Arrêtons de dire que les malades sont des fous Interview complète de Christian Perronne, Chef service des maladies infectieuses à l’hôpital universitaire Raymond-Poincaré de Garches/Paris, et président de la Commission Spécialisée Maladies Transmissibles du HCSP (Haut Conseil de la Santé Publique). Certains points ayant été évoqués en «off» ou de manière non officielle lors de l’entretien téléphonique, ils n’ont pas été retranscrits dans la version ci-dessous, qui a été validée sous cette forme par le Pr. Perronne. Propos recueillis par Priska Hess – Le Régional –D’après le Professeur Luc Montagnier, le monde entier serait infecté par la maladie de Lyme. Vous partagez cet avis ? À côté de la maladie de Lyme au sens strict, il y a des maladies apparentées et des co-infections pour lesquelles on n’a pratiquement aucun test diagnostic fiable. Mais si l’on s’en tient déjà à la maladie de Lyme au sens strict, elle est largement sousdiagnostiquée, parce que les tests ont été calibrés il y a trente ans pour qu’elle reste une maladie rare. Et ça n’a jamais évolué, malgré les données de la littérature scientifique. –La maladie de Lyme peut se manifester par de multiples symptômes. Est-ce problématique pour le diagnostic? Est-elle trop diagnostiquée, ou au contraire sous-estimée? Effectivement, elle peut donner un peu tout et n’importe quoi, un peu comme la syphilis autrefois – maladie qu’on ne voit presque plus aujourd’hui, sauf dans des petits groupes à risque. La maladie de Lyme, ça peut donner des symptômes très classiques comme l’érythème migrant, mais ça peut être aussi des douleurs articulaires, des troubles de concentration, des problèmes cutanés, cardiaques ou neurologiques. Il y a des formes bénignes, d’autres qui guérissent toutes seules, mais aussi des formes sévères ou chroniques qui détruisent la vie de bien des gens. Finalement beaucoup médecins en voient tous les jours sans faire le lien avec un possible Lyme. Après, pourquoi les collègues sous-diagnostiquent beaucoup cette maladie, c’est parce qu’on leur a appris durant leur formation que c’est une maladie rare, qu’on en voyait de temps en temps aux Etats-Unis et pas beaucoup en Europe, ce qui est totalement faux. Et comme les tests ne sont pas fiables, certains malades, après une errance médicale, se retrouvent en psychiatrie, et les pauvres psychiatres se retrouvent eux-mêmes désarmés, car ils se rendent compte que ça ne correspond pas vraiment à une maladie psychiatrique… –Vous avez dit que les tests n’étaient pas fiables. Pourquoi? Quand on a affaire à une maladie infectieuse, l’idéal c’est de pouvoir isoler le germe lui-même. On peut par exemple le faire facilement lorsqu’on a une fièvre typhoïde : on fait une prise de sang et on cultive la bactérie ; ou alors on procède à une amplification génique, comme dans le cas du virus du sida. On peut ainsi isoler directement le virus ou la bactérie. Il est ensuite facile de calibrer des tests indirects, à partir du moment où on peut définir clairement une population de référence qui a ce microbe et une population témoin qui ne l’a pas. Pourquoi alors fait-on des sérologies dans le Lyme ? C’est parce qu’il n’est pas facile de cultiver cette bactérie. Peu de laboratoires le font et même lorsque tout est fait correctement, ça ne fonctionne pas dans tous les cas. Il est possible d’isoler la bactérie en périphérie d’un érythème migrant en faisant un prélèvement par biopsie ; par contre, une fois que cette bactérie est partie dans les tissus, une simple prise de sang ne permet pas la plupart du temps de détecter la bactérie. Alors, comme la bactérie responsable de la maladie de Lyme ne peut que difficilement être isolée, on a développé des tests sérologiques, qui consistent à chercher les anticorps produits par une personne infectée. Calibrer ce type de tests est facile si l’on a des groupes de référence bien définis de malades et de témoins. Or, quand la sérologie de Lyme a été mise