1. L`effet des mutations du travail sur les conflits sociaux

publicité
CONFLITS ET MOBILISATION SOCIALE
1. L'effet des mutations du travail sur les conflits sociaux...................................................................................................................1
1.1. Des conflits du travail aux conflits sociaux.............................................................................................................................................................2
1.1.1. Les inégalités du monde du travail peuvent déboucher sur des conflits..................................................................................................................................2
1.1.2. Mais le conflit ne naît qu'avec la « conscience collective », s'il émerge une « identité professionnelle » qui crée un groupe par l'opposition
aux autres groupes.............................................................................................................................................................................................................................................2
1.1.3. Dans l'optique marxiste, les conflits du travail finissent par déborder de ce cadre pour concerner l'ensemble de la société...................................2
1.1.4.L'analyse du conflit social peut alors être menée en termes de lutte des classes....................................................................................................................2
1.2. De la « fin de la classe ouvrière » à la fin des conflits du travail ?...................................................................................................................3
1.2.1. Les mutations du travail ont réduit le poids des ouvriers, brouillé leur identité professionnelle et diminué leur capacité de mobilisation : les
théories de « la fin de la classe ouvrière »...................................................................................................................................................................................................3
1.2.2. Cependant, si l'influence politique et sociale des ouvriers est moins nette, les raisons du conflit avec les classes supérieures restent fortes......3
1.3. Le rôle des syndicats dans les conflits sociaux........................................................................................................................................................3
1.3.1. Le développement historique des syndicats....................................................................................................................................................................................3
1.3.2. Si les syndicats ont favorisé l'émergence de conflits sociaux par leur capacité d'organisation, ils ont également permis de les régler plus
facilement par l'institutionnalisation (des conflits et des organisations)............................................................................................................................................4
1.3.3. Mais, d'une part, les mutations du travail affaiblissent dans une certaine mesure les syndicats.......................................................................................5
1.3.4. Et, d'autre part, la montée de l'individualisme, par certains aspects, remet en cause l'action collective.........................................................................5
1.3.5. Cet affaiblissement des syndicats n'est cependant pas sans risque et il n'est peut-être que transitoire..........................................................................6
2. La diversification des objets et des formes de l'action collective.....................................................................................................6
2.1. Les Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS)..........................................................................................................................................................6
2.1.1. Les « Nouveaux » Mouvements Sociaux : nouveau contexte, nouveaux acteurs, nouveaux thèmes, nouvelles formes d'action............................6
2.1.2. Un exemple de NMS : le féminisme..................................................................................................................................................................................................6
2.2. Est-ce la fin des conflits du travail ?..........................................................................................................................................................................7
2.2.1. Les NMS sont plus adaptés à nos sociétés individualistes et mondialisées, où la place du travail se réduit..................................................................7
2.2.2. Mais les NMS ne sont pas si « nouveaux » que ça, et ils se mêlent en fait aux conflits traditionnels..............................................................................7
2.2.3. L'altermondialisme : nouveau mouvement social ou conflit du travail ?.................................................................................................................................8
2.3. Nouveaux Mouvements Sociaux et changement social.......................................................................................................................................8
2.3.1. Les NMS font apparaître de nouveaux conflits en remettant en cause la légitimité d’inégalités qui étaient jusque-là socialement acceptées....8
2.3.2. Les NMS font émerger de nouvelles valeurs et de nouvelles normes, voire des modèles culturels alternatifs.............................................................8
2.3.3. Les NMS essaient de déboucher sur une transformation de la société en influençant les politiques publiques..........................................................8
Nous venons de voir à quel point les sociétés démocratiques sont traversées par la tension entre les inégalités et l’idéal égalitaire
(chapitre 3). Inutile de dire que ces tensions se traduisent bien souvent dans la réalité par des conflits. Les conflits vont donc être notre
objet d’étude dans ce chapitre.
Pourquoi nous intéresser au conflit, alors que c'est a priori une mauvaise chose, qu'on nous pousse à éviter ? Justement, parce que
cette mauvaise chose n'est simplement mauvaise que parce qu'elle remet en cause l'ordre établi, autrement dit parce qu'elle engendre
du changement social, ce qui dérange ceux qui voudraient les choses restent comme elles sont. La première chose à faire, pour parvenir
à étudier sérieusement cette notion de « conflit social » est donc de se débarrasser de nos « prénotions », c'est-à-dire de nos
connaissances de sens commun sur le conflit : il faut tenter de les observer d'un regard neutre. Cela nous permettra d'observer que les
frontières mêmes de ce que l'on nomme « conflit » sont mouvantes, car cette délimitation est elle-même un enjeu de luttes sociales :
« l'absence de définition fait partie de sa définition. [...] Si les frontières, les limites du mouvement social sont mal définies, c'est parce
qu'elles sont un enjeu de luttes » (Gérard Mauger, 2002).
Essayons d'illustrer cette idée par un exemple. Lorsque les syndicats ouvriers descendent dans la rue pour revendiquer une hausse
du « pouvoir d'achat », nous avons affaire à un conflit social, nul doute à ce sujet. Mais lorsque ces mêmes syndicats sont présents dans
des institutions comme la Sécurité sociale, qu'ils gèrent en partenariat avec les autres « partenaires sociaux » comme le Medef,
sommes-nous toujours dans une situation de conflit ? Non, car les discussions sont calmes et feutrées, elles restent dans le cadre très
défini dans lequel elles doivent prendre place. Oui, car il y a bien lutte pour faire triompher sa propre volonté contre celle des autres.
Lorsque des lycéens se rassemblent devant leur établissement scolaire pour réclamer quelque chose, est-on face à un conflit
social ? Non, une simple crise d'adolescence, il faut que jeunesse se passe. Vous le voyez dans cet exemple, le fait de nier l'existence
même du conflit est une façon de le gagner ; alors que si les lycées parviennent à faire admettre qu'il s'agit bien là d'un conflit (en
obtenant un article dans le journal local par exemple), ils ont déjà gagné la première bataille. La définition du conflit est elle-même un
conflit. En jargon sociologique, on dit que le conflit est un « opérateur systémique », c'est-à-dire qu'il nous en apprend autant sur le
conflit lui-même que la société dans son ensemble.
Tout ceci est bien ennuyeux pour un sociologue : comment étudier le conflit si je ne sais pas de quoi il s'agit ? Le sociologue,
homme très intelligent s'il en est, a bien sûr trouvé une solution : on adopte une définition large, qui englobe tous les conflits
imaginables, de la dispute entre la mère et sa fille au conflit entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. Nous pouvons ainsi retenir la
définition de Max Weber : le conflit est « une relation sociale pour autant que l’activité est orientée d’après l’intention de faire
triompher sa volonté contre la résistance du ou des partenaires ». Pour simplifier, un conflit est une relation sociale qui met en
opposition des acteurs aux intérêts incompatibles.
Mais, tout comme les acteurs usent de la définition du conflit comme une des armes de ce conflit, les sociologues aussi jouent
avec la définition du conflit en fonction de ce qui les arrange. Ainsi, pour Karl Marx, le conflit a lieu entre deux grands groupes
d'individus appelés « classes sociales » dont l'un domine l'autre, et il vise au renversement de la domination. Pour certains sociologues
de la fin du XXè siècle par contre, le conflit s'est mué en conflit « post-moderne » : il a lieu entre des petits groupes plus ou moins
éphémères, qui cherchent à modifier les valeurs de la société ; le travail et la domination ne seraient plus au centre des luttes sociales.
Ainsi, la définition que donnent ces sociologues du conflit trahit leur point de vue général sur la société : en jargon sociologique, on dit
que le conflit est un « opérateur épistémique » (l'épistémologie est la partie de la philosophie qui s'intéresse aux conditions dans
lesquelles la science est produite), dans la mesure où « en simplifiant à peine, on pourrait avancer l’idée selon laquelle, à travers le
concept de conflit, c’est aussi bien la question de la nature du système social qui se trouve posée que celle de la sociologie elle-même »
(Pierre Birnbaum, 1991).
Cette notion de conflit est ainsi passionnante : son étude nous permet à la fois de décrire la société dans laquelle ils prennent
place (opérateur systémique) et la sociologie qui l'étudie (opérateur épistémique) ! Bon, je sens que vous n'avez rien compris à ce
charabia jargonnant, alors je passe à des choses plus simples. Nous nous demanderons dans ce chapitre comment ont évolué les
conflits sociaux au cours du siècle passé. Dans une première partie, nous nous intéresserons aux conflits du travail, et nous nous
demanderons dans quelle mesure les mutations du travail ont entraîné la fin des « conflits de classe ». Puis, dans une seconde partie,
nous nous intéresserons aux nouvelles formes de conflits nées dans les années 1970, et nous nous demanderons dans quelle mesure ces
« nouveaux mouvements sociaux » (NMS) sont bien « nouveaux ».
1. L'effet des mutations du travail sur les conflits sociaux
Depuis que les sociétés sont entrées dans la « modernité », c'est-à-dire depuis que « l'individu » existe face au groupe, soit depuis
le XVIIIè siècle environ, l’essentiel des conflits sociaux s'est déroulé sur le terrain du travail et de l’emploi. On peut essayer de
comprendre pourquoi : le travail occupe, directement ou indirectement, l’essentiel de la vie des individus, en temps d’abord (et bien
plus au XIXè siècle qu’aujourd’hui) et aussi parce qu’il est à l’origine de certaines des inégalités dont nous avons parlé précédemment
(revenus en particulier). C’est aussi dans le travail que se noue une bonne partie des relations sociales qui entourent (et intègrent, cf.
chapitre suivant) l’individu. Pour toutes ces raisons, auxquelles il faut ajouter la valeur hautement symbolique du travail, les conflits
sociaux sont bien souvent nés dans le monde du travail depuis la naissance du capitalisme.
Nous allons d’abord nous demander comment, concrètement, les conflits sociaux se développent à partir de la question du travail
(1.1.). À travers l’étude de la classe ouvrière, nous verrons comment les conflits engendrent des classes sociales, c’est-à-dire comment
le conflit agit sur la structure de la société. Nous nous demanderons ensuite quel a été l'effet des transformations du monde du travail
(et notamment de la disparition de la classe ouvrière) sur les conflits (1.2.). Enfin, nous aborderons l'exemple des syndicats et nous
verrons le rôle complexe qu’ils jouent dans la gestion des conflits sociaux (1.3.).
1.1. Des conflits du travail aux conflits sociaux
C’est la première question qu’il faut se poser : pourquoi le travail est-il une source de conflit social ? En premier lieu, bien
évidemment, parce qu'il est source d'inégalités (1.1.1.) ; mais également parce qu'il est source d'une « identité professionnelle » (1.1.2.) ;
et enfin parce qu'il entraîne une « capacité de mobilisation » (1.1.3.).
1.1.1. Les inégalités du monde du travail peuvent déboucher sur des conflits
Les sociétés modernes, et a fortiori les entreprises, sont traversées par des inégalités nombreuses qui, même si elles tendent à se
réduire sur le long terme, restent encore très importantes. Il y a là un premier motif de conflit dans le monde du travail.
Page 2 / 9
Les inégalités suscitent le conflit quand elles ne sont pas acceptées, et donc lorsqu'elles sont considérées comme injustes. Elles
sont alors souvent l’enjeu des conflits sociaux : on se bat pour accroître la part des salaires dans la valeur ajoutée au détriment des
profits, ou pour améliorer sa rémunération par rapport aux autres métiers de l’entreprise.
