INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LA SCIENCE POLITIQUE Du même auteur Gendarmerie et modernité, Montchrestien, Politiques publiques 1993. de sécurité, L'Hannattan, 1999. La force publique au travail. Deux études sur les conditions travail des policiers et des gendarmes, L'Hannattan, 1999. de Sécurité et proximité. La mission de surveillance la gendarmerie, L'Hannattan, 2002. de La Gendarmerie. générale Secrets d'un corps, Complexe, 2002. Policer la proximité. Les expériences françaises, et new yorkaises, L'Hannattan, 2002. Police de la route et gendarmerie, L'Harmattan, britanniques 2005. Questions de sécurité. Sociétalisation des globalisation des menaces, L'Hannattan, 2006. «;) L'HARMATTAN, 2008 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com harmattan [email protected] [email protected] ISBN: 978-2-296-05440-0 EAN : 9782296054400 réponses, FRANÇOIS DIEU INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LA SCIENCE POLITIQUE L'HARMATTAN Introduction Ce livre, qui entend proposer un aperçu sur la ou les méthodes (on reviendra sur cette distinction) employée(s) en science politique, répond à une double préoccupation: il participe du souci d'aborder certains des principaux aspects de la science politique, les problèmes épistémologiques (interrogation sur la nature et la valeur des principes, concepts et résultats de la science) et méthodologiques (analyse du cheminement intellectuel et des techniques d'investigation) étant au centre du questionnement politologique, puisqu'ils conduisent à se livrer à une réflexion critique sur l'origine, la valeur et la portée de cette discipline, à s'interroger sur son caractère scientifique; . il découle du constat selon lequel la production de travaux individuels (comme les mémoires d'IEP, de licence, de maîtrise et de master) suppose au préalable une sensibilisation aux problèmes généraux de la démarche scientifique et une initiation aux techniques de recherche, de manière à éviter que ce type de travail ne se réduise au mieux à un état des connaissances, au pire à une compilation de documents. . Son objet est introductif en ce sens qu'il entend présenter de manière succincte divers problèmes généraux, en s'efforçant d'ouvrir des pistes dans lesquelles le sens critique et la curiosité pourront s'engouffrer. "Le savant, observait Claude Lévi-Strauss, n'est pas l'homme qui fournit les vraies réponses, c'est celui qui pose les vraies questions". Il ne va pas s'agir de se livrer à de stériles réflexions aboutissant à s'écarter des objectifs plus -5- Introduction à la méthode de la science politique immédiats de ce livre pour se perdre alors, pour reprendre une formule de Pierre Favre, dans "des discours suspendus dans le ciel d'une méditation irrésolue". Introduction à la méthode de la science politique se veut donc une approche élémentaire et pédagogique des problèmes méthodologiques inhérents au projet d'étudier scientifiquement les phénomènes politiques. En ce qui concerne les thèmes abordés, ce petit manuel s'articulera autour de trois grands axes. Dans un premier temps, on s'intéressera à la notion de science politique, plus particulièrement, à l'objet, à la genèse et à la place de cette science sociale du politique dans le champ intellectuel français. Le volet méthodologique de cette discipline sera ensuite examiné de manière à mettre en évidence le caractère scientifique de la démarche politologique, qui s'efforce, en effet, de transposer à l'étude des phénomènes politiques les fondements du raisonnement scientifique expérimental. Enfin, une attention sera portée aux principales techniques de recherche employées en science politique, qu'il s'agisse de l'analyse documentaire, de l'entretien de recherche, de l'enquête de terrain et des sondages d'opinion. Dernière venue des sciences sociales, la science politique n'a émergé qu'au XXe siècle en tant que discipline scientifique à part entière, avec la constitution progressive d'une communauté scientifique institutionnelle se rattachant formellement à un objet d'étude commun, la reconnaissance du statut de discipline scientifique nécessitant la conjonction de quatre éléments: . à propos d'un objet ou d'un ensemble d'objets d'étude spécifique(s) et commun(s), la production d'un savoir par des chercheurs spécialisés, regroupés éventuellement en équipes et