Vers une sociologie des relations avec la nature

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Vers une sociologie des relations avec la nature
par François HÉRAN
| Ophrys | Revue française de sociologie
2007/4 - Volume 48
ISSN 0035-2969 | ISBN 978-2-7080-1176-2 | pages 795 à 806
Pour citer cet article :
— Héran F., Vers une sociologie des relations avec la nature, Revue française de sociologie 2007/4, Volume 48, p. 795806.
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R. franç. sociol., 48-4, 2007, 795-806
NOTE CRITIQUE
Vers une sociologie des relations
avec la nature
par François HÉRAN
Par-delà nature et culture (1) est l’aboutissement d’une longue recherche
sur la relation des hommes à leur environnement, entamée il y a trente ans
chez les Jivaros achuar, aux confins de l’Équateur et du Pérou. Philippe
Descola a livré son expérience et ses analyses dans diverses publications, dont
Les Lances du crépuscule, publié en 1993 dans la collection « Terre humaine »,
un des plus beaux témoignages d’ethnologue jamais publié en France. Titulaire depuis 2000 d’une chaire d’« anthropologie de la nature » au Collège de
France, il a consacré ses premiers cours aux divers thèmes qui composent
Par-delà nature et culture. Au terme des six cents pages de l’ouvrage, il ne
fait aucun doute que l’anthropologie française tient en Descola plus qu’un
disciple de Lévi-Strauss, un véritable maître. L’ambition théorique se nourrit
d’une érudition qui parcourt les siècles et les continents. Dans un style d’une
rare élégance, il use d’une argumentation serrée, habile à prévenir les objections, et produit des conclusions à la fois fortes et subtiles.
Le point de départ de l’ouvrage est la singulière façon qu’ont les peuples
autochtones d’Amazonie d’humaniser le monde animal et végétal, que ce soit
dans les activités de chasse ou de cueillette ou dans leurs rêves. Ils perçoivent
les espèces animales à l’image des sociétés humaines, dotées de chefs et de
chamane, avec un langage, des cérémonies, des habitations, des règles de
parenté, etc. Pour amadouer ces sociétés animales, les hommes doivent négocier avec leurs représentants, faire des promesses ou présenter des excuses,
nouer des relations d’alliance ou de filiation. Le respect dû aux animaux
interdit les massacres inutiles ou le traitement indigne des dépouilles, il exige
souvent des restitutions qui compensent l’activité de prédation. Ainsi les
animaux se voient-ils reconnaître, à des degrés variables selon les espèces,
des attributs que l’Occident réserve habituellement à l’humanité : la conscience réflexive, la vie affective, le sens moral.
(1) Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences
humaines), 2005, 623 p.
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Pareilles conceptions fleurissent dans toute l’aire amazonienne, avec une
curieuse variante, théorisée par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros
de Castro sous le nom de « perspectivisme » : certains peuples ne pensent pas
seulement que les animaux se comportent comme des humains mais que, réciproquement, les animaux perçoivent les humains comme des animaux,
comme si le point de vue d’une espèce sur les autres dépendait toujours du
corps où elle réside (Viveiros de Castro se référant sur ce point à la monadologie de Leibniz). Descola montre toutefois que ce perspectivisme reste
confiné à une aire limitée. La conception plus ordinaire, qu’il qualifie simplement d’« animiste », se contente d’humaniser le monde animal sans imaginer
que les animaux animalisent les hommes. Dans tous les cas, néanmoins, la
continuité psychique est si forte d’une espèce à l’autre que les hommes et les
animaux, ainsi que les diverses espèces entre elles, peuvent aisément troquer
leurs enveloppes physiques et se métamorphoser, singulièrement dans les
rêves et dans les mythes. Par exemple, une fois rentrés chez eux, les animaux
dépouillent leur apparence animale pour reprendre une livrée humaine que
l’homme ne voit jamais qu’en rêve.
D’où viennent de telles conceptions ? Descola réfute la thèse diffusionniste
défendue par Mircea Eliade. Certes, on retrouve des formes analogues d’humanisation des non-humains dans l’aire subarctique canadienne, chez les
Inuit et dans le monde sibérien, qui pourrait donc en être la source. Mais le
même phénomène est attesté à des milliers de lieues de ce foyer supposé, par
exemple chez des groupes autochtones de Malaisie, de Nouvelle-Guinée (île
de Seram), de Nouvelle-Calédonie (Descola réhabilite au passage le beau récit
de Maurice Leenhardt, Do kamo, paru en 1947), voire d’Afrique (comme les
Kuranko de Sierra Leone ou les Dogon de Tireli, au Mali). Une telle récurrence ruine la thèse diffusionniste. Faut-il penser que la propension à anthropomorphiser le monde animal émerge spontanément dans les sociétés de
chasseurs-collecteurs sans écriture ? L’Inde ancienne et le Japon témoignent
du contraire, selon Descola : on y retrouve la vision d’un continuum
cosmique qui intègre les hommes, les animaux et les plantes, selon des
conceptions qui ne sont plus les nôtres. Dans le sacrifice indien, par exemple,
Charles Malamoud a montré que l’homme était le premier des animaux qu’il
convenait de sacrifier aux dieux.
