Isabelle Merle, Michel Naepels - Groupe de recherches sur les

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- Isabelle Merle, Michel Naepels (éds.) , Les rivages du
temps. Histoire et Anthropologie du Pacifique, Paris,
L'Harmattan, Cahiers du Pacifique Sud Contemporain,
n°3, 2003.
Introduction
COMME À LA LIMITE DE LA MER…
Isabelle MERLE & Michel NAEPELS
Depuis quelques décennies, dans l’étude du Pacifique, certains
anthropologues cherchent à historiciser leurs objets et leurs descriptions
pour produire une image plus dynamique des sociétés océaniennes, alors
que bien des historiens essayent de rendre compte des perspectives des
acteurs
locaux
en
s’inspirant
des
problématiques
construites
par
l'anthropologie. Les uns et les autres contribuent ainsi à produire une
histoire plus centrée sur les insulaires et une anthropologie resituée dans
une situation coloniale ou post-coloniale.
Un grand flou conceptuel préside cependant à cette rencontre entre
histoire et anthropologie, qui apparaît plus comme un dialogue tendu que
comme un recouvrement interdisciplinaire. On parle ainsi plus ou moins
indifféremment d’“ ethnohistoire ” (terme sans doute le plus fréquent, qui
désigne parfois la tentative de reconstitution de l'état pré-colonial d'un
groupe social) ; d’“ anthropologie historique ” (il s’agit alors plutôt de la
branche
de
la
discipline
historique
important
des
problématiques
anthropologiques1) ; d’“ histoire ethnographique ” (c’est le terme qu’utilise
B. Douglas
témoignages
pour
désigner
écrits
des
cette
partie
de
“ ethnographes ”
l’histoire
utilisant
contemporains
de
les
la
colonisation2) ; ou encore d’“ ethnographie historique ” et d’“ histoire
anthropologique ”3. Aucun concept n’est dominant en France, où le projet
d’une “ anthropologie historique ” semble, aujourd'hui, quelque peu
marginalisé,
et
où
le
terme
“ ethnohistoire ”
garde
souvent
une
connotation péjorative4. Une excellente synthèse récente, Remembrance
of Pacific Pasts5, témoigne a contrario du fait que le débat anglo-saxon
approfondit avec insistance cette question depuis au moins deux
décennies.
Du côté de la discipline anthropologique, une volonté croissante
existe de penser en termes historiques les situations sociales rencontrées
par l'ethnologue. Elle suppose une rupture avec les formes les plus
classiques d’analyse (et notamment avec les approches fonctionalistes et
structuralistes). Comme l’écrit A. Bensa, “ il est rare que les ethnologues
datent leurs informations de terrain. Quant aux membres des sociétés
étudiées, ils sont censés s’être exprimés sans se référer non plus à une
quelconque temporalité. Par cette double omission, l’ethnographie laisse
entendre qu’elle décrit des “ systèmes ” qui résistent à l’usure du temps.
Les historiens s’étonnent parfois de cette absence de repères, qui confère
aux sociétés une certaine immatérialité intemporelle ”6.
D’un point de vue théorique et général, l’ouvrage de J. Fabian, Time
and the other7, a ouvert la réflexion dans les années 1980 en proposant
une critique de l’absence de perspective historique que se donnait
l’anthropologie dans la construction de son objet. Les deux monographies
de R. Rosaldo, Ilongot headhunting8, et de R. Price, Les premiers temps9,
1
2
3
4
5
6
7
8
9
Valensi & Wachtel (1996).
Douglas (1998).
Wiessner & Tumu (1998 : 379-380).
Assayag & Bénéï (2000 : 20).
Borofsky (2000).
Bensa (1996 : 50).
Fabian (1983).
Rosaldo (1980).
Price (1994 [1983]).
3
sont certainement parmi les premières
a avoir noué
étroitement
problématique anthropologique et historique. Dans le champ des études
océanistes, les ouvrages de M. Sahlins, Des îles dans l’histoire10, de
N. Thomas, Hors du temps11, et d’A. Biersack, Clio in Oceania12, ont
également constitué des étapes marquantes de ce débat.
Les historiens, dans le Pacifique, ont mené en des termes différents
un débat parallèle13. C’est dans les années 1950 que s'opère une rupture
radicale
avec
les
perspectives
jusqu’alors
dominantes
d'une
historiographie “ impériale ” strictement eurocentrée et ethnocentrique.
J. W. Davidson, fondateur de ce qu'on a appelé the school of island-
oriented history amorce alors une réflexion sur les conditions d'écriture
d'une histoire des îles pour elles-mêmes et des sociétés insulaires,
“ sociétés sans écriture ” que les historiens préféraient auparavant
abandonner aux ethnologues14. Les textes de G. Dening15, H. E. Maude16,
K. R. Howe17, J. Leckie18, D. Routledge19 ou plus récemment B. Douglas20
ont notamment contribué à élaborer la notion d'ethnohistoire. Cette
évolution a accompagné l'ouverture de la discipline historique qui, sous
l'influence d'autres sciences sociales et des courants post-modernistes,
s'est, depuis le début des années 1980, considérablement renouvelée à la
fois dans les pratiques et dans les concepts qu'elle mobilise21.
Le dialogue entre histoire et anthropologie s’appuie sur la proximité
épistémologique des différentes disciplines des sciences sociales22. Pour
autant, ces transformations ne conduisent pas à une quelconque fusion
interdisciplinaire. Comme le remarque B. Douglas, “ depuis les années
10 Sahlins (1989 [1985]).
11 Thomas (1998 [1989]).
12 Biersack (1991). Cf. aussi Siikala (1990).
13 Merle (1998).
14 Davidson (1966).
15 Dening (1966, 1980, 1988).
16 Maude (1971).
17 Howe (1977, 1979).
18 Leckie (1983).
19 Routledge (1985).
20 Douglas (1998).
21 Merle (1998).
22 Cf. notamment Veyne (1971), Passeron (1991), Wallerstein (1995, 1996), Thomas
(1998).