centres de recherches; - 6- Introduction . . . à la méthode de la science politique la conservation du savoir par le stockage des données et des acquis, de manière à en permettre une utilisation rationalisée et continue; la diffusion du savoir auprès d'un public spécialisé ou non; l'application du savoir pour la résolution des principaux problèmes rencontrés par le système social dans le domaine concerné. Cette situation de retard dans l'apparition d'une discipline vouée à l'étude scientifique des questionnements politiques contraste avec l'attention que les hommes ont portée, au moins depuis l'Antiquité, aux phénomènes politiques. Contrairement à une idée répandue, la science politique, science de l'homme "animal politique", n'a pas vu le jour avec Platon, Machiavel, Montesquieu ou Hobbes, la démarche du politiste différant nettement de celle du penseur qui s'adonne à la philosophie politique. En effet, le politiste n'est pas un moraliste, un prophète, un conseiller du prince, un philosophe, un journaliste ou un essayiste. Dans l'absolu, il se comporte comme un observateur attentif et interrogatif de la réalité politique; il s'attache à "ce qui est" plutôt qu'à "ce qui doit être" ; il s'efforce de faire preuve d'une curiosité perpétuellement insatisfaite et de faire table rase de ses jugements de valeur et a priori idéologiques il met en œuvre des méthodes d'investigation rigoureuses, communes d'ailleurs aux sciences sociales, de manière à comprendre et expliquer, à rendre intelligibles les phénomènes politiques. Au-delà des obstacles institutionnels ayant retardé et limité son émancipation, la démarche politologique (ou socio-politique) est rendue difficile par la conjonction de différents facteurs. Pour n'en retenir que deux: -7- Introduction à la méthode de la science politique D'une part, la science politique apparaît aux noninitiés comme une sorte d"'auberge espagnole". Ainsi, il suffit à un journaliste ou à un universitaire de commenter, l'espace de quelques instants, les résultats d'un sondage ou encore d'analyser les causes d'une crise politique sur les ondes ou dans les colonnes d'un quelconque média pour qu'il puisse, sans vergogne et parfois même - ce qui est plus consternant - de bonne foi, se parer du titre pompeux de "politologue". Le fait que la science politique ne soit pas clairement dissociée du journalisme politique ou du commentaire journalistique sur la politique a conduit la plupart des chercheurs en science politique (''political scientists" pour reprendre la terminologie anglo-saxonne) à lui préférer celui, moins chargé et pour ainsi dire plus savant, de ''politiste''. Pour l'anecdote, Georges Burdeau proposait, pour sa part, d'avoir recours à l'appellation, plus recherchée d'un point de vue étymologique, de "politicologue". Savoir sur le présent, qui ne néglige pas pour autant les apports de la socio-histoire du politique, la science politique n'est pas un ensemble de discours sur l'actualité, de sorte que la prudence académique du politiste le dissuade le plus souvent de se rendre sur la scène médiatique, évitant ainsi de se livrer, sur un coin de table ou de page, à des réflexions cavalières et superficielles à propos de sujets dont il sait l'extrême complexité. Cette attitude légitimement empreinte de réserve n'en est pas moins, par certains côtés, préjudiciable à la science politique en tant que composante de la communauté universitaire et scientifique, soit qu'elle laisse le champ libre à des béotiens ou à des amateurs éclairés parlant indûment en son nom, soit qu'elle limite sa visibilité, son audience et même son crédit. L'atteinte manifeste à la spécificité de la démarche socio-politique, que représente - 8- Introduction à la méthode de la science politique ce phénomène que l'on peut qualifier d'usurpation d'identité politologique ou de "concurrence déloyale des profanes" (Bruno Étienne et Béatrice Bonfils-Mabilon), est symbolisée par l'utilisation de l'expression "sciences politiques" (ou "sciences du politique"), qui réduit cette discipline à un ensemble de connaissances hétérogènes, à une discipline-carrefour, à un conglomérat de données de culture générale, rendant ainsi possible les empiétements et les revendications des disciplines connexes (comme l'histoire, la sociologie ou le droit public). Dans cette approche, quiconque s'intéressant de