Mais les inégalités ne suffisent pas à engendrer un conflit social, parce qu’elles peuvent susciter une compétition entre les
individus plutôt qu’entre les groupes. C’est une analyse somme toute assez classique et assez simple. Pour améliorer sa situation, un
individu a plusieurs solutions, que le sociologue américain Albert Hirschman (1970) a appelées « exit », « voice » et « loyalty ». Il peut
tout d'abord être loyal, et attendre en retour une amélioration de ses conditions (notamment une promotion au sein de l'entreprise) : il
va alors jouer le jeu de l'entreprise, et cherchera à être meilleur que ses collègues pour monter dans la hiérarchie (concurrence entre
individus). Il peut également partir (solution exit, ou « défection »), c'est-à-dire chercher un emploi ailleurs. Lorsque ces deux
solutions ne fonctionnent pas, parce que l'entreprise ne permet pas la mobilité interne, et/ou que la situation de chômage empêche de
chercher un autre emploi, l'individu utilisera la « prise de parole » (voice) et entrera donc dans une situation de conflit.
La plus ou moins grande mobilité sociale entre les métiers joue donc sur la capacité de mobilisation. S’il existe une grande fluidité
entre les positions dans l’entreprise, si l’on peut facilement obtenir une promotion individuelle, alors un individu peut espérer
améliorer sa situation personnelle par son seul mérite, sans agir au profit de l’ensemble de son groupe social. Mais si la mobilité sociale
est faible, si les métiers restent fermés les uns aux autres, alors les revendications personnelles passeront d’autant plus par une
revendication collective. C’est en substance ce que l’on a vu sur la crise du système fordiste : les OS, de plus en plus qualifiés, se sont
révoltés collectivement contre une organisation du travail qui ne leur laissait entrevoir aucune possibilité de promotion, qui ne
témoignait guère de considération pour leurs mérites professionnels.
Vous voyez donc pourquoi les inégalités ne sont pas à elles seules la cause des conflits sociaux. Ce point-là est important, parce
qu’il permet de dissiper un préjugé un peu simpliste qui associe les gros conflits aux grosses injustices. Or, ce n’est pas toujours là où il
y a les plus fortes inégalités qu’il y a les conflits les plus durs. Par exemple, il y a plusieurs millions de mal logés en France mais on ne les
voit jamais protester.
1.1.2. Mais le conflit ne naît qu'avec la « conscience collective », s'il émerge une « identité professionnelle »
qui crée un groupe par l'opposition aux autres groupes
Ce sont les sociologues de la tradition marxiste qui ont le plus travaillé sur cette question : comment naît un groupe capable de
mener un conflit social ? En effet, il ne suffit d'avoir la même « position » au sein de la société pour former un groupe capable de mener
une lutte sociale. Karl Marx (Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1852) montrait déjà que l'organisation matérielle de la
production avait une grande importance : si les individus sont dispersés et travaillent séparément, sans se rencontrer, il leur sera très
difficile de se coordonner pour agir. Les paysans français du XIXè étaient ainsi trop dispersés géographiquement pour agir, bien qu’ils
aient eu matière à se révolter. Karl Marx les compare à un sac de pommes de terre : « ainsi, la grande masse de la nation française [les
paysans] est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu'un sac rempli de pommes
de terres forme un sac de pommes de terres ». Inversement, le regroupement des ouvriers dans les ateliers puis dans les grandes
usines, où l’on travaille ensemble, fait la pause ensemble, mange ensemble, où l’on se rencontre en allant au travail et en repartant chez
soi, a incontestablement favorisé l’organisation de la classe ouvrière. Pour Alain Touraine (La Conscience ouvrière, 1966), trois
principes sont nécessaires pour que se forme un groupe capable de conflit social : le principe d'identité, le principe d'opposition et le
principe de totalité.
La spécialisation des travailleurs dans la réalisation d'une tâche particulière (maçons, boulangers, etc.) entraîne leur
différenciation et donc l’émergence « d’identités professionnelles » distinctes. Construire son identité professionnelle, c’est
revendiquer certaines appartenances, se reconnaître une certaine position dans le groupe et dans sa hiérarchie, se sentir différent
d’autres individus (n’appartenant pas au groupe, en général). L’identité professionnelle, c’est aussi les valeurs partagées au sein du
collectif de travail, au sein d’un métier. Ces valeurs peuvent changer en fonction de ce que l’on fait dans l’entreprise (on peut penser à
la solidarité des mineurs face à la pénibilité et la dangerosité de leur métier), mais aussi en fonction de ce que l’on est (la féminisation
d’un métier peut en changer les valeurs). Ainsi, pour Touraine, le « principe d'identité » correspond au fait d'avoir conscience
d'appartenir à un groupe particulier.
Les identités professionnelles deviennent facilement concurrentes dans l’entreprise et dans la société. On veut dire par là que les
valeurs des groupes sociaux s’opposent sur toutes les questions qui concernent l’entreprise, et au-delà la société. Le premier point
d’opposition est bien sûr les inégalités de rémunérations. Chaque groupe a une idée différente de la valeur des métiers, et donc des
inégalités « justes » ou « injustes » – faut-il par exemple payer plus ceux qui fabriquent le produit ou ceux qui le commercialisent ?
Mais l’opposition s’étend aussi à la façon de gérer l’entreprise : on l’a vu dans le cas de la fermeture des usines « LU » dans le nord de la
France, où la logique entrepreneuriale de l’encadrement (recentrer l’activité du groupe sur les productions les plus rentables)
s’opposait à la logique des salariés (maintenir les sites aussi longtemps que possible pour sauvegarder les emplois). L’affirmation d’une
identité professionnelle fait donc non seulement apparaître un groupe social, mais elle lui donne aussi un adversaire. C'est ce qu'Alain
Touraine nomme le « principe d'opposition ».
Pour beaucoup de sociologues, identité et opposition suffisent à expliquer le conflit. Cependant, dans l'optique marxiste, le conflit
prend une dimension supérieure dans la mesure où il vise à la transformation complète de la société : identité et opposition ne suffisent
pas à ce qu'existe une « classe sociale ». Alain Touraine mentionne en effet ici le « principe de totalité », c'est-à-dire le fait pour le
groupe de considérer que son opposition concerne la société dans son ensemble ; le fait donc, de lutter non pour quelques menus
avantages, mais pour le contrôle de « l'historicité », c'est-à-dire de l'évolution historique de la société. C'est à ce prix qu'une « classe en
soi » (les pommes de terre) deviennent une « classe pour soi », par l'acquisition d'une « conscience de classe ».
1.1.3. Dans l'optique marxiste, les conflits du travail finissent par déborder de ce cadre pour concerner
l'ensemble de la société
L’opposition entre ouvriers et bourgeois a pris une valeur politique. Au début du XXè siècle, le clivage entre la gauche et la
droite s’est progressivement confondu avec le clivage entre travailleurs et capitalistes. Au fur et à mesure que les ouvriers devenaient
numériquement plus importants (au détriment notamment des agriculteurs, qui avaient une toute autre vision du monde), le conflit
politique s’est cristallisé sur la question de la propriété : la gauche représentait les salariés et voulait « nationaliser » le capital, c’est-àdire exproprier les capitalistes pour qu’ils ne contrôlent plus les entreprises, et donc pour résoudre le conflit social par la disparition
d’un des adversaires. Symétriquement, la droite défendait le droit de propriété comme principe, et donc le pouvoir des actionnaires
dans l’entreprise. Moins radicalement, l’enjeu politique entre la droite et la gauche était aussi l’adoption de lois et de règlements qui
limitaient le pouvoir des employeurs sur les salariés (Semaine de 40h, Congés payés, Droit du travail, protection contre les
licenciements, mais aussi indemnisation du chômage).
L’opposition entre ouvriers et bourgeois a pris une valeur culturelle. Chaque groupe a affirmé ses valeurs, et son mode de
vie. La « culture ouvrière » était nourrie de la fierté du métier : essentiellement masculin, le travail ouvrier supposait souvent la force
physique, des connaissances et astuces, essentiellement pratiques, qui se transmettaient au sein de l’atelier. La « culture bourgeoise »
était ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture savante, celle qu’on transmet à l’école et à l’université (littérature, musique classique,
sciences, beaux-arts). Les loisirs des deux groupes n’étaient pas non plus les mêmes, d’ailleurs l’obtention d’un droit aux congés payés
en 1936 avait une valeur conflictuelle symbolique : jusque-là les vacances étaient l’apanage de la bourgeoisie.
L’opposition entre ouvriers et bourgeois a engendré une véritable ségrégation sociale. Elle était visible dans la structure des
villes, où les « quartiers ouvriers » – généralement les banlieues ou la périphérie des villes – s’opposaient aux « beaux quartiers », le
centre-ville. Mais on la retrouvait aussi à l’école, puisque les enfants des classes populaires et supérieures ne fréquentaient pas les
mêmes cursus scolaires. Il a fallu attendre 1975 et la création du collège unique pour que tous les écoliers suivent la même scolarité
obligatoire.
On voit donc que le conflit social, initialement circonscrit à l’entreprise, s’est étendu à toute la société, ce qui justifie que l’on parle
de classes sociales plutôt que de groupes sociaux, puisque les groupes ne rassemblent plus seulement, par exemple, les ouvriers d’une
entreprise, mais tous les ouvriers de la société. De même, le conflit social devient un véritable mouvement social et mérite l’appellation
de « lutte des classes » parce qu’il prend une valeur générale.
1.1.4.L'analyse du conflit social peut alors être menée en termes de lutte des classes
Pour une analyse de la pensée de Karl Marx : théorie de l'exploitation, constitution des classes sociales, rendez-vous sur
www.brises.org : Ch4, Partie 1, 1.1.4.
1.2. De la « fin de la classe ouvrière » à la fin des conflits du travail ?
Nous avons vu comment l'organisation du travail pouvait engendrer des conflits sociaux ; et comment ces conflits sociaux
pouvaient « sortir » de l'entreprise pour structurer les conflits au sein de la société : l'existence d'une classe ouvrière, définie par une
même position dans le processus de production, par la création d'une identité commune, d'une culture commune (la « culture
ouvrière ») et donc d'une « conscience de classe » (classe pour soi), a engendré une « lutte des classes ».
Cependant, nous montrerons que les mutations du travail et de la société depuis la fin des « Trente glorieuses » (selon
l'expression de Jean Fourastié) ont à la fois réduit le poids des ouvriers, limité l'identité et la culture ouvrières et réduit leur capacité de
mobilisation : certains sociologues ont ainsi parlé de « la fin de la classe ouvrières » (1.2.1.). Cependant, nous montrerons que, comme
le montrent d'autres sociologues, cela n'implique pas la fin des conflits du travail (1.2.2.).
Page 3 / 9
1.2.1. Les mutations du travail ont réduit le poids des ouvriers, brouillé leur identité professionnelle et
1.2.2. Cependant, si l'influence politique et sociale des ouvriers est moins nette, les raisons du conflit avec
Les transformations du travail et les mutations de la classe ouvrière remettent-elles en cause la division de la société française en
classes sociales antagonistes ? C’est ce que pensent certains sociologues, et nous allons présenter leurs principaux arguments.
Il faut nuancer le diagnostic d’une disparition de la classe ouvrière, parce qu’il ne s’agit pas d’une disparition des ouvriers, mais de
la perte de leur statut de classe sociale, c’est-à-dire de la capacité à transposer leur conflit à l’échelle de la société tout entière. De plus,
les sources du conflit social, les inégalités, la faible mobilité sociale, perdurent toujours et même parfois s’aggravent.
Le poids numérique des ouvriers dans la population française reste important malgré leur relatif déclin. Le groupe social des
ouvriers disparaîtrait, faute de combattants en quelque sorte ? Ce n’est pas si évident que cela. En effet, aujourd’hui, près d’un tiers des
pères de famille sont ouvriers et 40% des enfants sont élevés dans un ménage où un des deux adultes au moins est ouvrier. Ce sont des
proportions élevées qui montrent que la transmission de la culture ouvrière reste toujours possible, au moins en partie. D’autre part, il
semble bien que la diminution des effectifs ouvriers soit stoppée depuis deux ou trois ans.
