Mohamad K. SALHAB QU’EST-CE QU’UNE TRADITION SCIENTIFIQUE ? La vie humaine a un aspect cumulatif qui est inhérent à la notion même de culture et de tradition. Le passé porte le présent, le modifie et le tempère, à certains égards le limite et l’enrichit. On comprend mieux Shakespeare pour avoir lu Chaucer. Mais en pratique, il est rare qu’on connaisse déjà le plus ancien en abordant le plus récent… Le caractère cumulatif de la science est tout différent et beaucoup plus fondamental… Les solides fondements de faits et les lois qui les écrivent subsistent tout au long de l’histoire de la science ; ils sont affinés et adaptés à de nouveaux contextes, jamais négligés ou rejetés. Oppenheimer 1 J. R. Avons-nous à nous expliquer sur le choix du thème proposé pour notre intervention dans le cadre de ce prestigieux colloque qui porte sur La transmission des connaissances, des savoirs et des cultures ? Disons que la tradition constitue un mode habituel, coutumier, traditionnel allons-nous préciser, de cette transmission. A priori, celle de la science ne devrait pas échapper à cette règle. On pourra certes objecter que l’expression de tradition scientifique offre quelque chose de paradoxal, adjoignant deux termes qui tirent manifestement chacun de son côté. En effet, la science est souvent présentée comme étant avant tout moderne, sa démarche consistant à remplacer les connaissances anciennes par de nouvelles, fondées sur le renouvellement de la critique et l’actualisation de 1 J. R. Oppenheimer : La science et le bon sens, Idées Gallimard, 1955, p. 35-36. Je remercie Jean-Claude Beaune de m’avoir signalé ce texte d’Oppenheimer. l’observation et de la preuve. Alors que la tradition renvoie aux croyances et aux modèles de comportement reçus du passé, dont l’antériorité accrédite d’ailleurs l’idée de sa permanence et de son autorité. Peut-on dès lors légitimement avoir recours à la notion de tradition scientifique et en faire l’objet d’une étude de la science ou de son histoire ? Quoique nécessaire, le recours à la terminologie demeure ici d’un secours limité. En effet, le terme de tradition fait partie du langage commun et demeure polysémique. Le Larousse en retient quatre significations. Deux d’entre elles renvoient à l’idée de transmission – de doctrines, de légendes, de coutumes ou bien encore de manières d’agir ou de penser, transmises de génération en génération -, les deux autres, se rapportant à l’usage juridique de remise matérielle d’un bien meuble, enfin au domaine de la foi transmise. L’idée de permanence connotée par le terme de tradition se retrouve dans la théorie aristotélicienne de la science, soumise cependant à la condition de la démonstration. C’est ainsi qu’Aristote considère que «si les prémisses dont procède le syllogisme sont universelles, la conclusion d’une telle démonstration, c’est-à-dire de la démonstration prise au sens absolu, est nécessairement aussi éternelle. »2 Cette affirmation conduit Aristote à déterminer le champ de la science, accordant d’ailleurs à la théorie de la démonstration et du syllogisme, c’est-à-dire à la logique, une place essentielle dans la formation de la science. A partir de Descartes et de Galilée, c’est plutôt la catégorie de la rupture qui va prévaloir dans la science moderne. Face à l’autorité de la tradition, Descartes appelle à faire table rase du passé. A son tour, Galilée rejette la physique aristotélicienne, qualitative et trop proche du témoignage du sens commun, afin de fonder la physique moderne sur la base de l’observation et de la quantification. Canguilhem résume cette tendance de la science moderne en observant, à propos de la 2 Aristote : Seconds Analytiques, I, 8, 75 b 20, trad. Tricot, Vrin, 1987, p. 47. chimie de Lavoisier, que «c’est tout un de fonder un nouveau savoir et de le couper de tout rapport avec ce qui en occupait abusivement la place. »3 Pourtant d’éminents épistémologues et historiens de la science actuelle continuent à se référer à la tradition scientifique, notion qui paraît, en effet, indispensable à une histoire des sciences. Ainsi, tout en accordant qu’il serait actuellement absurde de se limiter à l’étude de la science dans ses livres d’histoire, Sarton consacre une somme impressionnante d’informations afin d’établir cette histoire, dressant, au passage, la succession des penseurs qui ont assuré sa tradition et sa continuité4. De son côté, Popper - pourtant très réticent à l’idée d’une science cumulative, considérant que la science progresse non en accumulant les connaissances transmises mais en les révolutionnant accorde à la tradition un rôle important dans la marche du progrès scientifique5. Proposant des éléments Pour une théorie rationnelle de la tradition6, Popper identifie la science avec la tradition rationaliste et critique. Prenant acte du « pouvoir irrationnel » accordé aux idées et aux modèles de comportement transmis par la tradition, Popper ramène ce pouvoir au besoin de sécurité de tout un chacun devant l’inconnu, besoin qui peut se transformer en une intolérance face au changement. La tradition agit ainsi à la manière d’une théorie qui tend à établir des prévisions permettant à l’individu de s’orienter dans son environnement naturel et social, lui conférant par là la certitude et la 3 Georges Canguilhem : Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, septième édition augmentée, Vrin 2002, p. 13. 