RÉFLEXIONS SUR LE GENRE, L’ÉCONOMIE ET LE DÉVELOPPEMENT * Nancy FOLBRE Pourquoi les économistes devraient-ils s’occuper des questions de genre ? Je vais vous donner trois raisons importantes, puis en détailler les implications sur la façon dont nous évaluons le développement éco nomique. D’abord, l’économie conventionnelle considère les normes et les prio rités de chacun comme acquises, et ne se pose jamais la question de savoir pourquoi une personne veut ce qu’elle veut, et comment une personne rationnelle, qui s’occupe de son intérêt personnel, cherche ce qu’elle veut. Les modèles se succèdent et montrent comment les actions des individus changent quand les prix et les revenus relatifs augmen tent? Mais aucun modèle ne prédit dans quelle mesure une personne qui défend son intérêt personnel pourrait déduire l’utilité du bien-être des autres – on ne trouve que deux affirmations stylisées, c’est-à-dire que les individus sont parfaitement préoccupés par leur intérêt sur le marché, et parfaitement altruistes dans leur famille. Si nous avons appris quelque chose de la théorie féministe, c’est que les normes et les priorités de soins aux autres sont construites sociale ment, et qu’elles varient fortement en fonction du genre. Traditionnellement, on attend des femmes qu’elles soient plus altruistes vers leur famille que les hommes, et on les encourage dans ce sens. Le processus du développement capitaliste se poursuivant et s’accélérant, les femmes apprennent combien ces normes et priorités de soins sont coûteuses, et elles commencent à se rebeller contre elles. On pourrait dire que nous gagnons peu à peu le droit d’être aussi égoïstes que les hommes. * Ce document, dont l’orginal est en anglais, est ici traduit par Emmanuelle Cauvet. Ceci n’est pas forcément notre premier choix. Il se pourrait que nous préférions, par exemple, rendre les hommes plus attentionnés et plus altruistes. Mais changer les hommes (et la société!) est une tâche beaucoup plus difficile que de changer nous-mêmes. Aujourd’hui les femmes sont récompensées lorsqu’elles agissent comme des hommes. Le résultat final en sera vraisemblablement l’influence grandissante des normes et priorités de défense de l’intérêt personnel. Disons-le sans ménagement, il est probable que le niveau d’égoïsme va s’élever, avec les conséquences malheureuses que l’on peut prévoir pour les enfants, les malades, les personnes âgées et les autres personnes dépendantes. Au-delà d’un certain stade, un tel changement va certainement porter atteinte aux niveaux de “capital social” qui sont nécessaires au bon fonctionnement d’une économie de marché. L’intérêt des économistes pour ce concept de capital social est né de l’apparition de hauts niveaux de corruption et de violence dans les anciens pays socialistes – on trouve maintenant une abondante littérature sur l’im portance de la confiance dans un environnement économique sain. Les économistes féministes comme moi-même essaient de montrer qu’un certain niveau d’attention aux autres est également nécessaire à un environnement économique sain. Ironiquement, le processus de développement capitaliste pourrait bien lui-même réduire à néant ces normes et priorités qui lui sont indispen sables. En second lieu, l’économie conventionnelle se concentre sur les indi vidus et sous-estime le rôle de l’action collective. En particulier, elle ne tient pas compte de la tendance des groupes forts à se liguer contre les groupes faibles et à mettre en place des institu tions sociales qui perpétuent ce pouvoir. Les individus agissent à l’in térieur de structures de contrainte qui déterminent largement leurs intérêts et leurs identités. Ces structures de contrainte les définissent comme membres de groupes dont la base est la nation, la race, la clas se, le genre, et d’autres dimensions de l’identité collective. La théorie féministe nous incite à nous pencher sur les identités et inté rêts collectifs basés sur le genre, non pas parce qu’il est la seule, ou même la plus importante, dimension de l’identité collective, mais parce que des changements rapides dans les rôles des genres ces cent der nières années apportent