manière accessoire ou transversale aux phénomènes politiques entendus de manière extensive ("tout est politique") peut faire des sciences politiques, il est vrai alors comme Monsieur Jourdain faisait de la prose... D'autre part, la science politique ne peut exister et se développer sans l'existence de conditions favorables en termes de liberté de conscience et d'expression: le conformisme, la répression politique, le totalitarisme sont, il est vrai, de puissants facteurs de sclérose en matière de sciences. Étudiant dès 1938 les conséquences de la politique nazie sur le développement des sciences en Allemagne ("Science and Social Order", in The Sociology of Science, 1973), Robert Merton a montré en ce domaine les effets négatifs du totalitarisme (promotion des scientifiques sur la base de considérations raciales, dépendance directe des chercheurs vis-à-vis du pouvoir politique, impossibilité d'exercer une démarche critique sur les productions scientifiques officielles, antiintellectualisme). Aussi, il n'y a guère que les sociétés démocratiques pour promouvoir l'autonomie de la science, en garantissant l"'éthos scientifique" moderne, c'est-à-dire les principes éthiques et moraux devant gouverner, selon Merton, l'action du scientifique (acceptation d'une -9- Introduction à la méthode de la science politique évaluation intersubjective des travaux, du caractère collectif de la production scientifique, d'un certain désintéressement au profit de la recherche de la vérité et d'une disponibilité permanente et systématique à la critique et à la révision des connaissances). Dans un autre domaine, l'engagement politique ou partisan du politiste n'est pas aussi sans poser avec acuité le délicat problème de son objectivité et de sa neutralité, puisque, dans ce cas, coincé qu'il se trouve entre ses valeurs et ses prétentions scientifiques, entre ses penchants idéologiques et ses principes méthodologiques, il est à la fois observateur et acteur de la réalité politique. - 10- Qu'est-ce que la science politique? Si la science politique est encore aujourd'hui une discipline récente, peut-être plus "dans l'enfance" (comme l'écrivait à la fin des années 50 Maurice Duverger), mais en voie d'atteindre une certaine maturité, cette jeunesse n'est pas sans conséquence lorsqu'il s'agit de préciser son domaine et ses problématiques, et au final d'en donner une définition. Les politistes s'entendent, en effet, pour reconnaître la difficulté de l'exercice. Par-delà une certaine singularité des définitions proposées (de sorte qu'il est possible de faire sien le jugement de Marcel Prélot, pour qui définir, c'est toujours s'approprier ou encore celui de Pierre Favre, selon lequel, lorsqu'il sacrifie au rite de la définition préalable, chaque auteur se définit - en ce sens où il justifie la ou les problématiques retenues - plutôt qu'il définit l'objet de la science politique), trois types de définitions sont généralement avancés: . . Les unes, si générales qu'il est bien difficile de cerner la spécificité de cette discipline. Pour Madeleine Grawitz (Méthodes des Sciences Sociales, 2001), elle est "l'étude de lafaçon dont les hommes conçoivent ou utilisent les institutions qui régissent leur vie en commun, les idées et la volonté qui les animent, pour assurer la régulation sociale". Les autres, apparemment plus rigoureuses, s'efforcent de délimiter, de manière précise et exhaustive, le domaine de cette discipline, quitte à enfermer, dans une formule définitive, la diversité des questionnements socio-politiques. Pour Bernard Lacroix - 11- Introduction à la méthode de la science politique (Traité de science politique, "Ordre politique et ordre social", 1985), elle "peut être définie comme l'explication des conditions et des formes du débat politique, l'explication des faits et gestes des professionnels engagés dans cette activité et enfin l'étude de la manière dont ce déploiement d'activité affecte les acteurs sociaux". . Le dernier type de définitions, plus sommaires dans leur formulation, mais tout aussi problématiques quant à leur contenu, mettent en avant le vocable "politique", en prenant soin d'en distinguer les différentes significations. Ainsi, pour Jean-Marie Denquin (Science politique, 1992), la science politique se définit comme "la science de l'univers politique". Le terme "politique" se caractérise, il