au point, aucune méthode fiable ne pouvait être utilisée comme étalon, étant donné la non-spécificité des symptômes et la difficulté à isoler le germe lui-même. En fait, on n’a jamais pu vraiment établir de façon claire les populations de référence positive et négative. Le seuil de positivité a donc été défini arbitrairement, en le calibrant sur des donneurs de sang présumés en bonne santé, en faisant en sorte que jamais plus de 5% des témoins soient positifs. De plus, le test est calibré par régions… –On peut donc être négatif dans une région et positif ailleurs ? Oui, j’ai déjà vu de tels cas. Parfois des gens qui faisaient exactement le même test de la même marque et étaient positifs dans une région, puis prenaient le train et allaient refaire le test dans une autre région à quelques heures d’intervalle, s’y retrouvaient négatifs... Il est à mon avis plus facile d’être négatif en Alsace où beaucoup de gens ont Lyme, puisque pour être positif il faut avoir des taux d’anticorps très élevés et au-dessus de la moyenne de la région ; alors que peut-être en faisant le même test à Paris, où la population de référence est moins touchée, on sera plus facilement positif. Il y a donc une part de subjectivité importante. Le problème est que, selon les recommandations de l’EUCALB (European Concerted Action on Lyme Borreliosis) en vigueur dans l’Union européenne, si le test Elisa est négatif, on ne doit pas faire de Western blot pour confirmer. C’est la seule maladie infectieuse que je connaisse pour laquelle il ait été décrété, de façon totalement arbitraire il y a plus de trente ans, qu’on ne doit pas faire le Western blot si le test Elisa est négatif… Et sans preuve sérologique, la plupart des médecins n’admettent pas la maladie de Lyme. Ce qui complique encore les choses est qu’il existe d’autres espèces de la bactérie Borrelia que celles prises en compte dans les tests. La souche Borrelia burgdorferi au sens strict, à partir de laquelle les tests ont été élaborés il y a trente ans, est une souche qu’on trouve essentiellement aux Etats-Unis. Or, on décrit de plus en plus d’autres espèces de Borrelia. Il y a quelques années encore, en France, on ne prenait en compte que Borrelia burgdorferi. Puis, le laboratoire de Strasbourg pour la France et d’autres laboratoires européens ont inclus deux autres espèces supplémentaires. Le problème, c’est que si la souche qui circule dans le pays, pour laquelle le malade a fait les anticorps, n’est pas exactement la même que celle qui est prise en compte par le laboratoire, vous n’aurez pas forcément un test positif, alors que vous avez fabriqué les anticorps… –Vous avez des exemples ? La preuve un peu de tout ça : si vous regardez les cas de Lyme, j’avais été frappé parce que je voyais qu’en Grande-Bretagne il y en a dix fois moins qu’en France. Je ne comprenais pas bien et j’avais rencontré des médecins à Londres qui suivaient beaucoup de cas de Lyme, mais qu’on traitait de charlatans, parce que ces Lyme n’étaient pas prouvés par la sérologie. L’un de ces chercheurs s’était étonné d’avoir affaire, en Ecosse, à des cas avec des signes cliniques de vrais Lyme, mais avec des sérologies négatives. Il a donc refait les tests selon les recommandations officielles, sur des prélèvements qu’il avait gardés au congélateur, mais au lieu d’utiliser la souche américaine qui n’est pas courante en Europe, il y a utilisé des souches écossaises. Une partie de ces sérums, censés être négatifs, est devenue positive ! Le problème c’est que quasiment rien n’a rien changé depuis trente ans et les recommandations qu’on doit suivre ne tiennent pas du tout compte de la littérature qui a été publiée depuis ! Et parallèlement à tout cela, il y a détresse des malades en Europe, mais aussi aux Etats-Unis, sans compter les malades à qui l’on colle l’étiquette Lyme alors que ce n’est pas uniquement le Lyme, parce qu’il existe aussi d’autres co-infections avec différents parasites