nature La fin des glaces éternelles L’être humain atteint très rapidement ses limites lorsqu’il évolue dans les paysages gelés de l’Arctique. Il s’est pourtant mis en tête aujourd’hui de conquérir ce territoire. Les profondeurs de l’océan du pôle nord abritent en effet de nombreuses richesses (qui pourraient bien nous perdre). Alaska Mer de Sibérie orientale Mer de Laptev Dorsale de Mendeleïev Canada o on d akk el le sa Mer de Kara rsa r Do Russie om eL le G A ale rs Do ov ss a lph Do cinq Etats côtiers de l’Océan arctique (Norvège, Danemark, Russie, Canada et Etats-Unis) peuvent revendiquer la zone maritime s’étendant jusqu’à 200 milles autour de leurs côtes comme leur zone économique exclusive. Mais cela ne les aide pas beaucoup: grâce au Groenland, le Danemark est le pays le plus proche du pôle nord, mais même ici la distance jusqu’au pôle est bien supérieure aux 200 milles. La solution des secteurs fait donc également l’objet de discussions intenses (cf. graphique). Cette idée est avant tout appuyée par les deux pays qui y gagneraient le plus, à savoir le Canada et la Russie. L’Arctique serait alors divisé en secteurs dont les limites partiraient du pôle nord et longeraient les méridiens jusqu’aux extrêmités nord des frontières des Etats côtiers. Avec cette solution, la Russie obtiendrait près de la moitié du territoire de l’Arctique, le Canada environ un quart, le Danemark un peu moins et la Norvège et les Etats-Unis une toute petite partie du gâteau. Les exigences des différents Etats changent constamment et chaque gouvernement cherche des arguments scientifiques pour justifier ses demandes. La Russie tente depuis longtemps de prouver que le pays est plus grand qu’il n’y paraît: le plateau continental qui se prolonge sous les glaces serait ainsi un prolongement naturel du continent eurasien et appartiendrait donc à la Russie (pôle nord compris). Afin de prouver leurs différentes théories, les Etats côtiers envoient régulièrement des scientifiques dans ce désert blanc afin d’y récolter des échantillons de sol (ou même parfois de planter des drapeaux dans le sol marin). Mer de Barents Groenland (propr. Danemark) Norvège Aucune réglementation texte: stefanie pfändler Août 2007. Deux sous-marins plongent profondément sous les glaces de l’Arctique et plantent le drapeau russe sur le sol marin à une profondeur de 4261 mètres. Celui-ci se trouve alors exactement au pôle nord géographique. Si cette démonstration de puissance de Moscou ne signifie rien à un niveau juridique, elle revêt une grande importance symbolique. Selon le Premier ministre Vladimir Poutine, l’océan glacial arctique serait indispensable à la sécurité militaire du pays. Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour comprendre que la ­Russie 68 vise ici un objectif tout autre: l’océan Arctique fait en effet l’objet de discussions intenses entre ses Etats côtiers depuis de nombreuses années. Les scientifiques estiment que près de 30% des réserves globales de pétrole et de gaz qui n’ont pas encore été exploitées se trouvent dans la région polaire. Le chiffre exact varie en fonction des études, mais cette proportion est toujours importante: l’US Geological Survey suppose que l’Arctique abrite près de 50 billions de mètres cubes de gaz et environ 90 milliards de barils de pétrole. Ces ressources seraient supérieures à celles du Nigeria, du Kazakhstan et du Mexique réunis. Et ce n’est de loin pas tout: des hydrocarbures, de l’or, du zinc, du cuivre et des diamants devraient également reposer sous les sols marins. Ces messieurs en complets noirs se demandent donc nerveusement qui a le droit d’avancer aussi maladroitement cette extraction de matières premières. La réponse est tout sauf simple, le statut politique de l’Arctique n’ayant jamais été clarifié à ce jour. Sous les épaisses masses de glace se trouve un océan profond et la région est ainsi juridiquement soumise aux dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (cf. «marina.ch» 31, mai 2010). Cela signifie que les marina.ch septembre 10 Il n’y a jamais eu de décision internationale contraignante en ce qui concerne la division de cette région. Jusqu’au tournant du millénaire, le pôle nord et une grande partie de l’océan Arctique étaient considérés par la plupart des Etats comme une zone internationale. Mais depuis, les discussions se sont à nouveau enflammées: le quotidien public russe «Rossijskaja Gaseta» affirmait récemment que la division de l’Arctique serait «le début d’un nouvel équilibre mondial». Cette