1980, de nombreux anthropologues, sensibles aux accusations qui étaient
portées contre eux d’essentialisme, de primitivisme ou d’orientalisme se
sont convertis à l’histoire, et ont admis que les sociétés “ traditionnelles ”
discontinues et originales de la romance anthropologique étaient en vérité
toujours
incluses
dans
des
systèmes
coloniaux
ou
mondiaux.
Simultanément, les historiens sociaux et culturels ont puisé dans le
répertoire de concepts de l’anthropologie. Pourtant, leurs perspectives
respectives
sur
le
passé
continuent
de
différer
d’une
manière
significative ”23.
Dans cet ouvrage, nous ne souhaitons pas traiter pour elle-même la
question du recouvrement éventuel des deux disciplines, ni les enjeux
d’hégémonie institutionnelle qu’elle dissimule souvent. Nous aimerions
plutôt
proposer
quelques
exemples
de
la
façon
dont
s'opère
la
confrontation entre l’histoire et l’anthropologie sur des terrains et des
objets océaniens, afin de montrer l’apport de cette rencontre dans notre
compréhension du présent. Pour les introduire, nous souhaitons repérer
quelques-unes des questions que soulève le projet d’une “ ethnohistoire ”
(quel que soit le nom qu’on lui donne), en passant en revue les difficultés
concrètes d’interprétation et d’analyse auxquelles se trouvent confronté
quiconque s’y essaye.
La matière lacunaire des passés pré-coloniaux
La constitution de la discipline anthropologique l’a conduite à
privilégier l’étude des sociétés les plus lointaines, dont les différences
avec les sociétés occidentales semblaient les plus grandes. Décrivant
d’abord les sociétés océaniennes comme si elles étaient les vestiges
archaïques et éternisés du passé révolu de nos sociétés, dans la
temporalité fictive de l’évolutionnisme, l’anthropologie s’est ainsi trouvée
— même après sa rupture avec ce cadre théorique — dans la situation
paradoxale de parler au présent de sociétés décrites hors du temps, et
23 Douglas (1998 : 8).
5
notamment hors de toute relation datée avec l’Occident — alors même
que la pratique ethnographique à l’origine de ce savoir supposait une
observation extérieure. Ce paradoxe se déploie aujourd’hui selon au moins
deux
dimensions.
D’abord,
comment
combiner
la
synchronie
de
l’ethnographie (qui se déroule dans un certain présent) et la diachronie de
l’analyse historique ? Les anthropologues décrivent-ils les sociétés qu’ils
observent ? Et sinon, quoi d’autre ? Dans quelles conditions, et avec quels
moyens d’enquête et d’interprétation, peut-on prétendre décrire une
société pré-coloniale ? Doit-on faire l’hypothèse d’une continuité culturelle
subsistant au long de toutes les transformations historiques, ce qui
permettrait à l’ethnographie contemporaine d’être de plain-pied avec le
passé des sociétés étudiées ? D’autre part, le type de savoir que produit
l’anthropologie suit-il nécessairement une modalité descriptive statique ou
peut-il rendre compte des dynamiques, des virtualités de transformation,
des univers de possibles ? Pour le dire autrement, une ethnographie estelle possible d’autre chose que du “ changement social ” ?
Il faut faire le constat que les descriptions monographiques
anciennes comme les synthèses typologiques d’inspiration fonctionaliste
font comme si le savoir anthropologique était en prise directe et
immédiate avec un état fonctionnel, stable et protégé des effets du
contact avec l’Occident des sociétés étudiées — en ôtant majoritairement
toute dynamique aux sociétés qu’elles présentent. La typologie océaniste
classique proposée par M. Sahlins24 oppose ainsi les sociétés à big man
mélanésiennes aux royautés polynésiennes. Les raffinements (great man,
grades, titres, chefferies, etc.) et les critiques25 de ce cadre ne l’ont
cependant pas fait disparaître.
Ce sont les recherches sur l'évolution diachronique des sociétés
polynésiennes qui constituèrent le cœur des débats ayant visé à
l’historicisation des typologies classiques. De façon très ambitieuse,
J. Friedman a proposé une analyse des dynamiques anciennes de
24 Sahlins (1963).
25 Douglas (1998 : 29-67).
l’ensemble des sociétés océaniennes, en mettant en avant l’importance
déterminante de l’existence de systèmes régionaux, c’est-à-dire de
réseaux commerciaux et de relations inter-insulaires de grande ampleur. Il
montre ainsi comment s’articulent historiquement les systèmes à big-man
et les “ féodalismes théocratiques ” (c’est-à-dire certaines “ royautés ”
polynésiennes) avec les “ systèmes de biens prestigieux ” qui reposent sur
un monopole politique sur des biens de prestige étrangers nécessaires à la
reproduction sociale (en raison de la place qu’ils occupent dans les
mariages, par exemple). Or il apparaît que de très nombreuses et diverses
sociétés océaniennes, notamment en Polynésie occidentale, ont connu
cette organisation sociale à une certaine époque de leur histoire. Le
tableau dynamique qu’il oppose aux typologies classiques a toutefois été a
son
tour
critiqué
par
N. Thomas26,
qui
y
décèle
des
traces
d’évolutionnisme. Friedman a bien voulu poursuivre la discussion pour
revenir sur ces critiques dans l’article que nous présentons ici27.
Ce débat pose un problème de données ou de matériaux tout à fait
important. Pour inscrire l’étude des transformations des sociétés insulaires
dans une durée relativement longue, recouvrant notamment la période
pré-coloniale, il est nécessaire de s’appuyer sur le savoir archéologique.