ou d’autres bactéries, qui sont décrites de plus en plus, mais pour lesquelles il n’y a pas encore de tests fiables. (…) –Comment est-ce qu’on fait alors pour estimer le nombre de cas de Lyme ? Aux Etats-Unis, par exemple, les CDC d’Atlanta (Centers for Disease Control and Prevention) indiquaient officiellement 30'000 cas de Lyme en moyenne par an jusqu’en 2013. Mais comme il y avait beaucoup de contestations dans tous les états américains, en 2011 le CDC a changé les critères de déclaration de la maladie : ils ont accepté qu’un test Western blot positif suffisait, même si le test Elisa était négatif, ce qui était une révolution ! Et en plus ils ont accepté de prendre en compte les cas de Lyme non prouvés mais probables, si le tableau clinique des malades était compatible avec la maladie de Lyme, qu’ils réagissaient aux antibiotiques, ce malgré une sérologie négative. Donc les CDC d’Atlanta ont changé les critères… Et en août 2013, ils ont annoncé officiellement qu’il y avait en fait 300'000 cas de Lyme par an aux Etats-Unis ! Evidemment l’IDSA (Infectious Diseases Society of America, réd. : l’IDSA considère notamment que si le test Elisa est négatif, il est interdit de réaliser un Westerne blot ; ses directives ont été reprises par l’EUCALB) est furieuse, elle n’a jamais accepté les critères du CDC. Elle a bien été obligée de reconnaître que ces chiffres étaient exacts, mais a considéré que les critères des CDC étaient valables seulement pour les statistiques, mais pas pour les malades. C’est bien la première fois dans l’histoire de la médecine qu’il y a des critères reconnus pour les malades, et des critères pour les ordinateurs ! Donc depuis deux ans il y a un peu une guerre entre les CDC et l’IDSA, et l’IDSA n’a pas modifié ses recommandations d’un millimètre depuis trente ans ! Ce qui se passe actuellement est donc très grave. Il y a des gens qui ont protesté, je sais qu’il y a notamment un des fondateurs de l’IDSA qui avait claqué la porte. Et plus récemment, un scientifique de l’IDSA, après avoir publié, il y a trois ans, un gros pamphlet niant entre autre qu’il y existe un Lyme chronique, à qui j’avais répondu – ma réponse avait été acceptée et publiée l’année suivante en mars – et bien il y a quelques mois ce scientifique a publié un article sur les effets de différentes molécules anti-infectieuses sur les forme persistantes de Borrelia, un article très intéressant, qui corrobore d’ailleurs des théories que j’avais concernant le Lyme chronique. C’est assez incroyable comme il a retourné sa veste. Cela montre bien qu’il y en a aux Etats-Unis qui ne sont pas très à l’aise avec ce qu’ils ont raconté. (…) –Et qu’en est-il des traitements pour les stades avancés de la maladie de Lyme ? En Suisse, il y a apparemment des médecins qui traitent des gens négatifs aux tests avec beaucoup d’antibiotiques, de manière cachée… C’est aussi le cas en France, et les médecins qui ne suivent pas les recommandations sont poursuivis par le Conseil de l’Ordre des médecins et par la caisse d’assurances maladie. Dans certains pays européens, c’est encore pire. En Norvège par exemple, certains ont été interdits d’exercer, leurs licences ont été supprimées, un chercheur qui avait reproduit les travaux d’Alan McDonald sur la persistance des Borrelia a même été viré de l’université, avec interdiction de communiquer. Il y a aussi le cas d’une chercheuse belge qui a failli être virée de son université et que j’ai soutenue. Certains lui reprochaient de soutenir qu’il y a plus de Lyme en Belgique et dans les pays Européens que ce qu’on pense. Pour en revenir aux traitements : il existe des maladies chroniques, comme la maladie de Whipple, une maladie d’origine encore inconnue il y a une vingtaine d’années – quand j’étais interne on nous disait que c’était psychosomatique. Cette maladie touche au système digestif et aux articulations notamment, et peut être quelquefois grave. Il y a une vingtaine d’années, on