L`IDÉOLOGIE DE L`ISLAMISME RADICAL

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Mohad aL SU ASUB
SIE
L’IDÉOLOGIE
DE L’ISLAMISME RADICAL
La nouvelle génération des intellectuels islamistes
Préface de Farhad Khosrokhavar
L'idéologie de l'islamisme radical
La nouvelle génération
des intellectuels islamistes
Études africaines
Collection dirigée par Denis Pryen et François Manga Akoa
Dernières parutions
Théodore Nicoué GAYIBOR (dir.), Cinquante ans
d'indépendance en Afrique subsaharienne et au Togo, 2012.
Christian Thierry MANGA, Le Sénégal, quelles évolutions
territoriales ?, 2012.
N'deye Maty Sene, Le commerce des produits maritimes et
fluviaux au Sénégal de 1945 à nos jours, 2012.
Tiéman DIARRA, Santé, maladie et recours aux soins à
Bankoni, Niarela et Bozola (Mali). Les six esclaves du corps,
2012.
Tiéman DIARRA, Paludisme, cultures et communautés. Le cri
du hibou, 2012.
André SAURA, 1975, une année sans pareille à Madagascar,
2012.
Coordonné par Céline LABRUNE-BADIANE, Marie-Albane
de SUREMAIN et Pascal BIANCHINI, L'école en situation
postcoloniale, 2012.
Jérôme TOUNG NZUE, Elites et compromission en Afrique.
Légitimation d'un système et sous-développement au Gabon,
2012.
Joachim E. GOMA-THETHET, Histoire des relations entre
l'Afrique et sa diaspora, 2012.
Amadou OUMAROU, Dynamique du Pulaaku dans les sociétés
peules du Dallol Bosso (Niger), 2012.
Marc-Laurent HAZOUMÊ, Développement du Bénin.
L'éducation au coeur de « Émergence », 2012.
Andoche BAVUINDISI MATONDO, Le système scolaire au
Congo-Kinshasa. De la centralisation bureaucratique à
l'autonomie des services, 2012.
Djibril DIOP, Urbanisation et gestion du foncier urbain à
Dakar. Défis et perspectives, 2012.
Hygin Didace AMBOULOU, Histoire des institutions
judiciaires au Congo, 2012.
Serge TCHAHA, La francophonie économique. Horizons des
possibles vus d'Afrique, 2012.
Godwin TETE, Histoire du Togo. Le coup de force permanent
(2006-2011), 2012.
Mohammad AL SUBAIE
L'idéologie de l'islamisme radical
La nouvelle génération
des intellectuels islamistes
Préface de Farhad Khosrokhavar
UPemattan
O L'Harmattan, 2012
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http: /www.hbraineharmattan.com
di ffusion.harmattangwanadoo.fr
@wanadoo. fr
ISBN : 978-2-296-99379-2
1,, AN : 9782296993792
Je dédie ce travail à toute ma famille et à mes enfants qui ont accepté une longue séparation pour
que je le finisse dans les meilleures conditions.
REMERCIEMENTS
Je remercie l'Ambassadeur du Royaume d'Arabie Saoudite en France Son
Excellence Dr Mohammed bin Ismail AL-SHEKH à qui j'exprime ma
grande gratitude pour ses encouragements.
Je tiens à remercier Farhad Khosrokhavar, mon directeur de thèse, qui a mis
à ma disposition le manuscrit de son livre "Inside Jihadism : Understanding
Jihadi movements worldwide, Yale Sociological Series, 2008" où j'ai puisé
beaucoup d'idées. Et pour ses exigences, ses conseils et surtout pour avoir accepté de me guider dans cette recherche et y avoir attaché tant d'intérêt.
Mes remerciements vont aussi à l'Attaché Culturel Son Excellence Dr
Abdullah ALKHATIB pour ses précieux conseils et pour toutes les facilités
administratives qu'il m'a accordées et qui m'ont tant aidé dans ma recherche.
PREFACE
L 'idéologie de l'islamisme radical : la nouvelle génération des intellectuels islamistes de Al Subaie.
