ENTRE LES BRAS DE L’ETAT SOCIAL Par Marc Sinnaeve Ils sont un certain nombre, d’économistes, de sociologues, de politologues, de philosophes… à soutenir qu’il n’y a pas de sortie de crise possible, sans réhabilitation de l’Etat social, de la dépense publique et de l’impôt. Il est bien question, dans leur propos, de réhabilitation et pas de reconstruction, car l’Etat social est, selon eux, toujours bien d’actualité. Doublement même. Contesté, attaqué, rogné depuis trente ans par les politiques néolibérales de libreéchange, de libéralisation financière, d’austérité salariale, de flexibilisation des relations du travail, de mise en concurrence fiscale et sociale des territoires et des travailleurs, l’Etat social plie mais ne rompt pas. A rebours du consensus sur son affaiblissement, voire son démantèlement, l’économiste Christophe Ramaux, par exemple, ou le sociologue Robert Castel posent le même constat : dans les sociétés françaises ou belges, la condition salariale, même précarisée, reste traversée et entourée de protections fortes. Ni le droit du travail, ni le pouvoir d’intervention de l’Etat n’ont disparu. La dépense publique est restée grosso modo la même dans les pays européens depuis 1990. Et les dépenses sociales publiques continuent même légèrement de progresser dans les pays de la zone OCDE. Certes, les entreprises publiques se font plus rares, mais l'emploi public demeure très important. Deuxièmement, la course folle du capitalisme financier et l’impasse manifeste que représentent les politiques d’orthodoxie budgétaire redonnent un coup de jeune aux politiques économiques keynésiennes que l’on croyait assignées à vie en maison de repos. De cet inventaire des formes d’expression et d’action de l’Etat social, il ressort que celui-ci ne se réduit pas à la protection sociale, comme peut le laisser supposer l’expression malheureuse d’Etat-providence trop souvent employée pour le qualifier. Il faut en effet articuler au système de sécurité sociale trois autres bras : - les instruments de régulation des rapports de travail (le droit social et conventionnel, la négociation collective, les politiques d'emploi et de salaire) mis au point par les interlocuteurs sociaux ; - les services publics payés par l’impôt ; - les politiques macro-économiques (qu’elles soient budgétaires, monétaires, commerciales, industrielles…) d’un Etat qui incarne l’intérêt public. Cette structuration permet de saisir la cohérence d’ensemble de la véritable « révolution silencieuse » qui est intervenue dans les domaines économique et social tout au long du 20ème siècle, et plus particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, dans les Etats du monde industrialisé capitaliste. Nous aborderons, dans la série de contributions qui vont suivre, chacune de ces composantes de l’Etat social, mais aussi sa philosophie politique sociale-démocrate, sa norme économique keynésienne et son modèle industriel fordiste. Si le modèle social européen m’était conté L’Etat social moderne va se consolider dans la plupart des pays d’Europe occidentale, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme un régime politique et socio-économique capable de rencontrer l’essentiel des attentes de la quasi-totalité de la population. Cette période, qui court de 1945 à 1975, se caractérise par une redistribution des richesses inégalée dans l’histoire, assurant à tous une part avantageuse du « gâteau » de la croissance... sans qu’il y ait toutefois modification de la hiérarchie des positions sociales. Même s'il ne se manifeste pas de la même manière partout du fait de la spécificité des histoires nationales, ce « modèle social », comme on l’appelle aussi, découle d'une démarche commune à toute l'Europe. Il constitue, pour les démocraties libérales, une sortie par le haut de la crise qui avait conduit à la consolidation des dictatures et à la guerre. Le philosophe Marcel Gauchet y voit d’ailleurs, à côté du « miracle économique » de ces années, un « miracle politique ». Les réformes extrêmement profondes qui seront menées instaurent une nouvelle voie entre le libéralisme classique du 19ème siècle et les totalitarismes : « Elles parviennent à répondre aux grandes interpellations