164 VOL 83-2/2008 Compte rendu d’ouvrage Les mondes chiites et l’Iran Mervin S. (dir.), 200 7, Paris / Beyrouth, Karthala/IFPO, 484 p. À une époque où le chiisme est systématiquement lié à l’Iran (« exportation de la Révolution », « conflit Israël Hezbollah », émergence d’un « arc chiite »...) ce livre n’esquive pas ces problèmes, mais en fait au contraire sa problématique. Sabrina Mervin et ses 18 collègues ne sont pas de trop pour analyser avec nuance l’histoire et l’actualité politico-religieuse spécifique des divers territoires du chiisme du Pakistan au Sénégal, tout en gardant en perspective le rôle majeur joué par la révolution islamique d’Iran et le poids spécifique de l’Etat iranien où le chiisme est depuis cinq siècles religion d’État. Aucun chercheur ne peut traiter seul, avec les nuances et la profondeur nécessaires, une question aussi complexe, passionnelle et qui est parfois au cœur de plusieurs guerres ou conflits armés, sauf s’il s’agit d’un propos militant. Le grand mérite du livre est de combiner cette diversité avec une très forte cohésion. Le réseau de chercheurs réunis par Sabrina Mervin était donc indispensable pour bien prendre la mesure de la pluralité des mondes chiites. Parlant de l’islam, ce pluriel qui peut choquer a déjà été utilisé ; il s’impose aussi pour le chiisme. Les première et seconde parties exposent comment « l’exportation de la révolution iranienne » a permis aux nombreux mouvements nationaux de contestation chiite qui existaient depuis longtemps dans tous les pays de la région (al-Dawa en Irak, Shiraziya dans les pays du Golfe persique, Amal au Liban...) de s’exprimer avec force tout en rêvant d’un chiisme transnational magnifié par l’Iran révolutionnaire. Tous les auteurs s’accordent cependant pour montrer comment ces mouvements sont rapidement redevenus nationaux (O. Roy, F. Louër) ou ethniques comme chez les Hazars d’Afghanistan (A. Monsutti), même quand l’influence iranienne reste forte comme pour le Hezbollah Libanais (J. Alagha). La présentation des communautés chiites de Turquie, Azerbaïdjan, Ouzbékistan et du Sénégal confirme ce renforcement de l’identité encore fragile de ces communautés marginales, comme les limites des ambitions iraniennes. Les troisième et quatrième parties du livre abordent directement la question des relations idéologiques, théologiques et politiques de l’Iran avec les mondes chiites. Le cas de l’Irak analysé par P.-J. Luizard permet de rappeler que ce pays est le centre historique du chiisme avec la présence des grands lieux de pèlerinage sur le tombeau des imams (Karbala) et surtout le siège des grandes écoles de théologie (Nadjaf). Il souligne que le mouvement sadriste est à la fois une contestation de l’occupation américaine et du magistère (marja’iyya) des grands ayatollahs souvent quiétistes et de l’Iran, même si Qom reste le refuge de la plupart des leaders chiites contestataires et un lieu central. La présentation et les interviews de plusieurs penseurs chiites iraniens contemporains (Shariati, Eshkevari, Sorush, Kadivar, Malekian) donne un éclairage tout à fait original aux études plus politiques qui précèdent. Elles montrent - ce qui est rarement perçu par le public - combien malgré la répression et les rivalités, un débat intellectuel, religieux, politique tout à fait original s’est construit en Iran et donne une nouvelle dimension à « l’exportation » de la révolution islamique, non pas du point de vue politique mais religieux, humaniste ou intellectuel. On trouve dans la lecture de ces pages tout à fait originales qui ne tombent pas dans l’érudition orientaliste, des clés de bien des questions sur les dynamiques, les limites et les potentialités de l’islam politique. Sabrina Mervin montre fortement l’importance de ces « débats intellectuels transnationaux » qui traversent les mondes chiites mais touchent aussi les mondes sunnites. On pourrait d’ailleurs reprocher à l’auteur de ne pas avoir eu plus d’ambition et d’avoir fait de ce chapitre la conclusion de ce livre qui reste néanmoins le meilleur pour comprendre la géographie du chiisme, ses pôles, ses réseaux, ses voies, ses territoires. On peut également regretter que d’autres communautés chiites ne soient pas traitées (Inde, Afrique du Nord, Indonésie...) sinon dans une note trop rapide sur l’évaluation du nombre de chiites par pays, mais le mieux est souvent l’ennemi du bien, et ce livre - doté d’index et glossaires - s’impose comme la première mise au point claire et incontestable sur la diversité des chiismes, de leurs territoires, et leur dynamique, notamment face au «géant » iranien. Il rappelle aussi que les Iraniens ne forment qu’une minorité parmi les chiites, que les nationalismes et les faits ethniques s’imposent souvent plus que l’unicité de l’islam, notamment dans les pays arabes, de Koweït à l’Arabie en passant par l’Irak, qui n’entendent pas laisser à l’Iran le monopole du leadership sur le chiisme contemporain. Bernard HOURCADE UMR Mondes iranien et indien (CNRS, Paris III, INALCO, EPHE), Paris