Le travail que voici est issu d'une thèse sur l'idéologie du djihadisme. La
recherche d'AI Subaie est marquée par une double originalité : d'une part, il
exploite des textes arabes, rédigés par quatre grands idéologues de l'islam
radical, à savoir Abou Mohammad Al-Maqdissi, Abou Bassir Al-Tartoussi,
Abou Qatada Al-Falastini et Abou Moussab Al-Souri. En second lieu, en se
concentrant sur eux, Al Subaie nous donne une vue exhaustive de leur pensée et de leurs développements respectifs dans un échange polémique entre
eux et les autres courants de pensée islamique (les réformistes, mais aussi les
fondamentalistes) qui est extrêmement éclairante. Ces quatre noms sont ceux
des plus prolifiques et des plus « brillants » idéologues djihadistes. Ils sont
producteurs d'un corpus qui révèle, par-delà les équations personnelles de
chacun d'entre eux, la cohérence de l'univers intellectuel djihadiste, fondé
sur une lecture en négatif de la modernité occidentale et du mode de modernisation adopté par les sociétés musulmanes. Trois sur quatre ont eu des
expériences plus ou moins longues avec les sociétés occidentales pour y
avoir vécu et même, dans au moins un cas, y avoir passé plus d'une décennie
et y avoir fait souche. Leur rejet radical de l'Occident rappelle celui des gauchistes qui y découvraient le principe incarné du mal (l'impérialisme). Maqdissi, le chef de file de l'idéologie djihadiste, il est vrai, n'a jamais vécu en
Occident. Mais il n'est vraisemblablement pas le plus intolérant des quatre,
au sujet de nombre d'attitudes dictées par leur lecture croisée du Coran, mais
aussi des ouvrages fondateurs de la tradition religieuse (les hadith).
La recherche est divisée en deux parties. Dans une première partie,
l'auteur développe la conception du djihad, telle qu'elle est élaborée par les
quatre grands chantres de l'islamisme radical ; dans un second temps, il décrit la vision qu'ont ces auteurs de la démocratie. La première partie apporte
nombre d'éléments nouveaux, la seconde est, de loin, la partie la plus importante et la plus riche, puisqu'elle révèle « l'originalité » de la conception
djihadiste au sujet du pluralisme politique et la vision qu'en ont les ténors de
l'extrémisme islamiste. Dans la première partie, nous sommes mis face à la
conception du djihad telle que l'élaborent les quatre grands auteurs cités.
L'auteur fait incursion dans la tradition pour montrer le caractère contestable
9
de leur lecture de « la guerre sainte » et il révèle en quoi leur lecture se nourrit de certains versets du Coran qu'ils privilégient tout particulièrement, au
détriment d'autres versets qu'ils ne citent jamais et qui pourraient contredire
leur version du djihad. Ce faisant, on est mis face à la spécificité de leur
herméneutique de l'islam et du djihad et en quoi ils font de ce fait l'un des
piliers de la foi musulmane, alors que dans la profession de foi musulmane,
le djihad ne figure pas parmi les piliers que sont la déclaration de l'unicité
divine, la nécessité des prières quotidiennes, le paiement des aumônes légales (zakat), le pèlerinage de la Mecque pour ceux qui en ont les moyens
financiers et le jeûne du mois de Ramadan.
Il fait notamment référence au martyre et au thème du « bouclier » tel que
le développent les djihadistes, suite à Ibn Taymiya : si des musulmans, volontairement ou involontairement, rendent impossible le djihad, on peut dans
certaines circonstances consentir à leur mort pour combattre l'ennemi de
l'islam, ce qui est contesté par d'autres courants de pensée islamique selon
un schéma juridique complexe. Enfin, Al Subaie fait allusion à la notion de
martyre qui trouve sa place dans le schématisme de la guerre sainte au sein
du courant djihadiste. Il montre en quoi la lecture de l'islamisme radical est
« unilatérale », puisqu'elle tronque une complexité juridique et historique
dont il réduit le sens au seul désidérata des islamistes radicaux.
