Textes réunis et présentés par Jean-Michel Bessette et Bruno Péquignot COMMENT PEUT-ON ÊTRE SOCIO-ANTHROPOLOGUE ? Balandier G. Dumazedier J. Duvignaud J. Girard A. Hatzfeld H. Mendras H. Thomas L.-V. Tripier P. Verret M. LOGIQUES SO C I A LES COMMENT PEUT-ON ETRE SOCIO-ANTHROPOLOGUE ? Logiques sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. Dernières parutions Claude GIRAUD, Que faisons-nous lorsque nous organisons ?, 2012. Christophe PERREY, Un ethnologue chez les chasseurs de virus. Enquête en Guyane française, 2012. Thomas SEGUIN, La politique postmoderne. Généalogie du contemporain, 2012. Emilie HENNEQUIN (dir.), La Recherche à l’épreuve des terrains sensibles : approches en Sciences Sociales, 2012. Michel LIU, La dynamique des organisations : l’émergence des formes démocratiques, 2012. Joseph AOUN, Les identités multiples, 2012. Henry TORGUE, Le sonore, l’imaginaire et la ville. De la fabrique artistique aux ambiances urbaines, 2012. Marie-Christine ZELEM, Mondes paysans. Innovations, progrès technique et développement. Témoignage de Pierre Brugel, 2012. Hugues CUNEGATTI, Passer son permis. Sociologie d’une formation déniée, 2012. Textes réunis et présentés par Jean-Michel Bessette et Bruno Péquignot COMMENT PEUT-ON ETRE SOCIO-ANTHROPOLOGUE ? L’Harmattan Du même auteur Bessette J-M., Sociologie du Crime ; collection "Le Sociologue", P.U.F, 1982. Bessette J-M., Il était une fois ... la Guillotine; ed. Alternatives, 1982. Bessette J-M. (Direction), Crimes et Cultures; présentation et postface de J-M. Bessette; collect. Logiques Sociales, l'Harmattan, 1999. Cassiers A. et Bessette J-M, Mémoires Ethiopiennes préface de Kofi A. Annan, Secrétaire Général de l'ONU; collection Etudes africaines, 602 pages, L'Harmattan, 2001. Bessette J-M., "Paroles de bourreau : témoignage de Fernand Meyssonnier, exécuteur des arrêts criminels en Algérie (19481962)"; biographie d'un ancien exécuteur, Editions IMAGO, 2002. Bessette J-M. Jouvet L., Les Grandes Affaires criminelles du Doubs ; De Borée, sept.2007. © L’HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-99801-8 EAN : 9782296998018 Comment peut-on être socio-anthropologue ? Entre 1991 et 2001 les enseignants-chercheurs du Département et du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’université de Franche-Comté ont organisé Les Rencontres sociologiques de Besançon autour de la thématique : Comment peut-on être socioanthropologue ? Cette thématique fait bien évidemment écho au fameux : Comment peut-on être Persan ? de Montesquieu. Il faut (re)lire ce passage des Lettres Persanes qui dénote une véritable posture anthropologique : Lettre XXX Rica à Ibben, à Smyrne « Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu. 5 Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre de quitter l'habit persan, et d’en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 17121 Les Rencontres Sociologiques de Besançon furent d’abord, dans leur conception, le fruit d’une rencontre ; celle de deux « jeunes » professeurs de sociologie travaillant en harmonie, avec et au-delà de leurs différences, afin de promouvoir leur discipline. Rares, dans une carrière universitaire, sont ces moments où des responsables institutionnels (en l’espèce respectivement directeur du Département et directeur du Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’université de FrancheComté) s’ouvrent conjointement les voies d’une vie intellectuelle féconde, libre des luttes de pouvoir qui voit s’éroder l’énergie créatrice. 1 Montesquieu, Lettres persanes, (lettre XXX). 