Michel Nodé-Langlois, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, Professeur en Première Supérieure au lycée Pierre de Fermat à Toulouse, nous offre une longue dissertation sur « l’erreur ». Celle-ci vient en point d’orgue au Grand Débat passionnant du forum sur « Qu’est-ce qu’une philosophie réaliste ? » Compte tenu de son importance, nous la publierons en trois parties. L’erreur – 3 – 3ème Partie On ne pourrait sans doute aller plus loin que Nietzsche dans la récusation de cette opposition. Les sceptiques y avaient certes fortement contribué en acculant les dogmatiques, qui prétendaient prouver le vrai pour le distinguer du faux, à prouver la vérité de leurs preuves, s’engageant ainsi dans une régression indéfinie à laquelle il ne pouvait être mis fin que par une pétition de principe, sauf à invoquer une évidence, c’est-à-dire à ramener le vrai à quelque chose qui paraisse vrai sans qu’on puisse le prouver, et sur quoi il n’est par suite pas étonnant que les hommes soient en désaccord. Or, c’est précisément cette rigueur du scepticisme qui fait écrire à Nietzsche qu’il est d’un côté “ le point de vue proprement ascétique de la pensée ”, pour qui “ le fait de croire à la vérité est une folie ”, mais que d’un autre côté “ le scepticisme contient lui-même en soi une foi : la foi en la logique ”1. C’est en effet en appliquant à elles-mêmes les exigences de la démonstration, explicitées formellement depuis les Analytiques d’Aristote, que les sceptiques pouvaient mettre en évidence leurs limites et, en ce sens, cette “ impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme ”2 dont parle Pascal. Or il faut beaucoup raisonner pour être sceptique de cette manière, et raisonner, c’est se fier à la logique, mais celle-ci n’est que “ l’esclavage dans les liens du langage ”3, comme pourrait le laisser penser Aristote lorsque, voulant faire reconnaître à son adversaire la nécessité du principe de noncontradiction, il écrit qu’il suffit pour cela que ce dernier “ dise quelque chose de sensé pour lui et pour autrui ”4. Ne faut-il pas reconnaître alors que “ la législation du langage donne même les premières lois de la vérité ”5, c’est-à-dire de ce qui doit être tenu pour vrai en fonction de la langue que l’on parle. Mais l’on peut douter “ qu’on parvienne jamais par les mots à la vérité ”, en entendant par là une vérité indépendante du langage et antérieure à lui : si c’était le cas, “ il n’y aurait pas de nombreuses langues ”6. Leur diversité atteste le caractère arbitraire non seulement de leurs vocables – les signifiants – mais encore des signifiés qui font leur sens, c’est-à-dire des concepts : le langage impose la logique, mais “ ce n’est pas logiquement qu pro1 Nietzsche, Le Livre du Philosophe, Ébauches, 177. Pascal, Pensées, B 393. 3 Nietzsche, ibid. 4 Aristote, Métaphysique, Livre Γ, ch.4. 5 Nietzsche, Op. cit., Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, 1. 6 Ibid. 2 1 cède la naissance du langage ”7, car “ le concept n’est autre que le résidu d’une métaphore ”8, à savoir du transfert de dénomination par lequel des choses d’abord perçues comme distinctes et singulières, reçoivent ensuite le même nom. La dénomination commune dérive d’une “ omission de l’individuel et du réel ” qui fait que “ tout concept naît de l’identification du non-identique ”9. A la base de ce que le langage fait considérer comme vérité, il y a en fait une sorte d’erreur, la croyance que, dans son abstraction, le concept représente quelque chose de réel : ainsi “ les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ”10. On ne saurait mieux réduire à néant l’opposition de la vérité et de l’erreur. Aussi bien Nietzsche élimine-t-il une condition de possibilité de celle-ci, et cette fois non plus en un sens seulement logique ou psychologique, mais bien ontologique, à savoir la présupposition qu’il existe une vérité en soi intelligible, à laquelle la pensée humaine pourrait être ou ne pas être conforme, “ comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait ‘la feuille’, une sorte de forme originelle ”, dont “ aucun exemplaire n’aurait été réussi comme la copie fidèle à la forme