La deuxième partie est de loin la plus importante, notamment en raison
du fait que c'est pour la première fois qu'en français on voit le développement de cette thématique par ces idéologues de l'islam radical. En anglais
j'ai moi-même fait un travail quasiment identique dans l'ouvrage « Inside
Djihadisme » paru en 2009 mais en français, Al Subaie apporte une construction théorique bien charpentée de la vision du pluralisme politique chez
ces grands auteurs de l'islam radical qui n'a pas son équivalent dans la
langue de Voltaire jusqu'à présent. Il montre notamment en quoi pour les
djihadistes la démocratie, avant d'incarner un système politique et de relever
d'une « science politique », relève en fait d'une théologie politique dont ils
attribuent à l'Occident la paternité : le fondement de la démocratie est le
peuple et ce système politique, au lieu de se fonder sur les textes sacrés de
l'islam, procède par la divinisation du peuple à qui il prête les mêmes facultés que l'islam le fait à Allah. La démocratie est, dans la perspective djihadiste, une idolâtrie, ni plus ni moins, l'oeuvre diabolique qui consiste à détrôner Dieu et à lui substituer cette nouvelle idole qu'est le peuple. L'analyse
des djihadistes va encore plus loin, empruntant nombre de traits des écrits
occidentaux réactionnaires ou d'extrême-gauche, au sujet de la démocratie.
Se côtoient, dans ces reproches à la démocratie des traits à la Bonald, tout
autant qu'à la Marx ou Lénine. De fait, selon eux, la démocratie est la prétention à diviniser le peuple, mais en réalité, elle est le règne des capitalistes,
10
juifs ou chrétiens (les « croisés ») qui, par le truchement des sociétés occultes comme les Francs-Maçons, tentent de régner sur le monde au nom du
peuple souverain qui n'existe pas en réalité. Cette critique se double, chez
certains des djihadistes, d'une énumération des traits négatifs du système
démocratique, que ce soit sur le plan financier (les riches financent le système et lui dictent leur volonté) que sur le plan législatif (le multipartisme est
un méfait du système où l'ambition individuelle ou l'hégémonie du groupe
se substitue aux intérêts du peuple) ou encore, psychologique (la démocratie
cultive l'égoïsme le plus sombre et l'opportunisme le plus éhonté). Bref, la
critique de la démocratie emprunte nombre de ses traits aux radicaux occidentaux eux-mêmes, allant de l'extrême droite à l'extrême gauche. L'islam
est là pour montrer une voie tout autre, celle préconisée par le Coran et la
Tradition du Prophète qui tracent un chemin opposé à celui du Taqut (le
système politique idolâtre) et les nouvelles formes de Jâhillya (régimes préislamiques et par extension, les régimes islamiques actuels qui se sônt écartés
de la voie prophétique).
Dans cette dénonciation, les grands ténors du djihadisme ne se contentent
pas de dénoncer les régimes illégitimes en place mais polémiquent avec les
réformistes musulmans et les fondamentalistes (ou les principalistes qui
cherchent à renouer avec les principes de l'islam en évitant la violence). Al
Subaie montre bien en quoi ce dialogue de sourds est riche de sens. C'est
dans le chapitre des équivoques que ce type d'échange de vues s'effectue. Al
Subaie en relève huit qui sont longuement traitées par les idéologues djihadistes et parmi lesquelles le cas du prophète Youssouf (Joseph) qui collabora
avec le roi d'Egypte, un idolâtre, ce qui a amené des réformistes ou des fondamentalistes musulmans à prôner la collaboration avec des régimes démocratiques sur l'exemple de Youssouf, dans le Coran. A cela la riposte des
intellectuels djihadistes est significative : Youssouf appelait à l'unité divine
et au renoncement à l'idolâtrie lors même que les décideurs d'aujourd'hui
dans les parlements et autres instances du pouvoir idolâtre se soumettent au
« peuple » et aux masses sans pouvoir s'en dissocier. En second lieu, Youssouf a été ministre d'un roi qui, selon la légende, a fini lui-même par embrasser l'islam (le monothéisme) et a souscrit au message divin porté par
Youssouf, ce qui n'est pas le cas des parlementaires d'aujourd'hui qui doivent, eux, se mettre au service du régime politique en place plutôt que de
vouloir l'infléchir vers les commandements d'Allah. Enfin, Youssouf avait
une énorme marge de manoeuvre, en tant que ministre c'était lui qui prenait
les ultimes décisions, le roi n'étant qu'un symbole. De nos jours, les politiques au sein des régimes du Taqut sont les rouages d'un système où ils sont
asservis aux maîtres qui agissent au nom de la démocratie (en fait il s'agit
d'une élite illégitime au pouvoir qui se dissimule derrière le paravent du
11
peuple). En d'autres termes, le recours à la figure prophétique de Youssouf
dans le Coran pour légitimer la collaboration pacifique avec les régimes dits
démocratiques n'est qu'un faux-fuyant utilisé par les différents groupes
islamiques, en particulier les Frères Musulmans, pour dissimuler leur propre
misère et leur incapacité à se conformer aux préceptes de l'islam où le djihad, pour instaurer le règne de Dieu, est la seule voie légitime.