La faible mobilité sociale enferme encore la classe ouvrière sur elle-même et la coupe des classes supérieures. Louis Chauvel a
montré à quel point depuis vingt ans, la mobilité sociale nette est faible : les chances de monter dans la hiérarchie sociale, si l’on enlève
les effets des transformations de l’emploi, sont très faibles, et cela malgré la scolarisation allongée des enfants, ceux des ouvriers en
particulier. Aujourd’hui, on observe de plus en plus fréquemment des enfants qui ont fait des études bien plus longues que celles de
leurs parents et qui, pourtant, intègrent le marché du travail, d’une part bien plus difficilement, d’autre part à un niveau équivalent,
voire moins élevé. Résultat de cette faible mobilité ascendante : l’écart social entre les groupes sociaux a recommencé à s’accroître. Et
ce d’autant plus que, on l’a vu dans le chapitre précédent, l’accès à l’enseignement supérieur est encore très inégal selon l’origine
sociale, au détriment des enfants d’ouvriers.
Enfin, les inégalités, y compris matérielles, demeurent importantes. Certes, les ouvriers ont accédé dans leur majorité à la
consommation de masse, mais la distinction se porte sur de nouveaux biens et surtout sur les services : les taux de départ en vacances
restent très inégaux (et il ne s’agit pas des mêmes vacances quand il y a départ), l’accès à Internet reste socialement très inégalement
réparti, les cadres ont largement développé leurs consommation de services à domicile (femmes de ménage, garde d’enfants), l’habitat
reste spatialement très différencié, etc.
Conclusion : les ouvriers constituent plus certainement un groupe social qu'une classe sociale au sens marxiste du terme ; mais
cela ne signifie pas qu'ils ne peuvent pas être à l'origine de conflits sociaux. Cela ne signifie pas non plus que la situation de tous s'est
améliorée au point qu'il n'existerait plus de conflits autour du travail : c'est une problématique que nous étudierons dans la deuxième
grande partie.
diminué leur capacité de mobilisation : les théories de « la fin de la classe ouvrière »
En premier lieu, la part des ouvriers dans la population active a diminué. Le recensement de mars 1999 en France met en
évidence la poursuite du mouvement amorcé dès le milieu des années 1970 : les ouvriers étaient encore plus de 7 millions en 1982, ils
étaient 6.5 millions environ en 1990 et 5.9 millions seulement en 1999. Cela représente une diminution de plus de 15% des effectifs
ouvriers entre 1982 et 1999, alors que, dans le même temps, la population active occupée augmentait. Résultat : la part de la PCS
« ouvriers » dans la population active occupée a encore plus nettement diminué que ses effectifs : elle est passée de 32.8% de la
population active occupée en 1982 à 25.6% en 1999 (Insee, recensements de la population), soit une diminution de 22% environ.
Aujourd’hui, la part des ouvriers dans la population active est inférieure à celle des employés.
En second lieu, c'est la nature même du travail des ouvriers qui a changé : la première grande transformation est que les
ouvriers travaillent de plus en plus souvent dans le secteur des services, comme c'est le cas des chauffeurs routiers, par exemple. Ainsi,
en 2001, il y a plus d’ouvriers travaillant dans le tertiaire que d’ouvriers travaillant dans le secondaire (attention, si ce résultat vous
étonne parce que vous pensiez que les ouvriers travaillaient forcément dans le secteur secondaire, cela signifie qu’il faut que vous
revoyiez comment on répartit les actifs occupés dans les trois secteurs d’activité). Ces ouvriers sont en particulier des ouvriers
d’entretien et de maintenance. « La classe ouvrière est désormais disséminée dans les rouages de la société de services et non plus
soudée au cœur du système industriel » (E. Maurin, Sciences humaines n°136, mars 2003). Même dans le secteur secondaire, les
ouvriers font beaucoup moins souvent qu’avant des tâches de production au sens strict car celles-ci sont de plus en plus automatisées.
On a donc un développement des tâches de tri, d’emballage et de manutention en général d’un côté, et un développement des tâches
de surveillance, contrôle et réglage des machines automatisées d’un autre côté. La deuxième transformation touche la qualification des
ouvriers : la qualification personnelle des ouvriers s’est plutôt élevée (il y a davantage de diplômes professionnels) mais ils exercent
souvent un emploi dont la qualification est inférieure à celle qu’ils possèdent (31% des salariés embauchés pour un emploi ne
nécessitant pas officiellement de qualification sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP). Le nombre des emplois d’ouvriers non qualifiés
avait beaucoup diminué entre 1982 et 1994 mais il a réaugmenté entre 1994 et 2001. Au total, la part des emplois d’ouvriers qualifiés
dans l’ensemble des emplois ouvriers progresse cependant.
En troisième lieu, la taille des entreprises et du collectif de travail a diminué : parce que la nature du travail a changé, la taille
des entreprises dans lesquelles travaillent les ouvriers a beaucoup diminué. Cela s’explique d’une part par l’automatisation des tâches
de production proprement dites (certaines usines sont aujourd’hui quasi « désertes »), d’autre part par le fait que les ouvriers
travaillent de plus en plus souvent dans des entreprises du tertiaire qui sont traditionnellement, en moyenne, de taille inférieure à celle
des entreprises industrielles. Le cadre de travail des ouvriers a donc été bouleversé : les grands rassemblements ouvriers à l’ouverture
des grilles de l’usine ne font bien souvent plus partie de l’expérience vécue par les ouvriers. Mais le fait que la taille de l’entreprise
diminue ne signifie pas que les ouvriers seront plus proches du patron : en règle générale, ces petites entreprises appartiennent à de
grands groupes industriels et financiers et le pouvoir est en général bien loin du lieu de production.
En quatrième lieu, les transformations récentes du travail et de l’emploi agissent aussi sur l’identité professionnelle
(précarisation du travail, suppression de certains emplois non qualifiés, par exemple d’ouvriers, individualisation de la carrière des
salariés) : les frontières de l’emploi sont plus floues, les métiers se transforment, les horaires sont « à la carte », l’individu semble
triompher et les collectifs de travail semblent moins englobants, moins contraignants pour les individus, mais aussi moins protecteurs.
L’identité professionnelle semble donc moins « imposée » à l’individu qui doit bien davantage trouver ses repères seul pour la
construire. Dans ces conditions, on voit bien que la mobilisation en vue d’un conflit sera sans doute plus difficile à obtenir.
Enfin, la culture ouvrière recule avec la transformation du travail ouvrier. La précarisation du travail et l’expérience du
chômage (qui touche proportionnellement plus les ouvriers que les autres PCS) dévalorisent le travail ouvrier, tandis que le
changement de la nature du travail ouvrier (moins directement en contact avec la matière et la production) attaquent directement sa
spécificité. De même, les conditions de vie des ouvriers se sont transformées, semblant rejoindre celles d’une vaste « classe moyenne » :
d’une part, les revenus, et donc la consommation, se sont élevés rapidement durant les années 1960 et 1970, permettant aux ouvriers
d’accéder aux biens de consommation durables comme la télévision, la machine à laver ou l’automobile ; d’autre part, les modes de vie
des ménages ouvriers se sont également transformés par le développement du travail des femmes d’ouvriers, l’allongement de la durée
de scolarisation des enfants d’ouvriers et le développement de l’accession à la propriété grâce au crédit. Au final, les conditions de vie
semblent s’égaliser avec celles d’autres groupes sociaux et les éléments qui contribuent à forger et à transmettre la culture ouvrière
semblent peu à peu disparaître. Nous retrouvons bien ici toutes les idées de la théorie de la moyennisation de la société française.
les classes supérieures restent fortes
1.3. Le rôle des syndicats dans les conflits sociaux
Cette dernière sous-partie vise à exemplifier cette histoire des conflits ouvriers par un de ses aspects les plus marquants : la grève
et le syndicalisme. En effet, nous verrons que, parallèlement à la « fin de la classe ouvrière », on a assisté à un large mouvement de
désyndicalisation, que d'aucuns nomment « crise du syndicalisme ». Nous commencerons cette sous-partie par un aperçu historique
du développement des syndicats (1.3.1.) ; puis nous montrerons comment ils ont participé à l'émergence puis à l'institutionnalisation
des conflits (1.3.2.) ; nous verrons en quoi les transformations du travail ont affecté les syndicats et peuvent expliquer leur crise
(1.3.3.) ; nous verrons également que la montée de l'individualisme est l'un des facteurs explicatifs (1.3.4.) ; enfin, nous discuterons des
problèmes que cela pose (1.3.5.).
1.3.1. Le développement historique des syndicats
•
Les débuts de l’industrialisation
Pendant cette période, le pouvoir appartient clairement aux patrons, les travailleurs n’ont à peu près aucun droit, sauf celui de
travailler. La grève est en général interdite : en France, elle est considérée comme un délit jusqu’en 1864. Cela signifie que jusqu’à cette
date, c’est la force publique (l’armée en général) qui intervient pour empêcher les grèves et que les grévistes sont condamnés par les
tribunaux. La loi Le Chapelier (1791) que les révolutionnaires avaient votée pour interdire les « corporations », pour laisser libre accès
au marché du travail, implique que les syndicats (qui sont un regroupement d'ouvriers) sont interdits. Les conflits du travail qui
éclatent sont donc, la plupart du temps extrêmement violents et sauvagement réprimés. Ce n’est qu’à la fin du XIXè siècle, 1884 en
France, que les syndicats sont autorisés, c’est-à-dire que les travailleurs ont le droit de se réunir en un acteur collectif pour tenter de
défendre leurs intérêts.
•
La première moitié du 20è siècle
À cette période, les syndicats se construisent petit à petit et acquièrent peu à peu une certaine légitimité, tant auprès des travailleurs
qu’auprès des patrons. Le premier rôle des syndicats sera d’endiguer la violence des conflits et de diminuer les risques individuels
encourus par les grévistes en se faisant leur porte-parole. La légitimité des syndicats éclatera aux yeux de tous en 1936 (en France) : ce
Page 4 / 9
sont les syndicats qui négocient les accords Matignon avec les patrons et l’Etat, après un mouvement de grève généralisé qu’ils ont
orchestré. Parallèlement, le droit du travail se construit, essentiellement sur le plan de la protection physique des salariés pendant leurs
heures de travail.
•
La période fordiste (1945-1975)
Dans un pays comme la France, cette période est marquée par le triomphe des syndicats : on observe leur institutionnalisation, c’est-àdire qu’ils deviennent les partenaires obligés de toutes les négociations, ils participent directement à la gestion des conflits, mais aussi à
la gestion des institutions mises en place pour protéger ou défendre les travailleurs (protection sociale et tribunal des Prud'hommes).
Les conflits eux-mêmes s’institutionnalisent, c’est-à-dire qu’ils suivent tout un rituel (préavis de grève, premières négociations, échec
de ces négociations, grève effective, négociations à nouveau) dans lequel les syndicats jouent un rôle de premier plan. Le conflit se
marque essentiellement par des grèves auxquelles les syndicats appellent et qu’ils dirigent, y compris jusqu’à l’appel à la reprise du
travail. Au début des années 1970, certains en viennent, pour parler des syndicats, à employer des expressions du genre « forteresse
syndicale » ou « État dans l'État » et ceux-ci sont des piliers de la régulation sociale. Il faut rappeler aussi que les syndicats ont obtenu
le droit de co-gérer la protection sociale, la Sécurité Sociale étant l’objet d’une gestion tripartite Etat – patronat – syndicats
représentatifs.