originelle ”11. Il est clair que Nietzsche s’en prend ici à la conception platonicienne d’un monde idéal, “ lieu intelligible ”12 dont le sensible serait une imitation chaque fois déficiente. Nietzsche voit là une inversion de l’anthropomorphisme qui préside à la production des concepts, inversion non moins anthropomorphique que ce qu’elle inverse : la définition du chameau comme un mammifère “ ne contient pas un seul point qui soit ‘vrai en soi’, abstraction faite de l’homme ”. Aussi Nietzsche applique-t-il au réalisme idéaliste de Platon la formule même qui résumait pour ce dernier le relativisme de Protagoras : croire que les concepts font connaître des archétypes intelligibles , c’est “ prendre l’homme comme mesure de toutes choses ” - c’est “ oublier les métaphores originales de l’intuition en tant que métaphores et les prendre pour les choses mêmes ”13. Si “ être véridique ”, c’est “ employer les métaphores usuelles ”, alors “ tout le matériel à l’intérieur duquel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les Nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses ”14. Si le concept n’est qu’une métaphore anthropomorphique, “ toute la légalité ” que nous trouvons aux choses de la terre et du ciel “ coïncide au fond avec ces propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses ”15. Aussi l’histoire de la philosophie estelle pour Nietzsche le long processus par lequel l’idée d’un “ monde-vérité ”, que Platon voulait opposer aux errances de l’opinion, “ est enfin devenu une fable ”16. La notion même de vérité relève pour Nietzsche d’une préférence pour le mensonge, qui consiste ici à se dissimuler son caractère illusoire. Et l’identification platonicienne du vrai au divin aura été “ notre plus grand mensonge ”17. Nietzsche indique toutefois la conséquence corrélative de cet effondrement du monde vrai : “ quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparen- 7 Ibid. Ibid. 9 Ibid. 10 Ibid. 11 Ibid. 12 Platon, République, Livre VI. 13 Nietzsche, ibid. 14 Ibid. 15 Ibid. 16 Id., Le Crépuscules des Idoles. 17 Id., Le Gai Savoir, § 344. 8 2 ces ! ”18. Quel que soit l’illogisme qu’il professe par ailleurs, Nietzsche se montre ici parfaitement logique. Car l’abolition du monde des apparences ne signifie pas que plus rien n’apparaît, mais qu’il n’y a plus rien à opposer à cet apparaître pour le réfuter faux ou trompeur. Il n’y a pas d’être à opposer à l’apparaître, parce que l’être luimême est une illusion – logique – qui relève de l’apparaître : il sauve du devenir en projetant sur lui la fiction d’essences permanentes. Or, si l’apparence tient désormais la place de la réalité, il semble que le discours qui l’énonce comme telle sans lui opposer une pseudo-réalité-en-soi soit vrai, et le discours opposé faux : c’est ainsi que Nietzsche présente comme “ histoire d’une erreur ”19 l’abolition philosophique progressive de l’idée platonicienne de vérité. Si, de plus, la vérité sur l’apparence est que rien n’est et que tout devient, cette dernière proposition présente elle-même l’inconvénient d’énoncer une vérité permanente : Aristote voyait là une contradiction du mobilisme20. Mais il n’a pas échappé à Nietzsche que le devenir n’est pas moins un concept que l’être, et n’est en cela pas moins fictif. C’est pourquoi il souligne que sa propre thèse selon laquelle “ il n’y a que des interprétations ” n’est elle-même “ qu’une interprétation ”21, qui ne saurait se présenter comme vraie plutôt que fausse. Nietzsche est de même conscient, et là aussi de manière fort logique, que sa généalogie critique du concept aboutit à remettre en question ce qui lui a servi de point de départ et de justification : si “ notre antithèse de l’individu et du genre est aussi anthropomorphique et ne provient pas de l’essence des choses ”22, il n’y a pas de sens à dire que le concept universel jette un voile d’illusion sur la singularité réelle de ces dernières. Comment dire l’incapacité du langage à dire l’être sans prétendre énonce par là l’être même du langage ? La substitution nietzschéenne du concept d’interprétation à l’opposition métaphysique de la vérité et de l’erreur peut être