Observer au lieu de construire des systèmes : lire p 75

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Cours du 19 mars Aux origines de l’anthropologie française : notes
(Jean Copans & Jean Jamin, 1993)
Aperçu de cette période qui va de la fin du 18e à la fin du 19e en référence au livre de Copans
et Jamin et surtout au texte de de Gerando lui-même.
Pour Jamin et Copans, les membres de la Société des observateurs de l’homme appelés aussi
Idéologues, ont été victimes, comme Lévy-Bruhl pour Madame Sewane ainsi que nous le
verrons plus tard, de la conspiration du silence !
Nous ne reviendrons pas sur le détail des évènements contemporains de leurs publications qui
ont amené Napoléon à les discréditer et à les éloigner. D’un côté on leur reproche leurs
théories abstraites, de l’autre on les considère pour leur méthodologie « progressiste ».
Il est vrai que cette période de l’histoire a retenu plutôt l’attention des historiens et des
politiciens : la Révolution française n’est pas souvent étudiée sous l’aspect des institutions
d’enseignement auxquelles elle a donné naissance…
Selon Michel Foucault- le grand philosophe structuraliste, ils ont été à la source d’une science
naturelle de l’homme.
Selon Copans et Jamin (16-17) ces idéologues ont conçu un véritable projet anthropologique.
De Gerando serait l’inventeur français de l’observation participante ; en revanche ses
« Considérations » demeurent théoriques, c’est-à-dire qu’il ne les appliquera pas lui-même et
qu’elles auraient demandé des séjours sur le terrain impraticables de son temps pour des
ethnographes d’ailleurs inexistants… Marcel Mauss également rédigera un Manuel
d’ethnographie sans aller lui-même sur le terrain…
Du sauvage naturel au primitif retardé
Par rapport à la littérature philosophique des Montaigne, des Montesquieu et des Rousseau,
qui tentent de défendre une certaine différence, celle qui les distinguent des bons sauvages, ne
serait-ce que pour nous rappeler à l‘ordre de la nature et de la raison, et la décadence de la
culture européenne, le 19è siècle va tenter d’intégrer le sauvage dans son système, dans le
système universel de la science naturelle et en fait ainsi un « primitif ».
1.- Le cadre de l’anthropologie française au XIXe siècle
Le long débat sur le bon sauvage semble clos avec Bougainville et Diderot. Tandis que les
philosophes causaient, les naturalistes s’étaient attachés à comprendre le monde à partir non
seulement de l’homme, mais de la nature: minéraux, plantes, animaux qu’ils ont étudiés,
décrits et classés systématiquement. L’homme comme être vivant n’échappe pas aux
naturalistes qui le décrivent comme une espèce avec ses variétés: les races humaines,
identifiées premièrement par la couleur: noire, jaune, blanche. L’homme sauvage n’échappe
plus à l’observation scientifique. De source d’étonnement philosophique, il devient témoin
vivant de notre passé primitif
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Il semble que ce soit un Suisse, nommé Chavannes, théologien de son état, qui utilise pour la
première fois le terme d’ethnologie en 1787 dans son « Essai sur l’éducation intellectuelle
avec le projet d’une science nouvelle »
Cet ouvrage consacre l’idée -largement répandue au XVIIIe siècle- selon laquelle l’histoire de
l’homme est faite d’étapes progressives vers la civilisation: l’ethnologie montrera donc
comment chaque peuple (ethnie) s’inscrit sur cette échelle.
Mais pour pouvoir ranger les races et les peuples dans un ordre évolutif, il faudra auparavant
établir des critères de classification. Ainsi, au XIXe siècle, l’ethnologie servira plutôt à
caractériser les différences entre les types humains, à partir de l’anthropologie physique c’està-dire de l’observation du corps humain dans ses particularités; on parlera également de
raciologie.
La grande révolution dans la pensée anthropologique - en France comme ailleurs - au XIXe
siècle, réside dans la démarche et la méthode utilisées:
jusqu’au XVIIIe siècle la question anthropologique se pose sur un registre métaphysique et
moral avec comme toile de fond le récit de la création figurant dans le livre de la Genèse:
création du couple originel, déluge, dispersion des fils de Noé etc... et même si le récit de la
Genèse est mis en doute du point de vue scientifique, on essaie de le remplacer par le mythe
de l’état de nature, comme on peut le voir chez Rousseau (qui n’est pas celui du bon
sauvage).