6 Nous étions jeunes, nous étions beaux ( !...) les voies de la vie scientifique s’ouvraient sous nos pas comme un tapis de roses… . Le Département de Sociologie et d’Anthropologie de l’université de Franche-Comté venait tout juste d’être habilité à délivrer le diplôme de deuxième cycle. Tout était à inventer et nous avions du cœur à l’ouvrage. Nous partagions en outre une posture résolument ouverte. Nous nous accordions en effet dans la volonté de dépasser les clivages institutionnels, suivant ainsi la voie tracée par Marcel Mauss qui jamais ne se laissa enfermer dans telle ou telle catégorie disciplinaire (sociologie, philosophie, histoire, ethnologie, linguistique…), catégories qu'il subsuma sous le terme d’anthropologie2. « Car l'anthropologie, c'est l'ensemble des sciences humaines... Au fond, dans tout ceci (les classements dans telle ou telle rubrique institutionnelle), il s'agit plus d’une répartition des travailleurs — et même encore d'une répartition historique et pédante des chaires et des institutions scientifiques — que d'une véritable classification des sciences par rapport à. leurs objets » 3. C’est dans cet esprit, forts de la dynamique humaine et intellectuelle qui nous animait, que nous4 avons mis sur pied ces Rencontres Sociologiques de Besançon. Notre dessein était de faire vivre la sociologie et de favoriser le 2 À l'instar d’A. Comte qui, non satisfait du terme de sociologie, proposa d’employer le terme d'anthropologie afin de désigner non seulement la sociologie au sens strict, mais aussi la morale et la biologie, constitutives de ce qu’il considérait comme la totalité humaine. 3 Mauss M., « Remarques à la suite de l'article de Paul Descamps », dans Ethnographie et ethnologie, revue de synthèse historique, avriljuin 1931, p. 203. 4 Ce « nous », au-delà des responsables institutionnels que nous étions alors, désigne le collectif constitué par l’ensemble des enseignantschercheurs (en particulier P. Baudry, D. Jacques-Jouvenot, F. Gaudez, F. de Chassey et N. Bourgoin), des doctorants et des étudiants de sociologie et d’anthropologie de l’époque. 7 développement d’une identité socio-anthropologique chez nos étudiants. Une phrase du Talmud ne dit-elle pas que le monde repose sur le souffle des enfants qui apprennent ? Ces Rencontres visaient donc à regrouper autour d’un « ancien »5 l’ensemble des étudiants et des enseignantchercheurs du Département et du Laboratoire pour traiter de la question : « Comment peut-on être socioanthropologue ? »6. L’objectif de ces journées, organisées annuellement, n’était pas de traiter prioritairement des travaux de la personnalité scientifique invitée, mais de situer la perspective socio-anthropologique à travers ses recherches et son œuvre. A la question « Comment peuton être socio-anthropologue ? » il ne s’agissait pas d’apporter une réponse convenue mais, réactivant la pratique de la disputatio consubstantielle à l’université vivante, d’animer un débat, de favoriser les échanges entre chercheurs et étudiants de formations diverses, proposer un lieu de libre discussion. Ces rencontres se tenaient généralement lors du premier week-end de décembre et, si bien souvent nous devions compter avec une bise mordante lors des déplacements jusqu’au restaurant, les débats, qui se tenaient tous en séance plénière, ne manquaient pas de chaleur. Pour restituer un peu de l’atmosphère joyeuse et scientifiquement productive7 de ces Rencontres du gai 5 Dans son message d’accueil des premières Rencontres sociologiques de Besançon, organisée autour de Louis-Vincent Thomas, le président de l’université de Franche-Comté d’alors, Michel Woronoff, qui fut jeune assistant à Dakar lorsque L-V. Thomas y était doyen, rappellera l’expression usitée alors à propos des « potiches » institutionnelles aimablement qualifiées de « larves titulaires… ». 6 Nous avons ainsi successivement accueilli à Besançon L-V. Thomas, J. Duvignaud, M. Verret, A. Girard, H. Hatzfeld, G. Balandier, H. Mendras, J. Dumazedier, et P. Tripier. 