Marx et le problème de l`idéologie

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Marx
et le problème de l'idéologie
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan @wanadoo.fr
harmattan [email protected]
@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01227-2
EAN : 9782296012271
Patrick Tort
Marx
et le problème de l'idéologie
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
~ 75005 Paris
FRANCE
L'Hannattan
Hongrie
Konyvesbolt
Kossuth
L. u. 14-16
1053 Budapest
Espace
Fac..des
L'Harmattan
Kinshasa
Sc. Sociales,
Pol. et Adm.
BP243,
Université
KIN Xl
de Kinshasa
- ROC
L'Hannattan
;
Italia
Via Degli Artisti, 15
)
10 24 Torino
ITALlE
L'Harmattan
Burkina Faso
1200 logements villa 96
12B2260
Ouagadougou)
2
Collection Logiques sociales
Directeur de collection: Bruno Péquignot
Fondateur: Dominique Desjeux
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si sa
dominante reste universitaire, la collection Logiques socialesentend favoriser les
liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir
les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience
qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui
proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques.
dirigée
Série Sociologie politique
par Nicolas Oblin et Patrick
Vassort
« Le service principal que les sociologues ont rendu jusqu'à maintenant et
rendront de plus en plus à la politique, par une théorie de la politique ellemême, consiste donc à faire sentir à quel degré les problèmes politiques sont
des problèmes sociaux. TIsauraient par suite le plus grave tort si, pour ne pas
verser dans l'erreur commune, ils restaient tous dans leur tour, s'ils s'abstenaient
tous de prendre parti, s'ils laissaient la politique aux théoriciens politiciens et
aux théoriciens bureaucrates. L'art de la vie sociale les concerne en particulier
et transmettre une tradition, éduquer les jeunes générations, les intégrer dans
une société déterminée, les "élever" et surtout les faire progresser, tout cela
dépasse les limites du droit et de tout ce qu'on convient d'appeler l'État ».
Marcel Mauss, Essais de sociologie,
Paris, Éditions de Minuit, 1968-1969, p. 74
C'est pour cette raison que la série Sociologiepolitique accueille des chercheurs,
sociologues,
politistes, historiens dont l'implication
et l'engagement
travaillent
à l'élucidation
des faits sociaux dans un souci de contribution
au développement
théorique
et pédagogique,
ainsi qu'à l'extension
des savoirs.
PATRICK TORT
PRINCIPAUX OUVRAGES
. Warburton, Essai sur les hiéroglyphesdes Égyptiens. Édition savante,
précédée de «Transfigurations:
archéologie du symbolique », par
Patrick Tort. Préface de Jacques Derrida, Paris, Aubier, 1978,408 p.
Pi?Ysiquede l'État - examen du Corps politique de Hobbes -, Paris,
.
Vrin, 1979,72p.
. L'Origine du Paradoxe sur le comédien. La partition intérieure,Paris,
Vrin, 1980, 76 p.
. Évolutionnisme et linguistique, Paris, V tin, 1980, 121 p.
. Maupertuis, Vénus physique. Lettre sur le progrès des sciences, précédé de
«L'ordre du corps », par Patrick Tort, Paris, Aubier, 1980, 171 p.
. La Querelle
des analogues
-
Cuvier / GeoffroySaint-Hilaire -, Plan de la
Tour, Éditions d'Aujourd'hui, 1983,301 p.
. La Constellationde Thot - hiérogjypheet histoire-, Paris, Aubier,
156 p.
. La Penséehiérarchiqueet J'évolution,Paris, Aubier, 1983, 556 p.
. Misère de la sociobiologie [00.], Paris,
. Être marxiste aujourd'hui, précédé
1981,
PUF, 1985, 191 p.
de «Lukacs
1955 », par Henri
Lefebvre, Paris, Aubier, 1986, 156 p.
. Herbert Spencer, Autobiographie- naissance de l'évolutionnismelibéral-,
précédé de «Spencer et le système des sciences », Paris, PUF,
1987, 550 p.
. La
Raison
classificatoire,
Paris,
Aubier,
1989,
572 p.
. Darwinisme et société [00.], Paris, PUF, 1992, 700 p.
. L 'Homme, cet inconnu? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les chambres à
gaz, Paris, Syllepse, 1992, 56 p. (avec Lucien Bonnafé).
. Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution [00.], Paris, PUF, 1996, 3
vol., 4862 p. Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences.