4 George Sarton, dont l’œuvre a connu un important retentissement à partir des années 1950 et a fait l’objet de l’attention d’éminents universitaires égyptiens qui lui ont consacré une traduction arabe, sous le titre : Histoire de la science, en plusieurs volumes, Le Caire, 1991. Le volume 4 porte sur La science et la civilisation hellénistique aux trois derniers siècles avant Jésus-Christ. Nos remarques sont tirées de ce volume, p. 108 et p. 97. 5 Karl Popper : Conjectures et Réfutations (1963), texte anglais, Rutledge Classics, 2002, p. 173-174. 6 C’est le titre du chapitre 4 de l’ouvrage cité de Popper, p. 161. sécurité. Or, la grande nouveauté de la tradition scientifique est de soumettre les idées reçues – croyances, mythes ou théories -, à la discussion rationnelle et à la critique. C’est cette tradition critique que nous voyons se développer en Grèce au VI° siècle avant J.-C., comme le montre l’exemple de l’école de Thalès7. Popper considère en outre qu’il est de bonne méthode de partir des questions actuellement débattues, de la situation du problème du jour, qui résument à leur manière les acquis de la tradition, afin de progresser dans la recherche8. Il rejette la position facile des rationalistes qui condamnent les idées traditionnelles au motif de la table rase qui préparerait, selon eux, le penser par soi-même. Non seulement, aux yeux de Popper, une telle démarche n’est pas productive – car nul ne peut aller plus loin dans le domaine de la connaissance qu’en s’appuyant sur des résultats précédents -, elle présente en outre le grave inconvénient de ne point s’interroger sur ses propres fondements, de laisser ainsi en dehors de l’examen rationnel et critique sa propre conception de la connaissance – sur deux points notamment : la conception du déterminisme et celle du rôle de l’observation dans la pensée scientifique. On peut certes reprocher à Popper une vision optimiste, ne retenant de la science qu’un aspect qui amplifie le rôle de la critique et de la libre discussion, au détriment des déterminations et des enjeux politiques et sociaux9. Il faut dire que, contrairement aux attentes de Popper, la tradition pythagoricienne de la science grecque par exemple était déjà fondée sur le culte du secret et de la vénération du maître, non sur la critique et la libre discussion. De son côté, la science normale selon Kuhn se constitue en échappant à la discussion générale, pour devenir une affaire de spécialistes ayant leurs propres langages et pratiques10. Cependant, il faut préciser que l’apport de l’épistémologie 7 K. Popper : La connaissance objective (1979), Aubier, 1991, p. 507. K. Popper : Conjectures et Réfutations, p. 172-173. 9 Renée Bouveresse : Karl Popper ou le rationalisme critique, Vrin, 1998, p. 181. 10 T. S. Kuhn : La structure des révolutions scientifiques (1970), Flammarion, 1983, p. 278. 8 poppérienne demeure, aux yeux de son propre auteur, comme nous l’avons noté, une contribution pour une théorie générale. Une théorie générale de la tradition scientifique aura probablement à se pencher sur trois types d’interrogations ou de questions : Comment connaissons-nous une tradition ? Pour quel(s) motif(s) accordons-nous notre croyance à une tradition ? Quelle valeur pouvons-nous attribuer à une connaissance reçue par tradition ? Ces trois questions relèvent d’ordres manifestement hétérogènes, puisque la première interrogation est proprement historique ou historiographique, alors que la deuxième se rapporte à l’investigation psychologique, la troisième relevant enfin de l’interrogation épistémologique et de la théorie de la connaissance. Nous nous limitons, dans ce travail, à expliciter certains aspects de ces questions. Nous reviendrons ainsi sur les rapports qui relient la tradition historique et la tradition scientifique, avant d’étudier l’exemple de la tradition expérimentale. I – TRADITION HISTORIQUE ET TRADITION SCIENTIFIQUE : ROUAGES ET DYNAMIQUES DE LA TRANSMISSION Afin de dégager les éléments de la tradition scientifique, nous partons de l’interrogation suivante : parmi les traditions historiques, existe-t-il un ou des critères qui permettent de distinguer une tradition scientifique ? Que faut-il d’ailleurs entendre par tradition historique ? Pour répondre à ces questions, nous proposons de partir d’un texte de Cicéron. Dans un passage remarquable, Cicéron invite à donner crédit à la légende romuléenne en ces termes : «Accordons cela à la tradition, par égard non seulement pour son antiquité, mais pour la sagesse des ancêtres qui nous l’ont transmise » »11. Malgré sa brièveté, cette remarque présente les principaux éléments d’une tradition – ici la légende romuléenne -, ainsi que les raisons qui fondent la croyance qu’on lui accorde. - Notons que ce passage figure dans un traité de Cicéron, De Republica, rédigé vers 54 avant J.