Les autres « équivoques » citées par Al Subaie montrent toujours en quoi
les djihadistes s'opposent aux autres groupes musulmans à partir d'une herméneutique du texte sacré qui a ses propres règles, même si cette lecture est
unilatérale et ne tient pas compte de la complexité du Coran où nombreux
sont les versets qui vont dans le sens de la coexistence pacifique avec les
autres « religions du Livre ».
Le riche travail d'Al Subaie révèle, en particulier, la grande diversité et la
complexité du djihadisme dont l'étude de l'idéologie a été longtemps marginalisée, au profit d'une approche en termes de réseaux terroristes et de
groupes déviants. Cet ouvrage ouvre des perspectives en français qui montreront le caractère beaucoup plus scabreux du djihadisme où ses idéologues
font preuve d'une rare intelligence dans la dénonciation de ce qu'ils appellent les régimes idolâtres. Ce n'est qu'avec le Printemps arabe qu'on voit le
retrait du djihadisme comme force organisée, la régression de l'islamisme
radical et de sa vision totalitaire étant en grande partie causée par la dynamique interne des sociétés arabes, beaucoup plus que par les interventions
militaires occidentales.
Farhad Khosrokhavar
12
INTRODUCTION
Essai de définition de l'islamisme radical
La présente étude tente de cerner de près l'idéologie du radicalisme islamique en analysant de près la production intellectuelle de quatre penseurs
majeurs de ce courant, à savoir I:
Abou Mohammad Al-Maqdissi,
Abou Bassir Abou Bassir Al-Tartoussi,
Abou Qatada Al-Falastini,
Abou Moussab Abou Moussab Al-Souri.
Les recherches sur l'idéologie de l'extrémisme islamique sont peu nombreuses. Autant on trouve des centaines de travaux sur les réseaux islamistes
un peu dans toutes les langues occidentales, autant l'idéologie est relativement délaissée. On trouve de plus en plus d'études sur la pensée des grands
intellectuels du djihadisme, mais une recherche exhaustive sur les diverses
dimensions de leur pensée dans une perspective comparatiste est rare. Ce
travail entend donner un aperçu approfondi de la pensée de l'islam radical au
travers de deux thématiques majeures : la question du djihad et celle de la
démocratie comme système politique illégitime. Ces deux rubriques en incluent d'autres, notamment le martyre, les attaques-suicides, l'idolâtrie (taghout, c'est-à-dire les régimes politiques qui ignorent la Loi de Dieu et instaurent le règne des idoles sur terre), l'ignorance (jahiliya, c'est-à-dire les sociétés et les cultures d'avant l'islam, notion projetée par Seyyed Qotb sur les
temps présents qui ignorent les commandements d'Allah) ainsi que le néocalifat comme nouveau règne de l'islam.
Le courant de l'extrémisme islamique que nous étudions présente des
traits essentiels qui le distinguent de deux autres courants, celui du fondamentalisme musulman, ainsi que celui des réformateurs musulmans. Il y a
donc au moins trois courants distincts, avec des antagonismes en leur sein,
ainsi que des dénominateurs communs, notamment entre les fondamentalistes et les islamistes radicaux d'un côté, les réformateurs et les fondamenta-
' Voir en annexe, la biographie des quatre intellectuels djihadistes.
Voir William Mc Cants (éd.), Militant Ideology Atlas, Research Compendium. Combating
Terrorism Center, West Point. NY 10996, novembre 2006 ; Gilles Kepel & Jean-Pierre
Millelli (éd.), Al-Qaïda dans le texte. PUE Paris, 2005.