Vous avez l’habitude d’associer les syndicats aux conflits sociaux, et même de les considérer, sinon comme la cause, du moins
comme des acteurs essentiels des conflits. Ils sont effectivement souvent à l’origine des grèves, des manifestations, et, par les
revendications qu’ils expriment, ils peuvent entretenir la tension sociale. Mais cette vision des choses ne recouvre qu’une partie de la
réalité, car les syndicats jouent en fait un rôle bien plus complexe, et, paradoxalement, permettent aussi de réduire la conflictualité
dans les entreprises. Cela amène à s’interroger sur les conséquences de la désyndicalisation que l’on constate dans les sociétés
modernes : cela va-t-il accroître ou diminuer la conflictualité dans la société ?
1.3.2. Si les syndicats ont favorisé l'émergence de conflits sociaux par leur capacité d'organisation, ils ont
également permis de les régler plus facilement par l'institutionnalisation (des conflits et des organisations)
Voyons concrètement comment le développement des syndicats peut permettre le développement des conflits sociaux dans les
entreprises, et plus généralement au niveau de la société tout entière.
Les syndicats rassemblent les moyens matériels et humains de l’action collective. L’action collective coûte cher, et les syndicats
sont d’abord un moyen de la financer. Ils collectent des cotisations, reçoivent parfois des dons ou des subventions publiques, qui
permettent de faire face aux dépenses nécessaires à la mobilisation des salariés (presse syndicale, tracts, locaux et moyens de
communication, transports des militants, caisse de solidarité pour compenser les pertes de salaires en cas de grève). Mais ces moyens
permettent surtout de payer des permanents, c’est-à-dire des personnes qui travaillent à temps plein pour le syndicat, assurent des
permanences pour informer ou aider les salariés, gèrent les aspects matériels de la vie syndicale, négocient avec les employeurs. Les
permanents et plus généralement les militants syndicaux assurent la coordination et donc l’efficacité de la revendication. En effet, si on
veut par exemple lancer une grève pour faire pression sur l’employeur, il vaut mieux que tout le monde cessent le travail en même
temps pour que la démonstration de force soit plus convaincante : c'est le rôle des syndicalistes de coordonner les actions individuelles
de revendication. Et si on veut que la grève soit un succès, il faut aussi informer les salariés à l’avance et essayer de les convaincre de
participer, et là encore, les syndicats fournissent un travail essentiel pour le développement de mouvements sociaux.
Les syndicats sont un cadre institutionnel qui permet de faire émerger des décisions collectives et de mener des négociations pour
sortir des conflits. Enfin, pour mener une action collective, il faut s’entendre sur les buts de l’action (que réclame-t-on ?), sur les
moyens à mettre en œuvre (grève, ponctuelle ou générale, manifestation, pétition). Pour prendre de telles décisions, il faut un cadre
institutionnel démocratique précis qui offre aux individus les moyens de s’exprimer, de désigner des représentants, et pour ces
représentants, il faut des instances de réunion et de décision pour aboutir à des choix collectifs représentatifs de ce que souhaitent les
adhérents. Pour mettre un terme au conflit, il faut pouvoir discuter avec un « interlocuteur » représentatif, ne serait-ce que pour savoir
quelles sont les revendications de ceux qui protestent. Il faut aussi pouvoir discuter pour chercher d’éventuelles solutions de
compromis, ou de conciliation des points de vue. Les syndicats sont aussi nécessaires pour organiser une négociation permanente qui
prévienne les conflits. Avant de prendre une décision, la consultation des syndicats permet de repérer ce qui peut éventuellement
poser problème et susciter le conflit. On peut alors négocier les solutions a priori, et ainsi faire l’économie d’une grève, par exemple.
Les syndicats permettent de maintenir le conflit social dans des formes socialement acceptables. Dès lors que l’on rentre dans un
conflit social, la question des méthodes de revendications se pose. Elle est importante parce que des « dérapages » sont toujours
préjudiciables à la cause que l’on défend. Si, par exemple, lors d’une manifestation, des violences ou des dégradations sont commises
Document 1 : les raisons du déclin de la théorie du conflit de classes
L'effondrement du bloc soviétique a disqualifié tant les réalisations pratiques que le prestige intellectuel qui pouvaient s'associer
à l'idée d'un système politique alternatif issu du conflit de classes vu par Marx.
Le monde ouvrier qui constituait une classe pivot dans ces visions du conflit social subit une crise multiforme. Elle tient à la
baisse de ses effectifs, au glissement vers le tiers monde d'une part des emplois ouvriers. Elle est liée au naufrage du communisme
comme promesse d'un monde meilleur porté par ce groupe. Elle doit aussi à la dégradation fréquente des conditions de vie des
ouvriers (chômage, précarité, recul de la puissance syndicale). Mais la véritable humiliation que subit le monde ouvrier est aussi
symbolique. Aux images valorisantes du producteur, du militant (syndical ou politique), d'hommes et de femmes assumant avec
dignité des tâches souvent difficiles, se substituent une série de représentations souvent méprisantes. Le monde ouvrier et populaire
devient mis en scène comme celui des « beaufs », des Bidochons, de la famille Groseille dans La Vie est un long fleuve tranquille.
C'est une identité collective qui se défait ainsi.
Même si de grosses différences existent en leur sein entre un instituteur, un informaticien et un cadre des assurances, la montée
des classes moyennes et professions « intermédiaires », désormais majoritaires, a contribué à estomper le sentiment des différences
sociales, de leur pertinence pour comprendre la société.
L'évolution des inégalités en matière de revenus, d'insertion, d'accès à l'emploi stimule des réactions de protestation de groupes
qui se sentent exclus. Ces protestations mettent en avant des identités religieuses, ethniques, « communautaires » où les oppositions
de classes sociales semblent devenir secondaires.
Enfin, de nouvelles réalités et de nouvelles croyances convergent pour renvoyer au second plan une vision de la société fracturée
par le conflit de classes. La mondialisation invite à penser en termes d'espace plus que de groupes. Elle alimente aussi depuis le 11
septembre le fantasme d'un « choc des civilisations » comme base de conflit. Elle suggère encore une opposition à des pays lointains
où une main-d'œuvre peu coûteuse menacerait « nos » emplois. Le thème de la société de communication fait, lui, du conflit une
anomalie, un échec par rapport à un modèle théorique de relations sociales reposant sur l'écoute et l'explication. La vision simpliste
d'une société faite d'exclus et d'inclus contribue de son côté à ramener la perception de nombre de mouvements sociaux à une
crispation de corporatismes, publics ou privés, à une défense égoïste « d'avantages acquis ».
Erik NEVEU, « Conflits sociaux et action collective », Nouveau manuel, La Découverte, 2003.
par les manifestants, ils auront plus de mal à rallier l’opinion publique. Les syndicats font ainsi fonction de « service d’ordre », pour
maintenir la revendication dans certaines limites.
Les conflits antérieurs et les négociations successives ont amené les employeurs et les syndicats, et souvent l'État, à s’entendre
pour édicter des règles qui régissent les situations de conflits potentiels. Ainsi, le droit du travail encadre les licenciements, en
précisant quand un employeur peut licencier et quelles compensations il doit éventuellement apporter. Cela permet d’éviter d’une part
une utilisation arbitraire, voire répressive, du licenciement, mais aussi de le rendre moins contestable par les salariés. De même, les
« grilles de rémunération », qui prévoient quels salaires peuvent être versés en fonction du métier ou de l’ancienneté, permettent
d’éviter que les promotions soient un sujet de conflit entre l’employeur et les salariés. L’émergence d’un droit du travail a aussi comme
conséquence de faire rentrer le juge dans l’entreprise. Le recours à la justice est en effet un moyen de faire arbitrer les litiges par les
tribunaux sans passer par le conflit social. De ce point de vue, les entreprises ressemblent de plus en plus à la société, qui se civilise en
remettant la charge de la résolution des conflits à une institution judiciaire indépendante.
L’existence de syndicats facilite donc grandement l’action collective. En ce sens, le syndicalisme peut être considéré comme un
facteur de conflictualité sociale. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que les grèves en France sont plus importantes dans le
secteur public que dans le secteur privé : les syndicats y sont encore relativement puissants et bien implantés. C'est pour cela aussi que
les chefs d'entreprise sont souvent réticents face à l'implantation de syndicats.
Le paradoxe n’est qu’apparent : les syndicats augmentent l’efficacité de la mobilisation collective et donc favorisent les conflits
sociaux, mais en même temps, ils permettent de « piloter » ces conflits et donc de les rendre moins radicaux et de leur trouver une
conclusion. Le syndicalisme rend en quelque sorte les conflits sociaux plus efficaces, mais plus raisonnables.
1.3.3. Mais, d'une part, les mutations du travail affaiblissent dans une certaine mesure les syndicats
Ce phénomène de la désyndicalisation est important à analyser, parce qu’il permet de comprendre pourquoi il est nécessaire que
les groupes sociaux soient organisés. Cela permet aussi de comprendre que la « mécanique » du conflit social est parfois aussi
essentielle que le fond de la discorde. Nous verrons dans un premier temps la réalité de la désyndicalisation, puis quelques éléments
d’explication et enfin les conséquences sur les conflits sociaux.
Page 5 / 9
La désyndicalisation est un phénomène général dans les pays industrialisés.
Document 2 : taux de syndicalisation en
Le nombre de conflits, mesuré par le nombre de journées de travail perdues du
France depuis la Libération
fait des grèves, a considérablement diminué en France depuis 20 ans : entre 3 et 4
millions de journées perdues par an pour fait de grève à la fin des années 1970,
moins d’un million en général depuis 1985. Cette diminution peut étonner : on a
parfois l’impression, à tort, que les grèves sont plus nombreuses que jamais. En
fait, elles ont beaucoup plus
Document 3 : taux de syndicalisation (%)
diminué dans le secteur
privé que dans le secteur
public, où les grèves « se
voient » plus car elles
touchent
souvent
des
Le taux de syndicalisation rapporte les effectifs des
services publics. Mais le
confédérations, connus ou estimés, à la population
secteur public emploie
active salariée.
moins de travailleurs que le
Source : Dominique Andolfatto, Dominique Labbé,
Sociologie des syndicats, La Découverte, 2000, in secteur privé. Le taux de
syndicalisation (part des
Nouveau Manuel, La Découverte.
syndiqués
dans
la
population active occupée) a beaucoup décru depuis trente ans. Aujourd’hui, en
France, on estime que 8% environ des travailleurs sont syndiqués (près de 40%
l’étaient en 1950). Le taux de syndicalisation reste bien plus élevé dans le secteur
public que dans le secteur privé (où il est d'environ 3.5%), dans les grandes
entreprises que dans les petites, même s’il a diminué partout. La diminution de
l’influence des syndicats se voit aussi au fait que certains conflits, parmi les plus
durs de ces dernières années, démarrent en dehors des syndicats, comme nous le
verrons plus loin.
Premier élément d’explication de la désyndicalisation : la montée du
chômage. C’est une explication conjoncturelle : la montée du chômage peut
expliquer que les salariés, craignant pour leur emploi, renoncent à se mettre en
grève ou à entamer un conflit avec leur employeur. Dans ce cas, on peut penser
que si la croissance repartait et si le chômage diminuait sensiblement et
durablement, le nombre des conflits pourrait repartir à la hausse.
Deuxième élément d’explication de la désyndicalisation : les transformations
du travail. Il s’agit cette fois d’une explication structurelle à la désyndicalisation.
La transformation de la Source : BIT.
