La participation des sociologues

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Gérard Mauger, « La participation des sociologues au débat public sur l’insécurité », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
La participation des sociologues
au débat public sur l’insécurité
Gérard Mauger
Depuis trente ans, les discours alarmistes sur « les jeunes » sont focalisés sur « les
jeunes des cités » et, plus spécifiquement, sur les « fauteurs d’insécurité »
(« incivilités », « bizness », « délinquance protéiforme », « violences urbaines »,
« émeutes », etc.). S’interroger sur la place qu’y occupent les sociologues pose le
problème des rapports entre la recherche sociologique et « l’expertise » et, plus
généralement, celui des rapports entre champ scientifique, champ médiatique et
champ politique 1 , mais aussi la question des rapports entre « problèmes sociaux » et
« problèmes sociologiques » et celle des usages sociaux de la sociologie.
J’aborderai d’abord le deuxième problème — celui de « la rupture avec le sens
commun » —, puis le troisième — « à quoi sert la sociologie ? » —, avant d’en venir au
premier — « les sociologues, les experts et les journalistes ».
Problèmes sociaux / problèmes sociologiques
Parce que l’autonomie intellectuelle et institutionnelle de la sociologie est
perpétuellement remise en cause et à reconquérir, les sociologues, aujourd’hui
comme hier, sont confrontés à ce genre de problèmes « préconstruits », soit que leurs
intérêts propres les portent à s’en saisir, soit que ce qu’on a pris l’habitude d’appeler
« la demande sociale » (i. e. la commande ministérielle) les appelle, sinon à leur
trouver une solution, du moins à les étudier.
Ces problèmes sociaux s’imposent aux sociologues — si autonome soient-ils — avec la
force de l’évidence de représentations qui s’imposent à tous et font « le sens
commun » : représentations officielles inscrites dans l’objectivité des institutions qui
les prennent en charge (organisations, réglementations, agents spécialisés) et
généralement incarnées de façon très réaliste dans des populations issues des
classements qu’opèrent ces institutions selon des critères juridiquement constitués,
« lieux communs » de l’expérience ordinaire (catégories de perception, de classement
et de jugement) dont « l’évidence » résulte de la coïncidence entre structures
subjectives et structures objectives.
Face à ce genre de questions, il n’y a guère que deux possibilités. Soit
l’hyperempirisme positiviste qui, enregistrant « le réel » tel qu’il se donne, ratifie le
problème tel qu’il a été socio-historiquement construit : le sociologue se fait alors
l’instrument de ce qu’il prétend penser. Soit la rupture durkheimienne avec le sens
1 Dans cette perspective, cf. Ludivine Bantigny, « Le savant, le jeune et le politique. Les sociologues "de
la jeunesse" entre neutralité et engagement », dans Christine Bouneau et Caroline Le Mao (dir.),
Jeunesse(s) et élites. Des rapports paradoxaux en Europe de l’Ancien Régime à nos jours, Rennes, PUR,
2009, p. 63-73.
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commun et une tentative délibérée de « construction d’objet ». La première
démarche caractérise « l’expertise » qui revendique « la neutralité axiologique », la
deuxième définit la sociologie au sens durkheimien 2 .
Comment opérer cette rupture ? La sociogenèse de la construction sociale de ces
problèmes sociaux — dans le cas présent, celui de la délinquance juvénile — est un
instrument de rupture indispensable. L’analyse de ce travail collectif de construction
de la réalité sociale passe, par exemple, par l’étude des commissions « ad hoc » qui,
rassemblant « sages » et « experts », formulent le problème dans le lexique étatique,
suggèrent des « solutions » inscrites dans les cadres bureaucratiques et le créditent
ainsi d’une « garantie d’État », par celle du monde des « experts » où le champ
bureaucratique puise ses instruments de construction de la réalité sociale, cumulant
ainsi « garantie d’État » et « garantie de scientificité ». De ce point de vue, il faut
accorder une attention particulière au langage qui apparaît comme un immense
dépôt de préconstructions naturalisées (comme celle de « jeunesse »), mots du
langage commun et catégories de l’entendement bureaucratique qui alimentent une
contrebande active avec l’entendement sociologique et le lexique scientifique.
