que reste-t-il de nos débats

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L’Enseignement Philosophique
Éditorial de mai - juin 2004
QUE RESTE-T-IL DE NOS DÉBATS ?
La Commission "Thélot" vient de publier Le Miroir du débat (1) qui a l’ambition d’être le
reflet des débats sur l’Ecole qui se sont déroulés de septembre 2003 à mars 2004. Le principe
même du débat était inattaquable si l’on consent à admettre que la démocratie repose à la fois
sur la participation des citoyens, la qualité des délibérations, la transparence des décisions et
la mise en jeu des responsabilités. La Commission se félicite de l’ampleur du débat : "à ces
vingt-six mille réunions ont participé un million de personnes, dans les établissements
scolaires et ailleurs. Le site Internet de la Commission a reçu quatre cent mille visites, quinze
mille internautes y ont déposé cinquante mille messages. Mille cinq cents personnes ont écrit
à la Commission ; trois cents associations et organisations, de jeunesse, familiales et de
parents d’élèves, socio-économiques, culturelles et sociales, se sont exprimées. Le Parlement
a lui aussi organisé un débat, ainsi que certains partis politiques." Mais, outre que la quantité
des interventions n’est pas obligatoirement un gage de leur qualité, il faut s’interroger sur la
nature des contributions retenues.
Miroir, mon beau miroir
Ni sondage systématique d’opinions, ni véritable enquête sociologique où la collecte des
données doit déboucher sur l’élaboration théorique, l’ouvrage laisse le lecteur perplexe,
comme la Commission elle-même qui avoue à la fois que la synthèse de ces avis,
contributions et réflexions est impossible et qu’il a fallu procéder "avec rigueur" à des
synthèses. Certaines méthodes nous laissent dubitatifs : que penser de la réalisation
complémentaire d’"enquêtes sur échantillons représentatifs [lesquels ?] et des entretiens
qualitatifs" pour que puisse figurer "l’opinion moyenne, représentative" ? Comment est
construit ce concept d’"opinion moyenne" ?
Le ton de la présentation laisse transparaître un certain positivisme puisque l’ouvrage est
censé retracer "sans jugement de valeur" ce qui a été dit. Y aurait-il là un écho lointain de la
neutralité axiologique wébérienne ? La métaphore du miroir induit l’idée de l’identité du
reflet et de la chose sans distorsion possible. Or les miroirs peuvent déformer, voire mentir et
les Blanches neiges ne sont pas toujours celles qu’on croit.
La fin de la présentation esquisse une classification des acteurs sociaux en trois pôles dont
les opinions seraient divergentes, voire conflictuelles : parents et enfants d’un côté
- représentant la "demande éducative" -, les enseignants - représentant l’offre - et les chefs
d’établissements que la position d’interface ferait osciller d’un côté ou de l’autre. Une telle
représentation est loin d’être neutre : certes, il ne s’agit pas de considérer le rapport des
parents et des jeunes d’un côté et des enseignants de l’autre comme une lutte de classes, mais
d’opposer plus subrepticement le peuple à une corporation dont on sous-entend qu’elle serait
trop centrée sur ses intérêts. Les parents et les jeunes constituent-ils vraiment un bloc
idéologiquement homogène indépendant de leurs conditions sociales ? Une recherche
sociologique sérieuse sur la perception de l’Ecole n’aurait-elle pas dû s’interroger sur la
genèse des opinions dans la tête des gens et prendre en compte leurs conditions sociostructurelles ?
La neutralité de la Commission est mise à mal lorsqu’elle est forcée de constater que les
opinions émises restent "classiques" : on demande à l’Ecole de rendre les élèves capables de
maîtriser ce qu’ils doivent savoir et d’éduquer au vivre ensemble, mais qu’elle ne peut le faire
si les parents démissionnent de cette tâche qui leur incombe également. La Commission dit
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alors qu’elle s’est efforcée de "mettre en évidence les suggestions originales". Il y a, derrière
cette expression, tout le poids de l’"idéologie moderniste" qui fait de la nouveauté le critère
du progrès. Cette course au "projet innovant", c’est l’idéal du jogging : courir sans but, en
pensant que cela maintient le fonctionnement de la machine.
Enfin, un des passages les plus curieux du rapport réside dans l’interprétation du vu
général que l’Ecole redevienne l’Ecole de Nation. On s’attendrait à un développement sur les
valeurs républicaines et on a un exposé sur la nécessité de privilégier la "demande
éducative"sur l’"offre" : rien d’autre que le modèle marchand des rapports sociaux !
Les missions de l’Ecole
En septembre, la Commission fera des propositions au Ministre de l’Education nationale,
en vue de la future loi de programmation. Mais le miroir des opinions est-il une base
suffisante à l’élaboration de projets ? "Il n’y a que l’esprit de la critique pour faire que la
science soit plus qu’un simple redoublement de la réalité par la pensée, et expliquer la réalité,
cela veut toujours dire rompre avec la fascination du redoublement. Mais une telle critique
signifie [...] la confrontation de l’objet avec son propre concept. Le donné ne se donne qu’au
regard qui l’appréhende sous l’aspect d’un intérêt véritable, sous celui d’une société libre." (2)
La récollection empirique des opinions est aveugle sans la mise à jour des intérêts de
connaissance et la construction même du concept de l’Ecole.
Si l’on veut qu’instruire et éduquer soient autre chose qu’un dressage comportemental, il
est nécessaire de transmettre des savoirs qui mettent en œuvre une raison critique ; et c’est là
que les disciplines sont fondamentales. Une culture du débat est essentielle en démocratie,
mais la vocation de l’Ecole n’est pas d’organiser la simple confrontation des opinions. Si l’on
veut éviter ce que l’on nomme un peu superficiellement les "dérives communautaristes", il
faut privilégier l’espace commun du savoir transmis de façon non dogmatique mais par
sollicitation d’une réflexion qui mobilise les capacités intellectuelles et pratiques de chacun.
Histoire et littérature transmettent une culture partagée, les langues permettent la
communication interculturelle, les sciences l’accès à une connaissance rigoureuse du monde,
les savoir-faire techniques une maîtrise du travail productif et la philosophie une expérience
de l’auto-réflexion. Ne pourrait-on dire que la fin ultime de l’Ecole est de faire accéder au
langage, non pas simplement comme outil de communication, mais comme ce qui permet, à la
fois, à l’individu d’accéder à l’universel et de conquérir son individualité intellectuelle. Sans
cette ambition, nous n’aurons qu’un supermarché des formations.
Edouard Aujaleu
Président de l’APPEP
Le 15 juin 2004
(1) Ce texte est consultable sur le site Internet du gouvernement.
(2) Th. Adorno, Soziologische Exkurse, 1956, p. 18.
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