. Spencer et l'évolutionnismephilosophique, Paris, PUF, «Que sais-je? »,
1996, 128 p.
. L'Animal écran (avec Patrick Lacoste et Jean-André Fieschi), Paris,
éditions du Centre Georges Pompidou, 1996, 96 p.
1997, 1100 p.
Darwin e il darwinismo,Rome, Editori riuniti, 1998, 142 p.
. Pour Darwin (00.), Paris, PUF,
.
.
.
L'Ordre
XVIIl
Charles
et les monstres
-
Le débat sur l'origine des déviations
anatomiques
au
siècle-, Paris, Syllepse, 1998, 250 p. (2eédition.).
Darwin,
La Filiation de J'homme et la sélection liée au sexe (00.),
Paris, éditions Syllepse, 1999, 826 p. Précédé de Patrick Tort,
«L'anthropologie
inattendue de Charles Darwin ». Premier volume pam [tome 22] de l'intégrale des Œuvres de Darwin.
.
Darwin et la sciencede l'évolution, Gallimard, «Découvertes », 2000,
160 p.
. Charles Darwin, La Formation de la terre végétalepar l'action des vers de
tetTe,avecdes réflexionssur leurshabitudes[dir.], Paris, éditions Syllepse,
2001, 300 p. Précédé de Patrick Tort, «Un regard vers la terre ».
Deuxième volume [tome 28] de l'intégrale des Œuvres de Darwin.
. CharlesDarwin. The Scholarwho changedHuman History,Londres, Thames
& Hudson, 2001, 160 p.
.
Darwin and the Science of Evolution, New York, Abrams, 2001, 160 p.
Madrid, Alianza, 2001, 128 p.
La antropologia di Danvin, Rome, TI Manifesto, 2001, 176 p.
. Para leer a Darwin,
.
. Fabre. Le miroir aux insectes,Paris, Vuibert / Adapt, 2002, 352 p.
- Biologie
tion-, Paris, Kimé, 2002, 160 p.
. La Seconde révolution darwinienne
évolutive
et théorie
de la civilisa-
. Darwin et la philosophie - religion,morale, matérialisme-, Paris, Kimé,
2004, 78 p.
. Darwin e a ciênciada evoluçé1o,Rio de Janeiro, Objetiva, 2004, 160 p.
. Darwin et le darwinisme,Paris, PUF, « Que sais-je? », 2005, 128 p.
. Darwin e laftlosofta, Rome, Meltemi, 2005.
PRÉFACE
Le présent livre a été publié pour la première fois en 1988.
L'édition que nous en donnons aujourd'hui, légèrement augmentée, fait apparaître non seulement la permanence, mais probablement aussi l'actualité renforcée de ce qu'il analyse: la question - examinée ici dans ses sources comme dans ses développements contemporains -, de la nature, des formes et du fonctionnement de l'idéologiedans les sociétés politiques.
S'emparant d'une problématique non formellement exposée
chez Marx et Engels, qui ne nous en soumettent que des indices
fragmentaires - au nombre desquels figure une référence insistante aux fonctions de la caste sacerdotale dans l'Égypte ancienne -, il en formule la question centrale: l'idéologie dominante
d'une société, née de ses caractéristiques matérielles, et portée par
sa classe dominante, peut-elle être à la fois l'idéalisation innocente
de sa structure - un reflet illusoire, une représentation inversée
de la réalité qui ne relève que de la vision bornée des possédants
(thèse explicite dans L1diologie allemande)- et un instrument manié en toute clairooyancepar les idéologues de cette classe en vue
d'assurer, d'accroître ou de pérenniser sa domination (thèse inhérente à la référence égyptienne) ?
Comment l'idéologie dominante, qui par destination naturelle s'efforce de devenir celle de toute la société,peut-elle être en
même temps refletinnocent et sincère, dans la conscience des
dominants, de leur vision faussée, partielle et illusoirede la structure sociale soumise à leur domination - et pouvoirillusionnant,délibérément configuré en vue de l'assujettissement poursuivi des
dominés?