-C., qui relate un dialogue censé avoir eu lieu un siècle auparavant entre d’illustres personnages historiques de Rome. Perdu pendant une large partie de l’Antiquité, ce texte nous est actuellement disponible grâce au travail d’un bibliothécaire du Vatican qui, en 1820, a pu le reconstituer à partir d’un palimpseste, c’est-à-dire d’un texte original gratté afin de récupérer le support sur lequel il est inscrit12. Grâce à ce travail, nous connaissons aujourd’hui cet élément de la tradition cicéronienne qui avait entre temps disparu. Dans cet intervalle de temps, le texte n’a pu exister que comme un élément objectif, extérieur à notre connaissance. Ce mode d’existence des traditions perdues ou actuellement inconnues ne manque pas de rappeler les caractéristiques que Popper attribue à son troisième monde13 qui, tout en se rapportant aux productions de l’esprit humain, n’en possède pas moins une existence objective. La découverte au XIX° siècle du texte de Cicéron le rend disponible pour nous, le travail du traducteur venant enfin le transmettre du latin en français. Plusieurs éléments se combinent ici pour donner consistance à la légende de Romulus : une demande – accordons, selon l’expression utilisée par Cicéron -, une chaîne de transmission, faisant référence à une communauté - celle des ancêtres – qui valide à son tour cette chaîne. 11 Cicéron : De la République, livre II, trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p. 48. 12 Cf., la notice du traducteur, op. cit., p. 10. 13 Cf., Popper : La connaissance objective, avec les références p. 570. La demande cherche à dégager, à la manière d’un postulat d’Euclide, un assentiment portant sur une croyance ou une idée qui n’est ni démontrée, ni même évidente, - la divinité de Romulus ici. Servant de point de départ, cet assentiment sera de nouveau appuyé par l’autorité du précédent dont elle émane, mais aussi par la valeur accordée à cette autorité. On peut certes distinguer, comme le suggère Cicéron, l’élément de l’antériorité et celui de la sagesse et relever, en ce sens, que tout ce qui est antérieur ou antique n’est pas nécessairement sage. Mais les ancêtres, supposés ici porteurs de sagesse, se présentent en même temps comme garants de cette sagesse, ce qui rend d’ailleurs l’argument plutôt circulaire. Nous pouvons aller plus loin dans la comparaison entre les demandes de Cicéron et d’Euclide. Celles d’Euclide cherchent en effet à se rapprocher le plus possible de l’évidence, en même temps qu’Euclide lui-même et la tradition de ses successeurs tenteront de réduire le nombre des demandes postulées. Il faut dire que la rupture avec la géométrie euclidienne s’est produite en fonction de cette démarche qui s’inscrit dans la tradition établie par Euclide, puisque l’ensemble de la géométrie non-euclidienne est sortie d’une interrogation portant sur le cinquième postulat posé par lui, celui des parallèles14. Ainsi, selon Cicéron, la tradition ne doit pas seulement être valorisée en fonction de l’antiquité de son origine, elle constitue en même temps un mode de validation des idées reçues, en fonction de l’autorité dont elle émane. Le propre d’une pure pensée traditionaliste serait de ne point demander d’autre justification pour accorder la valeur aux croyances et aux idées transmises que celle de l’authentification de leur antériorité et de leur autorité. Ces arguments se retrouvent, au XVIII° siècle, dans un contexte nouveau, donnant lieu à des jugements contradictoires sur la valeur de 14 Cf., Euclide : Les Eléments, vol. 1, PUF, 1990, Introduction générale de Maurice Caveing, p. 124 et s. la tradition. Les philosophes des Lumières jettent ainsi leur discrédit sur les idées traditionnelles, qui ne sont, à leurs yeux, que la marque de la pensée précritique, acceptant de se soumettre aveuglément à des croyances venant du fond des âges et contraires aux lois de la nature et de la raison. Ici, la demande est refusée, au nom d’ailleurs d’une tradition plus ancienne que la tradition historique : celle des lois de la nature ou de la raison. Dans sa critique des idées révolutionnaires, Burke considère de son côté que la transmission des croyances et des modèles d’action met en oeuvre un processus d’évaluation et de sélection par l’expérience qui permet de revaloriser la tradition historique15. Ce qui constitue une manière de récupérer la demande en la rendant plus proche de la raison. Du coup, l’antériorité ouvre sur l’expérience et sur un processus raisonnable, si ce n’est rationnel, de sélection des idées et des modèles de comportement que l’on peut admettre et auxquels on peut accorder l’assentiment. Mais en s’engageant ainsi dans une justification rationnelle de la tradition, on attribue nécessairement aussi à la raison le statut d’autorité capable de trancher sur la sagesse de la tradition elle-même, cette dernière se présentant par là au mieux comme une sorte de ruse qui sert à la raison de se faire accepter par la masse du peuple et par le commun des mortels. Ce n’est qu’à travers un scepticisme radical – proche de celui que Carnéade expose devant les Romains, comme le rapporte Cicéron dans son texte -, que la raison peut perdre ce statut d’instance de légitimation pour donner lieu à une attitude d’indifférence dans le domaine des valeurs16. Dans la perspective cicéronienne, la communauté des ancêtres assume le travail de la chaîne de transmission qui nous livre le contenu 15 R. Boudon et F. Bourricaud : Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 1986, p. 638. 