En effet, comme il n’existait pas alors d’écriture locale (malgré les dessins
codifiés ou les pétroglyphes attestés en Nouvelle-Calédonie et dans
différentes parties de Polynésie), les sources écrites pouvant servir à
produire l’histoire du Pacifique sont postérieures à la période de contact
(qui varie d’ailleurs considérablement selon les endroits).
La discipline archéologique fournit toutefois un savoir relativement
lacunaire sur les étapes de la transformation sociale. Ces lacunes sont
dues à la fois à des problèmes de datation et à des problèmes
d'interprétation. L’archéologie procède par croisement de données de
différents types, notamment par le relevé de traces matérielles (tessons
de poterie, plus récemment sépultures et outils lithiques) et l’analyse de
26 Thomas (1998 : 129-149).
27 Cf. aussi Friedman (1992).
7
paysages via l'étude des pollens fossilisés. La recherche peut aussi
s’appuyer sur une dernière trace matérielle : les signifiants des langues
parlées aujourd’hui constituent les supports d’une reconstruction de
langues proto-typiques, et permettent une datation large de certains
événements (par exemple les migrations de populations). L’interprétation
n’en est pas moins difficile : il y a solution de continuité du paysage ou du
mode de production à la stratification sociale, du lexème au sémantique,
etc., de telle sorte que nous restons dans un état d’ignorance flagrante sur
bien des points. Ainsi, l’archéologie de la Nouvelle-Calédonie estime la
population de la Grande Terre au moment du voyage de découverte de
Cook en 1774 dans une fourchette allant de 40 000 à 300 000 habitants !
On comprend bien que les systèmes productifs comme les structures
sociales correspondants ne sont pas identiques, et que les conséquences
sociales du passage à moins de 20 000 habitants au moment de la
colonisation française de l’archipel ne peuvent pas être évaluées de la
même façon.
Néanmoins, un certain nombre d’ethnologues (N. Thomas28 comme
C. Ballard29,
par
exemple)
ont
mis
à
profit
archéologiques pour réaliser une histoire
leurs
connaissances
des systèmes productifs
(respectivement aux Marquises et en Nouvelle-Guinée). En s’intéressant à
l’évolution des modes de production, l’archéologie permet d’établir
l’évidence du caractère historique de formes politiques et sociales trop
souvent inscrites dans des groupes de transformation statiques par
l’anthropologie. Plus généralement, elle nous apporte quelques leçons
décisives quant à l’importance des transformations sociales depuis le
premier peuplement du Pacifique, qui empêche absolument de parler de
sociétés sans histoire. Pour n’évoquer que la période la plus récente (à
l’échelle archéologique), le Pacifique a connu l’invention de l'horticulture,
la domestication des plantes ayant eu lieu en Nouvelle-Guinée entre
28 Thomas (1990).
29 Ballard (1995).
9000 BP30 et 6000 BP (site de Kuk31). Une telle évolution des modes de
production — des chasseurs-collecteurs devenant agriculteurs — a
nécessairement eu des conséquences sociales majeures (rappelons que
dans le croissant fertile mésopotamien, en Chine, en Amérique centrale,
cette évolution qualifiée de “ révolution néolithique ” fut liée plus ou moins
directement à l'apparition de l'écriture, de l'Etat, de hiérarchies accrues,
dans des séquences causales difficiles à établir). On sait également que
l’introduction de la patate douce (+ 1000-1500) amena de nouveaux
changements, notamment en Nouvelle-Guinée32.
Le “ premier contact ” : nature de l'événement et interprétation
des sources
Comme le souligne C. Ballard, dans l'introduction du texte qu'il
propose dans ce volume, “ les premiers contacts occupent une position
privilégiée dans l'histoire du Pacifique ”. Citant les propos de K. Neumann,
il rappelle que “ le premier contact est une construction historique née de
la volonté d'isoler le point de départ de la relation entre envahisseurs
européens et indigènes, du désir de tracer une ligne dans le sable,
d'inscrire un repère permettant de séparer et de délimiter le document
écrit de celui, obscur, du témoignage oral — accès pour l'historien au
passé des communautés culturellement autres ”33.
Ce “ premier contact ”, perçu comme événement fondateur ou
comme moment privilégié de rupture entre un avant et un après, prend
dans le Pacifique un relief particulier dans la mesure où il témoigne, là
plus qu'ailleurs, d'une rencontre brutale entre des mondes qui jusqu’alors
s'ignoraient radicalement. A l'instar des Caraïbes et des Amériques au 15e
siècle, le Pacifique recouvre encore au 18e siècle des sociétés insulaires
relativement isolées, habituées à se confronter à l'étranger proche, à la
communauté voisine ou plus ou moins éloignée34. Contrairement à
30
31
32
33
34
9000 ans before present (avant aujourd’hui), soit 7000 ans avant Jésus-Christ.
Denoon (1997).
Wiessner & Tumu (1998).
Cf. son article infra, et Neumann (1994).
Cf. Hau’ofa (1994).
9
certaines parties du continent africain qui, du fait des relations côtières
anciennes et des mobilités internes ainsi que de la diffusion de l'Islam et
de l'écriture, connaissaient une importante circulation d'idées et de biens
nouveaux, les univers insulaires du Pacifique formaient des entités dont la
forte singularité a particulièrement stimulé l'intérêt des historiens et des
anthropologues. Dans ce contexte, le “ premier contact ” a constitué un
terreau particulièrement propice aux échanges et au dialogue entre les
deux disciplines.
L'ethnohistoire,
dont
l'origine
se
situe
dans
un
effort
de
l’anthropologie américaine pour reconstituer le passé des sociétés
amérindiennes, s'est particulièrement focalisée, dans le Pacifique, sur ce
moment clef que constitue le “ premier contact ”, perçu d'abord comme
un “ point zéro ” donnant accès à des sociétés indigènes “ inviolées ” et
“ pures ”.