En l’occurrence, la rupture avec les prénotions — ici, « jeunesse » et « délinquance »
rassemblées dans le syntagme « délinquance juvénile » — passe par l’histoire sociale
de « l’invention de la délinquance juvénile », comme dit Jean-Jacques Yvorel 3 , ou
celle de la constitution du « marché de l’enfance "à problèmes" », comme dit
Francine Muel-Dreyfus 4 , au terme d’une longue histoire qui commence au début du
XIXe siècle avec l’industrialisation. Histoire des modalités de la collaboration et/ou
de l’antagonisme entre les œuvres privées — confessionnelles et laïques — et les
administrations publiques, du passage du bénévolat à la professionnalisation qui
aboutit à la création de « nouveaux métiers » engendrant des conflits d’attribution
avec les anciens, de la sociogenèse de « nouvelles disciplines » en lutte pour
s’imposer comme disciplines de référence, des luttes symboliques pour l’imposition
de nouveaux modes de désignation du problème (taxinomies sociales et classements
nosographiques associés à diverses disciplines).
En quoi consiste la rupture qu’opère ce genre de démarche ? De façon générale,
comme l’écrit Jean-Jacques Rosat 5 , « dire d’une certaine idée ou d’une certaine
réalité qu’elle est (partiellement ou entièrement) socialement construite, c’est
affirmer : (1) qu’elle n’est pas naturelle, comme on l’a longtemps cru et prétendu,
mais historique ; (2) qu’elle est donc contingente : elle aurait pu exister ou ne pas
exister ou exister autrement ; (3) que son existence est le produit de forces sociales et
d’intérêts divers qui restent cachés tant qu’elle continue d’être tenue pour naturelle ;
(4) qu’en la faisant apparaître comme la construction sociale qu’elle est, on se donne
les moyens (a) de la comprendre mieux, (b) de la critiquer si c’est nécessaire et (c) de
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris,
Mouton/Bordas,1968.
3 Jean-Jacques Yvorel, « "L’invention" de la délinquance juvénile ou la naissance d’un nouveau problème
social », dans Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France
XIXe-XXIe siècles, Paris, PUF, 2009, p. 83-94.
4 Francine Muel-Dreyfus, Le métier d’éducateur. Les instituteurs de 1900, les éducateurs spécialisés de
1968, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
5 Jean-Jacques Rosat, « Préface », dans Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le
constructivisme de la connaissance, traduit par Ophelia Deroy, Marseille, Agone, 2009, p. VII-XXVII.
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la combattre éventuellement pour la changer ou la faire disparaître ». C’est pourquoi,
selon Ian Hacking, l’idée de « construction sociale » (elle-même solidaire de celle —
durkheimienne — de « rupture avec le sens commun » et de « construction d’objet »)
est « une idée magnifiquement libératrice 6 ». D’une certaine façon, elle sous-tend —
en matière de déviance ou de délinquance — une version radicalisée des « théories
du labelling » ou de la sociologie dite de la « réaction sociale » 7 . Dans cette
perspective, en effet, la déviance apparaît comme l’effet d’une construction sociale :
sont « déviants » ceux auxquels le label « déviant » a été appliqué avec succès et le
comportement « déviant » est celui auquel la collectivité attache cette étiquette 8 .
L’enquête est alors déplacée des pratiques déviantes vers les « entrepreneurs de
morale », les processus de production normative et d’incrimination, les agences de
contrôle social, etc. C’est ainsi que, dans cette perspective, « de plus en plus souvent,
selon Howard Becker, les chercheurs étudièrent la police et les tribunaux ou les
activités des psychiatres et du personnel du secteur de la santé mentale, plutôt que la
personnalité ou la situation sociale des déviants 9 ».
Mais, ce faisant, ils éludaient la question posée par Ian Hacking : « la construction
sociale de quoi ? » 10 . Pour peu que l’on se la pose, il apparaît que les pratiques
incriminées sont réductibles, pour l’essentiel, à des prédations ou des pratiques
commerciales (« le bizness ») — pratiques économiques susceptibles d’être étudiées
comme telles — et à des pratiques agonistiques (usages de la violence physique) —
technique de pouvoir (dont l’État, selon Max Weber, s’est réservé le monopole).
Répondre à la question de Hacking conduit à s’interroger sur la sociogenèse de ce
genre de pratiques en ayant recours à l’objectivation statistique (qui fait quoi ?). C’est
aussi rompre avec la « naturalisation », i. e. toutes ces thèses selon lesquelles, en
substance, les pratiques déviantes sont le produit de « natures déviantes » (i. e. la
théorie du « criminel-né » et ses variantes plus ou moins édulcorées) et entrer en
concurrence avec les théories psychologiques de la déviance (dominantes dans le
champ de l’expertise) en prétendant expliquer le social par le social et le social
seulement 11 .