16 Sur le relativisme du scepticisme antique, cf. Sextus Empiricus : Esquisses pyrrhoniennes, Livre I, 33, trad. P. Pellegrin, Seuil, 1997, p. 189. de la tradition et authentifie en même temps son autorité. Mais nous devons aller plus loin car la transmission de la tradition connaît des variantes multiples, que nous ne ferons d’ailleurs qu’évoquer. La distinction entre traditions orales et traditions écrites occupe de ce point de vue une place importante17, distinction que l’on retrouve dans le cadre de l’ensemble des traditions historiques – les traditions religieuses ou philosophiques aussi bien que les traditions d’enseignement ou de recherche -, donnant d’ailleurs lieu à des modes d’authentification spécifiques. L’avènement de l’écriture produit une véritable transformation de l’espace et du temps de la transmission. La mémoire sociale n’est plus dès lors limitée à celle des anciens, transmettant par la parole et par l’exemple les éléments – croyances, connaissances ou modes de comportement – de la tradition. L’écrit donne lieu à la production de compilations et même de bibliothèques - qui peuvent garder, de manière pour ainsi dire extensive et sur le long terme, la trace des représentations transmises -, mais aussi de traités et de précis dans lesquels les éléments de la transmission connaissent un travail incessant de reprise, de reformulation et de diffusion. L’avènement de l’imprimerie accentuera ces tendances. Or, il s’agit là d’un monde nouveau, celui des productions de l’esprit – le troisième monde de Popper – qui vient se rajouter au monde physique et qui possède sa logique et ses dynamiques propres. C’est ainsi que le texte de Cicéron que nous avons évoqué a cessé d’être actuel dès l’Antiquité et pendant une longue période de l’histoire, avant de le redevenir avec sa découverte à partir de 1820. C’est ainsi aussi que l’on peut, à la suite de Koyré par exemple, tenir Diogène Laërce pour un penseur médiocre de l’Antiquité, tout en estimant son ouvrage qui nous est parvenu sur les écoles de la philosophie antique de la plus grande importance18. Limitons-nous à 17 Parmi les travaux qui existent sur cette question, renvoyons à Jack Goody : Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994. 18 A. Koyré : Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, 1973, p. 391. ces exemples car l’écrit ne constitue pas l’unique détermination de la tradition scientifique. S’agissant de la philosophie antique, Pierre Hadot a montré que l’enseignement et la transmission des connaissances pouvaient prendre des modalités différentes selon les écoles. Ne se limitant pas à l’aspect théorique, l’adhésion à une école présentait plutôt un engagement spirituel, un choix de mode de vie et une praxis. Contrairement aux regroupements éphémères qui se formaient autour des Sophistes, les quatre principales écoles athéniennes – qui sont, rappelons-le, l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Epicure et le Portique des Stoïciens – étaient des groupements stables et des institutions qui, tout en n’ayant pas la personnalité juridique, étaient rattachées à la personne du fondateur et à celle de la lignée de ses successeurs. Ces écoles étaient toutes tributaires de cette enquête sur la nature initiée par les présocratiques, comme l’observe G. E. R. Lloyd19, et ont subi l’impact de la crise déclenchée par Parménide autour du problème du changement20. L’un des effets de cette crise fut précisément de dévaloriser l’observation et la connaissance sur la nature que l’on peut tirer des sens. L’école platonicienne développera ses pratiques autour des problèmes du langage, en portant un intérêt principal aux questions éthiques et politiques. A leur tour, Epicuriens et Stoïciens de la période hellénistique se porteront sur les questions morales et pratiques, conférant à la recherche de la tranquillité de l’âme et à la maîtrise de soi un intérêt premier. Dans ce cadre général, l’aristotélisme se distingue par l’importance qu’il accorde à l’activité théorétique et au mode de vie consacrée aux études et à la recherche scientifique21. Identifiant la 19 G. E. R. Lloyd : Une histoire de la science grecque, La Découverte, 1990, p. 145. Ibid., p. 52 et s. 21 Pierre Hadot : Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, 1995, p. 123 et s. 