Puisqu'il
n'existait
que
des
traces
archéologiques
ou
linguistiques du passé insulaire, les historiens du Pacifique ont cru pouvoir
décrire les mondes autochtones en l'état grâce aux premiers témoignages
laissés par les Européens. Par ce moyen, l'ethnohistorien des années 1960
pensait être capable d'accéder à la description ethnographique des
sociétés observées35. En cela, il pouvait rejoindre les préoccupations
d'anthropologues fascinés par les mondes anciens tels que V. Valeri36 ou
D. Oliver37, en se coulant dans l'analyse fixiste d'une société pré-coloniale
saisie au moment de l'intrusion européenne.
Si G. Dening défend, dans un article de 196638, la fonction
descriptive de l'ethnohistoire, il en souligne cependant les limites et ne
cessera par la suite de prendre ses distances avec une telle conception de
la discipline. Comme d'autres historiens, Dening s'inquiète tout d'abord
des biais nombreux que comportent les sources européennes dont on
dispose au sujet des “ premiers contacts ”, qu'il s'agisse des conditions
d'observation, des capacités de compréhension des observateurs, de leurs
35
36
37
38
Dening (1980 : 37).
Valeri (1985).
Oliver (1974).
Dening (1966).
présupposés et des œillères qu'ils peuvent avoir. Cette critique des
sources, somme toute classique, ne signifie pas qu'il faille en rejeter
l'usage, mais implique au contraire une vigilance méthodologique accrue
qu'il convient de mettre en œuvre pour rendre compte d'une société autre
perçue à travers le prisme d'une vision étrangère. L'interprétation
historique,
comme
le
souligne
Dening,
exige
une
connaissance
approfondie des cadres sociaux et culturels de celui qui observe autant
que de celui qui est observé et doit pour ce faire être enrichie par les
perspectives conceptuelles et analytiques de l'anthropologie. L'enjeu n'est
pas seulement d'appréhender plus finement la société observée par une
lecture à contre-point39 (against the grain) — pour reprendre la formule
proposée par l'école historique indienne des Subaltern Studies — des
documents produits par les Européens, mais de proposer une lecture
historique capable de mobiliser les perspectives anthropologiques dans le
sens où l'entend la conception classique de l'anthropologie historique
française. Cette lecture engage l'ethnohistoire sur le double terrain d'une
connaissance précise de ce qui se joue de part et d'autre de la
confrontation, du côté européen comme du côté insulaire, en renonçant à
l'exclusive dans laquelle a pu s'enfermer une certaine conception de
l'ethnohistoire entièrement consacrée à l'étude des sociétés exotiques.
Dans son livre Islands and Beaches publié en 1980, Dening affirme
clairement que l'ethnohistoire n'a pas à faire l'anthropologie du passé, pas
plus qu'elle ne peut décrire l'histoire pré-coloniale des sociétés insulaires.
La critique, cette fois, dépasse la seule question de la validité des sources
et s'emploie à montrer que l'histoire, en tant que discipline, ne peut
exister dans le Pacifique, en dehors de la rencontre avec les Européens : le
passé des insulaires et le régime d'historicité qui leur est propre
échappent à la connaissance tant qu'aucun observateur étranger n'est là
pour recueillir l'information et la transformer en corpus utilisable par
l'historien, qu'il s'agisse d'un corpus de textes écrits, d'iconographies ou
39 Celle-ci insiste sur l’analyse des points aveugles des sources occidentales, dans
lesquelles notamment les dominés sont moins visibles que les chefs, les femmes moins
présentes que les hommes, etc.
11
d'enquêtes ou de traditions orales. “ La réalité historique des sociétés
traditionnelles est à jamais enfermée dans la réalité historique des intrus
qui les ont vues, transformées et détruites ”40. L'ethnohistoire ne peut être
que l'histoire et l'anthropologie de ces moments de contacts culturels au
cours desquels insulaires et étrangers se rencontrent.
Dening est fasciné par le “ first contact ”, “ événement ” qu'il
qualifie d’“ ethnographique ” en raison de la confrontation que celui-ci
engage entre des systèmes culturels et symboliques étrangers les uns aux
autres. Comme Salhins, Dening explore cette première rencontre à travers
les interprétations que les protagonistes en donnent en fonction des grilles
culturelles dont ils disposent. Cette façon de procéder renvoie à la
définition que propose Salhins de l'événement comme “ une relation entre
quelque chose qui se produit et une structure (ou des structures) : une
transformation du phénomène-en-soi en une valeur chargée de sens, d'où
découle son efficacité historique propre ”41. Sahlins offre dans Des îles
dans l’histoire une analyse célèbre de la mort du capitaine Cook à Hawaii,
en montrant comment Cook fut pris pour une incarnation du dieu de la
fertilité, Lono, ce qui causa son assassinat en raison des conflits de
pouvoir entre “ chefs ” et “ prêtres ”. Son analyse centrée sur l’événement
en décrit le contexte conjoncturel, mais aussi l’enracinement dans des
structures sociales et symboliques profondes.
Dans le texte qu’il propose ici, Dening interprète de la même façon
le sens donné par les Tahitiens à l'arrivée du Dolphin conduit par Samuel
Wallis en 1767 à travers une grille cosmologique liée à la divinité Oro.