D'où une constellation de questions qui me semblent devenues aujourd'hui adultes: à l'époque de l'hypertrophie des technologies de l'Ùifluence, l'idéologie - l'ensemble indéfiniment remanié
des représentations qu'un pouvoir élabore dans l'exercice de sa
10
Marx et le problème de l'idéologie
propre justification - n'est-elle pas devenue le recours ultime
d'un système dont l'extension planétaire s'effectue en dépit de la
contradiction qu'il aggrave entre son mode d'exploitation des
hommes et des ressources dans la production de marchandises
et les conditions mêmes de leur survie? Qu'en est-il de la spécialisation en matière d'influence? Est-elle originaire ou dérivée?
Comment s'y articulent le mensonge,le rynisme,la politique et le
secret? Quelle intelligencedoit-on susciter pour la combattre?
Quelles seront la portée et l'efficacité de la lutte idéologique?Les
nouvelles formes de l'aliénation - à l'horizon desquelles se redéploie une fois de plus la médiocrité tragique du « retour du religieux » - sont-elles réellement nouvelles, et, face à elles, quelle
est la chance d'une réinstruction de la lucidité? Quelle libertéest-il
approprié d'opposer aux manipulateurs de croyance? Quelle
véritéy a-t-il encore à entendre sous la désignation par Marx des
prêtres égyptiens comme « premiers idéologues de l'humanité» ?
PATRICK
TORT
janvier 2006
INTRODUCTION
Cet essai examine d'une façon critique la théorie marxienne
de l'idéologiedominante, en choisissant d'étudier la torsion qui
s'installe au sein même de ce qui demeure sur cette question l'écrit
fondateur
-
L'Idéologie allemande, 1845-1846 -, et entre cet écrit et
le texte «scientifique» du premier Livre du Capital (1867). S'il
néglige volontairement les références possibles à d'autres ouvrages de Marx et d'Engels - notamment à ceux qui sont chronologiquement et thématiquement proches de L'Idéologie allemande,
tels que La Sainte Famille ou La Questionjuive -, c'est non seulement pour des raisons d'espace, mais aussi pour des raisons de
clarté: leur étude développée n'aurait fait sans doute qu'alourdir
en les confinnant les conclusions théoriques auxquelles parvient
l'analyse interne et comparative de ces deux pôles majeurs de
la réflexion marxo-engelsienne relative à l'objet qui vient d'être
brièvement délimité.
L'enjeu de ce travail est de dénouer - il est étrange que l'on
semble avoir presque renoncé à opérer ce dénouementdans la
théorie - les fils de la problématique idéologique chez Marx, et,
l'ayant fait, de renouerentre elles les parties « distales » de la théorie elle-même, entendue comme théorie élargie, incluant la marxologie contemporaine: d'effectuer, par conséquent, la jonction
entre la thèse (marxienne, initiale) de la dépendance réelle et de
l'autonomie illusoire de l'idéologie par rapport à la base matérielle de la société, et celle (marxiste, actuelle) de sa prise grandissante d'autonomie et de sa capacité d'infléchir en retour le devenir de cette « base matérielle» en devenant l'instrument de plus
en plus efficace de la lutte menée par la classe dominante pour
assurer la reproduction des rapports de production.
Cela, on l'aura compris, ne va pas entièrement de soi.
Ma thèse centrale, et l'objet permanent de ma démonstration dans les pages qui suivent, est que si, fondamentalement,
12
Marx et le problème de l'idéologie
toute théorie réaliste de l'idéologie sociale ne peut s'élaborer
qu'à partir du marxisme, cette théorie, quelle qu'elle soit, est à
peu près certaine d'accueillir en elle-même une grande part
d'idéologie si elle s'obstine à s'enraciner dans une version simplifiée, univoque, figée et artificiellement homogène du discours
théorique qui fonde et inspire sa démarche.
TIs'agit donc ici de restaurer la dimension problématique- et,
il faut le dire, contradictoire- de L'Idéologie allemande elle-même,
afin
d'en faire jaillir cette vérité: il n'y a pas un discours marxien sur
l'idéologie, mais en réalité deux discours, deux théories en conflit
d'émergence simultanée, et dont les logiques s'opposent sans
perspective immédiate de dépassement dialectique, sans capacité organique instantanée de synthèse supérieure. L'un de ces
discours l'emporte sur l'autre dans l'ordre de l'explicitation
théorique, parce qu'il est porté par les valences polémiques de
l'intervention active de Marx contre l'idéalisme persistant de la
jeune philosophie critique allemande: c'est la thèse de l'idéologie
réduite à la fonction de reflet dépendant de l'organisation matérielle hiérarchique qui caractérise toute société fondée sur une
domination de classe. Schématisée, c'est la thèse extrême de
l'inconsistancede l'idéologie comme représentation illusoire, exprimant en la voilant, la renversant ou la travestissant une réalité matérielle qui seule est gratifiée d'un pouvoir effectif de détermination sur les événements comme sur les formes de la
conscience, et qui seule constitue de ce fait un objet pour
l'histoire. L'autre discours, qui n'accède jamais à une expression
systématique développée, mais affleure constamment, à la manière d'un refoulé primordial, dans les références historiques
du texte et dans ses contradictions mêmes, porte la thèse inverse de la consistance réelle de l'idéologie comme lieu et instrument de pouvoir sur la société, et de maîtrise stratégique de la
reproduction de la division du travail.