20 connaissance scientifique avec la connaissance par les causes, Aristote formule une théorie générale de la science dans laquelle il réhabilite l’observation et s’emploie à définir la nature de la connaissance scientifique en défendant ses positions contre ses détracteurs des autres écoles. Du point de vue de la recherche scientifique, le Lycée offre ainsi un modèle probablement indépassable pour l’Antiquité, si ce n’est par le Musée d’Alexandrie qui fut d’ailleurs organisé par les disciples directs d’Aristote, Démétrius de Phalère et Straton de Lampsaque. Afin de donner une idée sur son activité scientifique, rappelons que le Lycée constitue à la fois un lieu d’enseignement et un centre d’études et de recherche, doté d’une bibliothèque et de parties réservées à l’histoire naturelle. L’encyclopédisme dominant est associé à l’observation et même aux pratiques de la dissection. La recherche est organisée de manière collective et demeure, malgré les critiques des successeurs comme Théophraste, orientée par les conceptions philosophiques d’Aristote. G.E.R. Lloyd observe à cet égard : « Les notions de forme et de cause finale …sont fondamentales pour Aristote, non seulement en sciences naturelles, mais aussi en cosmologie… également prépondérantes dans son éthique, et aussi dans sa politique. »22 En comparaison, le Musée, fondé au début du troisième siècle avant J.-C. par les souverains ptoléméens d’Egypte, est directement rattaché au pouvoir du Prince qui subventionne ses activités. Ce fut un centre de recherches doté d’une bibliothèque légendaire, la plus importante de l’Antiquité, fréquenté par les plus grands noms de la science antique : Euclide et Ptolémée, en mathématiques et en astronomie, Archimède et Héron, en physique et en mécanique, Galien, en médecine. Le travail scientifique s’éloigne de plus en plus de la philosophie et de la métaphysique, pour se consacrer aux disciplines spécialisées, produisant les traités les plus déterminants de l’histoire des sciences dans ces domaines – les Eléments d’Euclide, l’Almageste 22 G. E. R. Lloyd : Une histoire de la science grecque, p. 145. de Ptolémée, pour ne citer que ceux-là -, et au développement des sciences de l’ingénieur23. Malgré la filiation directe que l’on peut établir entre la tradition du Lycée et les travaux des organisateurs du Musée, on ne peut s’empêcher de marquer les différences importantes du climat général perceptible et d’orientation entre ces deux institutions. Faut-il ramener ces différences au discrédit qui a touché la philosophie suite aux disputes entre les écoles sur la théorie de la connaissance, comme le suppose Sarton24? Ou bien encore à des raisons qui relèvent de l’organisation administrative et juridique, voire du changement d’environnement général de ces deux institutions ? Du Lycée au Musée, changeons-nous ainsi de tradition scientifique, malgré les origines intellectuelles et la filiation des idées qui les relient ? II – DEMARCHE SCIENTIFIQUE ET ECOLE DE PENSEE : LE CHANGEMENT DANS LA TRADITION EXPERIMENTALE On aura probablement tort d’identifier la tradition scientifique avec une école de pensée, en entendant par ce terme une orientation spécifique de l’activité intellectuelle telle que nous la présentent les écoles de la philosophie grecque. Car non seulement platonisme, aristotélisme, épicurisme et stoïcisme présentent des éléments communs qui remontent en réalité à la pensée présocratique fondée sur l’explication rationnelle des phénomènes, mais doit être englobé dans cet héritage le scepticisme lui-même, souvent présenté comme étant fatal au développement de l’activité scientifique. Or, le scepticisme participe avec les autres écoles philosophiques grecques dans l’assentiment qu’il accorde au témoignage des phénomènes, en même temps qu’il accepte une 23 Cf., Bertrand Gille : Les ingénieurs de la Renaissance, Hermann, 1964, p. 15 et s. Sarton : La science et la civilisation hellénistique aux trois derniers siècles avant J.-C., p. 79. 24 discipline intellectuelle dans le développement de son argumentation25. C’est sur le critère de la scientificité que les sceptiques divergent des autres écoles, appelées par eux dogmatiques car elles admettent de soutenir des affirmations qui relèvent de la spéculation sur la nature et sur les causes des phénomènes, là où eux-mêmes se contentent de suspendre leur jugement. Ce critère est posé par Aristote comme étant celui de la démontrabilité, à partir de l’observation qui permet d’établir une connaissance par les causes des phénomènes. A cet égard, il faut souligner que, malgré son mépris légendaire pour les études et son dogmatisme affiché26, Epicure adopte une attitude extrêmement féconde qui relie l’affirmation doctrinale et l’enseignement reçu à l’observation des phénomènes et à la recherche actualisée. Dans la Lettre à Hérodote, Epicure s’adresse ainsi à son disciple : « Comme il y a beaucoup de personnes, cher Hérodote, qui ne sont pas en état d’étudier avec soin tout ce que j’ai écrit sur la