“ L'histoire, les mythes, les sacrements ou les rituels agrègent des
éléments du passé et composent une grille de lecture qui ordonne le
présent. […] Ils donnent sens à ce qui est arrivé en réduisant la diversité
des explications possibles d'un événement et en le ramenant à des
principes essentiels qui comptent réellement ”42. La référence à l'œuvre de
Salhins parcourt le travail de Dening, mais le mode opératoire de la
40 Dening (1980 : 42).
41 Salhins (1989 : 14).
42 Cf. son article infra.
discipline historique distingue toutefois leurs perspectives. À la différence
du
regard
anthropologique
que
porte
Salhins
sur
ces
premières
rencontres, surtout intéressé par le sens indigène donné à l'événement et
par la “ réalisation de fait des catégories culturelles dans un contexte
historique particulier ”43, Dening accorde une égale attention aux acteurs
en présence, britanniques et insulaires, et met en scène la confrontation
au moyen des faits, gestes, paroles, violences ou objets échangés. Son
attention s'attache à décrypter le sens que les acteurs donnent à leurs
actes
en
soulignant
incompréhensions,
des
toute
l'importance
présupposés,
des
des
malentendus,
confrontations
de
des
rituels
(britanniques et tahitiens), mais aussi des hasards ou des affects.
L'événement, pour Dening, n'est pas seulement un moment privilégié
chargé de sens mais aussi le début d'une histoire, de sa mise en récit et
de sa transmission. En retraçant le destin tahitien des choses (drapeaux,
mèches de cheveux, etc.) qui incarnent la rencontre et leur utilisation
future ainsi que le destin britannique des récits véhiculés en Angleterre et
leurs interprétations et usages multiples, Dening poursuit ainsi l'écriture
d'une histoire tahitienne désormais liée à celle de la Grande-Bretagne.
Pour Dening comme pour Salhins, le “ premier contact ” fait
événement dans la mesure où il est de part et d'autre interprété
collectivement à travers des schèmes culturels préalables, puis transmis
et mémorisé. L'événement, saturé de sens, réactualise les catégories
culturelles en intégrant la nouveauté pour mieux la fondre ou pour, au
contraire, l'assimiler en transformant ces catégories. A. Bensa et E. Fassin
insistent sur une autre dimension de l'événement, compris comme une
ligne de fracture, une rupture de sens : “ Il convient de restituer à
l'événement sa spécificité temporelle : il manifeste à lui seul une rupture
d'intelligibilité. L'évidence habituelle de la compréhension est soudain
suspendue : à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus,
on ne s'entend plus. Le sens devient incertain. Loin d'interpréter comme
nous le faisons quotidiennement, sans y songer ou presque, tout à coup,
43 Salhins (1989 : 14).
13
nous ne sommes plus assurés de nos grilles de lecture ”44.
C'est ce type de situations qu'explore C. Ballard45 lorsqu'il s'attache
à étudier les “ premiers contacts ” en suivant les traces d'une expédition
menée dans les années 1930 par deux chercheurs d’or, les frères Fox,
dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée et particulièrement en territoire
huli, où elle sema la mort et la désolation. A l'aide de la consultation
d’archives et d'une enquête orale menée auprès du frère Fox encore
vivant dans les années 1990 comme des Huli témoins de la rencontre
lorsqu'ils étaient enfants, Ballard cherche à analyser les traces laissées
par l'événement, en s'interrogeant sur les conditions d'une transmission
de l'expérience individuelle au niveau d’un savoir partagé, de l’éventuelle
construction collective du souvenir à partir des mémoires personnelles. Or
le cas qu'il étudie pose clairement la question de la nature de
l'événement. Car en traquant les souvenirs laissés par cette expédition
meurtrière pour les Huli, Ballard découvre non pas un “ fait interprété ”
mais un fait incompris qui, parce qu'il ne fait pas sens dans la société huli,
n'imprime pas sa marque au niveau collectif mais seulement au niveau
des mémoires individuelles. La violence inexpliquée de deux personnages
mal définis, situés entre dama (esprits) et êtres humains, qui n'adoptent
aucun
comportement
socialement
reconnaissable,
devient
un
fait
intransmissible au niveau collectif, n'entrant dans aucune catégorie
d'entendement huli. La rupture d'intelligibilité empêche ici l'avènement
d'un événement collectivement interprété et bloque ainsi toute possibilité
d'élaboration et de transmission
mémorielle. L'événement, nous dit
Ballard, est alors un non-événement. Car au fond le passage des frères
Fox, quelque meurtrier et traumatisant qu’il fut pour ses témoins et ses
victimes, ne provoqua aucune transformation immédiate dans le mode de
vie des Huli, et n'est pas compris comme le signe annonciateur des
intrusions européennes ultérieures.
A l’inverse, les Hawaiiens et les Tahitiens ont, selon Salhins et
44 Bensa & Fassin (2002 : 8).
45 Cf. son article infra.
Dening, incorporé la visite de Cook ou de Wallis à la symbolique de leurs
propres rituels de pouvoir, sans pour autant comprendre immédiatement
ce que ces visites engageaient comme processus à venir. Mais la
succession des bateaux puis l'installation permanente des Européens a
par la suite complété la mise en récit de la mémoire, comme le souligne
Salhins dans son très beau livre How “ Natives ” Think46 dans lequel il
rappelle l'importance des enquêtes orales lancées par le révérend Tinker
en 1831 et menées par des Hawaiiens tels que D. Malo, publiées sous le
titre Ka Moolelo Hawaii, en 1838. À l'inverse des frères Fox qui se sont tus
au retour de leur expédition, les officiers de la Marine britannique,
soutenus par l'Académie des Sciences, se devaient de rédiger et de
publier les journaux de bord très attendus du public britannique (et
européen) de ces grands voyages de circumnavigation. La critique des
sources doit donc inclure une recherche sur les conditions, les enjeux et le
sens de la mise en récit, de l’énonciation, de la transmission et de la
reformulation du récit.