comprise comme une conséquence ultime – à un siècle de distance – de la conception kantienne de la connaissance, autrement appelée révolution copernicienne en philosophie. Selon Nietzsche en effet, “ l’idée ” est “ devenue pâle, nordique, koenigsbergienne ” lorsque le “ monde-vérité ” a été réputé “ inaccessible, indémontrable ”23. Ce fut le geste fondateur de la philosophie critique que de limiter la connaissance au phénomène – ce qui apparaît – et de déclarer inconnaissable l’au-delà nouménal du phénomène : la chose-en-soi, et donc tout aussi bien Dieu, l’âme spirituelle, et en général l’idée d’une subsistance immatérielle. Kant jugeait nécessaire d’affirmer l’existence de la chose-en-soi comme “ cause non sensible (unsinnliche Ursache) ”24 du phénomène, pour éviter “ l’absurdité qu’il y aurait manifestation (Erscheinung) sans rien qui s’y manifeste ”25. Mais comme il est contradictoire de poser ainsi la chose-en-soi comme objet d’une proposition nécessairement vraie, et de la déclarer en même temps inconnaissable, les successeurs de Kant ont reconnu là une notion qui s’éliminait d’elle-même comme “ vide total déterminé seulement comme un au-delà ”, pure “ négation ” de toute “ pensée déterminée ”26. La contradiction de la chose-en-soi, donc tout aussi bien de la notion kantienne de phénomène, est ainsi le moment décisif de l’abolition 18 Id., Le Crépuscules des Idoles, Comment le "monde-vérité" devint enfin une fable, 6. Ibid. 20 Aristote, Métaphysique, Livre Γ, ch.8. 21 Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 22. 22 Id., Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, 1. 23 Id., Le Crépuscules des Idoles, Comment le "monde-vérité" devint enfin une fable, 3. 24 Kant, Critique de la Raison pure, De l'idéalisme transcendantal comme clef de la solution de la dialectique cosmologique. 25 Op. cit.,Préface B, pp. XXVI-XXVII. 26 Hegel, Encyclopédie, § 44 R. 19 3 du “ monde-vérité ” : reconnu “ inconnu ”, il est “ une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien – une idée devenue inutile et superflue, par conséquent une idée réfutée ”27. Nietzsche voit lucidement qu’un tel geste philosophique, inauguré par l’idéalisme allemand, est tout autant “ le chant du coq du positivisme ”28. Ce dernier n’a en effet retenu du kantisme que ce qu’il contenait encore d’empirisme, à savoir la thèse selon laquelle il n’y aurait de vérité connaissable que là où est possible une vérification par le moyen d’une expérience, qui suppose toujours la perception sensible de l’objet à connaître. Kant pensait que c’est seulement en référence à “ l’expérience possible ” que l’opposition du vrai et du faux peut avoir une pertinence, celle-là étant le seul moyen de faire le départ entre eux, ce qui permet à la physique d’être une science, quand la métaphysique, elle, ne saurait l’être : il n’y aurait de vérité ou d’erreur possibles que comme conformité ou non-conformité du jugement à une donnée empirique. Celle-ci ne saurait pourtant être assimilée à une perception brute. Car en tant que telle, la sensation n’est pour Kant qu’une impression qui n’a qu’une signification subjective, comme telle “ aveugle ”29. Elle n’acquiert la valeur d’un critère de connaissance que dans la mesure où l’entendement lui applique (Anwendung) ses concepts et ses principes a priori d’analyse explicative. Le paradoxe est ici que ce qui fait de la sensation autre chose qu’une “ apparence (Schein) ” subjective, mais bien un phénomène, c’est-à-dire la manifestation (Erscheinung) de quelque chose – qui se manifeste sans être manifeste -, c’est un principe formel d’intelligibilité qui ne vient pas de ladite chose à la conscience du sujet, mais qui est au contraire conféré par celle-ci à ce qui est censé manifester celle-là : ce n’est pas par elle-même que la sensation donne un objet à connaître, mais seulement dans la mesure où elle peut venir s’inscrire dans les cadres a priori de l’entendement : celui-ci “ ne puise pas ses lois a priori dans la nature mais les lui prescrit ”30. C’est donc l’entendement humain qui est censé être le principe non de l’existence, mais de l’intelligibilité de ses objets. Kant