7 Afin d’offrir une « visibilité » aux travaux et recherches réalisés ou trouvant leur lieu d’expression à Besançon, nous avons alors créé, 8 savoir, nous pourrions reprendre à notre compte les mots de R. Barthes qui résument bien la posture qui anima cette période bénie de notre vie d’enseignants-chercheurs : « Après l’âge où l’on enseigne ce que l’on sait, vient l’âge où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas. Cela s’appelle chercher… Plus tard viendra l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs que l’on a traversé. Cette expérience a un nom illustre et démodé que l’on peut prendre au carrefour même de son étymologie : « Sapientia », nul pouvoir, un peu de sagesse et le plus de saveur possible ». * Pour cette présentation des conférences inaugurales prononcées par les différents invités des Rencontres sociologiques de Besançon regroupées ici, nous avons pris le parti d’esquisser de façon impressionniste une sorte de portrait idéal-typique de l’anthropologue à partir de ces interventions et de l’apport propre de chacun d’entre eux à la discipline anthropologique, tout en nous ménageant l’opportunité d’y apporter, modestement, notre propre pierre. Pour ce qui concerne l’ordre d’apparition des auteurs, nous avons pris compte, en ordre décroissant, le sous l’impulsion de Bruno Péquignot la revue UTINAM, revue de sociologie et d’anthropologie, puis ouvert une série UTINAM aux éditions de l’Harmattan où furent ensuite publiés les actes des Rencontres sociologiques de Besançon. L’objectif de ces supports était de donner à de jeunes chercheurs, en particulier aux doctorants et aux chercheurs stagiaires associés au Laboratoire de Sociologie et d’Anthropologie de l’université de Franche-Comté, un lieu d’exposition et de confrontation. Il s’agissait aussi de favoriser l’ouverture anthropologique en accueillant dans cet espace de publication des travaux d’horizons théoriques variés, foin des esprits de chapelle ou d’École… Entre 1991 et 1998, UTINAM a ainsi publié plus de 160 auteurs, dans 22 volumes, totalisant plus de 5000 pages. 9 caractère plus ou moins « généraliste » des textes. De l’ensemble de ces conférences se dégagent des thématiques communes – Homme, Engagement, Utopie, Ouverture… – qui constituent autant d’amers nous permettant de nous repérer dans le parcours de cette sorte d’astronaute des constellations humaines qu’est l’anthropologue. D’emblée, Louis-Vincent Thomas nous dit sa certitude que l'homme est la créature la plus précieuse, ce qui implique qu'on doive apprendre à mieux le connaître. Cette réflexion nous renvoie aux sources même de l’anthropologie occidentale, en particulier à ce fameux passage du chœur de l’Antigone de Sophocle (443-442 av. J-C) qui proclame : ʌȠȜȜ IJ įİȚȞ țȠįȞ ਕȞșȡઆʌȠȣ įİȚȞંIJİȡȠȞ ʌȜİȚ, à savoir qu’il existe bien des choses prodigieuses, mais rien n’est plus prodigieux que l’homme…8. Rien - poursuit Sophocle - pas même la mer grisonnante, ni le vent du sud qui souffle pendant l’hiver, ni les races d’animaux sauvages… ; absolument rien, pas même les dieux. Un siècle plus tard, Aristote définira l’homme comme être vivant parlant et politique. Qu’y a-t-il en effet de plus exaltant que de se consacrer à l’étude de ce prodigieux animal politique qu’est l’homme ? C’est là le mobile premier de la quête anthropologique. L’homme, précise Sophocle, est l’être tel qu’il n’en existe pas de plus prodigieux parce que rien de ce qu’il fait ne peut être attribué à un don « naturel ». L’être de l’homme, ce qu’il devient, est le fruit de son œuvre propre. En un mot, l’essence de l’homme est autocréation. L’homme se crée lui-même comme créateur. Déterminé à l’indétermination, il est fondamentalement ouvert… En fin de compte, c’est l’homme qui fabrique 8 Sophocle : Antigone. Cf. l’analyse menée par C. Castoriadis in Figures du pensable, (Les carrefours du labyrinthe 6), Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle ; Seuil, 1999. 