Ce genre de démarche en deux temps, aussi neutre axiologiquement qu’il se veuille,
conduit nécessairement à « dénaturaliser » l’ordre social et à le critiquer au moins
implicitement 12 . Rendre compte de la mise en forme socio-historique d’un problème
social, c’est nécessairement inscrire le possible advenu dans un champ de possibles
écartés compte tenu de l’état des rapports de force. Rendre compte sociologiquement
Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, traduit de l’anglais par
Baudouin Jurdant, Paris, Éditions La Découverte, 2001, p. 14.
7 Sur ce sujet, cf. Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de
la déviance des jeunes des classes populaires (1975-2005), Paris, Éditions Belin, 2006, p. 9-24.
8 Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, traduit de l’américain par Jean-Pierre
Briand et Jean-Michel Chapoulie, préface de Jean-Michel Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p. 33.
9 Ibid., p. 240.
10 Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit.
11 Cf. Gérard Mauger, La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2009.
12 Gérard Mauger, « "Tirer les conséquences". L’engagement sociologique de Pierre Bourdieu »,
conférence « Was tun mit dem Erbe? », Bielefeld, 2-3 October 2009, http://fondationbourdieu.org/fileadmin/user_upload/Files/Bielefeld_2009/mauger-enga.pdf [lien consulté le 19
mai 2011].
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de pratiques sociales, c’est aussi dire que le projet de les transformer (ou de les
abolir) passe par le changement des structures sociales qui l’engendrent.
À quoi sert la sociologie ?
On comprend que, conçue dans cette perspective, la sociologie soit, comme disait
Pierre Bourdieu, « une science qui dérange 13 ». Elle dérange parce qu’ayant pour
objet le monde social, elle est nécessairement prise dans les luttes où s’opposent tous
ceux — à commencer par les hommes politiques et les journalistes — qui prétendent
imposer leur vision du monde social : dans le cas présent, de la délinquance juvénile
et des « jeunes des cités ». Elle dérange parce que, s’efforçant de rompre avec le sens
commun, la doxa médiatique, bureaucratique, politique, le dévoilement sociologique
est, par soi, une critique sociale. C’est pourquoi, contredisant les idées reçues, la
sociologie est constamment affrontée à la question de sa « scientificité » et
particulièrement exposée à l’hétéronomie par les pressions externes (matérielles et
institutionnelles) et la concurrence interne entre chercheurs (les plus hétéronomes
ayant, par définition, plus de chances de s’imposer socialement contre les chercheurs
les plus autonomes).
Mais, s’il est vrai que, de façon générale, la production de représentations du monde
social est une dimension fondamentale de la lutte politique et que, dans le cas de la
délinquance juvénile, les luttes symboliques pour la mesure, la représentation et
l’interprétation des pratiques en cause sont un enjeu central des politiques publiques
(prévention/répression), le sociologue, parce qu’il y est inévitablement pris, est aussi
« partie prenante ». Dans ce cadre, il n’y a que deux possibilités. Soit le confinement
du sociologue « entre pairs », « entre soi », l’enfermement vertueux dans le statut de
« sociologue pour sociologues », comme dit Jacques Bouveresse 14 , qui neutralise la
portée virtuelle de son travail, attitude frileuse où Robert Castel voit une sorte de
« puritanisme sociologique 15 ». Soit l’investissement public dans les luttes
symboliques et politiques, suivant en cela le précepte de Durkheim — « Nous
estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne
devaient avoir qu’un intérêt spéculatif 16 » — et le sociologue accepte alors de se faire
« sociologue pour tout le monde ».
En fait, il me semble que dans le champ relativement autonome des sciences sociales
(du moins tel qu’il était jusqu’à maintenant), tout chercheur est soumis à trois forces
d’inégale intensité (suivant la position qu’il occupe, l’étape de sa carrière, son
domaine d’investigation) : une force d’attraction étatique — via la commande
ministérielle (« la demande sociale ») — qui risque toujours d’induire une dérive vers
« l’expertise » (sans qu’elle implique d’avoir inévitablement à se soumettre à des
diktats ministériels), une force d’attraction médiatique, celle qu’exerce le marché de
Pierre Bourdieu, « Une science qui dérange », dans Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris,
Les Éditions de Minuit, 1980, p. 19-36.