conçoit donc bien la connaissance comme une Sinngebung, une donation de sens, si l’on entend par là l’intelligibilité que l’entendement confère à ce que nous appelons les choses – choses qui ne sont telles que pour nous, bien que nous nous autorisions de cette intelligibilité construite par notre entendement pour affirmer avoir rapport à une chose qui existe en soi. On voit que pareille conception de la connaissance contient l’essentiel de ce qui définira la notion nietzschéenne d’interprétation. Et Nietzsche va au bout de sa logique en disant que, derrière une telle “ interprétation ”, on ne peut supposer aucun “ texte ”31 qui pourrait lui servir de norme, l’interprétation n’ayant ici affaire à d’autre texte qu’elle-même : il n’y a pas d’interprétation vraie, seulement de vraies interprétations, et ces propositions interprétatives ne peuvent se donner comme vraies. Le nihilisme logique fait ainsi ressortir une aporie sans doute inévitable de la philosophie critique. On peut en effet se demander comment la conception de la vérité qu’elle propose permet de rendre compte de la possibilité de l’erreur. Il ne s’agit plus ici ni de la soi-disant impossibilité sophistique du jugement faux, ni de l’incompréhensible infidélité de l’entendement à ses propres lois, mais bien de savoir comment l’on peut se tromper si l’objet de connaissance n’a d’autre forme intelligible que celle que l’entendement humain confère à un donné sensible qui est un pur 27 Nietzsche, ibid., 4-5. Ibid. 29 Kant, Critique de la Raison pure, Logique transcendantale, Introduction, I. 30 Id., Prolégomènes, § 36. 31 Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 22. 28 4 “ divers (Mannigfaltige) ”32 : bien que Kant se contente manifestement de transformer en thèse ce qui n’était d’abord posé que comme une définition nominale, c’est bien l’affirmation que la sensation, “ matière du phénomène ”33, est en elle-même amorphe qui permet à Kant d’inférer que tout le formel de la connaissance vient du sujet connaissant et non pas de la chose connue. Mais on peut alors se demander comment une sensation amorphe peut venir infirmer une proposition théorique, ou en d’autres termes comment l’expérience peut instruire en réfutant des erreurs, puisque, comme l’a souligné le falsificationnisme poppérien longtemps après Aristote34, une expérience ne peut servir qu’à attester une fausseté, et non pas à prouver la vérité de ce qu’on suppose pour l’expliquer. Un divers amorphe – telle la matière première d’Aristote, ou, en termes kantiens le “ déterminable en général ”35 – est en puissance de n’importe quelle détermination formelle. Si certaines formulations se révèlent incompatibles avec le donné sensible, c’est que celui-ci a une forme autre que celle qu’on voudrait lui prêter. La connaissance consiste alors à appréhender – à recevoir – une telle forme, et non pas à l’imposer. Mais si l’entendement est réceptif à la forme intelligible des choses, il n’est plus nécessaire de lui supposer des structures a priori pour expliquer qu’il puisse connaître. Et corrélativement, il n’est pas non plus nécessaire d’en conclure que les choses telles qu’elles sont lui échappent : le phénomène peut être sans incohérence pensé comme manifestation d’une chose existant en soi, qui n’est pas censée s’y dérober autant qu’elle s’y manifeste. On échappe par là à l’incohérence du criticisme, ôtant du même coup toute nécessité à sa dérive nihiliste. Sans doute peut-on voir dans la pensée de l’erreur un échec majeur de l’idéalisme philosophique moderne, dont le nihilisme nietzschéen n’a été que le dernier avatar, ce qui explique que Heidegger y ait vu le chaînon ultime de l’histoire de la métaphysique36. Kant a voulu concevoir un idéalisme qui ne soit que “ transcendantal ”37, et avait pour cela maintenu le pôle réaliste de l’existence de la chose-en-soi productrice des sensations. Mais la soi-disant synthèse critique apparaît dès lors soit comme un réalisme inconséquent – selon lequel le sujet est censé s’instruire de choses que pourtant il informe –, soit comme un idéalisme inconséquent – selon lequel le sujet aurait, pour être dans le vrai, à se