qui ont nourri l’adhésion totalitaire, sur le plan de la justice sociale, dans le respect des libertés personnelles et sans l’appropriation générale des moyens de production pour conduire le processus économique. » 1 1 Conférence du 10 février 2011, à Bruxelles, organisée par PAC et Philosophie magazine. Sous des formes différentes, en France, en Allemagne, dans les pays scandinaves ou dans le Benelux, la mise en place d’un nouveau type d’organisation sociale et économique en Europe procède en tout cas de la même impasse : la poursuite des politiques économiques libérales classiques, qui ont servi le déploiement du capitalisme industriel depuis les débuts de l'industrialisation (fin du 18ème – début du 19ème siècle), ne permet pas de résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques graves de l'entre-deux-guerres. Sur base d’une évolution politique, d’abord graduelle, dans les années 1930, puis résolue, après la guerre, les pays d'Europe occidentale (et les Etats-Unis de Roosevelt) vont se ranger derrière le schéma keynésien 2 d'une économie mixte où l'Etat intervient davantage dans le pilotage de l'économie au service de l’intérêt public, et non plus seulement en auxiliaire des intérêts des classes possédantes. Les objectifs sont multiples et articulés entre eux: - Stabilité politique : prévenir les déséquilibres financiers, économiques et sociaux du capitalisme, ainsi que ses tendances (auto-)destructrices, qui se sont soldés par le krach boursier de 1929, la profonde dépression des années 1930, la Seconde Guerre mondiale et ses millions de morts. - Relance de l’économie : compenser les défaillances du marché, et stimuler l’activité économique, la croissance, la productivité et l’emploi en s'engageant dans un processus global de relance de l’économie par l’investissement public et la consommation dopée par les hausses de salaire et un nouveau partage des richesses. - Contrôle des marchés : réglementer le secteur financier et l’économie de marché par l’intervention publique (cf. accords monétaires de Bretton Woods en 1944) ; réguler les rapports sociaux déséquilibrés qui sont issus des mécanismes de fonctionnement « spontanés » du capitalisme industriel. - Démocratisation sociale : combattre les inégalités sociales, garantir la sécurité d'existence du plus grand nombre et organiser les conditions d’un projet politique de solidarité sociale via des mécanismes de redistribution sociale inscrits politiquement et institutionnellement dans la Sécurité sociale, la fiscalité et les services publics. - Démocratisation économique : assurer un encadrement juridique des relations de travail et favoriser, à tous les niveaux, l'intégration puis la participation des salariés à l’élaboration des règles de fonctionnement du système socio-économique par le développement de la négociation collective et de la concertation sociale entre patronat, syndicats et Etat… A l’inverse de ce que suggère l’expression d'Etat-providence (traduction approximative de l'anglais Welfare state), l’ensemble des politiques, dispositifs, mécanismes et institutions qui vont réaliser ces objectifs ont peu à voir avec la charité ou la grâce céleste, mais bien 2 Du nom de l’économiste anglais John Maynard Keynes (1883 – 1946), dont l’analyse de la crise de 1929 et les propositions de régulation à contre‐courant des théories classiques ou orthodoxes servirent de matrice, un peu partout dans le monde industrialisé, aux politiques économiques et sociales menées dans l’après‐guerre. davantage avec une volonté politique profonde… quelle que soit la diversité des motivations en présence qui la sous-tendent L’Etat social est, en effet, le fruit d’un compromis politique global qui rendra à son tour possible les compromis économiques et sociaux d’après-guerre entre forces du capital et forces du travail. Certes, de fortes tensions politiques et sociales persistent, alors, mais elles ne remettent pas en cause le cadre du pacte fondateur. En Belgique, le temps fort de ce processus de transaction social et démocratique, c’est le « Pacte social » de 1944. Les responsables syndicaux signataires de l’accord échangèrent la « paix sociale », en clair le renoncement du mouvement