La philosophie antique et le mépris du travail ? par Christine Noël

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La philosophie antique et le mépris du travail ?
par Christine Noël
Les philosophes de l’Antiquité méprisaient-il le travail ? La
réponse à cette question est loin d’être aussi évidente qu’on
pourrait le penser au premier abord. Certes, les philosophies
platonicienne et aristotélicienne sont emblématiques de l’attitude
intellectuelle qui consiste à séparer voire à opposer le travail et
l’exercice de l’activité citoyenne. Bien que Platon reconnût par
exemple aux artisans la détention d’une certaine forme de savoir,
il invalidait toute prétention de leur part à se mêler des affaires
publiques. Activité de travail et activité politique sont ainsi
définies dans l’Antiquité dans une position d’extériorité radicale.
L’exercice de l’art politique, sous lequel sont subsumés l’art
législatif et la justice, doit être réservé à une élite intellectuelle et
morale, incarnée par la figure du philosophe-roi. Or la seule
pratique d’un métier disqualifie celui qui s’y adonne pour
l’exercice du pouvoir. Cet élitisme politique platonicien a pu être
interprété comme le signe ostentatoire d’un véritable mépris du
philosophe pour ceux qui travaillent. Aristote n’est guère plus
enthousiaste quant à la positivité du travail. Sa justification de
l’esclavage axée sur la nécessité de préserver l’homme de la
dégradation imputable au travail a exercé une influence durable
dans l’histoire des idées.
Platon et l’ambivalence du travail
Les interprètes de Platon s’accordent en général pour soulever
l’ambigüité du statut accordé par Platon à la technè. Platon
manifeste une certaine estime envers ceux qui maîtrisent une
technique. Cette estime s’exprime indirectement dans le recours
fréquent que Socrate fait à des exemples et à des modèles
empruntés à la sphère des techniques et de l’artisanat. Elle
s’exprime directement lorsque, cherchant à réfuter l’oracle de
Delphes, il tente de découvrir quelqu’un qui serait plus savant que
lui. Dans sa quête, Socrate va ainsi consulter « ceux qui travaillent
de leurs mains », convaincu de « trouver en eux des hommes qui
savent quantité de belles choses » (Platon, Apologie de Socrate,
22 d). Platon reconnaît également que les artisans possèdent un
savoir authentique dans le Théétète. Interrogé par Socrate sur la
définition de la science, Théétète affirme : « ce qui me semble
donc, c’est à la fois, que les choses qu’on peut apprendre de
Théodore sont des sciences : la géométrie et les disciplines que tu
énumérais il y a un instant ; et que la cordonnerie aussi, ainsi que
les métiers des autres artisans, tout aussi bien chacun d’entre eux,
ce n’est pas autre chose que de la science » (Platon, Théétète, 146
c-d). Cette définition est certes rejetée par Socrate mais ce n’est
pas parce que les technaï ne constituent pas un savoir positif. Elle
est rejetée par Socrate parce que la proposition de Théétère est une
énumération et non une véritable définition permettant de dégager
une vision unifiée de la science.
Pourtant, il semble difficile de nier que Platon réprouve le travail
manuel en ce qu’il est susceptible d’enlever aux hommes leur
noblesse de caractère et de leur infliger une véritable souillure
morale. Les métiers ont quelque chose de dégradant en ce qu’ils
soumettent l’homme à la sphère des appétits sensibles. Les
techniques sont nées des appétits sensibles, de la nécessité de les
satisfaire et elles se sont développées avec eux. C’est pourquoi il
ne saurait convenir à un homme libre de tirer profit de son
éducation en faisant commerce des enseignements qu’il a reçus.
« Tu as reçu l’enseignement de chacun de ces maîtres, non en vue
d’en faire métier et profession, mais pour te cultiver, comme il en
convient à un profane et à un homme libre » (Platon, Protagoras,
312 b). Dans l’Economique, Xénophon prête même ces paroles à
Socrate : « Les métiers que l’on appelle d’artisans sont décriés, et
il est certes bien naturel qu’on les tienne en grand mépris dans les
cités. Ils ruinent le corps des ouvriers qui les exercent et de ceux
qui les dirigent en les contraignant à une vie casanière, assis dans
l’ombre de leurs ateliers, parfois même à passer toute la journée
au coin du feu. Les corps étant ainsi amollis, les âmes aussi
deviennent plus lâches. Surtout, ces métiers dits d’artisans ne leur
laissent aucun loisir pour s’occuper de leurs amis et de la cité ; si
bien que ces gens là passent pour de piètres relations pour leurs
amis et de piètres défenseurs de leur patrie. Aussi dans quelques
cités, notamment dans celles qui passent pour guerrières, on va
jusqu’à défendre à tous les citoyens de pratiquer les métiers
d’artisans » (Xénophon, L’Economique, vers 44-45).
Il y a donc une véritable ambivalence de Platon vis-à-vis des
artisans en particuliers et de ceux qui travaillent pour subvenir à
leurs besoins en général. Tout en dénigrant l’activité de travail,
Platon ne mésestime pas pour autant les détenteurs d’une
technique. Dans les Lois, l’Athénien loue les artisans dont les
métiers conjugués sont nécessaires à la vie de la cité. Les artisans
servent le peuple. « A Héphaïstos et Athéna est consacrée la race
des artisans, dont les métiers conjugués ont organisé notre vie ; à
Arès et Athéna, ceux par qui de nouvelles techniques, à
destination défensive, assurent la conservation des produits
fabriqués par les artisans, et c’est aussi à bon endroit que leur
race est consacrée à ces dernières divinités » (Platon, Lois, XI
920 e). Mais ceux-ci doivent être évincés de toute responsabilité
politique. Pourquoi ? Un élément de réponse peut ainsi être trouvé
dans le principe de la division du travail tel qu’il est développé
dans la République. La division du travail et son corollaire, la
spécialisation, sont présentés comme une condition fondamentale
de l’efficacité de la production. Dans la mesure où il est
impossible pour un homme d’être expert de tout, il faut que
chacun se spécialise dans une sphère de compétence où il excelle.
