Le Cybathlon, une compétition pour humains augmentés Notre machine corps Il est possible de voir et d'imaginer le corps comme une véritable machine, un corps fait d'engrenages, de pompes, de turbines, un corps assemblé d'organes, un corps qui s'arrache aux conditions naturelles en suivant la théorie du travail, mais qui marquerait finalement l'imagination créatrice de l'homme1. « Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. »2 Le corps aujourd'hui est un élément complexe dans lequel il faut analyser les perceptions, comprendre les différents processus d'individualisation, savoir distinguer le degré d'intégration des parties, autant de choses qu'il faut maîtriser pour enfin pouvoir définir ce qu'est un corps, ce qui fait qu'un corps est un corps et quels sont ses rapports avec notre propre corps. Autant de questions qui rendent difficile la tâche à laquelle il faut ajouter le rôle du corps comme corps social. Un sujet extrêmement complexe par sa diversité et sa pluridisciplinarité et qui en fait un thème passionnant pour la recherche. Mais le corps n'est pas une donnée universelle. Il répond à une histoire, à une époque, à une croyance qui en fait aussi tout un sujet archéologique. Le corps ne peut pas être abordé dans un seul sens, sous un seul angle de vue, c'est pourquoi il faut croiser les expériences, les savoirs, les données, pour enfin pouvoir prendre conscience de l'extraordinaire dimension du corps et tenter de l'aborder dans son ensemble. Nietzsche, dans ses Fragments posthumes, le disait lui-même : « L'étude 1 2012, « L'homme c'est le travail... », in Hors Série spécial n°16 Sciences Humaines : La philosophie en quatre questions, main-juin 2012, p.103 à 105. 2 Marx K., 1867, Le Capital. 1 du corps fournit une conception d'une complexité indicible »3. Alors le corps aujourd'hui pourrait être lu comme un observatoire social, où nos catégories mentales dominent le tout grâce à des dispositifs qui sont à l'intérieur du corps, comme par exemple les habitus, les techniques du corps, les savoir-faire, les postures, les gestes, mais aussi des dispositifs qui sont sur le corps avec notamment les vêtements, les bijoux ou encore les parures, c'est-à-dire les produits de la symbolique individuelle et collective que reflète notre société, suivant son époque et son contexte4. Le corps semble apparaître comme « un réseau multicouche » qui a la faculté de passer d'un niveau à un autre. Il serait possible d'identifier trois corps : - Le « corps visible » : c'est le corps perçu par les autres, par le monde extérieur et qui semble être une des principales préoccupations de l'individu. - Le « corps sensible » : c'est le corps que l'on construit suivant notre sensibilité, par et grâce aux autres. - Le « corps secret » : c'est le corps de l'intime, celui qu'on cache aux autres. Ce corps résulte de notre trajectoire biographique, il permet de stocker au plus profond de soi, grâce à une mémoire infra-consciente. Le travail qu'il semble intéressant de mener à présent est celui de l'analyse et de l'anticipation du monde, par conséquent le corps de demain. Si la crise économique mondiale que nous connaissons actuellement depuis quelques années alimente certaines croyances avec une fin du monde programmée le 21 décembre 2012, qui au final n’a pas eu lieu ; il est possible en réalité d'observer un monde nouveau qui se veut interactif et dépendant. Il y a au XXIème siècle un véritable désir d'incarnation, de vécu intense de son propre corps comme lieu de création de soi, mais aussi comme lieu de sensation. Bernard Andrieu analyse ce corps comme une « fabrication […] sensible dont les qualités, et non plus les images, doivent réellement transformer les conditions d'existence : excellence, performance, jouissance et résistance face aux catastrophes, aux changements climatiques et aux crises relationnelles ». La particularité de notre société est de nous connecter intimement aux machines pour vivre plus longtemps en éliminant sur le passage tout défaut d'ordre génétique afin d'améliorer notre propre condition et faire ainsi reculer la mort. Il est possible de remarquer cette volonté qu'a l'individu de vouloir se sculpter et disposer de son soi propre, tout en étant original et 3 4 Nietzsche F., 1885, Fragments posthumes. Andrieu B. & Boëtsch G. 2008, Introduction, in Dictionnaire du Corps, Paris : CNRS éditions, p.1 à 3. 