ouvrier à la lutte des classes comme voie privilégiée de la transformation de la société capitaliste, contre une démocratisation large de la société, consentie, elle, par les forces dirigeantes et possédantes. Sans avoir été clairement négocié ou discuté au niveau des instances démocratiques représentatives, ce modèle de société va s’imposer en Europe comme état déterminé d’un rapport de forces, à un moment historique de transformation, entre trois grands acteurs : - - - les pouvoirs politiques, qui cherchent à se doter d’une nouvelle légitimité démocratique après le traumatisme du nazisme et du fascisme : la marche triomphante de ces régimes dans l’entre-deux-guerres, au même titre que la poussée des partis communistes dans le sillage de la révolution bolchévique, a incarné une radicalisation de l’offre politique en réponse à l’affaiblissement ou à la faillite des démocraties libérales d’alors à maîtriser les forces du marché, de la spéculation et des scandales ; le monde patronal, dont une partie des membres a versé dans la collaboration économique avec les occupants nazis, et qui, dans une position de faiblesse inédite pour lui, doit trouver les moyens de sa réhabilitation comme interlocuteur politique, alors que se profile l’urgence des chantiers de la reconstruction ; le monde du travail, qui, a payé, lui, au contraire, un lourd tribut à la guerre, et dont les Etats ont un besoin urgent pour reconstruire et relancer les économies détruites par le conflit ; une partie de ses membres est porteuse de revendications politiques et sociales radicales, dans un contexte dominé, pour les classes dominantes et possédantes, par la crainte d’une révolution sociale « communiste » contre le capitalisme : accepter la mise en place d’un large système de redistribution collective des richesses et l’élargissement des droits politiques, économiques et sociaux des populations était pour les dirigeants de l’époque le seul moyen de repousser le spectre d’une « expropriation de leur pouvoir dans toutes ses composantes, politique, social, économique et culturel » 3 Ce dernier facteur, particulièrement, jouera de tout son poids dans la reconnaissance des syndicats (du moins ceux enclins à un compromis) comme interlocuteurs centraux dans la négociation d’un nouvel ordre social, économique et démocratique. Ceci, note la chercheuse en sciences politiques de l’ULB Corinne Gobin, dans une représentation dialectique de la GOBIN, Corinne, L’Europe syndicale. Entre désir et réalité. Essai sur le syndicalisme et la construction européenne à l'aube du 21ème siècle, Labor, 1997. 3 situation : « Parce qu’à la fois ils étaient capables d’encadrer et de contrôler les débordements révolutionnaires ou trop contestataires de la classe ouvrière, mais aussi parce qu’ils avaient la capacité de mettre une masse de travailleurs en action pour contester la légitimité des pouvoirs économique ou politique. » Cette perception n’est rien d’autre qu’une projection de l’image, forgée au 19ème siècle, de la classe ouvrière qui, dans la mesure où elle ne possède rien, est porteuse en soi d’une menace : celle de déposséder les nantis à travers la prise de pouvoir et l’abolition des classes sociales, comme le professaient alors les idéologies socialistes révolutionnaires. Dans la réalité, elle renvoie aux luttes du mouvement ouvrier, depuis la deuxième moitié du 19ème siècle, pour la transformation de la société capitaliste. En ce sens, même s’il résulte directement d’un compromis politique, le modèle européen d’après-guerre se construit bel et bien dans le déroulement d’une histoire sociale profondément conflictuelle. Celle-ci oppose détenteurs du capital et représentants de la classe ouvrière autour d’un enjeu : la force de travail comme ressource centrale pour le développement, pour les uns, ou la transformation, pour les autres (la classe ouvrière qui se met, politiquement comme physiquement, en mouvement) de la société 4 . La prégnance historique de ce conflit dans nos sociétés pendant plus d’un siècle explique l’importance du tribut que les progrès sociaux mais aussi démocratiques de l’époque contemporaine doivent à la question ouvrière. De ce point de vue, la résolution progressive – lente et contrariée – de cette question sociale à travers les réformes politiques mises en œuvre au fil du temps articule, de manière indissociable, reconnaissance du fait social et construction graduelle du fait démocratique. L’Etat social n’est rien d’autre, dans cette optique, qu’une forme particulière de l’Etat démocratique. L’institutionnalisation même du compromis d’après-guerre sous la forme de structures, de règles, de pratiques de pacification sociale participe bien, à cet égard, du renforcement de la démocratie. Non parce qu’elle serait synonyme en quoi que ce soit d’une disparition de la conflictualité des intérêts. Mais au contraire, parce qu’elle repose sur la conviction qu’une approche pacifique, négociée des conflits n’est possible qu’à partir du moment où chacun accepte qu’il y a bel et bien opposition irréductible des intérêts en présence, et que les rapports sociaux sont spontanément conflictuels 5 . Au fil de la construction de l’Etat social, ses principes politiques, ses réalisations démocratiques et ses avancées sociales vont imprégner la vision collective de la société ainsi que son fonctionnement même jusque dans les années 1970. Se diffuse un canevas de représentations idéologiques où l’Etat agit pour l’accroissement du bien-être de tous, et où les interlocuteurs sociaux, syndicats et patronat, coopèrent au développement du progrès économique et social. Cette coopération se reflète d’ailleurs dans l’architecture institutionnelle, publique mais non étatique, mise en place pour organiser et encadrer les dispositions de l’Etat social : ce sont en effet les « partenaires sociaux » qui gèrent l’organisation quotidienne de la Sécurité sociale et celle du système de concertation sociale. 4 On se réfère ici à la théorie d’Alain Touraine et à son paradigme du conflit central dans l’autoproduction et la transformation des sociétés modernes. 5 Construire du consensus à partir du désaccord est non seulement une richesse, mais l’essence même de la démocratie, rappelle le philosophe Patrick Viveret qui parle d’un « art de la conflictualité non violente », in http://www.internetactu.net/2011/11/17/refaire-societe-quels-nouveaux-lieux-de-convivialite/ Ce mode de représentations associé à l’Etat social marquera d’autant plus les esprits que l’influence des syndicats et des partis socialistes ou sociaux-démocrates sera dominante et constante en Europe jusqu’à la fin des années 1970. A cet égard, l’expression souvent utilisée de « compromis social-démocrate » pour désigner le grand pacte d’après-guerre, précise Corinne Gobin, renvoie à la fois à son caractère intrinsèquement politique et à l’orientation socio-économique des économies d’après-guerre. On qualifie aussi, parfois, ce compromis de fordiste ou de keynésien lorsqu’on se réfère à ses aspects plus économiques. Mais en tout état de cause, c’est sa dimension politique que l’on retiendra avant tout ici. En raison, d’une part, du caractère démocratique renforcé des Etats occidentaux qui portent la marque de ses réalisations. En raison, aussi, de la primauté retrouvée du politique sur l’économique qu’il incarne. Le modèle social européen est aussi appelé, en France surtout, selon la période historique qu’il couvre : les Trente Glorieuses 6 (1945-1975). L’expression entend désigner la prospérité économique et le progrès social exceptionnels, liés l’un à l’autre, de cette époque. L’expression peut toutefois être perçue comme trop consensuelle ou idyllique. Avant tout, l’Etat social, on l’a dit, exprime et structure le conflit social en l’encadrant. Il civilise, domestique ou démocratise (en partie au moins) le capitalisme. Un économiste de renom, Ernest Mandel, utilisera le vocable de néocapitalisme 7 afin de désigner non la fin des tensions socioéconomiques propres au capitalisme, mais les formes spécifiques, nouvelles, qu’elles revêtent dans l’après-guerre. Il convient, donc, de ne pas mythifier ce présumé âge d’or. Analyse 2012-20 / Présence et Action Culturelles 6 7 En référence à l’ouvrage de 1979 de Jean Fourastié Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible. «L’apogée du néo‐capitalisme et ses lendemains », publié dans la revue Les Temps modernes en 1964.