Document 4 : conflits du travail (1952–2000)
structure des emplois joue
en défaveur de la syndicalisation. En effet, le nombre d’emplois ouvriers, et plus
généralement dans les industries, a considérablement diminué depuis 1975,
comme nous l’avons vu. Or, le syndicalisme a une bonne part de ses racines
dans le mouvement ouvrier. De plus, le travail dans les usines s’est transformé,
les horaires se sont flexibilisés, et les syndicats ont plus de mal à entrer en
contact avec l’ensemble des salariés. L’éclatement du collectif de travail fait que
tous les gens qui travaillent au même endroit n’ont pas forcément le même
employeur (c’est le cas quand il y a des travailleurs intérimaires) ce qui rend
plus difficile la mobilisation. Et le développement des firmes multinationales,
qui éloigne encore les travailleurs de la direction réelle de l’entreprise, rend plus
difficile l’identification et l’atteinte du groupe avec lequel on peut rentrer en
conflit. Enfin, les emplois du tertiaire, qui se sont beaucoup développés, sont
a. Hors fonction publique (conflits généralisés et
situés dans des entreprises de taille inférieure à celle des entreprises
localisés).
industrielles. Or le syndicalisme se développe plus facilement dans les grandes
Source : ministère du Travail et des Affaires sociales –
DARES, in Nouveau Manuel, La Découverte.
entreprises que dans les petites. Et la féminisation qui a accompagné cette tertiairisation joue aussi en défaveur des syndicats car les
femmes sont, en moyenne, moins syndiquées que les hommes.
Troisième élément d’explication : l’institutionnalisation des syndicats. Ce qu’on appelle l’institutionnalisation, c’est le fait que les
syndicats sont reconnus par les employeurs comme des interlocuteurs légitimes et incontournables. C’est aussi le fait que le nombre de
permanents, c’est-à-dire de personnes qui travaillent à plein temps pour le syndicat, augmente. Cette évolution peut couper les
syndicats de leurs adhérents. Ceux-ci ne se sentent plus représentés réellement par les permanents syndicaux qui négocient avec les
organisations patronales. Les syndicats apparaissent alors comme des organisations bureaucratiques dans lesquelles les adhérents ne se
reconnaissent plus, d’où la diminution du nombre d’adhésions. Il en résulte que les syndicats encadrent moins qu’avant les conflits. Ce
ne sont pas toujours eux qui appellent à la grève (certains conflits se déclenchent « à la base », sans appel des syndicats). Leur place est
prise par des « coordinations ». De quoi s’agit-il ? Les grévistes élisent des représentants, indépendamment de leur appartenance
syndicale, qui vont aller négocier avec la direction (alors que c’est le rôle traditionnellement dévolu aux syndicats) et qui viennent
rendre compte devant la « base » de l’évolution des négociations. Dans le courant des années 90, on a vu par exemple le conflit des
infirmières ou celui des chauffeurs routiers être géré de la sorte. On peut lire ici une méfiance vis-à-vis des syndicats, considérés
comme des institutions coupées de la base des travailleurs.
1.3.4. Et, d'autre part, la montée de l'individualisme, par certains aspects, remet en cause l'action collective
Pour expliquer pourquoi un conflit social éclate ou pas, on peut d’abord se demander ce que les individus ont à y gagner. On
pourrait de prime abord penser qu’ils ont forcément intérêt à participer au conflit puisqu’ils pourront de cette façon défendre ou
améliorer leur situation. Mais l’analyse se complique dès lors qu’on intègre les coûts que représente un conflit social pour les
individus : par exemple, les journées de salaires perdues lors d’une grève, le fait que l’employeur donnera sans doute moins de
promotion à un salarié peu accommodant, etc. Cela permet de comprendre les aléas de la mobilisation sociale.
Les individus se comportent en « passagers
Document 5 : le paradoxe d'Olson
clandestins » et renoncent au conflit social. Si les gains
Il est faux [de croire que le conflit apparaît quand les individus sont
tirés d’un conflit (par exemple, une hausse des salaires)
dans une situation inégalitaire]. C'est faux [...] parce que même le
concernent tous les salariés, les coûts de l’action ne
sentiment très vif qu'il faut se mobiliser contre une situation peut
reposent que sur ceux qui l’auront entreprise (les
déboucher sur son contraire. C'est là le paradoxe développé par
grévistes). Dès lors, il est rationnel pour un individu de ne
l'économiste américain Mancur Olson. Imaginons que cent habitants
pas participer au conflit, même s’il a intérêt à ce que celuid'un petit village soit excédés par les impôts locaux fixés par le nouveau
ci réussisse. En effet, s’il s’abstient d’y participer, il évite le
maire. Ils se réunissent et décident d'agir. Supposons que si chacun d'eux
coût lié au conflit mais en retire les bénéfices quand les
est prêt à donner du temps (réunions, manifestations) et de l'argent pour
autres auront fait aboutir la revendication. Mais comme
le fonctionnement d'une association de défense et l'édition de tracts, un
tout le monde fait le même calcul, personne ne s’engagera
investissement équivalent à 40€ chacun rend à peu près certain le recul
dans le conflit parce que chacun espérera profiter de
du maire et une réduction d'impôt de 100€. L'action collective est donc
l’action des autres. Dans ce cas, il y a bien peu de chances
assurée de rapporter (100-40) = 60€ à chaque protestataire. Oui. Ou
qu’un conflit social éclate.
plutôt non, car il y a plus rentable : la posture du « passager clandestin »
Mais alors, pourquoi y a-t-il quand même des
qui regarde les autres agir et faire baisser l'impôt. Et qui récupère ainsi le
conflits ? Pour rester dans la même grille d’analyse, si des
gain de 100€ sans le déduire du moindre coût de mobilisation. Égoïste,
individus participent à un conflit, c’est qu’ils tirent un
mais rentable. Oui. Ou peut-être non, car lorsque les passagers
avantage direct de cette participation, indépendamment
clandestins sont les plus nombreux la mobilisation est inexistante ou
du résultat du conflit. Il peut s’agir bien sûr d’avantages
inefficace. Olson souligne qu'on peut limiter le nombre des passagers
symboliques (notoriété, reconnaissance des autres,
clandestins, soit par la pression (aller intimider les « lâcheurs »), soit par
amélioration de l’estime de soi, nouvelles solidarités).
l'incitation (avantages individuels comme des conseils fiscaux ou des
Ainsi, par exemple, les mouvements qui se rattachent à la
« pots » gratuits aux participants à l'action). Olson a l'immense mérite de
mouvance altermondialiste tissent-ils très souvent des
souligner que l'action collective ne va jamais de soi. Fondé sur le calcul
réseaux d’échanges personnels (produits bio, échanges de
économique, son modèle fait aussi l'économie de beaucoup de questions
services, formations réciproques), intéressants à la fois sur
comme les sentiments de solidarité, le fait que le souci de dignité ou
le plan matériel et sur le plan des relations sociales.
l'euphorie de la mobilisation puissent conduire à des comportements
non calculateurs.
Erik NEVEU, « Conflits sociaux et action collective », Nouveau manuel, La
Découverte, 2003.
Page 6 / 9
1.3.5. Cet affaiblissement des syndicats n'est cependant pas sans risque et il n'est peut-être que transitoire
La désyndicalisation peut entraîner une augmentation et surtout une radicalisation des conflits sociaux. C’est au fond facile à
comprendre, puisque l’on a dit plus haut quel rôle pouvaient jouer les syndicats dans la prévention et la régulation des conflits. Sans
présence syndicale, difficile d’organiser une consultation ou une négociation, difficile de savoir sur quoi céder pour mettre fin à une
grève.
2. La diversification des objets et des formes de l'action collective
Si depuis la révolution industrielle, l’essentiel des conflits étaient des conflits du travail, on voit apparaître, surtout depuis les
années 70, de nouvelles formes et objet de conflit. Ces « nouveaux mouvements sociaux » (« NMS ») se démarquent apparemment des
mouvements traditionnels par leurs acteurs, par les valeurs qu’ils véhiculent et par les formes concrètes qu’ils prennent. Si on parle de
« mouvements sociaux » plutôt que de « conflits », ce n’est pas que les désaccords sont moins grands ou les protestation moins
violentes, mais pour signifier que ces mouvements ne sont plus forcément l’expression d’un groupe contre un autre groupe, mais
parfois l’expression du groupe s’adressant à la société tout entière. La plupart du temps, l’objectif est de transformer les règles, les
comportements et les valeurs de la société sur un aspect particulier.
Pour étudier ces nouvelles formes de conflictualité, nous verrons d’abord ce que sont les « Nouveaux Mouvements Sociaux »,
comment on peut les distinguer des conflits du travail classiques. Nous nous demanderons ensuite si l’émergence de ces mouvements
sociaux fait disparaître les conflits du travail. Enfin, nous étudierons comment ces Nouveaux Mouvements Sociaux participent à la
transformation de la société.
2.1. Les Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS)
La première étape est de comprendre en quoi il y a eu transformation des conflits sociaux. Puis, nous évoquerons deux exemples
assez emblématiques de ces « Nouveaux Mouvements Sociaux ».
2.1.1. Les « Nouveaux » Mouvements Sociaux : nouveau contexte, nouveaux acteurs, nouveaux thèmes,
nouvelles formes d'action
Les NMS vont apparaître dans une société différente ; ils vont mettre en scène de nouveaux acteurs, porter sur de nouveaux
enjeux, et utiliser de nouvelles formes d’action et de revendication.
Les NMS sont tout d'abord fortement liés à la « moyennisation » de la société. Celle-ci entraîne en premier lieu la modification
des clivages sociaux : la proximité économique et culturelle révèle les différences en termes de valeurs. En second lieu, il y a
développement de la tolérance et d'une certaine permissivité (notamment des les années 1970), ce qui est propice à la formation de
revendications identitaires (si on ne m'autorise pas à être homosexuel, je me cache ; si on me l'autorise, alors je vais demander à avoir
un certain nombre de droits).
Les NMS mettent également en scène de nouveaux acteurs : dans cette société moyennisée et relativement permissive, les
« travailleurs » ne sont plus les seuls à manifester leur mécontentement. On voit aujourd’hui les étudiants, les chômeurs, les opposants
à l’installation d’une décharge nucléaire, les femmes, les Corses ou les homosexuels, par exemple, manifester leur mécontentement.
Autrement dit, des acteurs, qui peuvent être par ailleurs des travailleurs, ont fait irruption sur la scène des conflits au nom d’intérêts
non exclusivement matériels, des intérêts « post-matérialistes » comme l'écrivent le sociologue américain Ronald Ingelhart (The Silent
Revolution, 1977) et Alain Touraine (La Société post-industrielle, 1969 : le même auteur qui s'intéressait à la classe ouvrière cherche le
« sujet historique » qui la remplacera). Comme la société est devenue « post-industrielle », les revendications deviennent « postmatérialistes » : je ne demande pas de l'argent, je demande de la reconnaissance, je demande le droit d'exister ! Ces nouveaux acteurs se
réunissent sur la base d’un rejet commun d’une situation qu’ils jugent préjudiciable soit à leurs propres intérêts, soit aux intérêts des
générations futures (cas des écologistes, par exemple).
Les NMS portent donc aussi sur de nouveaux objets de conflits, qui révèlent des valeurs nouvelles. Ces nouveaux mouvements
sociaux vont avoir pour objet, par exemple, la défense de l’environnement, la réalisation de l’égalité entre hommes et femmes, la
défense des consommateurs. Derrière ces objets, apparaissent des valeurs altruistes : c’est au nom d’une certaine idée de l’intérêt
collectif, en particulier à long terme, que les militants se mobilisent, mais c’est aussi au nom de la défense des minorités (les noirs, les
homosexuels) ou de la défense des droits (mouvements des « sans » : sans papier, sans logement). Les plus grandes manifestations de
ces dernières années ont concerné la défense de l’école privée (en 1985), au nom des valeurs religieuses, et la défense du service public
(en 1995). Par l’affirmation de ces valeurs nouvelles, le groupe cherche parfois à obtenir la reconnaissance d’une identité particulière
(pensez aux revendications régionalistes, par exemple).