prévision quelque peu grandiloquente est pourtant bien fondée: jusqu’à présent, les précieux trésors du nord étaient bien enfermés à l’abri dans un coffre-fort de glace et ne septembre 10 marina.ch ­ ouvaient donc pas être exploités même par p les plus riches et les plus puissants du monde. Mais tout cela pourrait bientôt changer. Car l’Arctique fond… Il est vrai que cette affirmation n’est pas nouvelle: il y a 40 millions d’années de cela, des températures subtropicales régnaient dans cette région. Des séquoias géants et des plantes pour le moins exotiques poussaient à l’époque sous ces latitudes. Durant l’ère tertiaire, les premières calottes glaciaires se sont formées sur les pôles et il y a 6000 ans de cela, la région était déjà libérée des glaces à certains endroits et à certaines périodes. La nouveauté Le brise-glaces «Polarstern» de l’Institut Alfred-Wegener proche d’un iceberg dans l’Antarctique. 69 nature aujourd’hui est la rapidité à laquelle l’Arctique se réchauffe. Ce réchauffement est non seulement plus rapide qu’auparavant, mais aussi plus rapide que dans toutes les autres régions du globe. Bientôt, l’océan Arctique ne gèlera plus que pendant les mois d’hiver. Nous ne connaissons pas avec précision le moment où cet océan ne gèlera plus en été, mais toutes les estimations s’accordent sur des périodes de quelques décennies. Il est très difficile de faire des prévisions exactes pour cette région puisque les processus climatiques de l’Arctique sont extraordinairement complexes et difficiles à modéliser. Bon nombre d’entre eux réagissent en se renforçant: comme l’eau sombre reflète moins de lumière que la glace blanche, la lumière du soleil sera beaucoup moins reflétée lorsque la glace disparaîtra. L’océan Arctique et l’air qui se trouve au-dessus se réchaufferont à cause de la fonte des glaces. Le méthane, qui est un gaz à effet de serre, joue également ici un rôle important puisque ses effets sont vingt fois plus puissants que le dioxyde de carbone. Jusqu’à présent, ce gaz était emprisonné par la glace, mais il est aujourd’hui libéré par la fonte des glaces et augmente l’effet de serre (provoquant ainsi un réchauffement supplémentaire) Les limites de la technologie Paradoxalement, la fonte des glaces est un événement bienvenu dans les mondes économique et politique: non seulement l’accès aux matières premières sera ainsi facilité, mais ce phénomène permettra d’ouvrir de nouvelles voies navigables. Si la glace des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest fond, l’Europe du Nord-Ouest et les Etats-Unis pourront relier l’Extrême-Orient en empruntant des routes encore plus courtes. Mais on oublie souvent ici l’augmentation estimée du niveau global des mers à près de six mètres. Et en ce qui concerne la nature, la fonte rapide des glaces de l’Arctique n’est en aucun cas une source de joie: de nombreux animaux qui dépendent de la glace perdront leur habitat naturel. Le risque représenté par l’être humain pourrait être cependant beaucoup plus grave que le changement climatique à proprement parler: les quantités de substances polluantes augmenteront et une catastrophe semblable à celle qui se déroule actuellement dans le golf du Mexique serait deux fois plus dévastatrice en Arctique. Les écosystèmes froids ne récupèrent en effet que très lentement. Ceci a déjà été constaté en 1994, lorsque 100 000 tonnes de pétrole ont été déversées dans les eaux de l’Arctique. Un oléoduc devenu poreux plus rapidement que prévu à cause du froid s’était alors brisé à 23 endroits en même temps. Personne ne sait aujourd’hui comment la région réagira à son exploitation soudaine, mais la chasse aux trésors de l’Arctique bat son plein. Aujourd’hui, près de 15% de la production de pétrole mondiale provient déjà de l’Arctique. Et pendant que l’opinion publique se concentre sur l’effervescence du trou du golfe du Mexique, l’entreprise écossaise Cairn a planté deux trépans dans les sols marins arctiques à l’ouest du Groenland sans que personne ne s’en aperçoive. D’autres forages ont commencé au mois d’août. En fin de compte, la conquête économique de l’Arctique n’est qu’une question de temps et la chercheuse allemande Heidemarie Kassens remet les pendules à l’heure avec une touche de cynisme: «Au fond, la seule question que l’on se pose est: va-t-on manger des blinis ou des hot-dogs au pôle nord?» marina.ch Ralligweg 10 3012 Berne Tél. 031 301 00 31 [email protected] www.marina-online.ch Service des abonnements: Tél. 031 300 62 56 70 marina.ch septembre 10