est vrai, par l'extrême diversité de ses emplois, par sa persistance à travers l'histoire, sa redoutable banalité et son absence de neutralité, renvoyant, de manière manichéenne, tantôt à la Politique, au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire l'art du commandement social, l'activité valorisée et valorisante dont l'unique dessein est le Bien commun; tantôt à la politique, entendue péjorativement comme la politique politicienne, c'est-à-dire le jeu des partis politiques, les bavardages, la démagogie et la corruption... Aussi une clarification terminologique semble s'imposer tant le terme peut donner lieu à des interprétations, à des utilisations différentes selon les individus et les circonstances. Par référence à la langue anglaise, "politique" peut revêtir trois significations, qui constituent autant de champs d'investigation pour le politiste : . le politique (''polity'') : le pouvoir politique, le gouvernement des hommes en société, l'ensemble des régulations assurant l'unité et la pérennité du - 12 - Introduction . . à la méthode de la science politique champ social. Pour reprendre la définition du sociologue américain Talcott Parsons, un phénomène est politique "dans la mesure où il touche à l'organisation et à la mobilisation des ressources nécessaires pour réaliser les fins d'une collectivité particulière" ; la politique ("politics") : la vie politique, l'arène, la scène (aujourd'hui éminemment médiatique) où intervient la compétition entre individus et formations partisanes en vue de conquérir le pouvoir politique et d'influer sur ses décisions; une politique ("policy") : l'action politique, la ligne d'action caractéristique de l'existence du pouvoir politique, qui fédère un ensemble de décisions et d'opérations matérielles à caractère général ou sectoriel. La science politique peut se définir comme une discipline à vocation scientifique, encore à la recherche de son autonomie, qui s'est donnée pour objectif la connaissance des phénomènes politiques. Les trois éléments de cette définition opératoire permettent d'aborder la question de l'objet de la science politique, son statut de discipline scientifique et sa place dans le champ intellectuel. 1. La question de l'objet Prenant acte des difficultés de définition et de délimitation de l'objet de la science politique, un groupe d'experts réunis en 1948 à l'initiative de l'UNESCO a considéré que cette discipline avait pour dénominateur commun quatre champs d'investigation: la théorie - 13- Introduction à la méthode de la science politique politique et l'histoire des idées politiques; les institutions politiques; les partis, groupes et opinion publique; les relations internationales. Cette répartition a connu depuis une certaine évolution, puisqu'on considère que les quatre branches de la science politique sont aujourd'hui les suivantes: . la théorie politique, qui s'attache à formuler des hypothèses sur les faits politiques et leurs systèmes d'explication; . la sociologie politique, qui regroupe l'étude des institutions politiques et des partis, groupes et opinion publique; . les relations internationales, qui s'intéressent aux organisations internationales, à la politique étrangère des États, à la géopolitique, aux zones politiques, aux problèmes de défense et de sécurité extérieure; la science administrative et l'analyse des politiques publiques, qui s'attachent à l'étude de l'action de l'appareil administratif des États. . Pour revenir aux tentatives de délimitation de l'objet de la science politique, deux thèses sont traditionnellement mises en présence, selon que la science politique soit considérée comme la "science de l'État" ou comme la "science du pouvoir". Avant de présenter ces deux tendances, on formulera deux remarques. En premier lieu, ce débat s'est largement estompé, puisqu'à l'heure actuelle, il existe un certain consensus chez les politistes s'agissant de l'existence de la science politique et quant à son objet, même si ce dernier demeure vaguement défini, quand ce n'est pas employé au pluriel, transformant ainsi le problème épistémologique et théorique de délimitation de l'objet en un problème pratique et empirique d'énumération des "grands objets", - 14- Introduction à la méthode de la science politique qui sont placés au centre de l'enseignement et de la recherche en science