nature, ni d’examiner attentivement mes ouvrages plus étendus, j’ai composé un abrégé de toute ma philosophie, afin qu’ils gardent bien dans la mémoire les doctrines principales et puissent, dans la mesure où ils s’appliquent à l’étude de la nature, y recourir à chaque instant pour les points les plus importants. Et ceux mêmes qui sont suffisamment avancés dans l’investigation de l’univers doivent avoir en mémoire le caractère fondamental de toute la doctrine. Car de la vue d’ensemble, nous avons besoin, mais il n’en est pas de même des détails. Il faut par conséquent, d’une part, progresser dans l’investigation de l’univers et, d’autre part, fixer dans la mémoire autant qu’il est nécessaire pour avoir une vue principale des choses ; et l’on parviendra aussi, une fois que les caractères principaux auront été bien compris et retenus, à une connaissance complète des détails. Car même celui qui est parfaitement instruit tirera de la connaissance complète et précise cet avantage 25 En ce sens, Sextus Empiricus : Esquisses pyrrhoniennes, I, 10, p. 65 ; aussi Diogène Laërce : Vie et doctrines des philosophes illustres, I, 20, trad. française, Librairie Générale de France, 1999, p. 77. 26 Le témoignage de Sextus Empiricus : Contre les professeurs, 1, trad. française, Seuil, 2002, p. 69. capital de manier les notions avec finesse en ramenant toutes choses à des éléments simples et à des formules. Car il n’est pas possible de connaître la masse accumulée par l’étude persévérante de l’univers, si l’on n’est pas capable tout à la fois d’embrasser par l’esprit, au moyen de formules brèves, les détails explorés avec soin. »27 A ce titre, l’intérêt scientifique que l’on peut porter à Epicure et à son école ne doit pas être simplement ramené à ses intuitions se rapportant à l’atomisme qu’il défend et qui sera en honneur dans la science moderne. On comparera avec profit ce texte de la méthode selon Epicure avec la démarche préconisée par Ibn Al-Haytham quelques quatorze siècles plus tard, qui écrit dans ses Doutes sur Ptolémée : « La vérité est recherchée pour elle-même. Et pour tout ce qui est recherché pour soi, celui qui le demande ne s’intéresse qu’à sa propre objectivité et existence. Sa découverte est difficile et le chemin qui y mène est semé d’embûches. Car la vérité côtoie l’erreur et doit en être extraite. Celui qui regarde les livres des savants, s’il veut rester conséquent dans sa recherche, doit poursuivre les objectifs qu’ils se sont eux-mêmes donné, comprendre à partir de là leurs assertions et leurs écrits. Il doit rechercher ces vérités visées par les savants dans les expressions et les significations qu’ils ont utilisées. Car nul ne peut être préservé de l’erreur, de la négligence ou de l’oubli. Si les choses étaient autrement, nulle divergence entre les opinions des savants ne pourrait se produire. Le chercheur doit examiner leurs écrits en gardant le doute sur ce qu’ils disent, n’admettant, de leurs assertions, que ce qui découle de la preuve et de la démonstration, non des paroles et des opinions. Dans cette recherche, il doit s’instituer comme 27 Epicure : Lettre à Hérodote, 35-36, in Doctrines et maximes, Hermann, 1965, trad. Solovine ; Diogène Laërce : Vie et doctrines des philosophes illustres, op. cit., p. 1264. Sur la doctrine d’Epicure, Long et Sedley : Les philosophies hellénistiques, 3 tomes, Flammarion, 2001. Le tome I est largement consacré à Epicure, mais le passage que nous avons cité n’y figure pas. On le retrouve dans l’édition de J.-F. Balaudé, Epicure : Lettres, maximes, sentences, Librairie Générale de France, 1994, avec l’intéressante introduction. adversaire de tout ce qui est avancé, méditant sur les contenus et les expressions, les critiquant de toutes parts et de tous les côtés. Il doit s’instituer autocritique et adversaire de ses propres idées et assertions, sans indulgence ni relâche. S’il poursuit méthodiquement dans cette voie, alors la vérité lui apparaîtra, ainsi que les erreurs de ses prédécesseurs, leur négligence ou leur obscurité ».28 Dans la citation d’Epicure aussi bien que dans celle d’Ibn AlHaytham, l’intégration de la tradition et sa critique par l’analyse et l’observation des phénomènes préparent le changement. Il faut cependant ajouter que le mode de vie adopté par l’école épicurienne, tournée vers les visées d’autosuffisance et d’ataraxie, ainsi que d’ailleurs les moyens mis à la disposition d’Ibn Al-Haytham peuvent à leur tour jouer un rôle important dans l’orientation des pratiques de recherche et dans la détermination de leurs résultats. Cependant, nous devons à Aristote d’avoir établi, comme nous l’avons noté, le critère de scientificité que peut revêtir une connaissance, à partir d’une démarche démonstrative qui détermine les causes de production des phénomènes observés. Selon ce critère, la science doit conduire à une connaissance nécessaire et à des conclusions éternelles dès lors qu’elle procède de prémisses universelles, selon une progression méthodique et contrôlée. En réalité, cette démarche présente ses propres difficultés, en premier lieu celle de savoir comment peut-on tirer des lois générales – car il n’y a, selon Aristote, de science que du général et non du singulier29 - en partant des données de l’observation qui se rapportent nécessairement pourtant à des observations individuelles et singulières. C’est le problème de l’induction qui est ainsi posé dans le cadre de la théorie de la connaissance30. 