2
13
listes, de l'autre côté. Peu de traits rapprochent les réformateurs musulmans
des islamistes radicaux.
Pour des raisons de commodité, nous utiliserons les expressions « islamiste radical » et « djihadiste »3 comme des synonymes, afin de désigner les
radicaux qui se réclament du courant extrémiste et dont les caractéristiques
principales sont les suivantes :
- la faculté de déclarer hérétiques et mécréants tous ceux qui sont en désaccord avec eux sur l'islam (takfir), la conséquence juridique étant, à leurs
yeux, la mise à mort de ces "apostats". Cette conception est contraire à celle
des réformistes musulmans dont la plupart optent pour la tolérance dans ce
sens et rejettent l'idée même de takfir, excommunication (déclarer un musulman comme étant un hérétique ou un apostat) ;
- le rejet total de la démocratie (contrairement aux fondamentalistes musulmans qui ont une attitude beaucoup plus nuancée à ce sujet, comme les
Frères musulmans) ;
- une intolérance caractéristique vis-à-vis des courants politiques existant
dans le monde musulman, courants qu'ils considèrent comme illégitimes et
anti-islamiques, c'est-à-dire, idolâtres (taghout), la conséquence étant la nécessité du djihad contre eux ;
- le refus total de la liberté d'expression au nom de la suprématie de la foi
qui interdit aux musulmans de profaner les symboles de la foi islamique ou
de remettre en cause les interdits religieux comme tels.
Les autres caractéristiques de ce courant idéologique au sein de l'islam se
dégageront par la suite au long de ce travail.
Idéologie de l'islamisme radical
L'expression idéologie désigne un ensemble plus ou moins structuré
d'idées qui forment la charpente d'une doctrine, laquelle exerce une influence
sur le comportement collectif ou individuel`'.
La définition marxiste de l'idéologie stipule qu'elle est la représentation
de la réalité sociale, propre à une classe sociale.
L'expression présente une connotation péjorative et renvoie souvent à un
ensemble de spéculations, d'idées plus ou moins articulées, prônant un idéal
3 Djihad a une signification positive dans l'islam, alors que "djihadiste" est négative en
Occident. Le mot est entré dans l'usage et nous nous en servirons, tout en sachant qu'il
faudrait peut-être utiliser l'expression "néo-kharijite" à sa place. Mais en Occident ce mot
n'évoque rien et serait difficile à faire admettre.
4 Voir Guy Rocher. Introduction à la sociologie générale, Tome I : L'action sociale, p.127 ;
Jean Baechler, Qu'est-ce que l'idéologie ?, Gallimard. Paris, 1976.
14
plus ou moins mythique, son rôle étant de donner le change sur le statut de
domination d'une classe ou d'un groupe social sur un autre.
Le ternie est surtout utilisé dans le champ politique, mais on peut tout autant parler d'idéologies sociales, morales...
Nous employons la notion d'idéologie religieuse, en l'occurrence islamique, au sujet des tenants de l'islam radical. Il s'agit d'une vision spécifique
de la pensée islamique, qui se distingue des autres et qui ne saurait être prise
pour la seule pensée de l'islam. La manière dont cette idéologie se situe dans
le champ politico-religieux la distingue des autres, notamment, des courants
de pensée fondamentalistes et réformistes.
Nous nous servirons, au sens wébérien du terme, d'idéaltype d'idéologie
islamiste radicale : l'ensemble ainsi analysé présente néanmoins une certaine
diversité, et même des divergences sur certains thèmes que l'on abordera
dans l'exposé de leur doctrine, en particulier au sujet du martyre dans les
opérations-suicides lancées par les "suicide bombers".
Encore une fois, ce que nous entendons par djihadisme ou par islamisme
radical n'est évidemment pas l'islam, mais une version de l'islam qui se définit en opposition à l'Occident, mais aussi et surtout, aux autres versions de
l'islam en cours dans le monde islamique. Leur "herméneutique" de l'islam
est à analyser afin de comprendre leurs caractéristiques propres.