Les NMS utilisent enfin des formes d’action nouvelles, des « répertoires d'action » différents : dans ces nouveaux conflits, la grève
traditionnelle n’est pas toujours possible. L’expression prendra donc des formes différentes : boycott de certains produits, marches de
protestation, barrages routiers, occupations de locaux, destructions matérielles, grèves de la faim, « sit-in », « lie-in », « die-in »
pétitions. Le registre est varié, mais vise souvent à occuper l’espace public de manière à être visible et en particulier d’être médiatisé.
Ces actions sont destinées à faire pression sur les autorités politiques, seules habilitées à transformer les règles, et à prendre à témoin le
plus de citoyens possible. On peut aussi dire que la plupart de ces nouveaux mouvements sociaux sont marqués par une méfiance visà-vis des organisations traditionnelles (syndicats, partis politiques, par exemple) et de leurs méthodes, souvent dénoncées comme
centralisatrices et sclérosantes pour la spontanéité et l’initiative individuelles.
2.1.2. Un exemple de NMS : le féminisme
Le féminisme est un mouvement social extrêmement important dans nos sociétés parce que la transformation du statut des
femmes a profondément changé la société, et continue de le faire. L'égalité entre hommes et femmes, même si elle est encore
incomplète, est un changement social majeur à l'échelle de l'histoire des sociétés humaines.
•
L’histoire du mouvement
Il n’est pas récent et se retrouve dans tous les pays développés. À l’origine, dès le XIXè siècle dans certains pays, la revendication est
essentiellement politique : il s’agit d’obtenir le droit de participer aux élections, d’être considérées comme des êtres majeurs dans tous
les sens du terme (juridique, en particulier). Mais la revendication ne porte pas sur la façon dont la société a réglé le partage des tâches
et du pouvoir entre les sexes, à l’intérieur des familles en particulier. Dans les années 1960, les revendications féministes vont changer
complètement de nature. Elles vont porter sur le droit à disposer de son corps (liberté de contraception et d’avortement), sur la
domination au travail et dans la famille (partage des tâches), sur l’égalité des droits dans tous les domaines.
•
L’émergence de nouvelles solidarités et donc de nouveaux groupes sociaux
Ce mouvement génère de nouvelles solidarités : alors que toutes les femmes sont loin d’adhérer à des groupes féministes, les
revendications féministes développent chez de très nombreuses femmes le sentiment d’appartenance à un groupe dominé, qui doit se
défendre. L’identité féminine est affirmée en tant que telle, et les conflits, quels qu’ils soient, vont de plus en plus souvent être traversés
par les revendications féministes. Comme l'explique l'historienne Michelle Zancarini-Fournelle, cette quête d'identité féminine poussa
nombre de féministe à refuser le mariage, l'alliance avec l'ennemi, et à devenir homosexuelles par choix politique.
•
L'utilisation d'un répertoire d'action novateur
En France, le féminisme s'est réellement développé dans les années 1970, autour du « MLF » (Mouvement de Libération de la
Femme »), fondé lors de la manifestation du 26 août 1970, un « blasphème » républicain constitué par le dépôt d'une gerbe sur
la tombe du soldat inconnu, avec cette inscription « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ». Pour l'un de leurs
combats les plus importants, celui de la maternité libre (contraception et avortement), 343 femmes (dont Catherine Deneuve,
Marguerite Duras, Brigitte Fontaine, Simone de Beauvoir et Jeanne Moreau) menées par l'avocate Gisèle Halimi publient en
1971 dans Le Nouvel Observateur le « Manifeste des 343 », affirmant toutes avoir subi un avortement, et s'exposant ainsi à des
sanctions pénales. Elles furent rapidement nommées « les 343 salopes ». En 1981, la radicalité du mouvement s'estompe avec la
création du « Ministère des droits de la femme ».
•
La création de nouvelles règles sociales.
Petit à petit, le mouvement féministe a généré de nouvelles règles, en particulier juridiques : la législation a été transformée dans de
nombreux pays afin de garantir l’égalité des droits. La discrimination au travail a été interdite, des nouvelles règles ont été adoptées
dans le domaine du droit de la famille (en particulier pour assurer l’égalité du père et de la mère vis-à-vis des enfants). On sait bien
cependant que passer des nouvelles règles à une nouvelle réalité nécessite parfois beaucoup de temps. C’est bien le cas dans ce
domaine : l’égalité affirmée sur le plan politique depuis 1946 en France n’a pas permis une meilleure représentation des femmes à
l’Assemblée nationale. La loi sur la parité, qui impose une égalité de candidatures entre hommes et femmes, n’a pas sensiblement
amélioré les choses puisque le nombre de femmes élues n’a augmenté que de 8 ! Ces nouvelles règles sont sous-tendues par une
transformation des valeurs, même si elle est lente : la domination masculine n’est plus jugée comme « naturelle » dans notre société.
Page 7 / 9
2.2. Est-ce la fin des conflits du travail ?
Document 6 : « Le mythe d’un pays gréviste »
La France serait une nation « grévicultrice » : le pays du « droit de paralyser » (Le Figaro, 17 février 2004), qui préfère la « guerre
sociale aux compromis » (Le Monde, 26 mai 2003) et souffre d’une « forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens »
(Christine Ockrent, Les Grands Patrons, 1998) car « nul autre pays occidental ne se comporte ainsi » (L’Express, 5 juin 2003). Un bref
rappel de la réalité historique et statistique de ce phénomène n’est donc pas sans intérêt.
Premier élément du mythe, la France serait un pays de grévistes. Le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de
grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900 000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics
spécifiques (1982, 1995, 2001), l’ampleur et la fréquence des mouvements sociaux ne cessent de diminuer alors même que la
population active ne cesse d’augmenter. La fonction publique se substitue par ailleurs progressivement aux salariés privés dans le
cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de journées grevées étaient comptabilisées dans le secteur privé, pour 200 000
seulement dans le secteur public. En 2005, 224 000 dans le privé pour 1 million dans le public. La part du public dans les
mouvements sociaux est passée de 3 % dans les années 70 à 30 % à la fin des années 80 puis à 60 % à compter du milieu des années
90.
En effet, les principales causes de cet effondrement statistique concernent les salariés du secteur privé. Ainsi de la précarisation
des emplois, du chômage, de la désindustrialisation, de la désyndicalisation ou du démantèlement progressif du droit du travail. Un
salarié en CDD ou en CNE va-t-il faire grève ? Les restrictions budgétaires successives et l’effritement graduel des avantages
spécifiques de la fonction publique, combinés au nombre relativement important des fonctionnaires, expliquent également ce
glissement. Enfin, le statut particulier des agents de l’Etat facilite l’exercice du droit de grève, de plus en plus théorique pour de
nombreux salariés privés. Dans le secteur privé, les 224 000 journées de grève en 2005 représentent, à l’aune d’une population active
de 16 millions de salariés, 0,01 journée par salarié et par an. Sur une carrière professionnelle de quarante années, un salarié français
fera donc grève moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de quatre jours. Des chiffres à comparer avec les trente-trois
millions de journées non travaillées pour cause de maladie en 2005. La grève apparaît cent quarante-sept fois moins pénalisante pour
notre économie que les arrêts maladies. La réalité est donc fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.
Second élément du mythe, la France recourrait davantage à la grève que ses voisins. Sur la période 1970-1990, la France est
onzième sur les dix-huit pays les plus industrialisés en termes de journées non travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée grevée
par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins que le Royaume-Uni (septième), 1,6 fois
moins que les États-Unis (huitième). Sur la période récente (1990-2005), la France demeure onzième sur dix-huit, avec une
conflictualité qui s’est effondrée (0,03 journée de grève par salarié et par an) et demeure toujours inférieure à la moyenne
(0,04 journée grevée). Les modèles nordiques – réputés en France pour la qualité du dialogue social qui y régnerait – se situent en
tête du classement : le Danemark est premier, la Norvège quatrième et la Finlande septième. Ainsi la « flexsécurité », tant vantée par
les dirigeants français, semble caractérisée par un niveau de conflictualité nettement plus important. Un paradoxe qui ne semble pas
intéresser les défenseurs de son introduction progressive dans notre pays. La France, en dessous de la moyenne des pays
industrialisés, n’est certainement pas le berceau de la « gréviculture » décriée par nos médias et nombre de nos politiques.
Troisième élément du mythe, les grèves françaises se caractériseraient par des journées nationales destinées à paralyser l’activité
économique. Sur la période 1970-1990, les conflits localisés représentaient 51,2 % des journées non travaillées pour fait de grève, loin
devant les 34,9 % de conflits généralisés (propres à une profession) et les 13,9 % de journées nationales d’action. Sur la période plus
récente (1990-2005), les conflits localisés représentent 85 % des grèves, pour 14 % de conflits généralisés et seulement 1 % de journées
nationales ! La France est treizième sur dix-huit en termes de mobilisation des grévistes. Que pouvons-nous en conclure ? Pays le
plus faiblement syndicalisé de l’Union européenne, marqué par un taux de chômage élevé et une hostilité croissante des médias à
l’égard des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de grévistes.
François Doutriaux (enseignant en droit privé et consultant juridique indépendant, spécialisé en droit du travail et en droit
pénal), Libération, 14 novembre 2007.
L’émergence des NMS et le déclin de la syndicalisation dont on a parlé dans la première section de ce chapitre peuvent faire croire à une disparition des
conflits sociaux traditionnels. On assisterait en quelque sorte à une fin des conflits dans l’entreprise, et à un déplacement de la conflictualité dans la société
civile autour de thèmes plus universalistes, plus généraux, voire plus abstraits, et en tout cas déconnectés de la structure des classes sociales. Nous allons voir
que cette analyse doit être pour le moins nuancée.
2.2.1. Les NMS sont plus adaptés à nos sociétés individualistes et mondialisées, où la place du travail se
réduit
Plusieurs éléments peuvent expliquer la montée des NMS et le recul relatif des formes traditionnelles de conflit social.
La montée de l’individualisme contribue à ce que les individus se mobilisent de plus en plus dans une démarche personnelle. Cela
ne signifie pas qu’ils défendent uniquement leur intérêt particulier, mais qu’ils n’agissent pas uniquement en fonction de l’intérêt de
leur groupe social. Le droit du travail encadre aujourd’hui assez strictement les relations professionnelles, ce qui rend moins nécessaire
la défense collective des droits professionnels. De plus, l’expression de l’identité se fait plus souvent hors du travail. Chacun souhaite
construire son identité propre et revendique qu’elle soit reconnue et prise en compte dans l’espace public, ce qui n’était pas le cas
auparavant. Ainsi, l’homosexualité a toujours existé mais le fait de vouloir que l’homosexualité soit reconnue comme une composante
« officielle », publique, de l’identité des individus est nouveau.
La mondialisation des échanges et des firmes peut aussi expliquer en partie l’émergence des NMS. D’abord parce que la
mondialisation génère des conflits particuliers (remise en cause de la stratégie des firmes, par exemple par rapport aux pays pauvres),
mais aussi parce que le cadre national paraît parfois mal adapté pour revendiquer : ainsi la lutte contre les OGM ou, de manière plus
générale, la lutte pour la protection de l’environnement, dépasse forcément le cadre national.
