Business et environnement : un mariage possible ? (partie 2)

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Business et environnement : un mariage
possible ? (partie 2)
jeudi 28 janvier 2016, par Noé Lecocq
Le développement économique, capitaliste et mondialisé, est-il compatible avec la protection de
la planète et la préservation d’un cadre de vie sain, pour les humains et l’ensemble du monde
vivant ? Voici une question cruciale, centrale, tant pour les défenseurs de l’environnement que
pour les promoteurs de la croissance économique. Petit tour de cette question qui fait débat.
Nous avons besoin de croissance économique pour assurer notre bien-être, notre pouvoir d’achat, nos
emplois… répète inlassablement la majorité du monde politique et économique.
Notre développement économique actuel détruit la planète, notre cadre de vie et notre santé… répondent
les environnementalistes, dans une remise en cause dont on mesure mal la portée.
Cette incompatibilité n’est-elle qu’apparente ? Ou au contraire irréductible ? Analyse de ce qu’en disent
les uns et les autres, et des voies de sorties envisagées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous regroupons –
un peu caricaturalement – les opinions exprimées en deux catégories dichotomiques.
Un premier volet, présentant la première thèse : « Par essence, le capitalisme détruit la planète » a été
publié dans nIEWs 179. Voici le second volet.
Thèse 2 : Le capitalisme est certes bousculé par la contrainte environnementale, mais il peut s’y
adapter.
Cette thèse continue aujourd’hui à dominer le discours médiatico-politique, malgré les remises en cause
évoquées plus haut dont l’audience semble augmenter. Pour ses tenants, le capitalisme peut s’adapter,
notamment en misant sur le progrès technologique. L’existence des contraintes environnementales est
généralement acceptée et reconnue, même si la perception de leur ampleur varie selon les auteurs. Une
minorité tombe toutefois dans des formes de déni vis-à-vis de certaines contraintes environnementales,
par exemple vis-à-vis des changements climatiques.
« Croissance verte »
Pour l’économiste keynésien Paul Krugman , la croissance n’est pas remise en cause par la lutte
contre les changements climatiques. Dans un éditorial remarqué [1] , il commente une étude du
New Climate Economy Project et un rapport du FMI :
« Les deux affirment que des mesures importantes visant à limiter les émissions de carbone n’auraient
quasiment pas d’effets négatifs sur la croissance économique et qu’elles pourraient même mener à une
croissance plus rapide. Cela peut sembler trop beau pour être vrai, mais non. Voilà des études mesurées,
sérieuses. »
« Mais l’on sait bien que de telles affirmations seront reçues par des cris affirmant qu’il est impossible de
briser le lien unissant la croissance économique et les émissions toujours plus importantes de gaz à effet
de serre, une position que j’associe à un "désespoir climatique". (…) Voilà donc ce qu’il vous faut savoir :
le désespoir climatique a tout faux. »
Il base son optimisme sur les « progrès très importants dans les technologies des énergies renouvelables
avec notamment le prix de l’énergie solaire qui a plongé de moitié depuis 2010 » et sur la perspective de
très importants co-bénéfices, notamment en terme de qualité de l’air et de santé publique, pour les
mesures qui font payer pour les émissions de CO2.
L’existence d’importants co-bénéfices (économiques et autres) liés à l’action climatique a été mise en
évidence dans les travaux du GIEC. De même, comme nous l’avons rapporté précédemment, l’essor
mondial récent des énergies renouvelables semble marquer un tournant dans l’évolution de notre système
énergétique.
Pour Krugman, beaucoup de libéraux à droite opposés à toute action en faveur du climat sont incohérents,
car ils affirment que « les économies des libre-marchés ne connaissent pas de limites à leur souplesse et
créativité. Mais lorsque l’on propose de taxer le carbone, tout à coup ils insistent sur le fait que le monde
de l’industrie sera totalement incapable de s’adapter ». Krugman critique aussi à gauche les mouvements
post-croissance, dont le Post Carbon Institute qui lui a répondu de manière détaillée.
Au niveau du monde politique, un positionnement proche de celui de Krugman semble majoritaire. De
Barack Obama à Miguel Arias Canete (Commissaire européen à l’énergie et au climat) en
passant par Justin Trudeau (nouveau Premier ministre Canadien) ou le think thank « Climate
Reality » fondé par Al Gore . Cette « croissance verte » est aussi la lignée dans laquelle
s’inscrivent généralement les initiatives « business-climat ».