28- Ibn al-Haytham : Al Choukouk ‘ala Batlymos, Apories ou Doutes sur Ptolémée, texte établi par A. H. Sabra et N. Chahabi, Dar al kitab, Egypte, 1971, p. 3-4. 29 Cf., René Taton (sous la direction de) : La science antique et médiévale, PUF, 1994, p. 264. 30 Alain de Libera revient sur la question in : La querelle des universaux de Platon à la fin du Moyen-âge, Seuil, 1996, p. 17 et s. notamment. Sur la position du Rappelons aussi que dans sa Physique, Aristote énumère quatre causes : la cause matérielle qui répond à la question de quoi est constituée une chose, la cause formelle qui en donne la notion ou la forme, la cause motrice qui spécifie la raison prochaine de production du phénomène observé, la cause finale qui répond à la question du pourquoi de ce phénomène ou de cette chose31. Or, comme on a pu le comprendre, la théorie aristotélicienne de la causalité demeure empreinte des idées platoniciennes et présente un aspect largement spéculatif, concernant notamment la cause formelle ou finale. Car si cette dernière peut être spécifiée à propos des corps artificiels en s’appuyant sur le témoignage des sens et de l’expérience, elle pourra difficilement l’être s’agissant des corps naturels. Je peux expliquer le pourquoi d’un lit en me référant à l’idée et au travail du menuisier. Mais comment expliquer la finalité d’un homme, ou bien encore celle des cornes disproportionnées d’un cerf ? La théorie aristotélicienne de la cause a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses critiques et réserves, à commencer, comme nous l’avons évoqué, par celles du successeur immédiat d’Aristote à la tête du Lycée, Théophraste32. Ce n’est que dans l’œuvre du philosophe arabe du X° siècle après J.-C., Abou Nasr Al-Farabi, que nous retrouvons une transformation radicale de la théorie de la causalité, que son auteur continue pourtant à situer dans le cadre de l’aristotélisme auquel il proclame son attachement. Dans son ouvrage Ihsa’ al ouloum33 – titre que l’on peut traduire par Recensement ou Enumération des sciences – Al-Farabi reprend la distinction aristotélicienne entre corps artificiels et corps naturels et observe la difficulté d’établir la causalité finale dans problème à partir de Hume, cf. Karl Popper : La logique de la découverte scientifique (1934), Payot, 1973, p. 23 et s. 31 Aristote : Physique, II, la conclusion du chapitre 7 notamment. 32 Sur la cause finale chez Aristote, cf., G.E.R. Lloyd : op. cit., p. 143 et s. ; aussi M. Crubellier et P. Pellegrin : Aristote. Le philosophe et les savoirs, Seuil, 2002, p. 297 et s. 33 Pour le texte arabe, on peut se référer à l’édition établie par Osmane Amine, Le Caire, 1948. ces derniers. Cette causalité demeure en effet dans ces corps intégrée à leur structure et ne peut tomber sous le coup de l’observation directe. Al-Farabi relève cependant qu’il existe certains corps et certaines matières qui, comme le vin ou les substances médicamenteuses, participent des deux précédents, mais dont on peut observer la cause, y compris finale, en observant les effets qu’ils produisent en se mélangeant à d’autres corps. Cette cause, Al-Farabi l’appelle sigha, mot que l’on peut traduire par structure ou par modalité. Dans ces conditions, la science n’a plus à se limiter à la connaissance des généralités, puisque le savant peut dorénavant observer directement les corps particuliers pour en déterminer les causes, comme il peut enregistrer leur comportement et provoquer de nouvelles réactions en opérant des combinaisons prévues à cet effet. C’est, en réalité, l’ensemble de la démarche expérimentale qui se trouve ainsi initiée et qui conduira, plusieurs siècles plus tard, à affirmer, comme le fera Claude Bernard, le caractère conquérant de la science expérimentale. En effet, le savant farabien n’a plus à se limiter à l’observation passive ou expectante, selon l’expression de Cl. Bernard34, il pourra lui-même provoquer l’observation de nouveaux phénomènes. Afin de marquer l’importance de cet apport décisif d’Al-Farabi à la théorie de la science, d’éminents commentateurs ont ainsi pu écrire : «Aristote avait commencé à faire descendre les formes intelligibles du ciel sur la Terre ; ce mouvement s’achève ici : l’intelligibilité scientifique sera atteinte par l’étude des combinaisons. »35 En effet, cette étude n’est autre que celle de l’observation provoquée à laquelle Claude Bernard ramène l’essentiel de la démarche expérimentale. 34 Claude Bernard : Principes de médecine expérimentale, PUF, 1947, p. 2. Il s’agit de R. Arnaldez, L. Massignon et A. P. Youchkévitch, in René Taton (sous la direction de) : La science antique et médiévale, p. 452. 