C’est la confrontation avec des hommes si différents par leurs mœurs et coutumes
qu’ils semblent avoir échappé au péché originel (notamment eu égard aux pratiques
vestimentaires et sexuelles) qui ébranlera, au 18è siècle, les certitudes métaphysiques et
morales. Les hommes peuvent-ils tous provenir d’une même origine? (Monogénisme :
comparatisme, diffusionnisme) (Cuvier par ex. qui distingue la race caucasique, mongolique
et négroïde)
Face à des mœurs si diverses qui paraissent aux observateurs à la fois sauvages et
paradisiaques, quel jugement porter sur ces sociétés? (Polygénisme : comparatisme,
relativisme, évolutionnisme)
Chez les philosophes les faits observés ne servent qu’à alimenter un débat d’idées, politique
ou philosophique comme l’illustrent bien les « discours » de Rousseau. La question pour eux
n’est pas vraiment de connaître systématiquement des civilisations différentes des nôtres,
mais plutôt de retracer une hypothétique histoire de l’humanité, en remontant aux origines,
soit à partir du constat désabusé de l’état actuel de la civilisation occidentale soit à partir de la
nécessité de classer des différences inacceptables face à la conviction de l’unité du genre
humain mais de l’inégalité de son développement. Dans tous les cas cela relève de la
démarche philosophique au sens large.
Gerando, par son court texte méthodologique pourrait être mis en évidence comme précurseur
d’une ethnologie non philosophique, l’ethnologie de terrain, mais précurseur malheureux
parce que non suivi, même pas par celui à qui il destinait sa méthode, le médecin Péron.
Mais tandis que les philosophes et les Encyclopédistes s’interrogent sur l’égalité des hommes
et sur la place de la raison, la révolution scientifique du XVIIIe siècle ouvre une immense
brèche: il s’agit de la naissance des sciences naturelles (complètement indépendantes de toute
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référence théologique ou révélée) qui aboutira au XIXè siècle à la philosophie positiviste que
nous verrons développée chez Auguste Comte, dans une sorte de catéchisme universel.
Cette révolution commence par mettre l’homme sur le même pied que l’animal ou la plante: il
est un objet d’observation. La révolution de perspective, véritable sacrilège, est de taille.
Buffon écrit en 1749 dans son « Histoire naturelle »: « La première vérité, qui sort de cet examen sérieux de la Nature, est une vérité peutêtre humiliante pour l’homme; c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux auxquels il ressemble par tout ce qu’il a de
matériel, et même leur instinct lui paraîtra plus sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts » Même si la distance entre
l’homme et l’animal demeure, un pas est franchi qui ressemble plus à un renversement: l’homme est dans la nature et non plus au-dessus
d’elle.
Mais déjà en 1717 Linné dans son système de la Nature avait établi la catégorie « animale » Homo Sapiens et distingué les races selon les
continents.
A partir de cette constatation et de l’acceptation de se prendre pour objet de la science sans
privilège aucun, s’ouvre l’anthropologie comme une des branches des sciences naturelles.
Cela explique en partie le virage « physique » pris par l’anthropologie au XIXe siècle. Les
balbutiements d’une anthropologie sociale et culturelle (Lafitau et Gerando chacun à leur
manière) sont noyés par l’anthropologie physique et la raciologie, science des variétés de
l’espèce humaine qui prétendent seules à la nouvelle objectivité scientifique.
Les grandes questions sont posées au XVIIIe en théorie; le XIXe veut les étudier en pratique,
c’est-à-dire à partir de la seule observation.
Du raisonnement et des conjectures, on va passer à l’observation, aux fouilles, aux collections
et aux classifications.
Mais pour que l’ethnologie ait la place qu’elle mérite dans ce débat, il aurait fallu que l’étude
de l’homme soit mise non seulement dans son contexte physique, mais aussi social: cela
n’aura lieu qu’à la fin du siècle.