2 remarquable. Il est d'ores et déjà possible de rajeunir nos cellules, de remplacer nos organes défectueux, de se prothèser, de mélanger biologie et biotechnologie5. L’être hybride L'« être hybride est une nouvelle possibilité de l'être corporel par le mélange des genres, des sexes, des cultures, des techniques et des corps »6. L'idée de base est d'admettre que l'humain est un être inachevé, car ni son organisme et encore moins ses instincts ne connaissent un développement qu'atteint certaines espèces qui s'adaptent dès la naissance à survivre sans apprentissage ni assistance extérieure7. De plus, il se dessinerait d'un point de vue anthropologique que l'être humain a pour seconde nature, la culture. La peau qui recouvre notre corps, dans sa nudité et dans son intensité, montre les stigmates de notre croyance au corps, tant par sa beauté que par sa santé, son culte de la jeunesse, mais aussi son pouvoir de séduction. Prendre conscience que nous sommes des êtres hybrides revient à admettre que le corps n'est pas entièrement naturel, ni entièrement culturel, mais au contraire qu'un certain conflit entre ces deux aspects persiste, tout en coexistant. Le développement des technologies, tant des biotechnologies que des nanotechnologies, engendre la nanobiologie comme frontière hybride du corps mutant. L'hybridation doit s'aborder comme un moyen de transformation de l'enveloppe corporelle, afin de produire un « design génétique » qui mute également le dedans8 et devient une norme idéologique. De par ces performances sur et à travers le corps, nous rentrons dans cette ère du post-humain, où le corps se reconstruit artificiellement, où il ne devient pas qu'une surface où s'inscrivent les codes sociaux en cours9. Il se voit repensé, contrant du même coup les travaux de Michel Foucault selon qui « le corps n'est qu'un texte écrit par la culture »10. Les techno-sciences permettent de déconstruire ce texte et de voir plus loin, d'écrire une nouvelle histoire à l'aide d'outils nouveaux. Dans ce contexte, « le cyborg représente l'emblème d'un avenir ouvert aux ambiguïtés et aux différences, par la fusion dans 5 2012, Le corps dans 50 ans, Les Cahiers de l'Observatoire Nivéa, n°16, Spécial 2062. http://www.observatoirenivea.com/Admin/AllMedias/CahiersPDF/NIVEA_OBS_CAHIER_SPECIAL_2062.pdf (consulté le 20/05/2012). 6 Andrieu B., 2011, Les avatars du corps, Une hybridation somatechnique, Montréal, Liber, p.19. 7 2012, L'humain, un être inachevé ?, in Hors Série spécial n°16 Sciences Humaines : La philosophie en quatre questions, main-juin 2012, p.91 à 93. 8 Andrieu B., 2011, Les avatars du corps, Une hybridation somatechnique, Montréal, Liber, p.14. 9 Busca J., 2003, Les visages d'Orlan : Pour une relecture du post-humain, Bruxelles, Éd. La lettre volée, p.44. 10 Marzano M., 2009, La philosophie du corps, Paris, Presses Universitaires de France : « Que sais-je ? », p.76. 3 un même corps de l'organique et du mécanique »11. L'hybride c'est nous, c'est vous, c'est eux, ils sont partout ! Des membres artificiels de plus en plus performants. Accident de la route, malformation, amputation suite à une tumeur…, perdre un membre quel qu’il soit reste toujours un moment difficile à vivre. En quelques chiffres, on estime à 20% les amputations traumatiques causées essentiellement par des accidents de la voie publique, des accidents domestiques, ou encore du travail, à des gelures, ou à des brûlures/électrocutions et à 80% des étiologies des amputations qui sont dues à des causes pathologiques (dont 65% touchent les personnes de plus de 65 ans). Pour le cas de la France, on évalue entre 100.000 et 150.000 le nombre de personnes amputées et on recenserait entre 8.300 et 9.000 nouveaux cas chaque année12. Le XXIème