Cette thèse latente, sourdement opposée à la logique dominante et explicite du texte, mais la fracturant lors de ses multiples affleurements, est prise en charge par ce que je nommerai
ici, considérant avec un sérieux délibéré certaines connaissances
de Marx en matière d'histoire des religions et des anciennes
sociétés, le modèleégyptien.
De l'examen critique du rapport entre ces deux thèses, et du
dépassement possible de leur opposition à l'intérieur du marxisme
Introduction
13
contemporain, dépend l'aptitude actuelle de la théorie marxiste à
inspirer valablement une pratique cohérente de la lutteidéologique.
l
DE L'IDÉOLÂTRIE
1
Du reflet, de l'illusion et de l'innocence
Toute Lldéologie allemande s'organise autour de la critique
d'un rapport illusoirede la jeune philosophie allemande à l'illusion
idéologique.Plus précisément, elle s'annonce comme la critique
réaliste d'un rapport illusoirementcritiquede la « nouvelle philosophie » à l'idéologie définie dans son être comme production d'idées
fausses sur le monde, et pensée (faussement) comme production
du monde par des idées fausses (illusoires).
Ainsi commence la « Préface» du texte, préface dont le jeu
liminaire est de suivre le mouvement ordonné d'une double dénonciation: d'abord mimant la dénonciation par la jeune philosophie allemande de l'illusion idéologique en général, puis dénonçant à son tour cette dénonciation comme n'étant ellemême qu'illusion sur l'illusion
-
donc idéologie.
Par un effet rhé-
torique très concerté - dans lequel on percevra aussi l'indice
formel du retournement (remise sur ses pieds de ce qui se présentait « la tête en bas ») requis par le renversementmême qui caractérise le rapport entre l'idéologique et le réel dans la métaphore ultérieure de la chambrenoire-, le texte présente d'entrée
de jeu, avant de la «retourner », la théorie critique des jeuneshégéliens:
« Jusqu'à présent, les hommes se sont toujours fait des idées
fausses (jalsche Vorstellungen) sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou
16
Marx et le problème de l'idéologie
devraient être. TIs ont organisé leurs rapports en fonction des représentations (Vorstellungen)qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu'à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs
propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées (Ideen),
des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s'étiolent
Révoltons-nous contre la domination de ces idées (Gedanken). Apprenons aux hommes à échanger ces illusions (Einbildungen) contre des
pensées (Gedanken) correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un, à
avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, à se les sortir du
crâne, dit le troisième - et la réalité actuelle s'effondrera.
« Ces rêves innocents et puérils (Diese unschuldigenund kindlichen
Phantasien)fonnent le noyau de la philosophie des jeunes hégéliens... »,
etc.
Dénoncer les rêves de l'humanité pour œuvrer à la transformation du réel, tel est bien en vérité le rêve partagé, sous
des formes diverses mais apparentées, par Ludwig Feuerbachle seul des trois auquel Marx et Engels reconnaissent une importance déclenchante par rapport à la transformation, au
moins, de la philosophie dans un sens matérialiste -, Bruno
Bauer et Max Stirner. La dénonciation des rêves (des représentations fausses) est à son tour dénoncée comme rêve (comme représentation fausse ou fantastique de la réalité et de sapropreréalité) et comme rêve innocent, en tant précisément qu'elle est
elle-même porteuse d'un fantasme, d'une illusion d'efficacité.
Les philosophes «révolutionnaires» allemands modernes, ainsi
que l'écrivent un peu plus loin les auteurs, ressemblent à cet individu qui s'imaginait que les hommes ne se noyaient que parce
qu'ils étaient possédés par l'idée de la pesanteur: congédier cette
idée comme superstition eût suffi dans leur esprit à écarter
tout risque de noyade.