14 Jacques Bouveresse, Pierre Bourdieu, savant et politique, Marseille, Agone, 2003, p. 80.
15 Robert Castel, « La sociologie et la réponse à la demande sociale », dans Bernard Lahire (dir.), À quoi
sert la sociologie ?, Paris, La Découverte, 2002, p. 68.
16 Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1978 [1930], (Préface de la première
édition, p. XXXIX).
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diffusion élargie des idées qu’on peut opposer au marché de diffusion restreinte (celui
des revues scientifiques) et une force d’attraction proprement scientifique, celle
qu’exerce le « monde des pairs », qui porte à participer au jeu proprement
scientifique (« la science pour la science ») et/ou au jeu académique institutionnel
(i. e. « participer à l’administration de la recherche »). À chacune de ces forces sont
associés des intérêts plus ou moins désintéressés (matériels ou symboliques). De
façon générale, on peut supposer que chacun gère les états successifs de ce tripôle —
étatique, médiatique, scientifique — en fonction de son habitus, de l’état de son
portefeuille d’actions symboliques (étatiques, médiatiques, scientifiques) et des
opportunités inégalement distribuées en fonction des objets de recherche et des
étapes d’une carrière 17 .
J’en viens ainsi à la question de la participation des sociologues au débat public sur
« l’insécurité ». Abandonnant ici le registre de la sociologie générale, je le ferai en
prenant appui, pour l’essentiel, sur l’expérience que j’en ai.
Les sociologues, les experts et les journalistes
La participation au débat public — envisagé ici sous sa forme de plus grande
audience : radiophonique ou télévisé — est tributaire à la fois de la distribution
médiatique des rôles, de la conjoncture et du « format » médiatique du débat, c’est-àdire des « cadres » qui l’organisent 18 .
En matière de distribution des rôles, tout se passe comme si le « casting » des débats
(en particulier télévisés) répondait à une triple règle implicite, sous-tendue par un
souci d’« impartialité » et induisant des effets de « fausse symétrie ». La distribution
oppose, d’une part, les « praticiens » (ou « hommes de terrain ») aux « théoriciens »,
le journaliste se faisant le porte-parole du sens commun (ou plutôt de la
représentation qu’il en a), éventuellement relayé par les questions des auditeurs ou
des téléspectateurs et/ou appuyé sur un sondage d’opinion. Dans le cas de la
délinquance juvénile, figurent, côté « terrain », des professionnels de la délinquance
(policiers et magistrats et, beaucoup plus rarement, travailleurs sociaux) et des
maires de « banlieues difficiles », côté « théorie », sociologues, psychiatres (ou
psychologues) et « experts » (parfois des journalistes « spécialisés »). Dans cette
bipartition, le sociologue et « l’expert » sont évidemment du côté de la « théorie » et,
de ce fait, implicitement définis comme « étrangers au terrain » et à ses
« problèmes ». Le souci de « démocratie » impose, d’autre part, au casting
l’opposition, à parts égales, de porte-parole « de droite » et « de gauche » (si tant est
qu’il soit encore possible de les distinguer en la matière, au moins depuis le colloque
de Villepinte 19 ). La troisième règle est l’opposition ad hoc entre « angélistes » et
« réalistes », entre un pôle « compréhensif » et un pôle « répressif ». Au sein de cette
distribution, le sociologue n’a pas le monopole de « la théorie » ou de « l’expertise »
17 Gérard Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie : notes pour une recherche », L’homme et la
société, janvier-mars 1999, n° 131, p. 101-120.
18 Gérard Mauger, « "Y aller ou pas ?" Le sociologue critique face aux émissions politiques sur
l’insécurité », propos recueillis par Jérôme Berthaut, Savoir/Agir, n° 9, septembre 2009, p. 53-63.
19 Des villes sûres pour des citoyens libres, actes du colloque, Villepinte 24-25 octobre 1997, Éditions
SIRP.