En Occident, les évènements du 11 septembre 2001 et les autres attentats
terroristes à Madrid (mars 2004), à Londres (Juillet 2005) et ailleurs, ont
noirci la religion d'Allah dans l'opinion publique occidentale. Une vision
partiale veut que l'islam n'ait pas bougé depuis plusieurs siècles et que son
retard soit à l'origine de ses réactions violentes vis-à-vis de l'Occident et de
la sécularisation.
On peut interpréter le djihadisme comme le refus de la sécularisation,
mais on peut tout aussi bien penser qu'il s'agit d'une version réactive de sécularisation, à savoir, une conception de l'umma (communauté musulmane), de
l'Occident et de la modernité influencée par les idéologies extrémistes occidentales (l'extrême-gauche pour l'anti-impérialisme, l'extrême-droite pour le
rejet des moeurs "occidentales" comme par exemple l'homosexualité et l'égalité des hommes et des femmes). Comme on le verra dans l'analyse des
textes djihadistes, c'est surtout la seconde version qui nous paraît la plus
crédible, d'autant plus que les protagonistes de l'islamisme radical ont pour la
plupart séjourné en Occident, quelquefois ils se sont mariés à des Occidentales et ont eu un rapport direct avec la civilisation et la culture occidentaless.
La sécularisation djihadiste a ses propres caractéristiques : elle privilégie
l'héroïsme et le dévouement total à une conception anti-démocratique du
5
Voir l'annexe pour la biographie des intellectuels djihadistes en question.
15
sacré. Ce qui est caractéristique dans le djihadisme ce n'est pas l'absence de
sécularisation mais l'absence d'une version démocratique de celle-ci.
L'islamisme radical dans le monde musulman, notamment au MoyenOrient, mais aussi au Pakistan et en Afrique du Nord (en particulier en Algérie), est lié à la crise de société. On peut citer l'échec de la modernisation
laïque dans cette partie du monde musulman après les indépendances ;
l'instauration des despotismes qui se sont réclamés de la laïcité (le cas de
l'Iran du shah, de la Tunisie de Bourguiba ...) ; la naissance d'Israël qui a
traumatisé une grande partie du monde musulman ; l'incapacité des élites
religieuses, surtout les ulémas, à concilier l'islam et la modernité pluraliste
(que ce soit dans le monde sunnite ou chiite) ; la crise anthropologique des
sociétés musulmanes avec l'émergence des femmes dans un espace public
auparavant réservé aux hommes et le refus d'ouverture de la scène politique
dans de nombreuses sociétés musulmanes après l'échec du nationalisme
laïque (le cas de l'Egypte après Nasser par exemple) ...
L'idéologie djihadiste est marquée par la violence. Il ne s'agit pas uniquement d'une violence intégrée dans le système islamiste comme une nécessité aux fins de promouvoir la révolution, mais d'une violence intériorisée
qui se manifeste notamment par un emploi excessif des notions signifiant
apostasie, infidélité, hérésie, corruption morale, idolâtrie, etc. Une étude
quantitative des ouvrages des quatre idéologues majeurs du djihadisme
montre l'occurrence extrêmement élevée de ces notions tout au long de leurs
écrits. Il y a une véritable obsession de l'infidélité, du complot des pouvoirs
laïques et de leur extension dans le monde, dans le discours djihadiste
comme te16.
6 Voir en annexe le tableau des occurrences des notions-clés énumérées dans un ouvrage
majeur de chacun des quatre intellectuels djihadistes. Par exemple, Abou Mohammad AIMaqdisi utilise les mots mushrik (associationniste) et kali,. (infidèle) ainsi que leurs dérivés
1548 fois Abou Bassir Al-Tartoussi, 1544 fois ; Abou Qatada Al-Falastini, 602 fois Abou
Moussab Al-Souri, 3012 fois. Un mot sur 28 est fait des dérivés de ces deux mots chez AlAbou Mohammad Al-Maqdisi, chez Abou Bassir Al-Tartoussi, un mot sur 55, chez Abou
Qatada Al-Falastini, un sur 53 et chez Abou Moussab Al-Souri, un sur 213 (il s'agit d'un
travail de "sciences sociales").
16
Les causes anthropologiques et politiques du djihadisme
11 existe une large littérature sur les causes psycho-sociales du djihadisme,
notamment en ce qui concerne l'humiliation et le déni de dignité.