10 l’homme. Il s’enseigne à lui-même (réflexivité) et s’autoproduit. C’est ce que proclame encore le chœur (d’Antigone) : « Il s’est enseigné à lui-même, et la parole, et la pensée qui est comme le vent et les passions instituantes. » Les passions instituantes, c'est-à-dire ces dispositions qui chez les hommes permettent de donner des lois aux cités, qui instituent les cités. Ainsi, l’homme s’enseigne à lui-même ses lois, les pose et les institue… La science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement, c’est ainsi précisément que Durkheim définit la sociologie9. Nous sommes bien là aux fondements mêmes de la socio-anthropologie qui vise à porter au jour et à rendre compte des processus sociohistoriques de production des hommes. * A la question Comment peut-on être socioanthropologue ? la plupart des « invités » ont répondu en opérant un retour sur leur parcours intellectuel, replaçant celui-ci dans le cadre plus général de leur propre vie. Ce faisant, ils esquissent en quelque sorte leur propre « roman épistémologique », exposant les loyautés reliant leur propre vie à ce qu’il est convenu d’appeler une carrière intellectuelle. Chacun à sa façon, nos auteurs ont illustré la réflexion de C.W. Mills disant que « les plus excellents penseurs qui (nous) ont précédés n'ont fait qu'une mesure de leur vie et de leur travail... Choisir le métier d'intellectuel c'est opter pour un mode de vie autant que pour une carrière »10. 9 Durkheim E. Les règles de la méthode sociologique ; préface à la seconde édition, PUF, 1967, p. XXII. 10 Mills C. W. L’imagination sociologique, Maspero, 1971. 11 Nous sommes embarqués disait Pascal, et les vies de nos anthropologue sont de fait historiquement situées. Globalement, ces hommes jetés au monde, cette génération jetée à l’Histoire, se sont trouvé pris dans les méandres historiques de la deuxième guerre mondiale. C’est ainsi que sous leur plume reviennent, comme une basse obstinée rythmant l’arrière-plan de leur cheminement, les termes de « résistance, dissident, réfractaire, maquis, combat, lutte, bataille, risque… ». Tel fut en effet leur positionnement actif devant ces évènements forts qui façonnèrent leurs vies. Ils les orienteront dans leurs engagements politiques ou militants. Des combattants pour l’homme. Homme, cheminement, liberté… autant de termes qui marquent leur rapport au monde et caractérise leur action. Cheminement hors des sentiers battus de l’académisme universitaire. Nos auteurs font ainsi référence à ce que l’on pourrait appeler l’université du monde… A Jean Duvignaud, adepte d’une connaissance de carrefour, qui affirme qu’il est impossible de considérer qu’on reçoit toute sa formation dans les amphithéâtres des universités, Georges Balandier, faisant de l'Afrique sa véritable Sorbonne, répond que les choses, les hommes, les civilisations d’Afrique lui ont plus appris que l’enclos universitaire. Et Louis-Vincent Thomas de renchérir, se disant redevable au monde d’Afrique noire non seulement de ses préoccupations intellectuelles majeures, mais surtout de ce qui reste encore de meilleur en lui. De façon récurrente se laisse entendre un appel du large; on parle de « passer la ligne » ; de réagir en réponse à une civilisation positiviste, scientiste, technicienne, à la fois individualiste, matérialiste et bureaucratique; du refus de demeurer sous l’emprise de l’Occident. On remarquera que tous nos « auteurs » ont emprunté (et non suivi) un parcours académique qui les a 12 fait changer de discipline, ce qui sans doute les préparait à ne pas s’enfermer dans l’une d’elle, fût-elle la sociologie ou l’anthropologie. Philosophes (pour cette génération il n’y avait pas de licence de sociologie), G. Balandier, L-V. Thomas, M. Verret ; pasteur, H. Hatzfeld ; littéraire, A. Girard (auteur d’une thèse sur le journal intime) ; linguiste, J. Dumazedier ; homme de théâtre, J. Duvignaud ; politiste, H. Mendras ; cadre, imprimeur, P. Tripier… Une posture générale que l’on retrouve chez nos auteurs, peut être caractérisée par le terme d’ouverture. Un