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(implicitement confondues dans le débat public à cette nuance près que « la théorie »
est souvent perçue comme absconse et/ou « orientée », alors que « l’expertise » est
implicitement conçue comme claire, « neutre », « objective »). En matière
d’insécurité, le sociologue est ainsi confronté, non seulement à l’expertise
institutionnelle de l’IHESI (devenu INHESJ, Institut national des hautes études de
sécurité et de la Justice) et de l’Observatoire national de la délinquance et des
réponses pénales (ONDRP), ou para-institutionnelle du Forum français pour la
sécurité urbaine (FFSU), mais aussi à la prolifération, depuis le milieu des
années 1990, de cabinets de conseil spécialisé (une soixantaine au début des
années 2000) qui proposent aux entreprises et aux collectivités locales des
« diagnostics locaux de sécurité », des « audits de sécurité » ou des « études de vidéosurveillance » dans le cadre de la politique de la ville. Deux cabinets dominent ce
marché : ERM (Espace Risk Management) fondé en 1991 et AB Associates créé
en 1994, dirigés respectivement par Claude-Jean Calvet et Alain Bauer.
« Entrepreneurs d’insécurité », ils font vivre, en quelque sorte, une cause dont ils
vivent 20 . Outre qu’ils contribuent à mettre en circulation des représentations et des
schèmes d’interprétation de l’insécurité et de la délinquance, ils relaient les schèmes
de la pensée managériale en invitant à une « meilleure gouvernance » de la sécurité et
en diffusant des répertoires d’action locaux (« les bonnes pratiques »), ils proposent
« des actions innovantes de lutte contre l’insécurité et les incivilités » et formulent
« des propositions législatives et réglementaires dans le but d’améliorer les lois en
vigueur ». Ces entreprises sont d’autant plus efficaces que, comme l’indique Laurent
Bonelli 21 , elles monnayent, via l’expertise (audits), un capital social spécifique, i. e.
un accès dérogatoire aux élites administratives et politiques (responsables politiques
ou policiers). De ce point de vue, outre la compétence technique, la
« multipositionnalité 22 » (bureaucratique, politique, médiatique, académique) —
toute position déjà occupée renforçant le crédit nécessaire pour pouvoir en occuper
une nouvelle — est une ressource décisive 23 . Par ailleurs, les sociologues sont euxmêmes distribués entre « angélistes » et « réalistes », entre un « pôle compréhensif »
(l’intention même de comprendre — ou d’expliquer — étant suspecte de connivence)
et un « pôle répressif », entre l’explication durkheimienne par des « causes sociales »
et l’explication par des « causes individuelles » (qu’elles relèvent de la psychiatrie ou
de l’individualisme méthodologique).
Tributaire de la distribution médiatique des rôles, la participation des sociologues
l’est également de la conjoncture médiatique 24 . Les médias réactivent le débat public
sur l’insécurité, la délinquance ou les « jeunes des cités » en trois occasions : la
publication de statistiques (les statistiques policières servant de référence
depuis 1976-1977), la mise en scène de tel ou tel fait divers ou encore telle ou telle
Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’"insécurité", Paris, La Découverte, 2007,
p. 17.
21 Laurent Bonelli et Gilles Sainati (dir.), La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, Paris,
L’Esprit frappeur, 2004.
22 Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de
classe », Revue française de sociologie, XIV, 1973, p. 3-26.
23 Cf. à cet égard, la figure d’Alain Bauer, président de l’Observatoire national de la Délinquance, créé par
Nicolas Sarkozy en novembre 2003, et professeur de criminologie au CNAM depuis 2009.