Ainsi, dans la multitude des faits bruts, ce n’est qu’à condition d’être
mis en récit, que certains événements en viennent à servir de matrice aux
expériences subjectives. “ Le passé en lui-même est évanescent : il n’a
d’existence qu’au sein d’histoires. Les histoires sont le passé mis en
texte ”47 — ce “ texte ” fût-il une “ tradition ” orale. C’est ainsi qu’on peut
reposer la question de l’existence de différents types d’historicité48. On
peut comprendre cette notion à partir de l’opposition classique49 formulée
par C. Lévi-Strauss entre des “ sociétés froides ” et des “ sociétés
chaudes ” conçues comme autant d’“ attitudes subjectives des sociétés ”
dans leurs rapports avec l’histoire, de façons dont elles la conçoivent, dont
elles refusent ou encouragent au contraire la transformation sociale50. Tout
en mettant en doute cette forme de grand partage entre sociétés
46 Sahlins (1995).
47 Dening (1991 : 353).
48 Cf. Hartog (1995).
49 Charbonnier (1961), Lévi-Strauss (1973). Cf. Lefort (1978).
50 De telles formulations supposent qu’on admette de considérer les sociétés comme des
sujets, problème largement débattu que nous n’aborderons pas ici.
15
“ traditionnelles ” et sociétés “ modernes ”, on peut convenir qu’il existe
des façons variables de se rapporter à la temporalité, de penser le temps
et de concevoir l’événement.
Le texte de Ballard, en interrogeant les modalités précises de la
fabrication de l'événement que constitue le “ premier contact ” a le grand
mérite de revenir sur l'origine des témoignages et la question des sources.
L'événement, comme le précise A. Farge, est “ fabriquant et fabriqué,
constructeur et construit, il est d'emblée un morceau de temps et d'action
mis en morceaux, en partage comme en discussion. C'est à travers son
existence éclatée que l'historien travaille s'il veut en saisir la portée, le
sens et la ou les marques dans la temporalité ”51. Il a fallu sans aucun
doute que G. Obeyesekere déclenche une virulente polémique avec
Salhins, en 199252, pour que celui-ci s'oblige à une mise à plat rigoureuse
du corpus à partir duquel il a élaboré les textes réunis dans Des îles dans
l’histoire. C'est là un effort rarement entrepris en anthropologie dans la
mesure où il ne s'agissait pas seulement de poser dans un chapitre
introductif un descriptif du corpus utilisé pour ne plus y revenir ensuite (à
l'instar de ce que fait Valeri par exemple), mais bien d'articuler
précisément la réflexion anthropologique à l'analyse historique des
sources. Ce travail effectué dans How “ Natives ” Think met à jour le type
de savoir mobilisé pour élaborer une description de la société hawaiienne
de la fin du 18e siècle en clarifiant les sources historiques ou
contemporaines utilisées et leur provenance. L’un des points les plus
originaux
de
la
critique
d’Obeyesekere
porte
sur
l’attribution
de
croyances53. La question polémique et politique : les Hawaiiens étaient-ils
assez bêtes pour prendre Cook pour Lono ou pour une manifestation de
Lono ? se double en effet d’une question épistémologique plus radicale :
comment un interprète du 20e siècle peut-il savoir ce qu’étaient les
pensées d’Hawaiiens du 18e siècle ? On pourrait, à ce titre, discuter des
textes anthropologiques sur lesquels Dening s'appuie pour décrire la
51 Farge (2002 : 70).
52 Obeyesekere (1992). Cf. Borofsky (1997), Zimmermann (1998).
53 Cf. Bazin (1991).
société tahitienne pré-coloniale — qu'il utilise, nous semble-t-il, sans
présentation critique, comme si ce savoir accumulé n’impliquait pas, au
même titre que toute autre source, une interrogation préalable. Or
l'information anthropologique constituée au cours du 19e siècle puis du 20e
siècle par le biais d'enquêtes ethnographiques ou de recueil de traditions
orales gagne à être étudiée précisément pour comprendre comment un
événement tel que la rencontre avec Cook ou l'arrivée de Wallis a pu être
mis en récit au sein de la société autochtone et retransmis pour être à un
moment donné couché par écrit ou recueilli par un ethnographe européen.
Cette déconstruction de la fabrication de connaissance anthropologique
est aussi une opération historique nécessaire à la compréhension de
l'événement et de sa mémoire.
La question des sources
Dans son célèbre livre Oral Tradition as History54, J. Vansina définit
les traditions orales comme des paroles ou récits oraux transmis au-delà
d'une génération au moins55. Vansina insiste sur ce laps de temps pour
opposer la notion de tradition orale à celle d'histoire orale ou de source
orale, recueillies auprès d’informateurs à propos d'événements ou de
situations advenus au cours de leur vie. La tradition orale ne concerne pas
seulement une histoire ancienne mais aussi toutes sortes de récits
mythiques ou non, ainsi que des contes ou légendes. L'histoire orale
recouvre, en revanche, les souvenirs de faits passés dont les informateurs
ont été les témoins oculaires ou auriculaires. Cette distinction qui n'exclut
pas certaines zones de recouvrement, nous autorise à classer dans la
catégorie de “ l'histoire orale ” le travail effectué par Ballard auprès de ses
interlocuteurs huli, témoins lorsqu'ils étaient enfants du passage des
frères Fox.
Il en va de même de la recherche effectuée par M. Salaün, qui, à
travers l'histoire de la scolarisation des Kanaks en Nouvelle-Calédonie,
54 Vansina (1985), qui approfondit et rectifie un premier ouvrage plus connu en France
(1961). Cf. aussi Bazin (1979).