La politique est une sphère de compétence à part entière et non
une activité qu’il est possible d’exercer à loisir en parallèle
d’activités productives. La division du travail au sein de la cité est
justifiée par Platon par la nature même des différences
individuelles. La spécialisation des individus se justifie par le fait
que « la nature n’a pas précisément donné à chacun de nous les
mêmes dispositions mais qu’elle a différencié les caractères et fait
l’un pour une chose, l’autre pour une autre » (Platon, République,
370 a-b).
Aristote et le problème de l’esclavage
L’esclavage est un statut selon lequel aux yeux de la loi et de
l’opinion publique, un Homme est la possession ou la marchandise
d’un autre. L’économie grecque reposait essentiellement sur le
travail forcé. Au Vème siècle avant Jésus-Christ, Athènes
comprenait 130 000 citoyens, 70 000 étrangers et 200 000 esclaves
(Finley, Economie et société en Grèce ancienne). On pourrait
s’étonner que les philosophes grecs, parce qu’ils sont sensés
incarner l’exercice de la raison, loin de remettre en cause
l’esclavage aient pu le justifier. Il est toujours difficile de
comprendre une argumentation détachée de son contexte
historique et social. Si la justification qu’Aristote fait de
l’esclavage peut nous sembler incompréhensible en bien des
égards, elle témoigne cependant de la conception du travail
prégnante dans l’Antiquité grecque. Et l’argumentation
qu’Aristote développe dans le Politique est un texte majeur à cet
égard.
Sans doute faut-il commencer par expliciter la distinction
aristotélicienne entre les trois registres des activités humaines
présente dans l’Ethique à Nicomaque (IV, 4) : la theoria, la poiesis
et la praxis. La theoria est l’activité contemplative qui mène à la
connaissance théorique, à la science. Il est usuel de traduire la
praxis par l’action accomplie. L’activité politique relève de la
praxis. Quant à la poiesis, il s’agit du champ de la production, des
activités de fabrication. Tandis que l’action est l’occasion
d’exercer les qualités les plus nobles de l’homme (la volonté
orientée par la vertu), la production suppose simplement
l’application de règles techniques sans qu’il y ait d’occasion pour
une délibération d’ordre moral. Dans l’activité productive,
l’artisan n’a aucune liberté car il est dépendant à la fois de l’idée
de la chose à réaliser (le gâteau pour le cuisinier), des propriétés
des matières premières qu’il utilise (la farine, les œufs…), de la
commande du donneur d’ordre (la demande du client) et de
l’énergie du corps de son propre corps qu’il va déployer. La
poiesis est donc une activité modeste aux yeux du philosophe
stagirite car elle n’implique pas d’arbitrage de valeurs mais
simplement de composer avec ces quatre dimensions présentées
dans le Livre II de la Physique. Les activités de fabrication ne sont
donc pas le lieu ou l’occasion de choix éthiques contrairement aux
actions ; elles sont marquées par une sorte d’indigence
intellectuelle et morale et ne permettent pas à l’homme d’exercer
ce qu’il y a de plus noble en lui, à savoir sa raison et sa vertu.
Eviter de vouer son existence à ces activités est donc une aubaine,
voire une nécessité pour l’homme, animal raisonnable et politique
par nature.
Aristote développe ainsi au début du Politique sa thèse du
caractère naturel de l’esclavage. Pour le philosophe, la nature crée
des êtres dotés de capacités inégales. Certains sont pourvus d’une
intelligence qui les destiné à commander, tandis que d’autres dotés
d’une grande force physique mais dépourvus d’intelligence sont
pour ainsi dire « faits » pour obéir et exécuter des travaux
manuels. Ainsi la complémentarité de l’esclave défini comme un
« objet animé » destiné à l’action et de son maître est en quelque
sorte un commandement de la nature perceptible à travers la
distribution inégale des facultés intellectuelles et physiques des
hommes (Aristote, Politique, 1254a-1255a). Par conséquent,
l’esclavage est naturel, juste et bénéfique. Voulu par la nature,
l’esclavage est indispensable au fonctionnement équilibré de la
cité. En effet, chacun a une place déterminée au sein de la cité.
Respecter cette répartition des tâches permet à chacun de trouver
son intérêt et son bonheur. Confinés à des tâches laborieuses en
raison de leur constitution physique et de leur déficience
intellectuelle et morale, les esclaves ne doivent pas être traités en
citoyens. Il est inutile de les éduquer ou de vouloir les faire
participer à la vie politique car ils sont démunis de toute capacité
de délibération.
A retenir : Les philosophes grecs n’ont pas de concept équivalent à
celui de travail. Les activités laborieuses (et notamment
productives) sont néanmoins l’objet d’une valorisation
ambivalente : si elles sont nécessaires au développement de la cité,
elles confinent ceux qui sont adonnent à la sphère de l’animalité.
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