Descola complète sa démonstration par une étude sémantique qui parcourt
les civilisations : à y regarder de près, aucun des couples d’opposition classiques – espace sédentaire et parcours nomade, jardin cultivé et forêt sauvage,
lieu habité et montagne, terre sèche et terre humide – ne recouvre les dichotomies propres à nos cultures : domestique/sauvage, culture/nature, ager/silva.
Si aride qu’elle soit, la nature est toujours humanisée. L’idée d’une nature
vierge extérieure à l’espace cultivé est peut-être « notre fétiche », conclut
Descola, mais elle n’a rien d’universel.
Comment l’anthropologie avait-elle l’habitude d’analyser les conceptions
autochtones des relations avec le monde environnant ? Descola identifie trois
théories classiques. La plus ancienne réduit ces conceptions à des croyances
irrationnelles, mais, du coup, peine à expliquer comment les mêmes peuples
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sont capables d’appliquer à leur environnement des savoirs ingénieux et efficaces. La deuxième théorie, dite intellectualiste, voit dans ces représentations
autochtones du monde naturel une tentative d’objectivation qui préfigure la
démarche scientifique mais reste inaboutie. La troisième, celle de Durkheim,
est d’une autre nature : elle soutient que les hommes projettent sur le monde
qui les entoure des catégories de perception et d’action issues de leur propre
organisation sociale, en sorte que les divisions de la nature ne sont que le
reflet hypostasié des divisions sociales. De l’avis de Descola, ces trois théories ont en commun de postuler la même coupure entre les pratiques et les
représentations, l’action sur la nature et la vision de la nature.
Il leur oppose des théorisations plus récentes, comme l’« ontologie de l’habiter » de Tim Ingold, anthropologue britannique connu pour ses travaux sur
les sociétés circumpolaires et ses essais sur l’environnement et la technique,
qui célèbre l’osmose des chasseurs-cueilleurs avec leur environnement et fait
la chasse aux préjugés anthropocentriques. Une autre référence est l’« anthropologie symétrique » de Bruno Latour, qui privilégie les réseaux d’action de
grande portée tissés par les sociétés contemporaines. Ces réseaux mobilisent
toutes sortes d’actants, y compris les machines et les micro-organismes,
créant des « collectifs hybrides » d’humains et de non-humains qui brouillent
la frontière classique du sujet et de l’objet. Ces diverses théories ont le mérite,
selon Descola, de décrire l’entrelacement du social et du matériel dans la vie
ordinaire. En élargissant aux non-humains la palette des entités agissantes,
elles ouvrent l’interprétation de leurs relations sur une combinatoire plus
large. Mais Descola leur reproche de privilégier la phénoménologie des interactions au détriment de la morphologie des pratiques. Les modes de relation
entre humains et non-humains se différencient aussi par les procédures codifiées, les catégories et les schèmes de pensée et d’action, toutes formes stables
dont l’anthropologie sociale, en bonne héritière de Durkheim, ne peut se
passer si elle veut rendre compte de l’ordre social. L’idée neuve, inspirée de
Latour, est qu’on identifie les collectifs sociaux à leur façon d’organiser les
formes de l’expérience avec autrui. Descola, pour cette raison, leur trouve une
affinité avec les « cités » formalisées par Boltanski et Thévenot dans Les
Économies de la grandeur (p. 579). Il pense, en revanche, se démarquer de
l’habitus de Bourdieu, qu’il juge trop particularisé par la diversité des expériences individuelles : l’anthropologie a besoin de structures plus englobantes
pour identifier ce qui distingue une culture d’une autre. Or, selon Descola,
une culture se définit notamment par sa conception particulière des interactions entre les hommes et les autres espèces. Mais comment dresser l’inventaire de ces conceptions de par le monde ?
La réponse à cette question prend la forme d’une typologie des différentes
façons qu’ont les humains de s’identifier ou non aux autres espèces (p. 176 et
p. 323). Cette typologie est jugée à ce point centrale qu’elle occupe l’essentiel
de la quatrième de couverture. Deux questions sont posées : ces espèces nous
ressemblent-elles par leurs composants physiques ? Ont-elles une vie
psychique analogue à la nôtre ? Croisées, elles définissent quatre formules
possibles. Si les deux réponses sont positives, l’identification est maximale,
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les animaux et les plantes ne se différencient guère de nous : c’est la formule
du « totémisme », dont l’Australie aborigène offre le modèle. Si les nonhumains diffèrent des humains par le physique mais développent une vie
psychique analogue, comme c’est le cas de l’Amazonie à la Sibérie et au-delà,
on parlera d’« animisme ». La vision inverse est celle de l’Occident moderne,
de Descartes à Darwin, que Descola qualifie de « naturaliste » : animaux,
végétaux et minéraux relèvent du même monde physique que les humains,
mais s’en séparent radicalement par l’absence d’une conscience réflexive, qui
demeure l’apanage des humains. Reste une quatrième formule, qui différencie
les non-humains des humains sous les deux rapports, en étageant les espèces
le long de la « grande chaîne des êtres » décrite en 1936 dans l’essai classique
d’Arthur Lovejoy, cette fragmentation se trouvant compensée par des relations de correspondance, de résonance ou de jumelage, d’où l’appellation de
formule « analogique ».