55 Pour une évaluation océaniste du travail de Vansina, cf. Neumann (1992 : 106-110).
17
tente de mettre au jour la mémoire communément partagée par ceux qui
ont fréquenté, en tant qu'élèves, les écoles indigènes calédoniennes,
publiques ou religieuses56. Dans la filiation des premiers travaux en langue
anglaise placés sous la bannière de l’“ oral history ”, cette recherche d'une
“ mémoire kanake de l'école ” répond tout d'abord au souci de rééquilibrer
une historiographie jusque là entièrement écrite du point de vue des
“ Blancs ”, à partir de documents, sources ou témoignages provenant du
monde des colonisateurs — qu'il s'agisse de l'administration coloniale, des
missions ou des maîtres d'école. La description de l'école et de son
fonctionnement, l'analyse de l'œuvre pédagogique ou les observations
délivrées sur les élèves, leurs aptitudes et “ mentalités ”, livrent une vision
partiale du monde, déterminée et déterministe, qui, comme le souligne
l'auteur, informe surtout sur la psychologie de ceux qui la portent. Cette
vision est d'autant plus partiale que le corpus de sources d'origine
européenne est, ici, particulièrement lacunaire et peu fiable, dans la
mesure où le projet scolaire indigène en Nouvelle-Calédonie (en contraste
avec l'Algérie) est tout à fait évanescent, éclaté entre plusieurs
institutions, dans l'ensemble assez peu convaincues de l'importance de
l'œuvre d'instruction indigène qui reste, de fait, très limitée. Au regard des
autres colonies françaises, la Nouvelle-Calédonie offre en matière de
scolarisation indigène une situation paradoxale. Le taux de scolarisation
élevé de la population kanake dans la première moitié du 20e siècle cache,
en réalité, une grande misère de l'instruction, qu'il s'agisse des conditions
pratiques de la scolarisation, des contenus de l'enseignement, du temps
passé à l'école ou encore des espoirs de mobilité que celle-ci peut offrir.
Mis à part le corps très limité en nombre des “ moniteurs ” des écoles
indigènes, considérés comme des instituteurs de seconde zone, la France,
en Nouvelle-Calédonie n'a pas permis, pendant toute la période coloniale,
l'émergence d'une “ élite ” indigène — fût-ce au niveau des positions
intermédiaires de l'administration coloniale. Au contraire, le cloisonnement
de l'enseignement entre enfants kanaks et enfants européens, la faiblesse
56 Cf. son article infra.
des moyens attribués au écoles indigènes et le caractère limité des
connaissances transmises dans ces institutions ont contribué à maintenir
longtemps les Kanaks à l’écart de toute promotion scolaire. De cela les
sources missionnaires ou administratives témoignent et de cela les Kanaks
se souviennent.
C'est en effet l'enjeu même du travail de Salaün que de reconstituer
un fond commun de souvenirs auprès d'un certain nombre de Kanaks,
femmes et hommes, ayant fréquenté, avant la seconde guerre mondiale,
une école indigène, religieuse ou “ officielle ”. Sans entrer dans le débat
théorique portant sur la notion de “ mémoire ” ou de “ mémoire
collective ” en histoire, Salaün choisit une démarche pragmatique qui
consiste à recouper les nombreux témoignages qu'elle a pu recueillir pour
dégager les éléments d'une expérience commune et d'une subjectivité
partagée. Les “ sources orales ” ainsi constituées n'ont pas pour vocation
de combler les lacunes des “ sources écrites ” en contribuant à établir
“ les faits ” ou la “ vérité ”. Elles donnent à voir autre chose : la vision
kanake d'un monde scolaire en contexte colonial à travers le souvenir des
pratiques, des usages, de la vie quotidienne — un monde oppressif,
évoquant l'armée ou la prison, qui enseigne, au-delà des rudiments de
français et de calcul, les principes fondamentaux d'une société coloniale
fondée sur la distinction radicale entre “ Blancs ” et “ Indigènes ”. En
confrontant les “ sources orales ” aux “ sources écrites ”, Salaün s'inscrit
dans la lignée des travaux qui, dans le Pacifique, ont utilisé ce type de
méthodologie pour reconstituer l'histoire de communautés indigènes.
L'originalité de son propos, cependant, consiste à placer au centre de sa
réflexion non pas les éléments d'un passé strictement indigène (guerres
locales, installation des clans ou des chefferies, etc.), mais l'histoire et le
souvenir d'une institution coloniale. Au-delà de la description du monde
scolaire indigène, l'enjeu est de mesurer, à la lumière des souvenirs et des
documents, le poids d'un héritage colonial et de comprendre le sens du
dialogue tendu que les hommes et femmes d'aujourd'hui entretiennent
avec ce passé.
19
Que faire du présent ?
L’anthropologie est elle aussi confrontée aux formes et aux
modalités de la présence du passé dans le présent. Ce que voit un
ethnographe, ce sont des situations sociales contemporaines. De ce
pléonasme, les conséquences méthodologiques ne sont cependant pas
toujours tirées : les seules visées possibles de l’ethnographie sont une
description du présent, ou la production de sources historiques orales
(pour reconstituer le passé sous la contrainte toutefois des conditions
présentes d’enquête, qui incluent la nature de la relation ethnographique
et les intérêts mobilisant les enquêtés).
L’article de N. Besnier fournit une illustration saisissante de cette
situation : ce que l’anthropologie pourrait prendre pour les vestiges d’un
passé traditionnel — les valeurs hiérarchiques de l’idéologie royale — qui
s’opposeraient aux idées égalitaires pouvant incarner une prétendue
déstructuration
moderne,
n’est
compréhensible
qu’en
termes
de
concurrence entre deux idéologies contemporaines dont le rapport avec
l’état passé de l’organisation sociale de Nukulaelae est à la fois indirect et
indéterminable.