Pour illustrer et comprendre le changement de démarche et de méthode, survenu à l’aube du
XIXe siècle en France en anthropologie, il faut revenir sur les institutions qui ont servi de
cadre aux études anthropologiques:
1799 Société des Observateurs de l’Homme
1838 Société ethnologique de Paris
1855 Chaire d’anthropologie au Museum d’Histoire Naturelle
1859 Société d’anthropologie de Paris
1875 Ecole d’anthropologie de Paris
1878 Musée d’ethnographie du Trocadéro
la Société des Observateurs de l’Homme que nous avons mentionnée en parlant de De
Gerando doit retenir notre attention pour la première moitié du XIXe
Grâce au travail de Copans et Jamin nous disposons d’une série de textes réédités, présentés
dans le cadre de cette Société qui traduisent bien l’esprit du temps. Il ne faudrait pas croire
que le rejet de la révélation chrétienne en termes d’explication scientifique du monde entraîne
un discours brusquement «objectif ». Ces discours on va le voir -et c’est l’intérêt des
préambules et des conclusions- trahissent l’idéologie nouvelle: la nouvelle science de
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l’homme n’est pas purement gratuite; elle partage les idéaux humanitaires et utilitaires des
Lumières et de la Révolution; elle s’aligne aussi sur les ambitions nationales civilisatrices.
Jauffret qui en fut le secrétaire perpétuel définit le programme de la Société:
pp54-65
interdisciplinarité: médecins, linguistes, philosophes, historiens, naturalistes
collection
comparaison
exposition (nouvelle forme de publication)
laboratoire expériences
Un peu comme Rousseau avait laïcisé la Genèse en créant l’état de nature, les savants du
XIXe siècle créent le mythe de la Science, comme système explicatif totalisant: observer,
classer, comparer pour expliquer. Le XIXe siècle est celui qui voit naître Darwin, ne
l’oublions pas et il a hérité des enseignements de Lamarck (1744-1829) le premier à avoir
émis l’hypothèse de l’évolution des espèces par une tendance naturelle au perfectionnement et
l’adaptation au milieu. C’est ce que l’on peut nommer de façon globale « déterminisme ». On
se souviendra de la théorie des climats qui représentait une première tentative scientifiquedéterministe en anthropologie (Montesquieu). Or l’étude de l’homme à partir de la seule
observation de ses caractères physiques risque bien d’en donner une image fort limitée, bien
que rigoureuse. C’est là tout l’enjeu du premier scientisme qui remplacera ultimement Adam
et Eve par le singe. L’anthropologie y aura peut-être gagné, en observations physiques, mais
l’anthropologie sociale proprement dite n’avancera guère avant la fin du siècle.
Anthropologie française et colonies
Peut-on dire qu’au XIXe siècle, en France, l’anthropologie a été marquée de manière
significative par ses colonies? Non!
Les colonies françaises au XIXe siècle n’auront pas et de loin l’importance que les premiers
établissements coloniaux ont eue sur le développement de l’ethnologie à partir du XVIe
siècle. Au début du XIXe siècle la colonisation française est quasi nulle; il suffit de
mentionner l’abolition de la traite des Noirs en 1815 (Napoléon) reprise par Louis XVIII en
1817 pour comprendre que les colonies françaises sont en déclin. (Toussaint Louverture
illustre le courant indépendantiste-révolutionnaire des Noirs de Haïti).
Le contact avec le monde exotique a lieu essentiellement par des expéditions
scientifiques, comme celle de Baudin pour laquelle de Gerando avait préparé son
mémoire.
En 1848, l’esclavage est aboli et les propriétaires d’esclaves dédommagés. Les plantations
vivotent. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l’on peut réellement parler
de la naissance d’un Empire colonial: hormis les traditionnelles colonies du Sénégal et de
l’Algérie, la France conquiert la Cochinchine , établit son protectorat sur le Cambodge (1863-
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67); elle annexe la Nouvelle Calédonie (1862). Mais en 1880 les colonies françaises ne
comptent que 5 millions et demi d’habitants. L’ethnographie coloniale -faite par des
fonctionnaires coloniaux résidant sera pour plus tard...