Si le principe de la typologie est simple, le vocabulaire qui la décrit est très
savant : à partir d’un « schème d’identification » portant sur les « physicalités » et les « intériorités » des êtres vivants, « quatre types d’ontologies » se
dégagent, qui définissent les « systèmes de propriétés des existants ». En fait,
la question posée est élémentaire : les animaux et les plantes diffèrent-ils de
nous au dehors et au dedans ? En langage occidental : ont-ils un « corps » et
une « âme » analogues aux nôtres, sachant que le mot âme peut être remplacé
par esprit, conscience, réflexivité, intentionnalité, affects, énergie vitale, etc.
Descola estime qu’à tout prendre, la dichotomie occidentale du corps et de
l’âme, de la matière et de l’esprit, est une « variante locale » d’une opposition
universelle présente dans les vocabulaires du monde entier. On échapperait
donc à l’eurocentrisme en se contentant de relâcher le dualisme de l’âme et du
corps (ou celui du mental et du physique) en un dualisme du dedans et du
dehors.
D’où ce paradoxe signalé au passage (p. 175 et p. 417) mais non résolu :
pour dénoncer le caractère universel du couple nature/culture, Descola pose
l’universalité du couple matière/esprit ou corps/âme. Il tombe ainsi sous le
coup de la critique qu’il adresse par ailleurs au relativisme des anthropologues : on ne peut dresser une typologie universelle sans pratiquer la variation
sur fond d’invariant et, par conséquent, sans postuler des universaux. Le relativisme gagné d’un côté est aussitôt reperdu de l’autre. Or on peut douter que
les conceptions fort complexes des composantes de la personne qu’ont
décrites les ethnographes de par le monde se laissent partout réduire au
dualisme du dedans et du dehors, quand on songe seulement au monde inuit, à
l’Égypte ancienne ou aux Dogon (mentionnés p. 175). Non seulement ces
conceptions se croisent avec des systèmes d’anthroponymie et de pronoms
personnels très éloignés des nôtres, mais il ressort des exemples fournis que
les entités psychiques de la personne sont souvent liées à des façons d’agir à
la fois corporelles et mentales (comme le régime alimentaire, les habitudes de
vie, le caractère). Rabattre ce foisonnement sur la dualité attrape-tout du
dedans et du dehors semble moins le fruit d’un travail d’induction que le
résultat d’un coup de force.
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Tout aussi flottante est l’autre paire de tenailles de la typologie, à savoir
l’opposition du même et de l’autre. S’agit-il de percevoir entre les humains et
les non-humains des relations d’analogie, de ressemblance, de contiguïté, de
continuité, de correspondance, d’identification ? L’usage alternatif de ces
termes offre une grande souplesse dans le maniement de la typologie mais
jette un doute sur la pertinence des frontières entre les cases.
Le type « analogique » est sans doute le plus problématique, même s’il fait
l’objet de superbes descriptions. Il caractérise les systèmes de représentation
des grandes civilisations (Chine, Inde, empire Inca, Europe ancienne), qui
recroisent à satiété toutes sortes de dualismes. Un étroit réseau de correspondances est tissé entre le corps et le territoire, le microcosme et le macrocosme,
les hiérarchies terrestres et les hiérarchies célestes, etc. Mais le doute s’installe : au lieu d’une universelle différenciation des êtres et des lieux qu’il
faudrait compenser par un jeu de correspondances, ne pourrait-on pas
diagnostiquer, à l’inverse, une chaîne continue des corps et des âmes (tous
analogues) dans laquelle on taille des degrés hiérarchiques ? Est-ce la différence dans la continuité ou la continuité dans la différence ? Il est, par
ailleurs, troublant de voir la notion d’analogie intervenir à deux niveaux de la
typologie, sur l’ensemble de la grille d’abord, comme l’un des synonymes du
critère de ressemblance entre humains et non-humains ; comme l’étiquette
accolée à l’une des quatre formules de la grille ensuite, et précisément sur la
formule qui cumule les deux discontinuités, physique comme psychique. Une
typologie aussi carrée (mais n’est-ce pas vrai de toute typologie en définitive ?) est à peine un outil scientifique. Au pire une grille qui force les faits,
au mieux un procédé pédagogique. Ce n’est pas un modèle explicatif mais un
espace provisoire de rangement. Du reste, peut-on réfuter une typologie ? Il
suffit, pour désarmer la critique, de reconnaître que la construction est perfectible, ses catégories non exclusives, ses étiquettes arbitraires, ce que Descola
ne manque pas de faire.
