissent comme des
têtes d’épingle. J’aime les sols détrempés
par les averses et j’aime également le sol
durci par le gel. J’aime l’herbe décolorée qui
se recouvre de givre. J’aime les vagues du
lac qui se fondent dans l’ambiance glacée
d’une journée où le stratus ne s’est pas déchiré. J’aime la vie même si je réalise qu’elle
me contraint. J’aime la vie même si je sais
qu’elle est régulièrement arrachée à ceux
dont je m’occupe et qu’elle continuera for-
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de nerfs, changer d’air, se changer les idées,
prendre le temps de réaliser que nos rêveries nous renvoient à des choses importantes.
Même indexé dans PubMed, il n’est pas
certain que ce texte apporte quelque chose
à ceux qui tomberont dessus. Curieusement
cependant, nous sommes bien obligés de
reconnaître que nos perceptions demeurent un des fondements essentiels de l’approche objective dont la médecine a besoin
pour cohabiter avec l’incertitude et pour
accepter la vie qui s’en va.
Dr Christophe Luthy
Service de médecine interne de réhabilitation
Département de réhabilitation et gériatrie
HUG,1211 Genève 14
[email protected]
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 15 décembre 2010
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