La place du travail dans la société se réduit et donc la solidarité se construit aussi en dehors des relations au travail. Le temps de
travail se réduit, tant au niveau de la semaine que de la vie entière. En conséquence, puisque les individus vivent de plus en plus en
dehors du lieu de travail, ils construisent aussi de plus en plus de lien social sur d’autres bases que le travail. En effet, la solidarité, si elle
naît moins qu’avant des rapports du travail, doit bien être construite quelque part, car une société, des individus, ne sauraient vivre
sans elle. Les individus vont de plus en plus choisir avec qui ils vont construire ces liens sociaux : voisinage, associations, etc. Ceux-ci
seront donc davantage choisis que subis. C’est ainsi que l’on peut expliquer la vitalité de la vie associative. Les associations n’ont jamais
été aussi nombreuses que ces dernières années en France, et même si on doit relativiser les chiffres (car ils contiennent les clubs
sportifs qui connaissent un fort développement), ceux-ci sont significatifs d’une nouvelle forme de lien social.
2.2.2. Mais les NMS ne sont pas si « nouveaux » que ça, et ils se mêlent en fait aux conflits traditionnels
Comme nous l'avons expliqué en introduction, la définition du conflit nous en apprend souvent plus sur la société et sur le
sociologue que sur le conflit lui-même. Cette « fascination » pour le nouveau, qui est d'ailleurs souvent valorisé par rapport au
matérialisme plus archaïque, nous apprend ainsi que c'est certainement la société qui a changé plus que les conflits : les conflits du
travail ont-il disparu, ou bien les médias, les hommes politiques et l'opinion publique ne veulent-il plus en entendre parler ? Les
conflits post-matérialistes dominent-ils, ou est-ce plutôt que les sociologues (plus éduqués que la moyenne, et donc aux valeurs plus
proches des NMS que de la classe ouvrière) ne s'intéressent qu'à eux ?
Le fait que les acteurs aient changé peut être remis en cause : les conflits du travail sont toujours présents. Comme le démontre
Olivier Fillieule, il y avait dans les années 1980 quantitativement plus de conflits matérialistes que de conflits post-matérialistes, alors
que les médias ne mentionnaient quasiment que les conflits post-matérialistes. Ce sont donc bien toujours les travailleurs s'organisent
en mouvement social.
Parallèlement, les « nouveaux » objets de revendication existent de puis fort longtemps. Les « suffragettes » demandent le droit de
vote depuis le XIXè siècle (en Angleterre). L'une des chansons du « MLF » était : « nous ne sommes pas sans passé, les femmes ». On
peut également penser aux mouvements abolitionnistes (pour l'abolition de l'esclavage, au XIXè siècle), ou les mouvements de lutte
contre la peine de mort. De même, les études approfondies des mouvements ouvriers du début du XXè siècle démontrent que les
revendications qualitatives étaient également présentes.
Enfin, la distinction entre les « vieux » répertoires d'action et les nouveaux n'est pas non plus tout à fait satisfaisante. Les NMS se
sont institutionnalisés comme les syndicats : création du ministère des Droits de la femme, du ministère de l'Environnement. Les
conflits du travail reprennent certains répertoires des NMS. En effet, on observe ces dernières années un renouveau des conflits du
travail, en particulier lié à la fermeture ou à la réorganisation d’entreprises. Et un nouveau syndicat, Sud, plus proche de ses adhérents
et avec des formes d’action moins traditionnelles, se développe dans plusieurs secteurs de l’activité. Cela montre que finalement, il y a
peut-être une certaine convergence de ces différentes formes de conflit. Et l’opposition conflits traditionnels du travail / nouveaux
mouvements sociaux est peut-être moins pertinente qu’elle pouvait apparaître dans un premier temps.
2.2.3. L'altermondialisme : nouveau mouvement social ou conflit du travail ?
À travers l’exemple du mouvement des opposants à la mondialisation, on peut voir comment NMS et conflits sociaux
traditionnels se mélangent et se confondent.
•
Définition de l’altermondialisme
On retient aujourd’hui de plus en plus l’appellation « altermondialiste » (et non pas antimondialiste comme au début du mouvement à
la fin des années 90) pour signifier que le mouvement ne s’oppose pas à la mondialisation en général, mais à la mondialisation telle
qu’elle existe aujourd’hui – cette formulation revendique donc une autre mondialisation. Ce mouvement est présent dans la plupart
des pays du monde. Son objet est clair : il s’oppose de manière explicite à la mondialisation telle qu’elle se développe aujourd’hui par
l’action des firmes transnationales et celle des organisations mondiales comme le FMI ou la Banque mondiale.
Page 8 / 9
•
Quels sont les groupes sociaux en action ?
Le mouvement altermondialiste est structuré généralement autour d’associations qui ne prétendent pas représenter un groupe social
particulier (on peut penser par exemple à l’association ATTAC, Association pour la Taxation des Transactions financières pour l'Aide
aux Citoyennes et citoyens, qui est emblématique de la lutte anti-mondialisation en France actuellement). On semble donc loin des
conflits sociaux tels qu’on les a décrits plus haut. Cependant, les choses ne sont pas si tranchées. En effet, on retrouve dans la
mouvance altermondialiste les acteurs traditionnels des conflits sociaux. Ainsi, les syndicats sont souvent directement partie prenante
des associations altermondialistes, et en tout cas, les adhérents de ces associations sont souvent des adhérents de syndicats ou de partis
politiques « traditionnels ». La collusion entre des associations comme ATTAC et la Confédération paysanne de José Bové est une
bonne illustration de ce « recyclage » des acteurs sociaux dans les NMS. José Bové était candidat à l'élection présidentielle de 2007 au
nom du « Collectif national d’initiative pour un rassemblement antilibéral de gauche et des candidatures communes », duquel font
partie notamment ATTAC, le Parti Communiste Français, et des syndicalistes. Nombre d'acteurs de l'atermondialisme sont
« multipositionnés » : Christophe Aguiton est une figure connue pour être un militant d'Attac, de Sud, et d'AC ! (« Agir ensemble
contre le chômage »).
•
Au nom de quelles valeurs ?
Manifestement, au nom de valeurs universalistes, comme la protection de la dignité des personnes (par exemple, dans la lutte contre le
travail des enfants), la protection de l’environnement pour les générations futures (dans la lutte contre la déforestation sauvage au
Brésil, par exemple) ou la lutte contre les inégalités générées par les stratégies de développement adoptées par les firmes
transnationales : il s'agit donc bien là de revendications du type « NMS ». On voit également ici très clairement qu’un mouvement
social peut chercher à s’opposer à un changement social. Mais observons également que le mouvement altermondialiste réunit des
revendications extrêmement diverses dont certaines relèvent souvent de la défense d’intérêt de groupes sociaux très « classiques » (par
exemple, l’opposition d’agriculteurs aux importations en provenance des pays pauvres). Le point commun est la dénonciation du
pouvoir jugé exorbitant des firmes transnationales : celles-ci, grâce à leur pouvoir économique, imposent des décisions qui devraient
relever, aux dires des altermondialistes, du domaine politique et du débat démocratique.
•
Par quelles méthodes d’action ?
Celles-ci sont aussi variées que les revendications. Elles visent toujours à rendre les actions visibles, en particulier au niveau des médias
(cf. les « fauchages » d'OGM), de manière à informer le plus de monde possible. Notons qu’Internet joue un rôle de plus en plus
important dans le domaine de la popularisation de ces luttes (diffusion de l’information sur de très nombreux sites, mais aussi actions
collectives via le net : signature de pétitions, blocage des sites officiels). On voit en tout cas ici clairement l’influence des NMS dans le
renouvellement et la diversification des formes de revendications. Mais on voit également qu'Attac s'institutionnalise petit à petit (cf. la
candidature de José Bové à la Présidentielle).
•
Ce mouvement altermondialiste a-t-il créé du changement social ?
La réponse est évidemment positive : par exemple, les firmes transnationales ont dû prendre en compte les critiques sur le travail des
enfants (certaines ont même réussi à en faire un argument de vente dans leur publicité) et pour les enfants en question et leurs
familles, cela change évidemment quelque chose. Le mouvement altermondialiste a également créé des solidarités transnationales, si
l’on peut dire, et c’est aussi très nouveau, les mouvements sociaux traditionnels se limitant pratiquement toujours au cadre national.
2.3. Nouveaux Mouvements Sociaux et changement social
On a vu dans la première section que les conflits du travail avaient profondément transformé l’entreprise, notamment en faisant
émerger un droit du travail et en structurant les groupes sociaux en acteurs collectifs. Il faut s’interroger symétriquement sur l’effet
que peuvent avoir les NMS sur la société et sur les transformations qu’ils impulsent.
2.3.1. Les NMS font apparaître de nouveaux conflits en remettant en cause la légitimité d’inégalités qui
étaient jusque-là socialement acceptées
Les NMS renouvellent la conflictualité sociale en faisant apparaître de nouveaux thèmes de discorde. Il s’agit en fait de dénoncer
de nouvelles inégalités, mais plus sûrement encore de dénoncer des inégalités dont la société s’accommodait jusque-là : en les
montrant du doigt, ils les rendent visibles, illégitimes, injustes, et impulsent donc le changement.
C’est le cas bien évidemment pour le féminisme : ce mouvement n’est pas apparu parce que la situation des femmes s’est
dégradée, mais bien parce que l’inégalité entre hommes et femmes a cessé d’être tolérable aux yeux d’une frange croissante de la
population. De même, l’altermondialisme s’en prend à un processus de mondialisation qui était habituellement présentée comme
inéluctable, et presque « naturelle ».
C’est d’ailleurs plus généralement un critère de réussite d’un mouvement social : dans quelle mesure arrive-t-il à faire perdre sa
légitimité à l’inégalité qu’il dénonce, à la « transformer en injustice » en quelque sorte. On peut ainsi remarquer que les mouvements
en faveur des « sans papiers », par exemple, ont beaucoup plus de mal à faire admettre à la société française que les droits des
immigrés, a fortiori des immigrés clandestins, doivent être rapprochés des droits des citoyens français.
2.3.2. Les NMS font émerger de nouvelles valeurs et de nouvelles normes, voire des modèles culturels
alternatifs
Comment dénonce-t-on une inégalité ? Comment la fait-on passer pour une injustice ? Toujours en faisant référence à des
valeurs. Par exemple, le féminisme fait référence explicitement à l’égalité pour dénoncer le sexisme de la société. S’il y a conflit, c’est
que la ou les valeurs mises en avant ne sont pas partagées par la société ou entrent en contradiction avec une autre valeur de la société.
Les NMS sont donc l’occasion d’une transformation culturelle de la société, parce qu’ils bousculent et renouvellent son système de
normes et de valeurs.
Pour reprendre encore l’exemple du féminisme, on a bien vu dans le débat autour de la loi sur la parité en politique que deux
valeurs s’opposaient : l’égalité entre les sexes et l’universalisme politique (c’est-à-dire le fait qu’un citoyen français ne se définit pas par
son sexe, son origine ethnique, ou ses croyances religieuses). De même, dans le cas du PACS, on a assisté à un conflit entre la
revendication d’une reconnaissance des couples homosexuels au nom de l’égalité (et aussi de l’universalisme dont on vient de parler),
et une vision plus traditionnelle (ce qui ne veut pas dire mauvaise !) de la famille, le débat étant focalisé sur l’homoparentalité.
2.3.3. Les NMS essaient de déboucher sur une transformation de la société en influençant les politiques
publiques
Au-delà de la transformation des valeurs, les NMS agissent sur la société en faisant modifier les lois, les règlements ou les
décisions publiques, bref en changeant le fonctionnement et l’organisation de la société. Les exemples abondent et l’on en a déjà cité
quelques-uns. Rappelons pêle-mêle la loi sur la parité, sur l’IVG, ou sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, le droit à la
contraception, le PACS, l’abandon du projet de canal Rhin-Rhône, l’interdiction des farines animales, le « Grenelle de
l'environnemen ».