This study concludes that no one has to choose between fighting climate change and growing
the economy : http://t.co/Zo5TdUieQB #ActOnClimate
— Barack Obama (@BarackObama) 16 Septembre 2014
Climate protection & economic growth go hand in hand-"Trends and projections in Europe
2015" https://t.co/bZI4RhQafm pic.twitter.com/DE0y3gEXEe
— European Commission (@EU_Commission) 20 Octobre 2015
EU projected to be on track to meet #EU2020 #GHG #emission targets says latest EEA
report https://t.co/N3mdeYn9nO pic.twitter.com/vDFFqsMON1
— EU Climate Action (@EUClimateAction) 20 Octobre 2015
.@JustinTrudeau "le changement climatique est également une opportunité. Il peut apporter
des emplois et de la croissance" #COP21
— COP21 - Paris 2015 (@COP21) 30 Novembre 2015
Retweet if you know we don’t have to choose between the economy and our climate.
@ClimateGroup pic.twitter.com/HgJMWlfV60
— Climate Reality (@ClimateReality) 25 Août 2015
Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de découplage entre la croissance et les émissions de gaz à
effet de serre. Il nous semble toutefois nécessaire d’indiquer ici que le recul de 23 % des émissions
européennes obtenu pendant une période où le PIB a cru de 46 % du PIB (entre 1990 et 2014) est
largement du au fait que la production manufacturière qui permet de satisfaire la consommation
européenne a été partiellement délocalisée. Les pays émergents, dont la Chine, produisent une plus
grande part des biens que nous consommons (et comptabilisent pour eux-même les émissions associées à
cette production), tandis que notre économie s’est plus tournée vers les services, moins émetteurs. Si l’on
analyse l’empreinte carbone de la consommation, il n’y a pas de découplage. Georges Montbiot va
ainsi jusqu’à considérer que la notion de découplage est non-fondée, car basée sur des erreurs
comptables .
Cornucopianisme et « écologie de marché »
Le progrès technologique est mis en avant par Ramez Naam , auteur de « The Infinite Resource :
The Power of Ideas on a Finite Planet » qui considère que [2] :
« Les ressources naturelles – en particulier la capacité de l’atmosphère à absorber les gaz à effet de serre
– peuvent être limitées, mais les idées et l’innovation ne le sont pas. »
« Le capitalisme n’est pas l’ennemi du climat, au contraire, des marchés bien régulés [NDLR l’auteur
soutien le principe d’une taxe carbone] porteront les solutions climatiques. »
Pour le philosophe libéral Corentin de Salle , promoteur d’une « écologie de marché », le
capitalisme et la croissance permettent à l’économie d’abolir les contraintes physiques :
« Aussi aberrant que cela puisse paraître, la vérité est que nos ressources naturelles ne sont pas limitées
(…) aucune contrainte naturelle ne nous limite [3] »
« Ce qui importe ici, ce n’est pas la matière première en elle-même mais les services qu’elle peut nous
rendre. (…) l’histoire nous montre que l’homme trouve toujours des substituts dès que la matière
première se raréfie. (…) il est erroné de vouloir « conserver » un stock de matières premières pour les
générations futures. Il faut au contraire consommer ces dernières pour en « inventer » de nouvelles. (…)
Le nationalisme, le protectionnisme, l’étatisation des ressources sont autant d’obstacles à l’accès à des
ressources illimitées. (…) L’hostilité par rapport à la croissance, c’est en réalité une hostilité par rapport
au progrès et, en définitive, contre l’humain lui-même » [4].
Corentin de Salle estime que « la richesse se crée plus qu’elle ne s’approprie » et que « la croissance peut
tout à fait être infinie » car « le PIB est surtout immatériel [5] » . Selon lui, il y a une dématérialisation de
l’économie qui est le « fruit de l’économie de marché, du développement technologique, du libre-échange
» [6] .
« L’économie de marché n’est pas la cause des problèmes environnementaux, du moins pas
principalement, mais doit au contraire être considérée comme un instrument de résolution de ces derniers.
(…) La solution est la mise en place de droits de propriété sur les biens environnementaux. (…) On peut
considérer alors la pollution comme une forme d’agression au droit de propriété. »
Dans cette logique, il souhaite que soient étendus les principes de responsabilité du droit civil au domaine
de l’environnement, avec un plus grand recours aux mécanismes d’assurances fournis pas le marché. Il
souhaite ainsi protéger les choix existentiels des individus. Il s’oppose donc à la gestion publique planifiée,
et voit d’un mauvais œil la régulation normative qui interdirait certains comportements jugés destructeurs
et superflus : « C’est dans le superflus que réside la quintessence d’une civilisation. (…) Il est impossible
de tracer une frontière entre l’utile et le futile. (...) L’accessoire d’aujourd’hui n’est-il pas l’indispensable
de demain ? »
Il estime que « l’être humain est sans doute la ressource ultime », et sans pousser spécifiquement pour
une démographie plus forte, il considère que « plus la population augmente, plus il y a de probabilité de
voir apparaître des cerveaux exceptionnels qui peuvent régler et gérer de manière imaginative les
problèmes que posent l’essor de la population » [7].