rapporter à quelque chose de distinct de lui que pour autant il est condamné à ignorer. On ne voit dès lors que deux issues à pareille inconséquence. Ou bien entrer dans la voie d’un idéalisme absolu, pour lequel la chose-en-soi n’étant rien pour nous, la conscience ne saurait la viser comme ce à quoi elle peut être ou ne pas être conforme : viser la chose-en-soi comme un inconnaissable, c’est pour la conscience reconnaître qu’elle ne saurait jamais avoir affaire qu’à elle-même. Ou bien revenir à un réalisme conséquent pour qui la connaissance consiste à rejoindre une intelligibilité des choses qui la précède et qu’elle ne construit pas, ce qui implique qu’il n’y ait aucune “ illusion transcendantale ”38 à dépasser les phénomènes, si leur propre intelligibilité reconduit à un au-delà qui les fonde. Le hégélianisme a frayé la première voie, et donne à vérifier qu’un tel idéalisme ne fait pas de place à l’erreur. Hegel admet certes qu’il y a une réponse vraie et 32 Kant, Critique de la Raison pure, Esthétique transcendantale, § 1. Ibid. 34 Aristote, Physique, Livre II. 35 Kant, Critique de la Raison pure, De l'amphibologie des concepts de la réflexion, 4. 36 Heidegger, Essais et conférences, Le dépassement de la métaphysique. 37 Kant, Critique de la Raison pure, Quatrième paralogisme de la psychologie rationnelle. 38 Op. cit., Dialectique transcendantale, Introduction, § 1. 33 5 des réponses fausses à des questions telles que : “ quand César est-il né ? Combien de pieds a un stade ? etc. ” Lesdites réponses sont de l’ordre d’une vérité factuelle, fût-elle celle d’une convention. Hegel en rapproche l’ordre des vérités mathématiques, en dépit de leur caractère démonstratif : “ il est de même exactement vrai que dans le triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ”39. Hegel n’en veut pas moins qu’on reconnaisse à la philosophie la capacité de dépasser ce type de connaissances : “ la nature d’une telle vérité ainsi nommée est différente de la nature des vérités philosophiques ”40. On ne saurait certes lui opposer l’impossibilité d’un tel dépassement, puisqu’en l’affirmant, la philosophie critique tombait dans la contradiction de prétendre énoncer une vérité qui n’était ni d’ordre factuel – empirique –, ni d’ordre mathématique. Mais cela revient pour Hegel à récuser le “ dogmatisme ” que “ la nature des déterminations finies a forcé d’admettre que, de deux propositions opposées (…) l’une était nécessairement vraie, l’autre nécessairement fausse ”41. La forme philosophique de la vérité, qui la distingue des sciences et la rend plus fondamentalement vraie que ces dernières, consiste précisément à surmonter cette opposition : de même que l’être trouve toute sa vérité dans le mouvement qui le révèle, dans le vide de son abstraction, identique à son soi-disant opposé, le rien, de même il n’est pas de vérité philosophique qui n’implique celle de son opposée : “ cette vérité inclut donc aussi bien le négatif en soi-même, ce qui serait dénommé le faux si l’on pouvait le considérer comme ce dont on doit faire abstraction ”42. Car “ on ne peut dire que le faux constitue un moment ou une partie de la vérité ” : bien plutôt, “ ces termes de vrai et de faux ne doivent plus être utilisés là où leur être-autre est supprimé ”43. Ainsi la vérité philosophique ne résiderait pas dans une proposition se présentant comme philosophiquement vraie. C’est pourquoi le hégélianisme ne peut assurément pas se présenter comme vrai à l’exclusion de la philosophie qui récuse sa conception de la vérité philosophique, et en outre on ne voit pas comment il peut trouver sa vérité autrement qu’en se dépassant dans celle-ci. Le hégélianisme atteste sans doute que l’idéalisme ne pouvait se maintenir qu’à devenir absolu, et ne le pouvait qu’à se faire dialectique. Sauf à être référée à une réalité indépendantes d’elles, les constructions de la pensée sont toutes également telles, et leur contradiction apparaît essentielle à la celle-ci. On comprend que Hegel ait déclaré sa dialectique “ indifférente ” à “ l’existence empirique ”44, car, du point de vue de cette dernière, il juge lui-même ridicule de prétendre