Plus important pour comprendre l’histoire de l’ethnologie, au XIXè siècle est le
développement des institutions
Après la Société des observateurs de l’homme du début du siècle naît en 1859 à Paris La
Société d’Anthropologie avec comme figure de proue Paul BROCA dont l’ambition est aussi
d’écrire l’histoire naturelle de l’homme. A en juger par les « Instructions anthropologiques
générales », l’accent est mis sur le recueil quantitatif des données d’anthropologie physique.
Broca fait appel à tout voyageur pour qu’il ramène du matériel
Il vaut la peine de s’arrêter sur l’introduction et quelques extraits de la méthode
Il est évident que ces recherches anthropologiques allaient de pair avec la pratique de
nouvelles sciences expérimentales, sciences naturelles d’abord intégrant l’homme dans une
classification animale et préhistoire ensuite, travaillant sur des fossiles et des vestiges de
l’industrie humaine (début des collections préhistoriques)
Le laboratoire humain
Dès que l’on a abandonné l’idée du Bon Sauvage pour la remplacer par l’hypothèse d’un état
de nature, on s’est intéressé à deux catégories d’hommes: les enfants sauvages (cités déjà par
Linné), c’est-à-dire grandis hors de la société humaine et les enfants en institution, non doués
des capacités humaines normales, du sourd-muet à l’idiot. Ces hommes exceptionnels
fournissaient aux savants, l’occasion rêvée d’étudier l’homme en laboratoire. Si le sauvage
avait déjà pu être observé dès le XVIe siècle du fait que des voyageurs en avaient ramené
dans leurs bagages, au XIXe siècle c’est l’observation de l’évolution de l’enfant sauvage qui
défraye la chronique anthropologique. Pour bien comprendre comment la culture vient
éclairer la nature il faudrait pouvoir expérimenter le développement d’êtres humains isolés de
toute culture, comme le propose Jauffret. Les plusieurs enfants sauvages signalés au XIXe
siècle en France vont permettre un premier pas dans cette direction tandis que l’abbé Sicard
inventait le langage pour les sourds-muets.
Le thème de l’enfant-sauvage est un thème récurrent dans les mythes fondateurs de
civilisation (de Romulus à l’enfant sauvage (Truffaut) en passant par Mowgli
Des ouvrages et des films ont repris ce thème mythique jusqu’à aujourd’hui (Les égarés)
On le compare aux idiots des institutions (145)
Si les anthropologues naturalistes du XIXe remettent en question tout exotisme bon sauvage
et prétendent placer l’ethnologie sur le terrain de l’observation scientifique, ils restreignent
considérablement le champ de vision: les instruments anthropométriques seront aussi rigides
que les dogmes théologiques ; au lieu de la Foi chrétienne, l’aune de jugement sera le
dynamomètre (Péron) et permettra au savant de conclure à la « débilité musculaire des
sauvages » un peu comme plus tard, au XXe siècle on évaluera les enfants des pays ou des
quartiers « sous-développés » à partir de tests psychologiques établis pour les enfants
scolarisés...
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Au XIXe siècle, pour éviter les préjugés tant décriés par la philosophie des Lumières, on
s’abstient de traiter les domaines spécifiquement culturels ou théologiques, comme le dira
expressément Comte:
« Si donc toutes les explications théologiques ont subi, chez les modernes occidentaux, une
désuétude croissante et décisive, c’est uniquement parce que les mystérieuses recherches
qu’elles avaient en vue ont été de plus en plus écartées comme radicalement inaccessible à
notre intelligence, qui s’est graduellement habituée à y substituer irrévocablement des études
plus efficaces, et mieux en harmonie avec nos vrais besoins » (p.51)
Par ailleurs, et pour en revenir à la Société des Observateurs de l’Homme, Copans relève avec
insistance la manière dont les ethnologues du XXe siècle ont systématiquement voulu semblet-il ignorer ce premier XIXe siècle moins brillant et moins philosophique pour se rattacher
directement au XVIIIe plus honorable à leurs yeux?