35 Claude Bernard distingue ainsi les sciences d’observation, expectantes et passives, et les sciences expérimentales, conquérantes et puissantes. « Une science d’observation, ou science naturelle, explique Cl. Bernard, se borne à observer, à classer, à contempler les phénomènes de la nature, à déduire des observations les lois générales des phénomènes. Mais elle n’agit pas … Les sciences expérimentales, au contraire, sont plus ambitieuses ; elles veulent agir et étendre leur puissance sur la nature, modifier les phénomènes, en créer qui n’existent pas et réglementer les éléments à leur volonté. »36 Non pas que la nature de l’observation change de la science naturelle à la science expérimentale, ni d’ailleurs celle de la raison qui compare et émet ses jugements. Mais, dans un cas, l’observation est passive, pour ainsi dire, subie par l’observateur ; alors que, dans les sciences expérimentales, l’expérimentateur provoque le phénomène qu’il veut observer. A cet effet, il émet une hypothèse, non point pour s’attacher, de manière dogmatique et systématique, à une idée préconçue, mais pour soumettre cette idée à l’épreuve des faits. Un résultat non conforme à l’hypothèse de départ ne ruine nullement la démarche, au contraire il l’enrichit et la corrige, pour donner lieu à une nouvelle hypothèse et à un nouveau départ du travail de l’expérimentateur. Ici, le changement est intégré dans la tradition expérimentale, qui ne se définit point par conceptions dogmatiques ou systématiques, mais qui prend appui sur des théories perpétuellement renouvelables à l’épreuve de la démarche même de l’expérimentation. De ce point de vue, l’opposition entre l’induction et la déduction perd à son tour de son intérêt37, en même temps que la raison avance en étendant son pouvoir d’explication et d’emprise sur la nature. Pourtant la tradition scientifique remontant à Aristote est bien présente quand Cl. Bernard affirme : «Le médecin expérimentateur 36 Cl. Bernard : Principes de médecine expérimentale, p. 2 Cl. Bernard : Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Flammarion, 1984, p. 81. 37 exercera son influence sur les maladies dès qu’il en connaîtra expérimentalement le déterminisme exact, c’est-à-dire la cause prochaine. »38 L’expression est en effet aristotélicienne, l’esprit l’est-il moins ? CONCLUSION Partis d’une interrogation nous portant à établir une définition de la tradition scientifique, notre parcours nous a plutôt conduit à quelques constats et surtout à de nouvelles interrogations. Car si la tradition scientifique peut être considérée à juste titre comme un mode privilégié de la transmission de la science, elle ne peut toutefois pas s’identifier avec celle d’une doctrine, une école de pensée ou une théorie. Bien au contraire, c’est de la confrontation de leurs idées et de leurs problèmes que se dégage le cheminement de la pensée scientifique, selon un rythme et des trajectoires propres. Cheminement qui ne se limite d’ailleurs pas à un type de savoir, théorique, technique ou administratif, ni à une culture, mais bien plutôt à une trajectoire à la fois transdisciplinaire et transculturelle, appelant d’ailleurs non pas seulement le dialogue mais la collaboration entre savoirs et cultures, afin d’avancer dans le sens du progrès de la connaissance. Les analyses de Jean-Claude Beaune invitent en ce sens à regarder la tradition et la pratique scientifiques comme relevant du fait social total39. Et si l’examen des rouages de la transmission nous a mis face à une spatialité et à une temporalité propres à l’histoire de la science, d’importantes zones d’ombres et d’ignorance n’apparaissent pas moins. En premier celle du rythme et de la vitesse de cette progression, question qui a longuement préoccupé Cl. Bernard. Autre zone d’ombre : comment en effet se passe le cheminement des idées d’un penseur à un autre, d’une doctrine à une autre ? D’Aristote à Al-Farabi la question peut être réglée ; mais, dans le groupe des expérimentateurs, 38 39 Cité par Canguilhem : Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, p. 132. Jean-Claude Beaune : Philosophie des milieux techniques, Champ Vallon, 1998. de ce dernier à Cl. Bernard, pourtant si proches, à plusieurs égards, dans leurs conceptions, quelles trajectoires peut-on retrouver ? D’autant que, comme on a pu finement le relever, certains auteurs, certaines écoles et certains siècles – les XVI° et XVII° siècles par exemple, si décisifs pourtant pour la connaissance de la science moderne -, avaient adopté comme pratique de ne point nous renseigner ni sur leurs sources ni sur leurs références40. Nous croyons que ces difficultés mêmes ouvrent un champ d’interrogations et de recherches qui doivent renouveler notre intérêt pour la tradition scientifique. 40 En ce sens, les intéressantes analyses de Michèle Le Dœuff dans son Avant-propos à Francis Bacon : Du progrès et de la promotion des savoirs (1605), Gallimard, 1991.