Double dénonciation, donc, de la nocivitéde l'innocence:les jeunes philosophes allemands dénoncent les effets et les méfaits,
dans la réalité, des représentations fausses dont les hommes sont
à la fois les auteurs (innocents) et les victimes (innocentes), et
à leur tour Marx et Engels dénoncent chez ces théoriciens
l'illusoire et innocenteconviction d'une efficacité transformatrice
qui s'attacherait au fait de dénoncer une illusion idéologique en
la considérant comme responsabled'un certain ordre de réalités.
De J'idéo/âtrie
17
D'où trois indications majeures, qui seront posées ici comme
autant de repères initiaux:
1 / Pour Marx et Engels, dans ce texte précis, l'idéologie se
tient tout entière dans l'élément de l'innocence.
2 / La philosophie qu'ils analysent, critique illusoiredes illusions idéologiques, se tient tout entière dans l'élément de
l'idéologje.
3 / (Corollaire). La philosophie, comme (étant) l'idéologie,
est innocente,et, en tant que telle, nocive: il importe donc d'en dénoncer l'illusion fondamentale, ce qui pourrait paraître faire
tomber Marx et Engels sous le coup de leur propre critique, si
de cette ultime dénonciation ne jaillissait précisément ce qui va
rétablir le lien d'objectivité entre le discours théorique et le
réel: la génération permanente du premier par le second; ou
la production d'une idée du monde qui fasse droit à la production du «monde des idées» par une instance existant et agissant dans le monde.
On comprend sans difficulté, à travers cet enchâssement
d'éléments critiques d'apparence si contradictoire, que la question
dernière de L'Idéologieallemande- et la premièresi on envisage ce
texte comme une entreprise théorique à usagepersonnel(on sait
en effet que, rédigé en 1845-1846, il ne sera publié par Engels, à
partir d'un manuscrit quelque peu endommagé, que beaucoup
plus tard) - est celle qui porte sur l'efficacité réelle de la lutte
idéologique.
La très courte «Préface» de L'Idéologieallemandes'achève sur la
parabole des noyés - qui est la parabole de celui qui croitaux effits
réelsde la croyance.Suit, dans le manuscrit, un groupe de paragraphes supprimés, une sorte de brouillon formant sept alinéas
que le rédacteur a rayés, après avoir tenté d'y préciser, anticipant
sur la première partie, l'idée majeure dont elle constitue le développement. Je reproduis ici comme essentiels, en les marquant
d'un chiffre, ces sept alinéas supprimés.
1. Aucune différence spécifique ne distingue l'idéalisme allemand
de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère,
elle aussi, que le monde est dominé par des idées (Ideen),que les idées
et les concepts (Ideen u(nd) Begriffi) sont des principes déterminants,
18
Marx et le problème de l'idéologie
que des idées détenninées (bestimmteGedanken) constituent le mystère
du monde matériel, accessible aux pbilosophes.
2. Hegel avait parachevé l'idéalisme positif. Pour lui, tout le
monde matériel ne s'était pas seulement métamorphosé
en un
monde des idées (in cine Gedankenwell) et toute l'histoire en une histoire d'idées (in cine Geschichtevon Gedanken). TIne se borne pas à enregistrer les faits de pensée (Gedankendinge), il cherche aussi à en
analyser l'acte de production.
3. Quand on les secoue pour les tirer de leur monde de rêves
(ihrer T raumwell), les philosophes allemands protestent contre le
monde des idées (Gedankenweli), que leur (00')la représentation du
(monde) ré~ phys(ique).u
4. Les criticistes allemands affinnent tous que les idées (Ideen),représentations (Vorstellungen),concepts (Begrif/è)ont jusqu'ici dominé et
déterminé les hommes réels, que le monde réel est un produit du
monde des idées (der ideelfenWe/~. Cela a eu lieu jusqu'à l'instant présent, mais ça va changer. Ils se différencient par la façon dont ils
veulent délivrer le monde des hommes qui, selon eux, gémirait de
la sorte sous le poids de ses propres idées fixes (ihrer eignenfixen Gedanken) ; ils se différencient aussi par ce qu'ils qualifient d'idée fixe
(fixe Gedanken) ; ils ont en commun cette croyance à la domination
des idées (Gedankenherrschafl) ; ils ont en commun la croyance que
leur raisonnement
critique amènera fatalement la fin de l'état de
choses existant, soit qu'ils s'imaginent que leur pensée individuelle
(ihre isolierte Denktiitigkeil) suffira à obtenir ce résultat, soit qu'ils
veuillent conquérir la conscience de tous.