Ainsi l’ébauche d’une ethnologie « moderne » empirique et participante, telle qu’elle se
laissait deviner dans les Considérations de Gerando et dans l’œuvre d’un Lafitau s’éclipse,
faute en ce qui concerne Gerando, d’avoir été appliquée de son temps -la Société est
interrompue en 1805 et faute d’avoir été reconnue par les premiers ethnologues du XXe siècle
En conclusion, on constate qu’une fois de plus, en France, l’ethnologie a de la peine à trouver
son propre champ d’action passant de la pure spéculation à la pure observation physique
De Gerando
Le texte de de Gerando « Considérations sur les méthodes à suivre dans l’observation de
sauvages » s’inscrit dans un contexte intellectuel fourmillant mais indispensable à sa
compréhension
Ce texte a été longtemps ignoré à cause notamment de la forme de sa publication: brochure
d’une société savante disparue rapidement et n’ayant pas été classée dans les catalogues et
n’ayant refait surface une première fois qu’à la fin du XIXe siècle. En fait Copans et Jamin
l’ont publié une première fois avec d’autres textes en 1978 sous le titre « Aux origines de
l’anthropologie française » et l’on en trouve enfin une réédition en 1994 chez Jean Michel
Place. (Je l’avais vu signalé par J. Poirier dans son histoire de l’ethnologie et avais pu
consulter le texte original à la BPU). L’ouvrage de Copans et Jamin est utile pour comprendre
la perspective scientifique au début du XIXe siècle et notamment le rôle des « idéologistes »
qui voulaient comprendre comment fonctionnait l’entendement humain.
Le contexte historique: an VIII, 1799, année du coup d’Etat de Bonaparte, voit paraître au
sein de la Société des Observateurs de l’Homme un mémoire pour nous surprenant, celui de
de Gerando.
En effet, il ne s’agit plus de s’interroger sur l’origine des sauvages ou de les comparer à nos
ancêtres, mais il s’agit d’un véritable manuel à l’intention des ethnographes qui partent en
voyage. En l’occurrence il s’agit de l’expédition du capitaine Baudin qui partait dans le
Pacifique et de celle de Levaillant qui allait partir pour l’Afrique.
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On sait que Napoléon Bonaparte s’est intéressé aux sciences et aux voyages -ayant lui-même
amené lors de la campagne d’Egypte, des savants de plusieurs disciplines (1798) La
campagne d’Egypte est lancée car la France est en guerre avec l’Angleterre, notamment au
sujet de la route des Indes.
Le contexte scientifique et idéologique: c’est, on l’a dit la fin du siècle des Lumières, la fin
du mythe du bon sauvage et le début des études scientifiques (sciences naturelles) divisées en
disciplines dorénavant mieux identifiées et séparées: l’anthropologie physique prend
naissance à côté de la botanique, de la zoologie; les savants et philosophes commencent à
parler des faits contre les conjectures. Basée sur les sensations(Condillac) cette nouvelle
philosophie annonce le positivisme d’un Auguste Comte.
Le contexte institutionnel: la Révolution française a entraîné avec elle mille réformes. La
Constitution de l’an III (1794) prévoit la création d’un Institut national, qui est en fait le
nouveau nom pour les Académies, supprimées en 1793. Il siégea d’abord au Louvre puis dans
les bâtiments d’un ancien collège, où il est toujours installé. Cet Institut demeurera proche de
Bonaparte qui y a étudié. Il a pour ambition d’écrire l’histoire naturelle de l’homme. L’Institut
est véritablement un foyer intellectuel où se regroupent les savants rêvant d’établir un savoir
universel dont ferait partie une science de l’homme globale. Toutefois Bonaparte supprime
en 1803 la classe des sciences morales de l’Institut où travaillaient les Idéologistes, analystes
de l’entendement humain très vite appelés idéologues et méprisés déjà par et du temps de
Napoléon. Leurs travaux sont moins visibles et plus orientés vers le style du manuel que de
l’essai.
Parmi d’autres sociétés savantes apparaît celle dont de Gerando fait partie la Société des
observateurs de l’Homme, création on peut dire des idéologues mais dont l’activité ne durera
que de 1799 à 1805. Parmi les savants de l’époque il faut mentionner des noms comme celui
de Cabanis, médecin, homme politique, poète et philosophe (« Des rapports du physique et du
moral »), Volney qui rapprocha l’histoire et la géographie (géographie humaine et
géopolitique) et voyagea en Egypte avant l’expédition de Bonaparte, Lévesque qui lit à
l’Institut ses « Considérations sur l’homme observé dans la vie sauvage, la vie pastorale, la
vie policée » (on retrouve les distinctions de Rousseau) ou encore Louis François Jauffret ,
secrétaire général ou perpétuel de « la Société des Observateurs de l’Homme ».