24 Gérard Mauger, « Medias et "délinquance" », Médias, n° 23, hiver 2009, p. 97-100.
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initiative politique en la matière (souvent corrélée à la publication de statistiques ou à
l’écho trouvé par une série de faits divers). Le débat est alors invariablement axé sur
le commentaire des statistiques : ignorant les difficultés que soulève leur
interprétation (elles comptabilisent les plaintes enregistrées — rôle réactif de la
police — et les interpellations à l’initiative de la police — rôle proactif : la part de la
proactivité dépend de la police, le dépôt de plainte dépend des infractions, c’est dire
que les variations qu’enregistre la statistique peuvent être aussi bien celles de
l’activité policière — qu’encourage la « politique du chiffre » — ou de la propension à
porter plainte que celles des infractions), il s’agit d’expliquer la hausse
(invariablement, les uns y voient l’effet de la prolifération des délinquants, « de plus
en plus jeunes », « de plus en plus violents », etc., d’autres dénoncent le « laxisme
judiciaire », d’autres encore « les insuffisances policières » et « l’échec du
gouvernement ») ou la baisse (en général portée au crédit de « la fermeté » du
ministre de l’Intérieur ou de l’activité policière). Outre que, comme le disait
Bourdieu, les faits divers, dont le choix est guidé par la recherche du
« spectaculaire 25 », « sont aussi des faits qui font diversion 26 », leur interprétation
sociologique est d’autant plus difficile qu’il s’agit souvent de « cas limites »,
implicitement crédités d’une « valeur exemplaire » alors même qu’il s’agit
d’« hapax » 27 . Enfin, le commentaire d’une initiative politique cadre le débat
politique (« pour » / « contre », « de droite » / « de gauche »), le situe sur le terrain
juridique (celui des magistrats et des policiers) et celui, normatif, des solutions
préconisées (dont les cabinets de conseil spécialisé se sont fait une spécialité). En
organisant le commentaire des statistiques policières, en mettant en scène des séries
de faits divers, en produisant et diffusant des reportages, en convoquant hommes
politiques, professionnels de la délinquance, experts et chercheurs en sciences
sociales, les médias contribuent à la construction d’un « problème de société »,
imposant son existence et son importance, le répertoire des interprétations et des
solutions possibles. Ainsi les médias ont-ils pu inscrire et contribuent-ils à réinscrire
régulièrement le « problème de l’insécurité » à l’agenda politique (sans, bien sûr,
« l’inventer » ex nihilo). S’appuyant sur les statistiques, les faits divers, les reportages,
les témoignages, les médias ont le pouvoir de consolider l’existence d’un fait social en
lui attribuant un label et un « visage » : les « apaches » de la Belle Époque 28 , les
Le fait divers utilise les ressorts du roman réaliste pour réactiver un intérêt toujours mobilisable en
faveur d’une cause morale légitime et consensuelle, aussi intemporelle et universelle que l’interdit
biblique du vol et du meurtre.
26 Pierre Bourdieu, Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme, Paris, Raisons d’agir Éditions,
1996, p. 16. De ce point de vue, les journalistes se comportent — au moins implicitement — en
« entrepreneurs de morale » capables, sinon de créer, du moins d’entretenir des « moral panics »,
renforçant le « sentiment d’insécurité », mobilisant leur public en faveur d’un « ordre moral » menacé et
détournant ainsi son attention de tel ou tel « problème social » connexe (chômage, précarité, scolarité,
logement, paupérisation, etc.). En fait, le cloisonnement médiatique entre une rubrique « fait divers » et
une rubrique « société » induit tacitement une représentation de la délinquance qui pourrait être isolée
sans dommages de « problèmes » comme l’échec scolaire et le chômage de masse.
27 Cf. par exemple, en matière de délinquance juvénile, l’affaire dite du « gang des barbares ».
28 Michelle Perrot, « Dans le Paris de la Belle Époque, les "Apaches", premières bandes de jeunes », dans
Cahiers Jussieu, n° 5, « Les marginaux et les exclus dans l’histoire », Paris, UGE, 1979, p. 389-407.
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« blousons noirs » de la fin des années 1950 29 , les « loubards » de la fin des
années 1970 30 , les « jeunes des cités » et leurs « violences urbaines » régulièrement
« à la une » de l’actualité depuis le début des années 1980. Outre le pouvoir d’imposer
l’existence — en le nommant — d’un « problème social », les médias ont également
celui d’en imposer l’interprétation dominante : en mobilisant des explications
« omnibus » comme la « crise d’adolescence », la « démission des familles » et la
« perte des repères » ou en focalisant l’attention sur telle ou telle variable (spatiale —
les « cités-ghettos » — ou raciale — l’origine immigrée).