On peut se demander toutefois s’il n’aurait pas été souhaitable de mettre à
l’étude une autre approche plus démonstrative : l’exploitation du vaste fichier
des « relations humaines par aires culturelles » conçu par George Murdock,
dont il existe une copie au laboratoire d’anthropologie que dirige Descola au
Collège de France. Tâche difficile, tant cette base de données est peu standardisée, mais qui viserait à cerner les facteurs associés de façon préférentielle à
telle ou telle conception des liens entre monde humain et monde animal. Ces
facteurs pourraient être des traits aussi simples que la taille du groupe, sa
localisation, les formes de chasse et de domestication, la présence de l’institution chamanique, peut-être aussi des traits culturels plus élaborés comme la
nature des divisions totémiques ou l’existence de hiérarchies célestes. Bref
une approche multivariée et non plus typologique, qui mesurerait la contribution inégale des divers facteurs à l’émergence d’une conception donnée, sans
que la présence de contre-exemples suffise à nier la corrélation. On rejoindrait ainsi une observation réitérée de Descola, selon laquelle les divers types
d’ontologie, loin d’être exclusifs, pourraient coexister à divers degrés dans
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une même société, ainsi que son souhait, exprimé in fine, de progresser un
jour vers la recherche des « causes » (p. 551).
Descola dit avoir choisi pour ses quatre combinaisons des noms de pure
« convention ». Mais nul n’ignore que deux d’entre eux – « totémisme » et
« animisme » – appartiennent aux mots les plus usés de la tribu. À l’évidence,
le choix de concepts aussi chargés a valeur de défi : Descola ambitionne de
rouvrir quelques-uns des dossiers les plus classiques de l’anthropologie,
comme la théorie du don et de l’échange, le chamanisme, le totémisme ou les
définitions de la culture, à la manière de ces groupes australiens qui parcourent le territoire ancestral pour rafraîchir leurs titres de propriété. Cette remise
à neuf des vieilles demeures de l’anthropologie contribue indéniablement au
charme de l’entreprise. Or on peut dire que le pari est magnifiquement tenu.
Pour ne citer qu’un exemple, les pages qui « revisitent » le totémisme australien sont passionnantes, parce qu’elles révèlent le foisonnement d’une pensée
aborigène trop souvent réduite à une géométrie combinatoire et très déconcertante pour nos habitudes mentales. Là réside, à notre avis, l’apport le plus
précieux de l’ouvrage, beaucoup plus que dans le carré magique des
« formules ontologiques », qui risque de finir rapidement au grand cimetière
des typologies.
Descola jette également une lumière nouvelle sur des dossiers moins
connus mais tout aussi fascinants, comme le « nagualisme » et le « tonalisme » en Méso-Amérique (respectivement : l’aptitude des sorciers à s’incarner dans un animal, et l’existence pour tout être humain d’un double
animal qui partage sa destinée). Brillante aussi est son analyse critique des
éthiques « extensionnistes » (comme l’utilitarisme de Peter Singer étendu aux
grands singes) ou « écocentriques » (à commencer par la land ethic d’Aldo
Leopold). Et l’on pourrait citer bien d’autres développements de même aloi
tout au long de l’ouvrage.
Reste à résoudre une difficulté majeure de l’analyse structurale, bien
cernée par Descola (p. 141) : si les modèles combinatoires forgés par l’observateur n’affleurent pas à la conscience des acteurs, qu’est-ce qui oriente de
fait les représentations et les pratiques ? À quoi tient la mystérieuse régularité
des conduites si elles n’obéissent ni à la règle ni au marché ? Ce hiatus entre
la pratique réelle et le modèle explicatif, Descola pense le combler en
empruntant à la psychologie cognitive la notion de « schème intégrateur »,
structure sous-jacente à vocation générale, capable de produire des lignes de
conduite plus spécialisées et plus explicites. Les cultures se distingueraient
par leurs façons d’agir, diversement privilégiées : le don, l’échange, la prédation, la protection, la transmission par les ancêtres, etc. (p. 425), susceptibles
parfois d’évoluer, ce qui pourrait expliquer, par exemple, que la même espèce
animale soit chassée dans une culture donnée mais domestiquée dans la
culture voisine. La médiation de ces schèmes expliquerait le sentiment d’appartenance tacite à une culture commune et, finalement, formerait l’identité
collective.