Ainsi,
en
l’absence
de
toute
trace
d’institutions
hiérarchiques, et alors que toute forme d’autorité est systématiquement
contestée dans la pratique, l’idéologie royale n’apparaît que comme un
discours présent visant à légitimer un ensemble de positions et de
pratiques d’aujourd’hui. Parallèlement, l’analyse historique de Besnier
nous montre que cette “ société ” est le résultat improbable d’une histoire
coloniale extrêmement violente, ayant suscité la disparation de la quasitotalité des habitants de l’île à la fin du 19 e siècle à l’occasion de raids
esclavagistes péruviens et de l’importation massive d’une main-d’œuvre
originaire d’autres îles de Polynésie, prise en main par des missionnaires
samoans dont les idées sur l’ordre social étaient bien arrêtées — de telle
sorte qu’il est à peu près impossible de savoir ce qu’était l’organisation
sociale antérieure à ces contacts.
Sur un autre mode, le texte de S. Dinnen nous montre que l’enquête
ethnographique sur une réalité strictement contemporaine telle que la
délinquance urbaine en Nouvelle-Guinée doit être mise en rapport non
seulement avec l’établissement difficile d’un Etat post-colonial, mais aussi
avec les modalités de construction de la virilité et du prestige dans les
sociétés à big man, anciennes ou contemporaines. C’est à partir de cet
enracinement de l’analyse dans une connaissance des communautés
papoues
que peuvent être évaluées l’originalité
et la portée
de
phénomènes sociaux émergents témoignant d’innovations extra-étatiques
dans le contrôle de la délinquance, telles que le développement des
déclarations de renonciation aux activités illégales orchestrées par les
Eglises. L’approche classique de la délinquance urbaine en Papouasie
apparaît ainsi trop exclusivement limitée aux aspects institutionnels, et
manque de ce fait la richesse sociale que restitue l’ethnographie, du passé
et du présent.
L’ensemble des textes rassemblés ici témoignent du fait que si les
données que recueillent et que produisent les enquêtes orales sont
insuffisantes pour saisir le passé des sociétés océaniennes, les approches
ethnohistoriques
permettent
néanmoins
de
produire
une
meilleure
intelligence de ces univers sociaux. Aussi les réflexions critiques ouvertes
par le débat entre disciplines n’impliquent en aucun cas de renoncer à
toute revendication d’empirisme. L’Océanie n’est pas un univers à part
dans les sciences sociales : il nous semble que si les données historiques
portant sur le passé de l’Océanie sont à utiliser avec précaution, et si elles
sont souvent lacunaires, cette situation n’est pas exceptionnelle. Certes,
les chercheurs océanistes ne disposent pas toujours de la surabondance
de matériaux qu’affrontent les spécialistes de l’histoire contemporaine
occidentale. Il est ainsi des espaces (par exemple les hautes terres de
Nouvelle-Guinée qui ne furent explorées que dans les années 1930), sur
lesquels le regard étranger est absent, ou très rare. Mais la surabondance
des sources n’est pas la norme dans tous les champs historiques, et la
rareté peut devenir à la fois un gage d’inventivité et une contrainte de
21
rigueur par rapport aux documents qu’on détient, pourvu qu’on veuille
bien se donner un questionnement historique.
Le biais massif d’un matériel largement constitué par des fonds
d'archives d'origine européenne, dont il faut déconstruire le prisme
singulier, face au très faible nombre d'écrits en langue vernaculaire ou en
langue coloniale provenant des insulaires est sans doute plus difficile à
dépasser. Cet état de fait contraste avec d'autres terrains (ceux de
l’orientalisme classique, en particulier), où il existe de longue date une
langue écrite (arabe, chinois, etc.). On comprend alors l'importance
cruciale en Océanie du recours à l'enquête orale qui, si elle ne permet pas
la reconstitution “ véridique ” d'un passé pré-colonial et colonial donne à
la fois des éléments de compréhension de ce passé en tant que tel
(lorsqu'il peut être confronté à des documents écrits 57), et des éléments
pour percevoir le rapport que les sociétés contemporaines entretiennent
avec ce passé. Le véritable problème reste alors celui de l’ignorance des
procédures et des méthodes de la discipline historique chez certains
anthropologues, qui renoncent ainsi à l’histoire avant même d’avoir
commencé à en faire (l’argument empirique des lacunes des sources
fonctionnant
trop
souvent
comme
cache-misère
d’une
imagination
historique défaillante), et parfois aussi le refus radical chez certains
historiens de produire, manier et critiquer les données orales portant plus
ou moins directement sur le passé.
A surmonter ces résistances, ce sont d’autres visages du savoir que
nous voyons se dessiner sur les rivages de sable, aux frontières de
l’anthropologie et de l’histoire, de l’Occident et du Pacifique. L’introduction
de l’histoire de l’Océanie en anthropologie devient alors une critique en
acte des systèmes typologiques et des autres constructions tabulaires
comme autant de formes statiques, qui permet de défaire l’image d’un
monde océanien hors du temps. Même à supposer que les sources
manquent pour la reconstruction historique, la sollicitation demeure pour
tous d’analyser la dynamique dans la synchronie même, c’est-à-dire de
57 Cf. Merle (1999).
produire des descriptions ouvertes de la conjoncture et de l’action
comprenant les situations sociales comme le résultat d’un équilibre
mouvant. Poser que le changement est premier, c’est aussi rendre un
statut légitime à l’analyse des multiples facettes de l'emprise coloniale58,
et des transformations du monde social que celle-ci impliqua dans de
nombreuses régions d’Océanie, en de multiples aspects59 : le pouvoir,
l'exercice de la violence, les formes diverses de résistance (résistance
active ou passive, dissimulation, évitement, etc.), le racisme et les
questions d'identité, la réinvention des traditions60, l'importance du
“ genre ”, la question des femmes, de la sexualité, du métissage, etc.
C’est ainsi se donner les moyens de penser la genèse du monde océanien
contemporain à la croisée de multiples dynamiques, tensions, rencontres
et influences.
58 Cf. Merle (1995), Pels & Salemink (1999).
59 Cf. Thomas (1994), Naepels (1997, 1998).
60 Cf. Hamelin & Wittersheim (2002).
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