L’expression de la qualification dans les langues africaines Pascal Boyeldieu, LLACAN (UMR 8135) et Gudrun Miehe, Universität Bayreuth La présente communication rend compte d’une partie des travaux collectifs menés, dans le cadre d’un programme de recherche franco-allemand, sur le thème ‘Typologie de l’adjectif et de la qualification dans les langues africaines’. Elle propose, à partir d’une documentation concernant 28 langues du continent africain, un exposé synthétique (nécessairement succinct) des principaux moyens mis en oeuvre pour prédiquer ou pour attribuer l’expression d’une qualité. Cet inventaire a pour objectif de mieux cerner, en dernier recours, ce qui fait la spécificité de l’adjectif, tel qu’il peut être impliqué dans les deux fonctions de prédication et de détermination (modification du nom). Prédication 1. Dans la majorité des langues la prédication de la qualité s’exprime par excellence au moyen de verbes, qui ne sont généralement pas statifs mais processifs (‘grandir’, ‘rougir’) et, en tant que tels, préférentiellement exprimés sous un aspect perfectif (‘il est (devenu) grand / rouge’). Dans quelques langues des verbes référant à une qualité constituent un sous-ensemble morpho-syntaxique caractérisé par des restrictions combinatoires avec les marques modoaspectuelles voire par une morphologie spécifique. 2. Cette situation préfigure le cas, plus rare et méritant un exposé circonstancié, de langues qui connaissent une catégorie spécifique (‘adjectifs prédicatifs’), distincte de celle des verbes et néanmoins spécialisée dans la fonction prédicative. 3. Des constructions ‘à copule’ au sens large (copule stricto sensu, verbe plus ou moins défectif ou grammaticalisé référant à ‘être’, ‘se tenir debout / couché’, ‘devenir’ ou ‘faire’, copule ‘zéro’ dans une simple juxtaposition) permettent de prédiquer un adjectif, un participe, un adjectif d’affinité adverbiale, un groupe nominal circonstanciel (litt. ‘il est en l’état de courage’ = ‘il est courageux’, il est avec force’ = ‘il est fort’) ou un nom (en particulier pour l’expression de déficiences physiques). 4. Bien que les verbes traduisant ‘avoir’ soient peu fréquents dans les langues africaines, les prédications de qualité au moyen d’un verbe de ‘possession’ (litt. ‘avoir de l’amertume’ = ‘être amer’, ‘avoir de la rapidité’ = ‘être rapide’) sont moins rares qu’on ne pourrait le penser a priori. Ces constructions peuvent notamment, dans certains cas, soit compenser l’absence d’adjectifs, soit traduire une qualité inhérente par opposition avec d’autres constructions exprimant une qualité passagère. 5. Enfin des ‘constructions à expérient’ (experiencer constructions) ont ceci de particulier qu’elles traitent l’individu affecté par un état physique ou une émotion comme l’objet (patient) d’un procès (litt. ‘la faim le tue’ = ‘il a faim’, ‘cela l’a mangé’ = ‘il est surpris’) ou encore qualifient, de façon métaphorique, une partie spécifique de l’individu pour référer à une qualité d’ensemble (litt. ‘son coeur est beau’ = ‘il est gai’, ‘son oeil est froid’ = ‘il est indécis’). Détermination 1. Les termes susceptibles de déterminer un nom centre de syntagme en référant à une qualité sont éminemment représentés par des adjectifs, lesquels, lorsqu’ils existent, distinguent généralement adjectifs ‘primaires’, en inventaire plus ou moins restreint, et adjectifs dérivés de verbes, plus nombreux. 2. Le participe, quand il existe, peut également déterminer le nom. Préférentiellement dérivé de verbes transitifs ou dynamiques, il est le plus souvent en distribution complémentaire avec l’adjectif déverbal, préférentiellement dérivé de verbes intransitifs ou statifs. 3. Certaines langues connaissent également une importante catégorie d’adjectifs de caractère nettement expressif (parfois nommés, de façon discutable, ‘idéophones’), qui sont de nature plus adverbiale, au sens où ils peuvent également, outre leur fonction de détermination du nom, modifier le prédicat verbal. Ces termes ont fait l’objet d’une recherche moins systématique mais ils pourraient jouer un rôle plus important qu’il n’est apparu dans un premier temps. 4. Un nom déterminant dans une construction associative peut lui-même traduire une qualité, en référant notamment à un type (matière, genre / âge / taille, destinataire, membre d’un groupe social). Dans les langues qui connaissent un ordre inverse pour les deux constructions associative / qualificative, certains noms peuvent occuper la place caractéristique d’un adjectif (qualifiant), élargissement fonctionnel qui s’accompagne parfois d’un déplacement sémantique sensible (‘feu’ > ‘chaud’ ou ‘terrible’, ‘tubercule’ > ‘énorme’). 5. Le nom peut être qualifié au moyen d’une proposition relative. Ce procédé est évidemment privilégié dans le cas des rares langues qui n’ont pas d’adjectif. Ailleurs il constitue une simple alternative à la détermination par un adjectif. 6. Enfin certaines langues à classification nominale connaissent des marqueurs associés à une valeur spécifiquement augmentative ou diminutive. La dérivation par changement de classe peut alors elle-même représenter une forme de qualification, à la limite toutefois de la lexicalisation. Conclusions Compte tenu des réserves concernant la représentativité du corpus, quelques tendances générales ressortent de cette étude d’ensemble, qui permettent de mieux caractériser la place et la spécificité des adjectifs : 1. Deux catégories essentielles sont impliquées dans l’expression de la qualification : les verbes et les adjectifs. Les premiers sont clairement spécialisés dans la fonction prédicative et les seconds dans la fonction déterminative (épithète), même si les verbes peuvent modifier un nom (relatives) et les adjectifs être prédiqués dans les constructions ‘à copule’. 2. L’existence d’une catégorie spécifique d’adjectifs spécialisés dans la fonction prédicative est relativement exceptionnelle. 3. Adjectifs et participes présentent de fortes affinités et sont souvent complémentaires. Les seconds sont toutefois moins susceptibles d’être prédiqués dans les constructions ‘à copule’. 4. Adjectifs et participes se distinguent plus clairement des adjectifs d’affinité adverbiale, qui requièrent généralement, en prédication (constructions ‘à copule’), des marqueurs propres. Ces termes, parfois caractérisés comme ‘adjectifs-adverbes’ ou ‘adjectifs expressifs’ – mais bien distincts des adverbes –, peuvent décrire des propriétés précises et complexes (‘pas assez sucré’, ‘svelte et active (femme)’, ‘gonflé (de larmes, de lait)’) et constituent des catégories quantitativement importantes qui méritent une attention plus grande tant de la part des descripteurs que de celle des typologues.