En d’autres termes les Philosophes du XVIIIe siècle sont devenus scientifiques et les moyens
de diffuser leurs connaissances changent: les premiers projets de musées naissent pour abriter
les collections ramenées par les expéditions, tandis pour la diffusion des idées, aux livres
seuls viennent s’ajouter des conférences, des sociétés savantes, des Ecoles.
Le contexte rédactionnel: on comprend mieux l’insuccès du manuel de De Gerando quand
on en connaît l’utilisateur principal. Rédigé pour servir de guide à l’anthropologiste de
l’expédition -dans le sens de l’anthropologie physique- un certain Péron -par ailleurs
zoologiste et recruté au dernier moment- qui devait s’embarquer avec Baudin pour une
expédition scientifique dans les Terres Australes encore partiellement inconnues en 1800, ce
manuel a passé inaperçu car c’est Péron qui a attiré l’attention, étant chargé de rédiger le
rapport scientifique de l’expédition.
Mais Péron est plus intéressé en fait par les aspects médicaux et biologiques des sauvages: il
va se servir d’un dynamomètre pour évaluer la force physique des sauvages. Pour lui,
désillusionné de trouver des sauvages si misérables, il va s’agir de justifier
« scientifiquement » cette décadence, notamment insistant sur l’observable, le physique, et il
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inaugure ainsi l’idée de la déchéance due au retardement et par conséquent l’idée, déjà
évoquée par certains voyageurs, de peuples malheureux qu’il fallait rendre heureux!
Etudier de Gerando, c’est s’efforcer de se pencher sur le tournant du XIXe siècle et aborder
un aspect plus ardu ou moins séduisant de l’histoire de la pensée française, c’est à dire
l’histoire des écoles de pensée, des institutions, des manuels, des sociétés savantes etc...
LE TEXTE
La philosophie
Le texte s’ouvre sur une profession de foi des Lumières : la connaissance est la voie du salut :
se connaître soi-même, par soi-même (Kant) et citant la philosophie antique « je suis homme
et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Cette profession de foi contient une
dimension morale : il s’agit de se perfectionner et non de se satisfaire.
Le projet scientifique se distingue de la jouissance du présent : il se projette dans le futur
Enfin, la connaissance n’a pas pour but l’ego mais autrui :
« en méditant ainsi sur la nature de son être, on sent mieux tous les rapports qui nous unissent
à nos semblables….
La méthode de la connaissance empirique
Observer au lieu de construire des systèmes : lire p 75
C’est en comparant que l’on peut comprendre les phénomènes et dégager les lois de la
causalité.
Approche empirique donc, mais qui veut dégager des lois générales concernant l’homme : une
science naturelle de l’homme.
Comparer les sociétés c’est observer leurs variétés : d’emblée Gerando regroupe
les
sauvages qui sont « des nations beaucoup moins développées par l’effet des institutions
morales » et très vite pointe l’idée que les sauvages sont primitifs : p76
Et comme on ne peut pas, semble-t-il, penser la diversité dans la contemporanéité, ces
sauvages sont la vivante image de notre passé
Le lointain géographique correspond au lointain historique : « chaque pas que fait le voyageur
est un siècle qu’il franchit »
C’est en tant que témoins de nos origines que ces peuples méritent notre respect
L’idée humanitaire et le développement
Le voyageur scientifique n’a rien de commun avec l’aventurier : au lieu de les dépouiller et de
les asservir, il leur communiquera les fruits de la civilisation en lui en cachant les aspects
sombres (Gerando semble avoir conscience de la contradiction, toujours existante, de
l’humanitarisme qui agit comme si, dans la société civilisée, avancée, complexe, le mal avait
disparu).