Jessica Stem, analysant le cas des Palestiniens qui acceptent de mourir en
martyrs, pense que l'humiliation qu'ils ressentent est de nature à les induire
dans une situation telle qu'ils acceptent la mort pour laver la honte d'une telle
situation8.
Farhad Khosrokhavar distingue trois types d'humiliation`': celle que l'on
ressent directement, comme par exemple dans le cas des fouilles de Palestiniens par les soldats israéliens ou encore, celles des Tchéchènes par l'armée
russe ou encore, les Cachem iris par l'armée indienne. Ce type d'humiliation "à
même le corps" est vécu comme telle par tout le monde, presque indépendamment de la culture. Le second type d'humiliation est celui que l'on ressent
"par procuration". Le jeune "Arabe" en France (c'est-à-dire le jeune Français
d'origine maghrébine) se sent humilié tout comme les Palestiniens dans les
territoires occupés, à partir des images de la télévision sur l'Intifada ou encore,
le jeune Anglais d'origine pakistanaise se sent humilié comme les Cachemiris
par l'armée indienne, toujours à partir des images ou des racontars par les Anglais d'origine cachemirie. Il s'agit d'un nouveau type d'humiliation que les
musulmans d'autres régions du monde comme l'Afrique du Nord ou l'Indonésie peuvent tout aussi bien ressentir à l'égard des Palestiniens, par identification, à partir des images télévisuelles ou par les images transmises par Internet.
Enfin, il y a une humiliation au nom du religieux que les islamistes radicaux cherchent à imposer au reste du monde pour le contraindre à se soumettre
au règne de l'islam, comme les intellectuels djihadistes l'expriment quelquefois
dans leurs écrits.
L'humiliation, comme déni de dignité, est souvent évoquée par les djihadistes pour justifier leur radicalisationm. Evidemment, l'existence d'un réseau
7James W. Jones, Blood That Cries Out from the Earth: The Psychologv of Religious Terrorism, Oxford University Press, 2008.
8 Voir Jessica Stem, Terror in the Name of Allah. Why Religious Militants Kill, New York,
Harper Collins, 2003.
9 Farhad Khosrokhavar, Inside Jihadism, Understanding Jihadi Movements Worldwide, Yale
University Sociological Series, 2008 ; Quand Al-Qaïda parle. témoignage derrière les
barreaux, Livre de Poche, 2006 ; Les Nouveaux Martyrs d'Allah, op.cit.
10 Voir les propos des prisonniers qui insistent lourdement sur l'humiliation comme l'une des
causes majeures de leur radicalisation, in Quand Al-Oaïda Parle, op.cit.
17
est fondamentale tout aussi bien, pour intégrer ces derniers et les diriger vers
des actes ciblés".
Le sentiment d'humiliation est, dans ces cas, alimenté par les problèmes politiques et sociaux et la politique américaine à l'égard du monde musulman :
les problèmes palestinien, irakien, afghan, mais aussi le sentiment que l'Occident et en particulier l'Amérique sont foncièrement anti-islamiques, sont alimentés par les décisions politiques et militaires américaines au Moyen-Orient
et au-delà, au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. La dimension psychologique et anthropologique est ainsi alimentée par les effets de la politique, surtout américaine, dans le monde musulman.
Les intellectuels djihadistes exploitent ce malaise et ce sentiment d'humiliation dans le monde musulman pour faire avancer leurs thèses qui gagnent en
légitimité, du moins tant qu'ils n'attaquent pas les musulmans eux-mêmes. Ils
donnent à l'humiliation un double sens : d'un côté, l'humiliation face à l'Amérique dans sa politique régionale au Moyen-Orient et même en Afghanistan et
au Pakistan ; de l'autre, la tâche du djihad qui consiste à "humilier" les nonmusulmans afin qu'ils adhèrent à l'islam. Ils évoquent souvent les versets coraniques et la tradition religieuse (Sunna) qui distinguent trois types de relations
avec les non-musulmans : soit la guerre, soit la soumission moyennant une
taxe (jizya), soit une paix (dar al sulh) basée sur la peur des musulmans. Dans
tous ces cas, ils pensent qu'il faut humilier les non-musulmans12. Ce faisant, ils
inversent le sens de l'humiliation vis-à-vis de l'Occident et c'est ce qui les rend
attrayants aux yeux d'une partie de la jeunesse musulmane, que ce soit dans le
monde islamique ou dans les pays européens où il y a une minorité musulmane souvent en situation d'exclusion ou de stigmatisation dans des ghettos ou
des quartiers périphériques (les banlieues en France, les poor districts en Angleterre).