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Un sociologue n’a guère de peine à ranger une telle théorie dans la famille
des modèles de médiation dont nous avions montré ici-même, il y a vingt ans,
la récurrence et les limites à propos de la théorie de l’habitus (2). Certes,
Descola veut expliquer la différence inter-culturelle et non intra-culturelle
mais, à ce facteur d’échelle près, son « schème intégrateur » ressemble
comme un frère à l’habitus. Ce n’est pas un hasard si habitus est la traduction
latine de schèma ; ce sont historiquement les variétés grecque et latine d’un
même concept, désignant une façon d’agir déposée à même le corps (de ce
fait, quasi inconsciente) et toujours disponible, sorte de dépôt des apprentissages passés qui se réactive dans l’action. Dans les deux cas, le mystérieux
hiatus qui sépare la règle de la pratique est comblé par une faculté dont il faut
postuler l’existence logique mais qui reste elle-même fort mystérieuse.
Cette affinité de méthode entre le travail de Descola et celui de Bourdieu
tient sans doute à la présence agissante d’un ancêtre commun : Durkheim et
sa théorie des formes élémentaires, elle-même liée à la théorie kantienne du
schématisme.
Par un curieux paradoxe, Descola rend souvent hommage à la perspicacité
des analyses anthropologiques de Durkheim mais tend à réduire la sociologie
à son sociocentrisme, ce qui la marque d’un signe franchement négatif. Les
sociologues auraient contribué à fixer la vision unilatérale de l’Occident sur
les relations entre le monde humain et le monde animal. En inventant une
« société » coupée de la nature, ils auraient durci le dualisme nature/culture,
laissant à l’anthropologie le soin d’en finir avec les préjugés modernes. Mais
la sociologie ne sert-elle pas ici de repoussoir dans un débat interne à l’anthropologie ? La grande affaire des anthropologues, on le sait, est de démontrer qu’ils peuvent rendre compte de la diversité des comportements humains
à travers la planète sans verser dans l’ethnocentrisme ni l’européocentrisme.
Dans cette course au relativisme, chaque auteur soupçonne l’autre de ne
jamais en faire assez (ou devance la critique des pairs en faisant son autocritique). Variante récente de cette pénible surenchère : l’injonction à dépasser
le relativisme par le « relationnisme », pour obliger l’observateur à décentrer
toujours plus son point de vue. Descola semble lui-même agacé par ce radicalisme un peu facile, dont il dénonce certaines dérives, par exemple chez Tim
Ingold. Fidèle au structuralisme, il critique les anthropologies monistes du
tout-naturel ou du tout-culturel, mais tend à assimiler à cette dernière la
sociologie tout entière.
C’est l’aspect le plus gênant du livre pour un sociologue, car, que l’on
sache, ce n’est pas la sociologie qui s’est échinée à inculquer le partage
nature/culture à des générations d’étudiants mais bien l’anthropologie structurale ! Que l’on ouvre un manuel d’anthropologie d’il y a vingt ou trente ans et
l’on verra que rien n’échappait alors à ce dualisme attrape-tout, que ce soit
les règles de parenté, l’organisation sociale, l’habitat, les techniques de
production, les rites de passage, la mythologie. Ce dualisme philosophique
(2) F. Héran, « La seconde nature de l’habitus : tradition philosophique et sens commun dans le
langage sociologique », Revue française de sociologie, 1987, 28, 3, pp. 385-416.
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contribuait à anoblir la discipline en l’arrachant au particularisme du terrain et
aux sciences positives. Aujourd’hui encore, un anthropologue invité à siéger
dans un comité d’éthique ou une commission ad hoc pour se prononcer sur
l’évolution possible du droit de la famille résiste mal à la tentation de se
référer à des invariants anthropologiques dégagés par l’étude des variations
structurales et censés définir le propre de l’humanité par contraste avec une
nature sauvage ou asociale. Affrontés aux mêmes questions (comme l’homoparentalité ou la procréation assistée), les sociologues s’avèrent spontanément
plus relativistes et plus tolérants. Mieux vaudrait s’en faire des alliés qu’y
voir les porteurs d’un sociocentrisme borné.
Contrairement à ce que suggère Descola, la sociologie n’a pas eu besoin de
différencier radicalement l’homme de l’animal pour modéliser le comportement social. Elle a beau se concentrer sur le comportement de l’homme en
société, ce choix ne repose guère sur la dichotomie nature/culture. Du reste,
l’extension récente du raisonnement sociologique au monde animal, loin de
ruiner la sociologie, la consolide. Chaque fois qu’un éthologue comme
William McGrew, grâce à l’étude longitudinale des grands singes, découvre
un comportement animal qui ne relève pas d’un montage génétique ou d’un
instinct préétabli mais d’un social learning ayant une histoire et variant d’un
groupe à l’autre, le sociologue y voit un hommage de plus à la sociologie. De
même pour l’apprentissage du chant chez les oiseaux. Les éthologues, il est
vrai, ont du mal à s’avouer sociologues, parce que, comme le souligne
Descola, ils redoutent à ce point d’être accusés d’anthropocentrisme qu’ils en
viennent à creuser à nouveau l’écart entre comportement animal et comportement humain, en usant par exemple d’un vocabulaire non humain (dominance
pour domination, altruisme pour affection, etc.), mais qui ne trompe personne.