siècle met à l’honneur les prothèses dites myoélectriques, c'est-à-dire des prothèses motorisées qui permettent aux patients de réaliser un grand nombre de mouvements lui permettant d’améliorer son quotidien et de gagner en autonomie grâce à un système d’électrodes fixées à des endroits stratégiques permettant de détecter l’activité électrique de certains nerfs ou muscles toujours présents et de transformer l’information captée en commande pour la prothèse. Les prothèses modernes apparaissent comme de véritables bijoux technologiques répondant à de nombreux obstacles pour être toujours plus performantes : autonomie, poids, matériaux utilisées… Les modèles dits « intelligents », pensant et agissant à la place du patient, vont se banaliser avec le temps devenant une chose commune. Si les prothèses modernes sont de plus en plus performantes, elles n’égalent pas encore le corps humain, mais se pose tout de même la question : s’agit-il encore de réparer l’homme ou plutôt de l’augmenter ? Une compétition pour humains augmenté : Le Cybathlon. Nous aurons pu assister à l’inauguration de la Coupe du Monde de Football, le 12 juin dernier, où Julian Pinto, un jeune paraplégique de 29 ans, augmenté d’un exosquelette, a pu 11 Ibidem. http://www.adepa.fr/reeducation/les-causes-damputation/ Dernière mise à jour : avril 2007 (consulter le 12/06/2014). 12 4 shooter dans le premier ballon pour donner le coup d’envoi de cet évènement sportif. C’est part ce coup de pied symbolique - qui est passé presque inaperçu - devant plus 60.00 personnes que ce geste s’inscrit comme un petit pas pour la planète foot mais une avancée considérable et pleine d’espoir pour la science. Ce jeune homme a été sélectionné parmi un groupe de personnes participant à des exercices de rééducation avec cet exosquelette contrôlé par la pensée dans le cadre du projet Walk Again. Ce projet est mené par différents centres de recherche internationaux, et notamment Miguel Nicoletis, à l’origine du projet après 30 ans de recherches, afin de lutter contre la paralysie, grâce aux nouvelles technologies. Ce coup d’envoi apparaît comme le début d’une suite d’évènements pour individus augmentés. En effet, un nouveau type de compétitions se peaufine notamment avec le championnat le Cybathlon13. Ce challenge regroupe des courses pour des parathlètes, qui utilisent des appareils fonctionnels avancés, y compris les technologies robotiques. Les épreuves sont composées de différentes disciplines qui concernent les prothèses les plus modernes de notre génération : jambes intelligentes, prothèses de bras portables, exosquelettes, fauteuils roulants motorisés, muscles stimulés électriquement et les nouvelles interfaces cerveau-ordinateur. Les aides techniques peuvent inclure des produits commercialisés et fournies par les entreprises, mais également des prototypes mis au point par les laboratoires de recherche. Pour chaque épreuve deux médailles seront à remporter, une pour le pilote qui est le moteur de l'appareil, et l'autre pour le fournisseur de l'appareil. L'événement est organisé le 8 octobre 2016, à Zurich, en Suisse, par le compte du Centre national suisse de la recherche de compétences en robotique (Robotics PRN). Le principal objectif du Cybathlon est de fournir une plate-forme pour le développement de nouvelles technologies d'assistance qui sont utiles pour la vie quotidienne. Le but d’un tel évènement cherche à éliminer les obstacles existants entre le public, les personnes handicapées et les différentes sciences à la clé de ces technologies de pointe. Six disciplines à l’honneur ! Les athlètes du Cybathlon seront en compétition à travers six disciplines: 13 Site officiel du Cybathlon : http://www.cybathlon.ethz.ch/ (consulter le 12/06/2014). 5 - Courses par BCI (BCI: Brain Computer Interface) ; - Courses de vélo, avec jambes à stimulations électriques fonctionnelles (FES); - Course pour prothèses de jambes propulsées; - Course d’exosquelettes propulsés; - Course de fauteuils roulants motorisés ; - Courses pour les prothèses de bras portables. 6