A travers son analyse, il reprends une série d’idées de l’économiste Julian Simon et du courant de
pensée cornucopien , caractérisé par une confiance absolue dans l’innovation technologique :
« Bien qu’elles puissent apparaître limitées physiquement, les ressources doivent être considérées
économiquement infinies car les ressources anciennes sont recyclées et de nouvelles alternatives sont
développées par le marché. A la différence des idées malthusiennes qui font apparaître la croissance de la
population comme un frein de la croissance, Julian Simon insiste sur le fait que la croissance de la
population est une solution à la rareté des ressources car les gens innovent. » [8]
Présentant la croissance comme un devoir moral pour sortir le Tiers-Monde de la misère, Corentin de
Salle se base également sur la pensée de l’économiste Friedrich Hayek : « Nous devons défendre le
capitalisme, non pas parce que nous l’aimons, mais parce que l’avenir de l’humanité en dépend
».
Au-delà du débat politique légitime sur la manière de gérer la cité, une faille de ce courant de pensée
réside dans le déni, par certains de ses tenants, de certaines réalités physiques (remise en cause de la
réalité du changement climatique ou de son caractère anthropique, notamment). Voir notre analyse : Le
libéralisme, future victime du climat ?
« Leur écologie et la nôtre »
Une vision très différente est défendue par André Gorz , auteur de « Leur écologie et la nôtre ».
Pour lui, si le capitalisme en tant que tel peut intégrer les contraintes environnementales, cela
ne se fera qu’au travers d’une société de plus en plus inégalitaire. Il écrivait en 1974 [9] :
« La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais
elle a déjà assez de partisans patronaux et capitalistes pour que son acceptation par les puissances
d’argent devienne une probabilité sérieuse.
Alors mieux vaut, dés à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi,
c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après
avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera
devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui
s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit
les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité,
à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? »
« Il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes
écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus. »
« La prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette conséquence : les prix tendront à
augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se
passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour
acheter des marchandises. La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à
la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui,
dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées
de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront
des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés : les inégalités se
creuseront : les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches. »
« Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes
financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre
leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société (…). On
détournera la colère populaire, par des mythes compensateurs, contre des boucs émissaires commodes
(les minorités ethniques ou raciales, par exemple, les "chevelus", les jeunes...) et l’État n’assoira plus son
pouvoir que sur la puissance de ses appareils : bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide
laissé par le discrédit de la politique de parti et la disparition des partis politiques. »
« c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte
les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des
opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. »
Ce travail sera complété par un troisième volet : au-delà des positionnements théoriques, il importe
d’analyser les données macro-économiques, dans un esprit de confrontation au réel. Nous tenterons alors
de rassembler une analyse plus personnelle de la compatibilité du modèle actuel de croissance avec la
volonté de sauvegarder un environnement viable. A suivre dans nIEWs…
Notes
[1] « Erreurs et émissions »
http://www.rtbf.be/info/chroniques/detail_erreurs-et-emissions?id=8359941
[2]
http://www.theguardian.com/sustainable-business/2015/jun/30/ramez-naam-capitalism-climate-change-i
deas-markets
[3]
http://www.lalibre.be/debats/opinions/le-croquemitaine-de-la-penurie-petroliere-51b88be9e4b0de6db9a
cd12f
[4] http://www.lalibre.be/debats/opinions/le-sang-de-l-economie-51b88c52e4b0de6db9ad0514
[5] « L’écologie de marché, paradigme alternatif au développement durable » - Conférences de
Corentin de Salle à l’Académie royale, 2012.
http://www.academieroyale.be/cgi?usr=uks248wmuc&lg=fr&pag=1026&tab=146&rec=14538&frm=0
&par=secorig690&par2=1&id=5933&flux=64089785#detail
[6]
http://www.lalibre.be/debats/opinions/revenir-a-la-sobriete-originelle-du-liberalisme-51b8f539e4b0de6d
b9c8c923
[7] « L’écologie de marché, paradigme alternatif au développement durable » - Conférences de
Corentin de Salle à l’Académie royale, 2012.
http://www.academieroyale.be/cgi?usr=uks248wmuc&lg=fr&pag=1026&tab=146&rec=14538&frm=0
&par=secorig690&par2=1&id=5933&flux=64089785#detail
[8] http://www.wikiberal.org/wiki/Julian_Simon
[9] http://ecorev.org/spip.php?article5
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