Enfin, la participation des sociologues au débat public est tributaire du format
médiatique imposé : le temps de parole est très limité et le « tunnel » prohibé, le
jargon sociologique est proscrit, le lexique et la syntaxe de la conversation ordinaire
s’imposent, le message transmis doit être « clair » et s’accommode mal de
conjonctions de subordination. C’est dire que la participation d’une « sociologie
critique » (i. e. durkheimienne) à ce genre de débat est souvent problématique. Elle
suppose à la fois de récuser la position « théorique » à laquelle elle est commise
d’office en contestant le monopole du « terrain » aux hommes politiques, aux
professionnels, aux experts, en s’interrogeant sur les solutions pratiques dans une
perspective historique et comparative qui permet au moins de mettre en évidence les
possibles écartés et les échecs répétés, mais aussi en s’efforçant de tirer les
conséquences des mécanismes qui engendrent les pratiques incriminées, des
conversions inégalement probables d’un pôle à l’autre de l’espace des styles de vie
déviants et de l’espace des styles de vie conformes, de récuser l’alternative
« angélisme » / « réalisme » qu’incarne aujourd’hui pour les médias le binôme
« Mucchielli » / « Roché » (qui se définit lui-même comme « l’anti-Mucchielli ») 31 , en
montrant que « l’explication sociologique » se situe du côté du réalisme sans avoir à
« faire l’ange » ni « la bête », de faire la critique des usages ordinaires des statistiques
policières ou des faits divers, de ne pas récuser a priori toute tentative pédagogique
(il s’agit de réduire son propos à quelques énoncés, dont la teneur va presque
toujours à l’encontre du sens commun, mais formulés dans la langue commune), de
récuser, à l’inverse, tout débat dont le casting, le prétexte et le format réduisent la
participation du sociologue à une sorte de « caution scientifique » muette.
Le risque est alors grand, dira-t-on, de se replier sur « l’entre-soi académique » : ce
serait réduire à tort le débat public aux débats télévisés. S’il est vrai qu’ils disposent
d’une audience incomparable à celle de la presse écrite ou d’un préau d’école, la
réflexion reste ouverte sur les moyens qui permettraient à une sociologie critique de
se faire entendre.
Ludivine Bantigny, « De l’usage du blouson noir. Invention médiatique et utilisation politique du
phénomène "blousons noirs" (1959-1962) », dans Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli (dir.), Les
bandes de jeunes. Des “blousons noirs” à nos jours, Paris, La Découverte, 2007, p. 19-38.
30 Gérard Mauger et Claude Fossé-Poliak, « Les loubards », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 50, novembre 1983, p. 49-67.
31 Cf. Gérard Mauger (avec Hyacinthe Ravet et Sylvie Tissot), La délinquance des mineurs. Pour un bilan
critique des discours savants, Rapport à la Protection judiciaire de la Jeunesse, ministère de la Justice,
juillet 2004.
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Gérard Mauger, « La participation des sociologues au débat public sur l’insécurité », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, n° 14, mai-août 2011, www.histoire-politique.fr
L’auteur
Gérard Mauger est sociologue, directeur de recherche au CNRS, directeur-adjoint du
Centre de sociologie européenne (CSE).
Derniers ouvrages parus :
- (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du Croquant, 2005.
- Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de la déviance
des jeunes des classes populaires, Paris, Éditions Belin, 2006.
- L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Broissieux, Éditions du
Croquant, 2006.
- (dir.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès dans les univers artistiques,
Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2006.
- (dir.), L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques, Broissieux,
Éditions du Croquant, coll. « Champ Social », 2006.
- (dir. avec Louis Pinto), Lire les sciences sociales 2004-2008, t. 5, Paris, Éditions de
la Maison des Sciences de l’Homme, 2008.
- La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, Éditions La Découverte, collection
« Repères », 2009.
Résumé
Depuis trente ans, les discours alarmistes sur « les jeunes » sont focalisés sur « les
jeunes des cités » et, plus spécifiquement, sur les « fauteurs d’insécurité ».
S’interroger sur la place qu’y occupent les sociologues pose le problème des rapports
entre « problèmes sociaux » et « problèmes sociologiques », mais aussi la question
des usages sociaux de la sociologie et, plus généralement, celle des rapports entre
champ scientifique, champ médiatique et champ politique.
Abstract
« French sociologists’ involvement in the public debate on insecurity”
In the last thirty years, the moral panic on youth has focused on the youth from
working-class or immigrant background, from social housing suburbs and more
specifically on insecurity « trouble-makers ». Reflecting on the part played by
sociologists in the matter implies raising the issue of the relationships between social
problems and sociological problems as well as the issue of the social uses of sociology
and, more generally, of the relationships between the scientific, journalistic and
political fields.
Mots clés : insécurité, déviance, délinquance, expertise, journalisme, sociologie,
débat public.
Keys words : Insecurity, Deviance, Crime, Expertise, Journalism, Sociology, Public
debate.
Pour citer cet article : Gérard Mauger, « La participation des sociologues au débat
public sur l’insécurité », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 14, maiaoût 2011, www.histoire-politique.fr
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