5. La croyance que le monde réel est le produit du monde idéal
(Produkt der ideellen Welt), que le monde des idées (Welt der ldeen)...
6. Égarés par le monde hégélien des idées (HegelschenGedankenwe/~,
devenu le leur, les philosophes allemands protestent contre la domination des pensées (Gedanken), idées (Ideen), représentations (Vorstellungen),qui jusqu'ici, selon eux, c'est-à-dire selon l'illusion de Hegel
(Illusion Hegels), ont donné naissance au monde réel, l'ont déterminé, dominé. TIs déposent une protestation et périssent (...)
7. Dans le système de Hegel, ce sont les idées (Ideen), pensées
(Gedanken), concepts (Begriffi) qui ont produit, déterminé, dominé
(produiÏert, bestimmt, beherrschl)la vie réelle des hommes, leur monde matérie~ leurs rapports réels (reellenVerhaltnisse). Ses disciples révoltés lui
empruntèrent ce postulat (...)
Cette séquence d'« amorces» de développements théoriques qui
trouveront leur lieu dans le corps de l'ouvrage, et qui concernent
19
De J'idéo/âtrie
tous la question centrale de la caractérisation de l'idéologie dans
son être propre - c'est-à-dire dans l'illusionà l'intérieur de laquelle
elle se manifeste d'une façon permanente - comporte quelques
implications logiques simples que je me contenterai pour
l'instant de formuler:
a
/
Toute idéologie est un idéalisme.
b / II nj a pas d'histoiredes idées (autre formulation, que l'on
rencontrera plus loin: l'idéologien'a pas d'histoire).La croyance en
l'existence légitime et réelle d'une «histoire des idées» est une
croyance de l'idéalisme, et relève du même ordre d'illusion que
l'idéologie tout entière - dont elle participe.
c / La nouvelle
philosophie,
qui se donne
comme
une criti-
que de l'idéologie, se tient en réalité à l'intérieur du cadre imposé
par l'illusion idéologique la plus puissante: la croyance en la domination des idées, ainsi qu'en l'efficience transformatrice, sur la
réalité, d'un discours enrôlé sous la bannière de la critique des
idées dominantes. À cet égard et au moment considéré,
toute
philosophie participe pour Marx et Engels de l'idéologie,c'est-à-dire
de l'idéalisme.
d / C'est le monde réel qui produit, détermine et domine le monde
idées,et non l'inverse. L'idéologie au contraire consiste:
des
1 / à croire que le monde réel est produit, déterminé et
dominé par le monde des idées (illusion hégélienne) ;
2 / à croire corrélativement que le monde réel changera sous l'impulsion donnée par une critique du monde des
idées (illusion jeune-hégélienne - il s'agit bien entendu des
deux faces de la mêmeillusion).
e / L'illusion de Hegel se définit comme illusion idéologique
(idéaliste) fondamentale: production, détermination et domination du réel par les idées. La philosophie allemande moderne n'a
pas dépassé Hegel. Et, en vertu de l'implication (a), laphilosophie
n ~ pas dépassé l'idéologie universelle, c'est-à-dire l'idéalisme.
20
Marx et le problème de l'idéologie
f / Une équation s'établit donc, dans le constat de Marx et
d'Engels, entre idéologie,idéalismeet philosophie.
g / Par voie de conséquence, seule une démarche échappant
à l' histoiredes idéesainsi qu'à la philosophiede l'histoire- qui s'entredéterminent sur un mode circulaire (histoire des idées, idées sur
l'histoire) -, et retournant aux faits (par opposition aux représentations), donnera accès à l'histoire réelle - scientifique -, celle des
déterminations objectives:
Voici donc les faits: des individus déterminés (1) qui ont
une activité productive selon un
mode déterminé entrent dans
des rapports sociaux et politiques déterminés. TI faut que,
dans chaque cas particulier,
l'observation
empirique
(2)
montre dans les faits, et sans
aucune spéculation ni mystification (ohne aileMystijikation und
Spekulation), le lien entre la
structure sociale et politique et
la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital
d'individus déterminés;
mais
de ces individus non point tels
qu'ils peuvent s'apparaître dans
leur propre représentation (Vorstellun~ ou apparaître dans celle
d'autrui, mais tels qu'ils sont en
réalité (wirklich), c'est-à-dire tels
qu'ils œuvrent et produisent
matériellement; donc tels qu'ils
agissent sur des bases (Voraussetzungen)et dans des conditions
et limites matérielles déterminées et indépendantes
de leur
(1) [passage rayé:] dans des
rapports de production
(Produktionsverhaltnisse) déterminés.