qu’il revient au même d’être et de n’être pas. Or, installer la philosophie dans l’indifférence à l’existence de ce qui existe, c’est implicitement reconnaître l’indépendance de celle-ci par rapport à la pensée, mais aussi dissocier l’intelligibilité et l’existence. Un texte de Thomas d’Aquin jette à cet égard quelque lumière sur l’idéalisme philosophique moderne. Considérant “ les philosophes anciens ” pour qui “ les formes des choses naturelles ne procédaient pas d’un intellect mais provenaient du hasard ”, il s’expliquait par là que, “ ayant conscience que le vrai impliquait un rapport à l’intellect (comparationem ad intellectum), ils étaient contraints de constituer la vérité des choses en la rapportant à notre intellect (in ordine ad intellectum nostrum) ”45. En l’absence d’intelligibilité intrinsèque, les choses ne peuvent avoir d’autre intelligibilité que celle 39 Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Préface, III, 1. Ibid. 41 Hegel, Encyclopédie, § 32. 42 Id., Phénoménologie de l'Esprit, Préface, III, ibid. 43 Ibid. 44 Id., Encyclopédie, §§ 88 R2 et 51 R. 45 Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia, q.16, a.1, ad 2m. 40 6 que leur prête l’arbitraire des conventions humaines dans le discours à leur sujet. Or il en résulte que “ tout ce qui apparaît est vrai. D’où il s’ensuit que les contradictoires sont vraies en même temps puisqu’elles paraissent vraies en même temps à diverses personnes ”46. Telle était en effet la position des sophistes comme Gorgias, le premier nihiliste, ou Protagoras, que Platon réfute dans le Théétète. On peut se demander en quoi l’idéalisme dialectique de Hegel, malgré l’impressionnant sérieux de sa construction systématique, diffère dans le fond de la position sophistique. Ici comme là, dire que les contradictoires sont également vraies équivaut à dire que “ tout est vrai ”, avec l’inconvénient que cette proposition implique la vérité de sa négation47. Or de tels “ inconvénients ” découlant de la présupposition que c’est l’intellect humain qui est constitutif de la vérité des choses, “ ils ne se produisent pas si nous posons que la vérité des choses consiste dans leur rapport à l’intellect divin ”48. Ainsi la vérité de l’intellect humain dérivé consiste dans sa conformité à une vérité des choses qui la précède (adaequatio intellectus ad rem), laquelle consiste elle-même dans une conformité de celles-ci à l’intellect originaire (adaequatio rei ad intellectum). On comprend alors que l’intellect humain puisse se tromper, n’étant pas le principe de l’intelligibilité des choses qui s’offrent à sa connaissance. * On peut difficilement soutenir qu’il est faux qu’il y ait de l’erreur. Sans doute peut-on tenir un discours qui évite cette contradiction en faisant abstraction de ce qui la cause, ne prétendant pas énoncer ce qui est, mais seulement présenter un supposé être : c’est le propre de la fiction, et une possibilité essentielle, ne serait-elle la seule, du discours poétique. Mais pour autant, l’on ne saurait chercher dans un tel discours la réponse aux questions de l’existence et de l’essence de l’erreur. Vouloir ainsi échapper à l’aporie suppose que la fiction refuse de se présenter comme telle, car elle ne le peut qu’en s’opposant à une réalité qui la précède et l’excède. Dissimulatrice d’elle-même en tant que telle, la fiction est alors ce “ discours mensonger ”49 que Platon reproche aux genres littéraires de pure imitation, et qui fait tomber dans l’erreur si le fictif se fait prendre pour seule réalité. Or, sauf à s’interdire d’examiner et de prendre au sérieux l’aporie de l’erreur – ce qui n’est qu’un parti pris antiphilosophique –, on n’échappe à la contradiction qu’en reconnaissant qu’elle existe de droit comme de fait : elle apparaît comme une possibilité pour une pensée qui ne peut être vraie qu’en se conformant à un être dont elle n’est pas le principe, et qu’elle doit reconnaître tel qu’il est, loin de pouvoir le déduire ni le construire à partir d’ellemême. (fin) Michel Node-Langlois 46 Ibid., 2. Aristote, Métaphysique, Livre , ch.8. 48 Thomas d'Aquin, ibid. 49 Platon , République, Livre II, 376e. 47 7