des éclaircissements. En comprenant mieux comment et pourquoi le pouvoir collectif des hommes sur les femmes a diminué substantiellement, nous pouvons mieux comprendre comment d’autres formes de pouvoir collectif peuvent être transformées. Troisièmement, et ceci est particulièrement utile à la compré-hension du développement économique, l’économie conven-tionnelle se centre sur la valeur de la production du marché, ou le Produit Intérieur Brut (PIB). Elle est alors induite en erreur, parce que le PIB ne tient pas compte de biens non marchands (tels qu’un environnement sain ou un haut niveau de capital social), et omet de considérer tout travail non marchand (comme le soin apporté aux membres de la fa-mille). Lorsqu’on fait passer les femmes d’un travail non payé à un travail payé, on augmente le PIB par définition, et on surestime la hausse de la valeur des biens et services produits qui en résulte. Les différents taux d’augmentation de l’activité féminine dans différents pays cachent la vraie signification de la différence entre les taux de crois sance du PIB. Les économistes féministes sont à la tête des initiatives qui tentent de rassembler des données sur l’utilisation du temps qui permettent de construire un autre modèle que celui du PIB. Le livre de la Néo-zélan daise Marylin Waring Si les femmes comptaient a eu un impact impor tant. Une partie de mon propre travail offre une estimation alternative de la croissance économique aux États-Unis – c’est-à-dire qu’elle présente ce qu’aurait été cette croissance si le travail des femmes avait été évalué et comptabilisé (Folbre et Wagman, 1993, 1996). Luisella Goldschmidt-Clermont et Elisabetta Pagnossian-Aligisakis (1995) ont mené une vaste recherche pour les Nations Unies sur le travail non marchand des femmes dans les pays en développement. Mais nous ne voulons pas limiter notre attention à des estimations alternatives du PIB. De nouvelles dimensions sociales pourraient nous aider à mieux comprendre des dimensions non pécuniaires de notre niveau de vie, comme la quantité de loisirs dont nous jouissons. Nous savons par exemple qu’au total les femmes ont tendance à travailler plus que les hommes en nombre d’heures, notamment quand elles ont de jeunes enfants. La plupart des enquêtes économiques ne prennent en considération que des mesures objectives, exprimées soit en argent soit en temps. Nous devrions également maîtriser des facteurs plus subjec tifs, tels que l’appréciation que font les gens de leur qualité de vie. Finalement, nous devrions nous centrer sur ce qu’Amartya Sen appel le les “productions des capacités humaines”. Au lieu de nous deman der combien nous avons, ou de vouloir évaluer notre bonheur (comme dans les enquêtes sur la qualité de vie), nous devrions examiner le développement de nos capacités collectives. Combien de temps des parents passent-ils à inculquer des aptitudes personnelles, sociales et cognitives à leurs enfants? Combien de temps les individus passent-ils à apprendre et à développer de nouvelles aptitudes ? Les réponses à ces questions donneraient une bien meilleure image des changements de notre niveau de vie. Elles établiraient également des liens avec les questions théoriques évoquées précédemment. La répar tition du temps reflète directement les normes et priorités, et nous donne des informations sur l’énergie mise dans le capital social. Un système plus vaste de comptabilité donne une image plus fidèle des changements dans le pouvoir de négociation des femmes en tant que groupe. En fait, les changements du système traditionnel de calcul du PIB sont une indication de la capacité des femmes à changer les règles du jeu économique en insistant sur les différentes façons de compter les points. Ceci n’est qu’un bref sommaire de mon discours. Vous trouverez une liste de publications qui explorent ces questions plus en détail sur mon site Internet : http://www. unixit.oit.umass.edu/ ~folbre/folbre. Vous y trouverez également des liens avec l’Association Internationale des Économistes Féministes, qui publie le journal international Feminist Economics.* * La bibliographie se trouve en fin d’ouvrage.