Quant à la notion de « culture », on sait combien les sociologues s’en
méfient. Imputer des variations de comportement à la différence culturelle
relève souvent d’une tautologie : les membres de telle culture agiraient ainsi
parce qu’on agit ainsi dans leur culture. Ce type d’explication laisse de côté la
question proprement sociologique de savoir si les membres d’une société
peuvent agir par intérêt ou par amour, par devoir ou par habitude, pour
défendre des valeurs ou les contester, ou encore s’ils agissent de concert ou
les uns contre les autres, sachant que leurs actions empruntent des réseaux ou
des institutions qui contribuent à régulariser les conduites. Certes, Descola
inverse la proposition classique du culturalisme : au lieu de tenir une culture
pour acquis et d’en déduire son style de comportements ou de représentations,
il soutient que ce sont ces derniers qui définissent une culture et la séparent
des autres. À ses yeux, l’intégration ou le rejet des non-humains dans le même
collectif contribue à cette définition. Mais un tel renversement de perspective
change-t-il les données du problème ? Les commencements restant impénétrables, on ne saura jamais si une culture particulière émerge d’un faisceau de
comportements ou si, inversement, elle les définit. Le présupposé demeure
d’une corrélation intime entre les deux niveaux : une culture s’identifie aux
comportements réguliers d’une collectivité. Une question qui intéresse assez
peu les anthropologues est celle de savoir comment cette culture réunit ou
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divise une société, et comment ses diverses formes (par exemple savantes ou
populaires) rejoignent leurs équivalents dans d’autres cultures.
On devrait pouvoir appliquer les mêmes analyses aux « variations culturelles » (entre collectifs) et aux « divisions sociales » (internes aux collectifs),
en y incluant les différentes façons de traiter la nature. Et si l’on imagine,
comme le fait Descola à la suite de Bruno Latour, que les animaux, les microorganismes, les objets techniques, les indicateurs et autres éléments environnants ne forment pas seulement le décor de nos actions mais entrent de plainpied dans le jeu des interactions sociales, il faut y voir une manière d’élargir
la portée du regard sociologique. La seule limite de cette théorie extensionniste est qu’à force de proclamer que tout est socialement construit ou que
tout fait réseau, la sociologie risque de perdre en compréhension ce qu’elle
gagne en extension. Cette réserve mise à part, rien n’empêche la sociologie
d’entreprendre la sociologie des relations de l’espèce humaine avec les autres
espèces.
En définitive, Descola est-il si éloigné de la thèse durkheimienne selon
laquelle les sociétés humaines perçoivent leurs relations avec le monde environnant à l’image des rapports sociaux ? Non pas la thèse d’une projection
directe des divisions sociales sur les divisions naturelles, qui faisait dire à
Durkheim qu’une société bipartite avait une vision bipartite du monde, une
société quadripartite une vision quadripartite, etc. (3) Mais la reconnaissance
du fait que les sociétés humaines pratiquent un sociocentrisme élargi, au sens
où la façon la plus économique de penser nos rapports avec le reste du monde
est encore d’y appliquer les grandes catégories de notre organisation sociale
et d’agir en conséquence (ce qui va donc au-delà d’une simple projection
imaginaire). Ce sociocentrisme élargi se vérifie pour les quatre formules de
Descola.
C’est vrai d’abord de l’« animisme », qui consiste à voir les sociétés
animales comme des sociétés humaines avec lesquelles il faut négocier, nouer
des relations d’alliance, respecter des codes sociaux. Descola s’oppose avec
raison aux dénégations de Tim Ingold, qui impute ce sociocentrisme à un
préjugé anthropocentrique importé par l’observateur occidental (pp. 345349). Pourquoi reprocher à l’anthropologue un sociocentrisme qui est bel et
bien affiché par les sociétés animistes elles-mêmes ? Les projections qu’effectuent ces dernières sont asymétriques : elles n’utilisent pas les relations entre
non-humains pour décrire les relations humaines ; elles projettent un fonctionnement humain sur les non-humains, ce qui est une façon économique de
ramener l’inconnu au connu.
(3) Si bien qu’à l’aube des temps l’idée du
communisme primitif avait dû refléter l’existence d’une société encore indifférenciée,
composée d’un unique segment. Une naïveté
que Mauss devait dénoncer seulement vingt ans
plus tard, sous l’influence de Radcliffe-Brown
(voir F. Héran, « Un dérèglement de la méthode
sociologique ? La rupture à moindres frais »
dans M. Borlandi, L. Mucchielli [dirs.], La
sociologie et sa méthode : Les règles de
Durkheim un siècle après, Paris, L’Harmattan,
1996, pp. 207-219).