des mobiles du questionnement anthropologique leur semble en effet être l’appel des mondes, à l’instar de ces attentes qui prennent corps avec l’âge de raison et qui sont constitutives de toute vie intellectuelle et spirituelle : la quête de significations. Cette expérience, Georges Balandier l’évoque dans un ouvrage autobiographique11 lorsqu’il nous parle de ces messagers qu’alors on espère et qu’on ne voit jamais venir… Attente qui s’accentua, dit-il, à l’adolescence où, guettant la boîte aux lettres, il espérait que le courrier lui délivrerait autre chose que des messages ordinaires… « Mon métier de décrypteur des sociétés et des cultures, écrit-il, a peut-être été inconsciemment choisi pour mettre un terme à cette vaine espérance, afin de m’engager dans la longue recherche des messages essentiels que d’autres, ailleurs, dévoilent… Ce qui m’a constitué anthropologue, c’est l’interrogation du caché, le repérage des signes et des indicateurs qui le manifestent, la découverte des possibles qu’ils recèlent. » Et plus qu’une réticence : le refus de demeurer sous l’effet de l’occident. Cette recherche des possibles, ce rejet de l’occident, on les retrouve dans l’incitation à l’aventureuse exploration des sens qu’appelle de ses vœux Jean Duvignaud. « L'anthropologie, écrit-il, n'est pas seulement connaissance de l'autre, mais révélation masquée, cachée 11 Balandier G. Conjugaisons, Fayard, 1997. 13 que l'autre - celui qui n'a pas accompli la révolution industrielle - se trouve en état permanent de subversion et que la dénégation qu'il porte contre l'Occident est une tentative pour contester ce qu'est devenu l'homme à travers la société de production accélérée… A partir du moment où l'on admet l'évidence de l'existence collective d'autres groupes humains, ce que nous construisons en Europe devient l'objet d'un sujet jusque-là silencieux ou muet: si l'anthropologie a un sens c'est de rendre leur langage perdu aux sociétés différentes… Marginal pour une Europe lancée sur les voies de la croissance, marginal par rapport à une société sauvage au milieu de laquelle il se comporte souvent comme l'enfant découvrant la culture, l'anthropologue peut, à la mesure de ce double déracinement s’enraciner dans l'ambiguïté qu'il approfondit. Cette ambiguïté n'est pas une simple donnée émotionnelle, une confuse conscience de l'hésitation ou de la dualité. Elle répond à un concept caché impliquant une corrélation continue qui exclut à la fois l'existence d'un sujet européen et d'un sujet sauvage, plaçant l'analyste dans une situation nihiliste par rapport à ce qu'on appelle encore (pour combien de temps?) des valeurs ou des modèles (patterns) de culture. Le gisement le plus profond et le plus stable sur lequel repose cette corrélation est sans doute aussi la justification impensée de l'anthropologie: cette évidence pressentie mais masquée, oubliée ou effacée, qu'il existe des groupes dont l'autonomie est capable d'inventer de la vie, d'autogérer leur existence… »12. L’anthropologue s’attache à explorer la vie sous toutes ses formes. Animé par un désir de liberté irréductible, un désir d’aventure qui nourrit les rêves d’évasion et de rencontre des mondes de l’ailleurs… 12 J. Duvignaud : Le langage perdu, essai sur la différence anthropologique, PUF, 1973, p.25 et suiv.) 14 Pratiquant une véritable culture de la différence, il s’épanouit sur des terres d’altérité. Amateur d’exotismes (mais aussi bien importe-il d’apprendre à percevoir l’exotique dans ce qui est donné comme quotidien13), adepte de la libre errance et de la fête, il se promène jusqu’à la périphérie des mondes, attentif à l’insolite et à l’imprévu, explorant les marges, franchissant allègrement les frontières. C’est ainsi qu’on le voit faire feu de tout bois. Transparaît aussi chez l’anthropologue un fond utopiste et anarchiste, à la recherche de plages de liberté possible, entre