Cette action sur l’Etat et plus généralement la sphère publique pour transformer la société pourrait paraître propre aux NMS, les
conflits traditionnels agissant au niveau de l’entreprise et aboutissant à des accords entre groupes sociaux limités à une entreprise ou
une branche. En fait, cette distinction est fausse. En effet, les conflits du travail se limitaient autrefois (en gros, avant la seconde guerre
mondiale) à l’entreprise ou la branche parce qu’il n’était pas admis que l’Etat intervienne dans les relations au travail. Mais
progressivement, et tout particulièrement sous la pression des conflits sociaux, l’intervention étatique et réglementaire s’est
développée, notamment par le développement du droit du travail. D’ailleurs, les conflits du travail se règlent aujourd’hui souvent par le
recours à la loi : loi sur les 35 heures (ou sur leur assouplissement !), loi sur les licenciements, etc. Les NMS profitent donc d’une
possibilité d’action sur la société qui s’est développée grâce aux conflits du travail. Il ne faut donc pas opposer artificiellement les deux
modes d’action.
En conclusion de ce chapitre, il faut rappeler que les conflits, qu’ils soient du travail ou pas, sont un passage obligé pour le
changement social, on l’a largement montré dans ce chapitre. Il serait donc complètement utopique de vouloir qu’il n’y en ait pas. Mais
on veut souligner ici que les conflits ne sont pas forcément révolutionnaires, ils peuvent être aussi conservateurs.
Il y a des conflits conservateurs, c’est-à-dire qui visent à empêcher le changement de se produire. Les exemples ne sont pas
difficiles à trouver, qu’ils soient historiques (exemple du mouvement des luddistes, c’est-à-dire des travailleurs qui s’opposaient au
XIXè siècle à la mise en place de machines parce qu’elles prenaient, disaient-ils, la place des travailleurs) ou contemporains. Parmi ces
conflits, il y en a que l’on peut qualifier de corporatistes quand ils visent à défendre les intérêts d’un petit groupe, une profession par
exemple, contre l’intérêt de la majorité. La plupart du temps, les conflits naissent non pas du changement lui-même, mais de ses
conséquences sur une partie des travailleurs. Refusant ces changements, ces travailleurs se mobilisent pour essayer de les empêcher.
Il y a d’autres conflits qui visent à imposer des changements : si l’on pense à la grève générale qui s’est produite en France en mai
1968, on a un mouvement qui ne vise pas d’abord une amélioration des salaires. Ce que revendiquent essentiellement les travailleurs,
c’est une « autre vie », c’est-à-dire une diminution du temps de travail et une autre qualité de vie au travail (davantage de
responsabilité, par exemple). Le souhait était que la vie ne se résume pas au « métro, boulot, dodo » traditionnel. Même si le conflit de
mai 1968 s’est résolu essentiellement dans des hausses de salaires, c’était l’amorce de changements très importants dans les
revendications des salariés et dans l’organisation du travail à l’intérieur des entreprises.
Page 9 / 9
Enfin, il est parfois difficile de déterminer si un conflit précis est plutôt porteur de changements ou plutôt conservateur. Il peut
apparaître simplement comme revendiquant une amélioration des salaires, par exemple. Mais ses conséquences à long terme peuvent
être une transformation des conditions de travail pas forcément désirée par les travailleurs : ainsi, si la hausse des salaires impose un
partage de la valeur ajoutée davantage en faveur des salariés, le patron va essayer de mettre en œuvre une transformation de
l’organisation de la production qui va lui permettre d’économiser du travail et d’augmenter la productivité (production en flux tendus,
par exemple). Autrement dit, les changements engendrés par les conflits ne sont pas forcément consciemment souhaités par les
acteurs.
De la même manière, la sphère du travail et la sphère « hors travail » si l’on peut dire, ne sont pas étanches. Ainsi un changement
dans les entreprises, par exemple le passage aux 35 heures, pourrait générer des changements sociaux importants dans le partage des
tâches entre hommes et femmes. Mais le changement social peut aussi générer des conflits à l’intérieur de l’entreprise. Par exemple,
dans les années 50 et 60, la scolarisation s’est beaucoup développée en France. Les jeunes arrivant sur le marché du travail, même sans
beaucoup de diplômes, avaient tous été scolarisés au moins huit ans et souvent plus. Leur compréhension de ce qui se passait dans
l’entreprise, leurs connaissances générales, les ont amenés à refuser de plus en plus souvent le type de relations qui existaient souvent
dans les ateliers alors (relations très hiérarchisées où l’ouvrier n’avait rien à dire). Cela a débouché sur de nombreux conflits mettant en
cause en particulier l’encadrement le plus proche (les contremaîtres, par exemple, pour les ateliers), « les petits chefs », comme on
disait à l’époque. Pour être un peu provocateur, on pourrait également arguer du fait que les attaques contre les Sciences économiques
et sociales émanant de certains dirigeants d'entreprise peuvent s'expliquer par les problèmes que l'enseignement de cette discipline
pose au sein de l'entreprise : des salariés au fait du fonctionnement de l'entreprise, du marché et de l'économie sont peut-être moins à
même d'accepter toutes les décisions de leurs patrons ; cela pourrait ainsi être une source de conflit au sein de l'entreprise. Il faut donc
aussi que l’organisation du travail s’adapte au changement social. Cela prend souvent du temps et cela débouche sur des résistances,
donc des conflits.
Finalement, on voit que les conflits et le changement social interagissent les uns sur les autres : au cours du temps, les conflits
génèrent du changement social et le changement social transforme les conflits. Aujourd’hui, ni les conflits, ni la société ne ressemblent
plus à ce qu’ils étaient au XIXè siècle. Cette transformation se poursuit évidemment. Mais la remise en cause de la centralité du travail,
dont nous allons parler dans le prochain chapitre, modifie les conflits. De nouvelles formes et de nouveaux objets de conflits
apparaissent, que ce soit dans le domaine du travail, que ce soit dans les autres domaines de la vie sociale. Ces conflits tissent donc la
vie sociale alors même qu’ils opposent les membres de la société entre eux. C’est la question que nous allons aborder dans le chapitre
suivant : comment, malgré ces conflits, et peut-être même grâce à ces conflits, la solidarité se crée-t-elle entre les membres d’une
société ?
CONFLITS ET MOBILISATION SOCIALE : QUESTIONS
Questions (les réponses se recoupent parfois ; ne pas rédiger l'intégralité) :
Les questions 1 à 11 et la question 13 sont à faire pour le mardi 17 février.
1.
2.
Quelle est la différence entre un conflit social, une action collective et un mouvement social ?
À travers l'exemple de l'identité ouvrière, vous montrerez comment se constitue une identité
professionnelle.
3. Les inégalités dans le monde du travail débouchent-elles automatiquement sur des conflits sociaux ?
(du 1.1.1. au 1.1.4.)
4. Complétez cette définition de la classe sociale selon Marx en utilisant les termes suivants : classe « en
soi », revenus, antagonistes, rapports sociaux de production, conscience de classe, profit, classe
« pour soi ».
Classe sociale : Groupe social se caractérisant par la place qu'il occupe dans ... et la nature des ... perçus
par ses membres, salaires ou ... . Les classes sociales entretiennent des rapports ... . C'est ce qui permet
l'émergence d'une ..., autrement dit c'est ce qui fait d'une ... une ... .
5. En quoi le mouvement ouvrier est-il plus qu'un simple conflit ?
6. Dans quelle mesure peut-on parler de la « fin de la classe ouvrière » ? (cours et document 1)
7. Dans quelle mesure les syndicats sont-il un facteur de conflictualité sociale ?
8. Dans quelle mesure peut-on parler d'une crise du syndicalisme ? Vous répondrez à cette question
en trois parties :
(a) les syndicats sont toujours puissants ;
(b) mais ils sont coupés de leur base (documents 2, 3 et 4) ;
(c) ce qui entraîne des mobilisations plus individuelles et/ou d'acteurs non institutionnels.
9. Dans quelle mesure peut-on parler de la fin des conflits du travail ?
(a) Présentez les causes du déclin apparent des conflits du travail, en insistant sur la précarisation
croissante et le développement du chômage (en vous demandant leur impact sur les conflits du
travail)
(b) Présentez les indices qui laissent penser qu'on assiste plutôt à de nouvelles formes de conflits du
travail (TD notamment).
10. Un mélange des deux sujets précédents : dans quelle mesure les mutations du travail peuvent-elles
expliquer la crise du syndicalisme (plan détaillé).
11. L'action collective : moteur ou frein du changement social ?
(a) L'action collective moteur du changement social
(b) L'action collective frein du changement social.
SNCF
RATP
EDF-GDF
Télécom et Poste
Début de la grève
23 novembre
24 novembre
29 novembre
29 novembre
% de grévistes
92% (agents de conduite)
50%
35%
17%
Contre la réforme des
régimes spéciaux de
retraites.
Contre la réforme des
régimes spéciaux de
retraites. Pour la défense
du service public.
Contre la réforme des
régimes spéciaux de
retraites.
Pré-requis :
✗
Classes sociales
✗
Mouvements sociaux
✗
Syndicats
✗
✗
✗
✗
Lutte des classes
✗
✗
✗
Identités
✗
Institutionnalisation des conflits
✗
Peut-on parler d'un renouveau de l'action
collective
dans
les
sociétés
contemporaines ?
Notions du programme officiel :
✗
✗
✗
Classes sociales
Syndicats
Rapports sociaux
Développement historique du syndicalisme
Mouvements sociaux
Institutionnalisation des conflits
Valeurs
Groupes de pression
Mobilisation collective
Problématiques essentielles :
✗
Peut-on parler de la « fin de la classe
ouvrière » ?
✗
L'action collective : moteur ou frein du
changement social ?
✗
✗
Les syndicats sont-ils en crise ?
✗
Les conflits sociaux au
changement ou continuité ?
Dans quelle mesure les mutations du travail
peuvent-elles expliquer la crise du
syndicalisme ?
Contre le contrat de plan et la
réforme des régimes spéciaux de
retraite.
Source : d'après Libération, 19 décembre 1995.
Mécanismes et éléments factuels :
✗
Revendications
XXè
siècle :
✗
L'action collective défend-elle des intérêts
ou des valeurs ?
12. Qu'est-ce qui caractérise un « nouveau mouvement social » ? Dans quelle mesure les nouveaux
mouvements sociaux sont-ils « nouveaux » ? Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer le
développement de ces NMS dans les années 1970 ?
13. Recherche d'informations : dans le cours sont développés les exemples du féminisme et de
l'altermondialisme. Vous ferez le même travail à propos de l'environnement ou de l'affirmation de la
diversité des orientations sexuelles : histoire du mouvement ; répertoire d'action ; est-ce un mouvement
social ? ; effets sur le changement social.
14. Comment les nouveaux mouvements sociaux parviennent-ils à imposer leurs revendications ?
15. Quels sont les liens entre NMS et changement social ?
16. Les transformations du marché du travail dans les pays industrialisés suffisent-elles à expliquer les
nouvelles formes d'action collective ?
17. L'action collective défend-elle principalement des intérêts ou des valeurs ?
(a) Les NMS semblent remettre en cause la théorie marxiste selon laquelle l'action collective défend
des intérêts matériels
(b) Mais l'affirmation de valeurs lors d'une action collective sert souvent des intérêts (paradoxe
d'Olson)
18. Dans quelle mesure peut-on parler d'un renouveau de l'action collective dans les sociétés
contemporaines ?
Téléchargement