(2) [passage rayé :] qui s'en tient
simplement aux données réelles.
21
De l'idéo/âtrie
volonté (3).
La production
des idées
(Ideen), des représentations
(Vorstellungen) et de la conscience (BewuJ1tsein)est d'abord
directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au
commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie
réelle (Sprache des wirklichen Lebens). Les représentations (elas
Vorstellen), la pensée (Denken),
le commerce intellectuel (der
geistige Verkehi) des hommes
apparaissent ici comme l'émanation directe de leur comportement matériel. TI en va de
même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente
dans la langue de la politique,
celle des lois, de la morale, de la
religion, de la métaphysique,
etc., de tout un peuple. Ce sont
les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations (Vorstellungen), de leurs
idées (Ideen), etc. (4), mais les
hommes réels, agissants, tels
qu'ils sont conditionnés (bedingt)
par un développement détenniné
de leurs forces productives et
du mode de relations (Verkehi)
qui y correspond, y compris les
formes les plus larges que celles-ci peuvent
prendre.
La
conscience (BewuJ1tsein)ne peut
jamais être autre chose que
l'Être conscient (das bewuJ1teSein)
et l'Être des hommes est leur
processus de vie réel. Et si,
dans toute
l'idéologie,
les
hommes et leurs rapports (Verhaltnisse) nous apparaissent placés la tête en bas (auf den Kopf
(3) [passage rayé:] Les représentations (Vorstellungen) que se
font ces individus sont des
idées (Vorstellungen) soit sur
leurs rapports (ihr Verhaltnis)
avec la nature, soit sur leurs
rapports (id.) entre eux, soit sur
leur propre nature (ihre eigneBeschafftnhei~. TI est évident que,
dans tous ces cas, ces représentations
sont l'expression
consciente
naire
-
(wirkliche
réelle
ou imagi-
oder illusorische)
-
de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production,
de leur commerce (Verkehi), de
leur (organisation) comportement politique et social. TIn'est
possible d'émettre l'hypothèse
inverse que si l'on suppose en
dehors de l'esprit des individus
réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore,
un esprit partiC1.Ùier. Si l'expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire (illusorisch),
si, dans leurs représentations,
ils mettent la réalité la tête en
bas (auf den Kop.IJ,ce phénomène
est encore une conséquence de
leur mode d'activité matériel
borné (bornier/en)et des rapports
sociaux étriqués (bornier/en) qui
en résultent.
(4) [passage rayé :] et, pour être
précis, les hommes tels qu'ils
sont conditionnés par le mode
de production de leur vie matérielle, par leur commerce matériel et son développement ultérieur dans la structure sociale et
politique.
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gestell~ comme dans une camera
obscura, ce phénomène découle
de leur processus de vie mstorique, absolument comme le
renversement (Umdrehun~ des
objets sur la rétine découle de
son processus de vie directement physique.
A l'encontre de la philosopme allemande qui descend du
ciel sur la terre, c'est de la terre
au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de
ce que les hommes disent,
s'imaginent (sich einbilden), se
représentent (sich vorstellen), ni
non plus de ce qu'ils sont dans
les
paroles,
la
pensée,
l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et
en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle;
c'est à partir de leur processus
de vie réel que l'on représente
(wird... dargestell~aussi le développement des reflets (Reflexe)
et des échos (Echos) idéologiques de ce processus vital. Et
même les fantasmagories (Nebelbildungen) dans le cerveau humain sont des sublimations
(Sublimate) résultant nécessairement du processus de leur vie
matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles
(materielle Voraussetzungen). De
ce fait, la morale, la religion, la
métaphysique et tout le reste de
l'idéologie, ainsi que les fonnes
de conscience qui leur correspondent perdent aussitôt toute
Marx et le problème de l'idéologie
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