contingence et interactions. * Une caractéristique du travail anthropologique consiste à se « coltiner » avec le terrain et à prendre le pouls du temps. « Nous avons tout appris, Touraine de l'atelier de machines transferts de Renault, Crozier des demoiselles des chèques postaux et moi des paysans du Sundgau », nous confie Henri Mendras. Quelle meilleure leçon concevoir que celle du terrain ? Le terrain est source d’imagination sociologique. Il constitue pour le sociologue une protection contre la fausse abstraction, puisque face à lui celui-ci se trouve contraint de confronter sa théorisation avec la réalité. Ira-t-on jusqu’à « pousser » le paradoxe et dire que le sociologue ne pense pas ? Il s’applique en tout état de cause à l’analyse des faits, s’efforçant de porter au jour des structures, des mécanismes, des dynamiques, et ne théorise que pour soumettre à nouveau ses schémas et paradigmes à la réalité. En bon matérialiste, il considère que le réel résiste et que c’est précisément le travail approfondi sur les résistances qui produit finalement de la science ; travail qu’il convient de toujours reprendre… Favoriser, à travers le travail « total » tout à la fois d’observation, d’écoute, de 13 CF. G. Condominas ; L’exotique est quotidien, Terre humaine, Plon, 1965. 15 concentration et de laisser-aller, « l’irruption du monde dans nos maigres carcasses »14. Observant, écoutant le terrain, Jean Duvignaud ne cherche pas à retrouver dans la culture de Chebika village du sud tunisien – les linéaments d’une configuration apprise dans les écoles. C’est ainsi qu’il écrit: « Ces données – observations multiples et contrôlées, questionnaires répétés, interviews libres… – ne peuvent être restituées dans leur état brut... Ce que Mills appelait « l'imagination sociologique » consiste précisément à intégrer ces données, à en définir les fonctions, à les inclure dans un ensemble qui les rende communicables, un discours cohérent qui les expose »15. Pour ce faire, J. Duvignaud développe la notion de « reconstruction utopique » (de Chebika). Il qualifie cette reconstruction d'utopique « en ce sens qu'il doit utiliser l'imagination sociologique (Mills)16 pour proposer un ensemble cohérent, et que cet ensemble constitue une proposition hypothétique (dont la véracité demeure problématique) ». Il s'agit donc d'un pari sur le sens, d'une polarisation des caractéristiques constitutives d'un phénomène jugées pertinentes, d'un travail d'« imagination selon le vrai » qui, par certains côtés, se rapproche de l'œuvre littéraire. De fait, l'objectif du roman classique vise à la restitution d'un ensemble organisé du réel, et l'œuvre du romancier construisant un personnage, comme Madame Bovary est un travail d'expérience utopique, qui reconstitue une totalité vivante à travers une figure qui est une sorte de précipité symbolique de la réalité qu'il s'efforce de cerner. « L'expérience d'écrire – dit Flaubert – consiste par une sorte d'ascèse, à ne plus être soi, mais pour être finalement tout ». C'est aussi ce à quoi tend le 14 N. Bouvier. J. Duvignaud : Chebika, 16 MILLS C.W., L'imagination sociologique, Maspéro, 1967. 15 16 travail du sociologue ou de l'historien (que l’on songe à La sorcière de J. Michelet ou au Guillaume Maréchal de G. Duby). Et si toute œuvre scientifique comporte une part d’histoire personnelle, G. Balandier nous rappelle que Clifford Geertz a montré que les œuvres anthropologiques sont aussi des œuvres d’auteurs17. Tout comme le voyage, ce qu’on pourrait appeler l’ascèse anthropologique - qui consiste en partie à se déprendre de soi-même18 en se fondant dans le monde exploré - est un exercice de disparition. L’écriture anthropologique est aussi le fruit de cette transformation. Pour nommer les « ailleurs » (autres, alter ego etc…), il faut soi-même avoir quasiment disparu ; avoir laissé pénétrer en nous la réalité d’un monde nouveau (ou différent pour nous). « Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? »19 En adhérant à cette réflexion de Foucault, on pourrait dire que l’écriture anthropologique réellement aboutie constitue une épreuve modificatrice de soi-même et non une appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de « communication »… « Si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue… »20. Cette itération entre terrain et élaboration théorique est propre à toute science digne de ce nom. Mais en même temps que cette ouverture (disponibilité au monde, attention flottante…), on trouve chez l’anthropologue des 17 Geertz C. Ici et là-bas, Métailié, 1996. Cf. P. Bourdieu : l’objectivation participante ; in Actes de la recherche en sciences sociales, n°150, Seuil, déc. 2003. 19 M. Foucault : Histoire de la sexualité ; L’usage des plaisirs ; Gallimard, 1984, p.15. 20 A. Rimbaud, Lettre à P. Demeny, 15 mai 1871 ; œuvres complètes, encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1963. 18 17 dispositions méthodologiques et théoriques qui mettent en avant le souci du travail minutieux et de la mise en relation des faits observés - il faut penser rationnellement dont la monographie constitue un aboutissement précieux. La diversité du monde appelle la démarche comparatiste et sollicite la pluridisciplinarité, voire la transdisciplinarité. Ainsi se déploie la sociologie, critique inlassable d’ellemême... Car il n’y a pas d’achèvement dans les sociétés ; celles-ci elles sont continuellement en train de se produire. Les institutions sont vivantes et se transforment, l’avenir est ouvert. Ainsi convient-il de continuer de cheminer audelà des apparences, car le pire, nous rappelle Michel Verret, serait de se raconter encore des histoires... En fin de compte, à travers leur témoignage, chacun à sa façon, nos « anciens » illustrent la réflexion de G. Devereux écrivant qu’ « une authentique science du comportement existera quand ceux qui la pratiquent se rendront compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont le plus conscients de leur propre humanité, précisément lorsqu’ils la mettent le plus totalement à l’œuvre dans leur travail scientifique »21. Magellan s’en va. Fourier s’envole…22 Jean-Michel BESSETTE et Bruno PEQUIGNOT 21 22 Devereux G. De l’angoisse à la méthode, Aubier, 1980, p.21. Michel Verret. 18 Georges BALANDIER Comment peut-on être socio-anthropologue ? Libre propos J'ai tout d'abord un devoir à l'égard de Bruno Péquignot : je dois le remercier d'avoir produit mon portrait avec une certaine vérité et la dose d'humour qui convient. Mais je voudrais aussi vous dire mon plaisir d'être parmi vous, parce que c'est l'occasion de retrouver un peu de mon terroir. L'allusion a été faite, ma patrie d'origine, ma terre, mes racines, sont non pas à Besançon exactement, mais à la rencontre de la Franche-Comté, de la Lorraine et de l'Alsace, quelque part là où les Vosges rejoignent la Haute-Saône et où la Haute-Saône est proche de l'Alsace. Il y a ici un attachement. Mais il y a aussi autre chose : le fait que si j'ai pu contribuer aussi peu que ce soit à un petit moment de l'histoire de ce pays, c'est quasiment en ces environs. Il s'agissait d'un maquis dans l'arrièrepays de Vesoul et Combeaufontaine, situé en zone forestière, puisqu'il fallait l'abri de la forêt pour conduire une action possible sans risquer de périr immédiatement. Voilà des raisons qui accroissent mon plaisir à être parmi vous. Et puis, je reste lié aux gens d'ici, puisque c'est une même sève que nous avons en partage. Parmi eux, il y a eu Proudhon et je suis plus proche de Proudhon que de Marx... Voilà, tout est dit là-dessus. –I– Maintenant, je vais vous livrer ce qui peut être ma tentative de réponse à la question posée pour ces VIèmes Rencontres : Comment peut-on être socio-anthropologue ? Je répondrai évidemment de façon personnelle, tout en 19