Critique des observations antérieures
Gerando se montre extrêmement conscient des faiblesses et des préjugés contenus dans les
récits de voyage : l’Homme a été négligé au profit de la culture matérielle (77)
Défauts spécifiques
8








Séjour de terrain trop court et limité aux observations superficielles et individuelles
Généralisations abusives faites à partir d’un ou deux témoignages « privilégiés »
(même reproche fait à Griaule)
Manque de méthode : observations faites sans ordre
Jugements prématurés, projection de leurs représentations lire 79 4
Terminologie impropre, impressions : non objectivité
Influence de l’observateur sur l’expérience 80 6
Pas étudié la langue systématiquement, pas indiqué leur méthode d’interrogation 80 7
Sans savoir la langue pas moyen de transmettre le sens des traditions ni leur histoire
Ayant fait cette critique il restait à formuler les conseils ou les instructions pour mieux faire à
l’avenir, pour passer de l’amateurisme des voyageurs au professionnalisme des observateurs

Apprendre la langue : pour commencer Gerando propose d’analyser ce qu’il appelle le
langage de l’action. Il distingue 3 espèces de signes : p. 82
Gerando nous signale que les signes métaphoriques sont les plus difficiles à interpréter –ici
nous sommes près de la thick description de Geertz lire83
Comme aide on s’appuiera sur le langage des sourds-muets. Suit une véritable méthodologie
pou apprendre les langues des sauvages (84-86)
Gerando va très loin dans le détail des précautions à prendre pour éviter les malentendus dans
les enquêtes lire 86-7
Il fait la différence entre signes, emblèmes et allégories (mais ne mentionne pas les symboles)
Il est intéressant de voir que Gerando commence par cette étude minutieuse du langage et ne
procède à l’observation de l’état des sauvages qu’en deuxième lieu.
Suit une liste d’observations à faire, d’abord sur l’état physique puis sur l’état moral des
individus 88 sq climat…
Arrêtons-nous sur l’observation –si l’on peut dire des idées des sauvages 92
Puis vient l’observation de la société 96 sq
Famille, parenté, autorité, statut de la femme
Sexualité/mariage
Education
Société et pouvoir
Identité (nationale) et relations interculturelles lire p. 100/2
Et par conséquent guerre/paix, alliances, hospitalité
Anthropologie juridique : propriété, délits
9
Anthropologie économique 102 qui donne lieu à une réflexion « civilisatrice » ou liée à ce
que nous appelons désormais le développement
Rien ne semble échapper à la sagacité de Gerando qui propose encore aux futurs voyageurs de
procéder à des observations démographiques.
La religion fait l’objet d’un chapitre séparé, d’abord comme manifestation de sentiments ou
de vertus (105)
Puis comme manifestation sociale et matérielle : cérémonies et monuments
Curieusement, à la fin de ce chapitre, Gerando recommande l’étude des traditions historiques
des sauvages quand elle est possible.
La seule recommandation qui nous choque aujourd’hui parce qu’elle nous paraît incompatible
avec les droits de la personne humaine, c’est celle d’emporter dans ses bagages un sauvage
des deux sexes qui nous permettraient de poursuivre l’observation : nous ne sommes pas loin
de l’expérience, non prévue, de l’étude de l’Indien Ishi.
Mais pour nous enlever toute tentation de crier au scandale et à la cruauté, Gerando suggère
d’emmener toute une famille pour diminuer le choc culturel. Lire p. 107
Dans une logique scientifique et humanitaire Gerando conclut en faisant l’apologie des
voyages pour le progrès de l’humanité tout en se distançant nettement des conquêtes
espagnoles meurtrières….
Le but de cette dernière étape dans l’histoire de l’anthropologie d’expression française était
avant tout de montrer que les grandes questions de l’anthropologie, comme science autonome,
ont été formulées déjà en cette toute fin du 18e siècle de manière extrêmement précise et
complète.
Questions méthodologiques qui peuvent nous paraître encore très théoriques mais qui
proviennent d’une critique systématique de la littérature de voyage.
En dépit des dérives de la raciologie, du colonialisme et du prosélytisme qui vont
empoisonner l’anthropologie –comme connaissance de la diversité- par son
instrumentalisation, il faut reconnaître que même les débats les plus récents au sein de
l’anthropologie ne mettent pas en cause fondamentalement les considérations de Gerando qui
avait perçu, bien avant leur développement, le rôle de la linguistique et des autres sciences
sociales dans l’étude des sauvages, c’est-à-dire l’ethnologie dans son acception la plus
classique.
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