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Le sociocentrisme caractérise aussi largement l’« analogisme ». Il ne s’agit
pas seulement de tisser des correspondances de toutes sortes entre les divers
mondes mais d’installer à l’échelle du cosmos les mêmes relations de subordination entre les espèces et au sein des espèces que celles qui gouvernent les
réalités divines et humaines. Il faut renvoyer ici (Descola se contente de le
citer en passant) aux analyses de Louis Dumont sur le rôle des hiérarchies
englobantes dans les sociétés concernées.
Le rapport à la nature vu à travers nos liens sociaux, c’est aussi, à sa
manière subtile, ce qu’imagine le « totémisme » australien quand il fait de
l’appartenance foncière de l’humanité au territoire et aux parcours la condition même de la survie : les êtres vivants et leur milieu partagent une origine
commune, en forme et en substance. Descola exploite sur ce point l’analyse
sémantique de Carl Georg von Brandenstein, qui découvre à l’origine des
catégories totémiques une sorte de morpho-caractérologie, qui oppose et
croise des qualités complémentaires : patience et vivacité, souplesse et
vigueur, sang froid et sang chaud, sens de l’observation et art de la prédation.
Descola s’interroge : s’agit-il de projeter des qualités humaines sur le monde
animal ? Ou, inversement, d’emprunter aux espèces animales des couples
d’opposition applicables aux sociétés humaines (selon la thèse un peu
simpliste attribuée à Lévi-Strauss) ? Ni l’un ni l’autre, explique-t-il : le totémisme privilégie des principes de division qui valent aussi bien pour les
espèces animales que pour les groupes humains. Ce ne sont pas les espèces
animales qui donnent leur nom aux séries totémiques, mais telle qualité générale qui donne son nom à une espèce animale. Cela invalide-t-il pour autant la
thèse d’un sociocentrisme élargi ? Il semble que non. Les Aborigènes opposent deux à deux des qualités de comportement et d’adaptation au milieu ; ces
binômes identifiés dans l’éventail des espèces animales sont renvoyés aux
humains sous forme d’évidences naturelles. On peut donc dire que le « totémisme » valorise des qualités naturelles mais pas n’importe lesquelles : il
procède par sélection et par croisement – au besoin à l’aide de règles matrimoniales et de règles de filiation. Ce n’est ni une projection ni un emprunt
mais un passage sélectif par le monde animal effectué à des fins sociales.
Le « naturalisme » se représente-t-il lui aussi les liens de l’homme avec le
monde animal et végétal sur le modèle des liens entre hommes ? Descola
soutient que non (p. 355) : le naturalisme dénie toute humanité aux nonhumains, alors que l’animisme sait leur reconnaître une dignité morale en les
traitant comme des humains. On aurait d’un côté un monopole anthropocentré, de l’autre une ouverture anthropomorphique. Une fois constatée cette
différence radicale de traitement, on peut néanmoins soutenir que le « naturalisme » porte sur le monde animal et naturel un regard analogue à celui qu’il
porte sur les fractions inférieures et dominées de l’humanité : esclaves,
affranchis, indigènes, mais aussi (comme le soulignait Halbwachs) exécutants
affectés au travail de la matière. Dans cette conception millénaire, l’homme
asservit la nature comme il asservit les soutiers de l’humanité, exploite la
nature comme il exploite l’homme, sachant que l’idée d’une humanité
commune englobant les esclaves, les indigènes, les prolétaires, etc., est très
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François Héran
récente. S’il dénie l’humanité à la majeure partie du monde animal, c’est qu’il
l’a longtemps déniée à de larges fractions de l’humanité. Mais l’histoire de
l’Occident est complexe : très tôt, selon la formule de Bacon, l’homme a
compris qu’il ne pouvait « triompher de la nature qu’en lui obéissant ». Du
schème de la prédation et de l’exploitation, on est passé à celui de la valorisation, pour les ressources naturelles comme pour les ressources humaines.
L’idée du développement durable se situe dans cette ligne. On pourrait
évoquer ici les analyses de Michel Foucault sur l’émergence d’un nouveau
gouvernement des hommes au XVIIIe siècle : au lieu d’un contrôle pastoral
exercé sur chaque sujet, le gouvernement s’efforce désormais de comprendre
les lois mystérieuses (de type économique, démographique, sanitaire…) qui
assurent le renouvellement du corps social et son bien-être, d’où découlera
indirectement le bien-être de chacun. Ces lois sont assimilables à des lois
naturelles ; l’État doit éviter de les perturber par un interventionnisme
exagéré, selon le postulat fondateur de la discipline économique, toujours en
vigueur. Déjà les ingénieurs de l’Ancien régime avaient compris la nécessité
d’une gestion durable des forêts ou des garennes pour les générations futures
(première apparition d’un argument aujourd’hui répandu). Ce n’est pas d’aujourd’hui que les tableaux de bord, les indicateurs statistiques et autres instruments de gestion des populations et des ressources sont devenus parties
prenantes de nos « collectifs ».