a trouvé la bactérie responsable: Tropheryma whipplei. Et maintenant les recommandations officielles sont de prendre un an d’un antibiotique associé à un antiparasitaire qui agit sur les bactéries. Il y a donc des maladies qu’on traite aux antibiotiques durant un an, et ce sont les recommandations officielles. Alors que pour Lyme, si on traite au-delà de trois semaines, on se fait traiter de charlatans. Et le problème est qu’il n’y a pas eu de recherches, et que d’ailleurs la recherche n’est pas financée, et qu’on n’a donc pas beaucoup de données… D’après mon expérience, je sais que les antibiotiques seuls ne sont souvent pas suffisants, et qu’il faut aussi utiliser d’autres produits. Les Borrelia restent probablement à vie chez une forte proportion de malades. La plupart des gens que j’ai soignés, je les ai vus revenir quelques semaines, mois ou années après. Je pense qu’il est nécessaire de recourir à des traitements d’entretien pour prévenir les rechutes, mais pas forcément par antibiotiques. La phytothérapie, par exemple, semble relativement efficace. –Concrètement, que peuvent faire les gens testés négatifs, mais qui ont des symptômes? Il n’existe pour l’instant aucun traitement standardisé, il y a différentes «recettes» qui fonctionnent. Mais le problème, j’en suis convaincu, est que souvent ces patients n’ont pas que le Lyme, ils peuvent avoir aussi d’autres microbes associés, des coinfections, donc ils ne réagissent jamais de la même façon à telle ou telle molécule. Et pour faire une étude randomisée, il faut environ 1 million d’euros et 150 malades, donc vous imaginez si on fait varier deux facteurs et qu’on prend en considération deux molécules ! De telles études ne sont donc pas finançables par des fonds publics, il n’y a donc les industriels qui s’y risquent, pour autant qu’ils soient sûrs d’un retour sur investissement. Or, pour l’instant, les industriels ne veulent pas « jouer» avec le Lyme, car ils sont persuadés que c’est une maladie rare et ne voient pas trop quel bénéfice ils pourraient en tirer, et en plus c’est un sujet très polémique… Pour répondre à votre question: pour trouver des médecins qui travaillent autrement que selon le protocole officiel, c’est sans doute possible par le biais des associations ou par le bouche à oreille. J’ai aussi quelques patients suisses qui viennent me voir. En Allemagne, les recommandations officielles sont les mêmes qu’en France, mais il n’y a pas de centralisation comme en France, en fait les médecins y ont une liberté plus grande qu’en France par rapport aux recommandations officielles. Si bien que beaucoup de Français vont en Allemagne. Mais certains centres en Allemagne prennent aussi très cher pour les consultations, qui ne sont pas remboursées en France par les assurances. Ils font souvent beaucoup de tests sur toutes les bactéries de la création et après ils vous vendent des compléments alimentaires avec des factures colossales. Mais en même temps, ils aident beaucoup de gens. (…) –Quelles pistes d’actions voyez-vous? D’abord d’arrêter le déni et les recommandations dépassées concernant les tests. De cesser de dire que les malades sont des fous. Avant je soignais des gens un peu de tous niveaux sociaux, maintenant je soigne des médecins, des professeurs d’université et leur famille, des gens du monde politique. Et paradoxalement, en France la version officielle est que le Lyme ça n’existe quasiment pas. Il faudrait qu’il y ait une vraie reconnaissance de cette maladie, et que pour cela se crée un groupe de travail multidisciplinaire et si possible international, avec des experts qui ont l’esprit ouvert, ce qui n’est pas toujours évident, et un mélange de cliniciens, de vétérinaires – parce que les vétérinaires ont dix ans d’avance sur les médecins dans ce domaine – des entomologistes, des infectiologues, mais aussi des représentants des associations de malades, et qu’on construise ensemble des programmes de recherche.