Sur le plan historique, le djihadisme a ses propres racines. La plupart des
pays musulmans, et notamment ceux du Moyen-Orient, sont passés par une
modernisation qui a été celle d'un Etat centralisateur, sans pluralisme politique. Que ce soit l'Egypte, la Syrie, l'Irak, l'Iran ou l'Afrique du Nord, partout
la modernisation s'est faite d'en haut, sans la moindre participation de la société à son propre destin. C'est l'échec de ces régimes qui a ouvert la voie à l'islamisme radical. Les cas égyptien et iranien en sont des exemples-types. Le
nationalisme nassérien vise à construire l'unité arabe dans l'indépendance visà-vis de l'Occident et dans l'opposition à Israël. La modernisation sociale et
économique se fait de manière autoritaire, sans la moindre ouverture politique,
Voir Marc Sageman, Understanding Terror Networks, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004.
12 Voir Inside Jihadism, op.cit.
11
18
à l'aide de l'armée et des appareils répressifs. L'échec dans la Guerre des six
jours oblige le régime nassérien à s'appuyer de plus en plus sur l'Union Soviétique. Après la mort de Nasser, Sadate, le nouveau raïs, signe un traité de paix
avec l'Etat hébreu. Il est tué par un groupe d'officiers partisans de Takfir wal
Hijra, islamiste radical. Le nouveau raïs qui prend le pouvoir n'ouvre pas non
plus le système politique et le régime perdure sans ouverture politique. Quant
à l'Iran, la modernisation autoritaire du Chah par le haut et la réaction contre
cet échec au nom de l'islam radical par l'ayatollah Khomeiny et ses partisans
aboutissent à la Révolution islamique de 1979. Celle-ci instaure une théocratie
chiite et les tentatives d'ouverture de la scène politique se sont soldées, jusqu'à
présent, par un échec.
Un peu partout dans le monde musulman, c'est cet échec de l'expérience de
modernisation au nom de la sécularisation autoritaire qui encourage l'islamisme radical comme force d'opposition.
La plupart des pays musulmans sont marqués par un blocage politique
l'Algérie, l'Egypte, la Tunisie et même en partie le Maroc. Souvent, les régimes tentent de s'ouvrir formellement à une opposition islamiste "apprivoisée", donnant une petite partie du pouvoir à ces groupes qui ne contestent plus
dès lors la nature du régime politique. C'est ainsi que l'Egypte a accepté que
les Frères musulmans aient une part de leurs candidats au parlement, ainsi que
le Maroc avec le parti Justice et Développement. Mais il n'y a pas de véritable
réforme dans la structure politique, seulement des retouches marginales qui ne
satisfont pas l'aspiration des nouvelles couches sociales à la participation au
pouvoir politique. Dès lors, une opposition islamiste radicale se détache des
"islamistes apprivoisés" et déclare le djihad contre les régimes "infidèles".
Les nouveaux intellectuels djihadistes
Une nouvelle génération de djihadistes se forme qui finit par lutter contre
l'Occident. Cela est encouragé notamment après l'installation de l'armée américaine en Arabie Saoudite en 1991 lors de la première guerre du Golfe contre
l'invasion de Koweït par Saddam Hussein. Ben Laden et Ayman Al Zawahiri
en sont les plus importantes figures. Des attentats sont commis contre la
France, les Etats-Unis et d'autres pays occidentaux tout au long des années 90.
Le 11 septembre 2001, les attaques contre les Etats-Unis changent profondément l'histoire du Moyen et Proche-Orient. La réaction américaine se traduit
par l'invasion de l'Afghanistan en 2002 et de l'Irak en 2003.
Ces événements ont en fait une cohérence sous-jacente. avec l'avènement
d'un nouveau type d'intellectuel djihadiste, surtout dans le monde arabe, mais
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