Enfin, peut-on suivre Descola quand il nous présente le « naturalisme »
comme une « idéologie moderne » qui ferait consensus ? Que ce soit les
savants, l’école, les médias ou l’opinion commune, partout triompherait le
même « apartheid » entre nature et culture, le même refus de reconnaître à
l’animal une intériorité psychique ou mentale (p. 353). Une telle affirmation a
de quoi laisser sceptique. Croit-on la science capable d’exercer un tel ascendant ? Où sont les données empiriques qui attestent pareille domination ?
Dispose-t-on à ce sujet d’enquêtes analogues à celles de Michelat et Simon
sur les croyances de nos contemporains ? Descola n’ignore pas combien l’histoire des idées du monde occidental est riche et complexe, mais il fait tout
pour minimiser cette diversité en réduisant les théories alternatives sur le
continuum psychique entre l’homme et l’animal à des courants marginaux.
Pourquoi juger Montaigne moins représentatif de la mentalité européenne de
son temps que l’obscur Pierre de La Primaudaye sur le psychisme animal ?
Croit-on vraiment que la théorie cartésienne de l’animal-machine condense
toute la pensée occidentale sur le sujet ? Quant au darwinisme, peut-on le
réduire au naturalisme en écartant l’idée qu’un darwinisme social diffus a
précédé et inspiré le darwinisme naturel ? À plusieurs reprises, Descola
évoque le clivage entre deux approches de la relation homme/animal, celle du
tout-naturel (ou tout-génétique) et celle du tout-culturel (ou tout-sémantique).
Ainsi, le monisme naturel de la sociobiologie s’oppose-t-il au monisme
culturel de l’ethnologie relativiste. Mais loin d’y voir des idéologies
antagoniques, Descola les réduit à des variantes d’une idéologie unique : ce
serait une simple « oscillation » au sein du naturalisme. À ce compte, la
pensée occidentale ne fera jamais qu’un seul bloc. On est loin de ce que serait
une véritable sociologie historique des systèmes de pensée.
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Revue française de sociologie
Poussée à ce degré, la synthèse réductrice ne permet pas de rendre justice à
des pensées matérialistes, comme le Système de la Nature du baron d’Holbach
(1770), qui brouillent les frontières en développant avant la lettre une
« théorie de l’esprit » selon laquelle les animaux ont une « âme mortelle » au
même titre que les hommes, sont doués de « jugement » et de « mémoire » et
peuvent « combiner des idées ». D’Holbach concluait : « Quiconque envisage
la nature sans préjugé reconnaîtra facilement qu’il n’y a d’autre différence
entre l’homme et la bête que celle qui est due à la diversité de leur organisation. » (4) – soit une approche que Descola identifierait comme animiste et
qui part néanmoins d’hypothèses mécanistes qui ont aujourd’hui pignon sur
rue... C’est dire que le naturalisme (au sens historique du mot) ne pose pas
forcément une discontinuité psychique entre l’homme et l’animal.
De la même façon, Descola évoque les philosophies de la nature au début
du XIXe siècle, l’esthétique romantique, le New Age, l’astrologie, les médecines parallèles, etc., comme autant de sous-produits « pathétiques » des frustrations qu’engendre l’apartheid naturaliste. Il ne parvient pas à prendre au
sérieux ce « chatoiement hybride », juste bon à fournir aux sociologues « un
inépuisable terrain de jeu ». Dans les mélanges de culture et de nature que
Bruno Latour juge omniprésents dans la pratique des modernes, il ne voit
qu’un « masque » du naturalisme (p. 130). In fine, néanmoins, il reconnaît
avoir infligé à l’histoire de la philosophie et de la science occidentales ou à
l’analyse des opinions et des valeurs un traitement pour le moins « cavalier »,
qui néglige les travaux des meilleurs spécialistes (p. 548). Mais il revendique
la rusticité de sa méthode : on ne peut attendre le résultat des enquêtes spécialisées pour se lancer dans une réflexion d’ensemble.
On se dédouanera ici par un aveu du même genre : notre commentaire
critique reste lui aussi très rustique. Qu’il ne dissuade surtout pas le lecteur
d’aller regarder de plus près Par-delà nature et culture et d’en explorer les
trésors ! C’est sans doute l’un des essais les plus stimulants qui aient été écrits
ces dernières années en France dans le champ des sciences sociales.
François HÉRAN
Institut national d’études démographiques (INED)
133, boulevard Davout
75980 Paris cedex 20
[email protected]
(4) Cité et commenté par Pierre Naville dans son ouvrage sur D’Holbach et la philosophie
scientifique au XVIIIe siècle (Paris, Gallimard, [1943] 1967, nouv. éd. augm., p. 286).
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