politique, comme le système politique, les partis, les élites, les élections, les groupes de pression, l'opinion publique, les classes sociales, la socialisation politique, ou d'autres plus récents, la violence, la police, l'action collective, la communication politique, l'agenda gouvernemental, l'intégration européenne... En second lieu, par-delà les controverses intellectuelles ou doctrinales, la question de l'objet n'en demeure pas moins fondamentale, dans la mesure où elle conditionne, outre, bien évidemment l'existence même de la discipline, son identité par rapport aux autres sciences sociales. Déterminer cet objet, c'est donc spécifier les aspects des phénomènes qui relèvent d'elle et ceux qui restent en dehors de son domaine d'investigation. 1.1. La science politique, science de l'État Cette tendance classique est fortement influencée par la conception juridique traditionnelle de l'État souverain, par référence à la distinction célèbre établie par Jean Bodin à la fin du XVIe siècle (De la République, 1576) entre la souveraineté de l'État et la souveraineté dans l'État. Dans cette approche développée notamment par Marcel Prélot et Georges Davy (et que l'on retrouve dans le Dictionnaire Littré, qui définit la science politique comme "la science du gouvernement des États"), l'objet de la science politique serait alors la connaissance des phénomènes relatifs à l'État, ce qui correspond d'ailleurs, d'une part, à l'étymologie du terme politique (du grec "polis", la cité entendue comme le cadre spatial de l'activité publique), d'autre part, à la mondialisation du phénomène étatique en tant que forme moderne d'organisation politique de la société, constituée, selon la - 15- Introduction à la méthode de la science politique théorie juridique classique, de trois éléments, à savoir un territoire, une population et un pouvoir juridiquement organisé présentant lui-même trois caractéristiques maJeures: . la spécialisation des agents chargés de faire exécuter les décisions prises par le recours éventuel à la coercition; . l'unification administrative et juridique par la mise en place d'une administration centralisée et d'un ordre juridique hiérarchisé; . l'institutionnalisation du pouvoir, dans un premier temps, par la dissociation entre la personne physique des gouvernants et le concept abstrait de puissance publique, puis, dans un second temps, par la généralisation des statuts juridiques constitutifs de l'État de droit, avec la disparition de l'arbitraire du pouvoir, la juridicisation des rapports de pouvoir et l'avènement de la domination "légale-rationnelle" pour reprendre la typologie de Max Weber. Le principal reproche adressé à cette conception "statologique" qui, partant d'une approche quasi mythique et formaliste de l'État, vise donc, pour reprendre la formule de Marcel Prélot, à la connaissance "de tout l'État", réside dans son caractère par trop restrictif et ethnocentriste, parce que privilégiant une approche juridique et institutionnelle qui réduit l'étude des phénomènes politiques à celle d'une forme d'organisation apparue tardivement dans le monde occidental et dont l'expansion, la greffe à l'ensemble de la planète continue de poser d'indéniables problèmes, en dépit d'une tendance à l'hybridation observée par Jean-François Bayart, pour lequel semble s'être opéré en Afrique un processus d'''indigénisation'' des formes constitutionnelles importées - 16- Introduction à la méthode de la science politique (L'État en Afrique, 1989). Pour sa part, Bertrand Badie a mis en évidence combien cette importation des modèles occidentaux de pouvoir politique avait généré de désordres, en bousculant les logiques identitaires traditionnelles et les modes de mobilisation collective (Les deux États, 1987 et L'État importé, 1992). Les recherches d'anthropologie politique ont montré, en effet, l'existence d'une forme d'organisation politique dans les sociétés primitives dépourvues de toute structure étatique. Dans son ouvrage The Origin of the State (1927), Robert Lowie a ouvert la voie des recherches anthropologiques sur la genèse de l'État. Ces dernières ont fourni de nombreux matériaux sur les "sociétés primitives", sur les "sociétés sans État", dans lesquelles il existe, bien évidemment, des mécanismes de régulation de la violence. Ainsi l'étude classique d'Edward EvansPritchard (Les Nuer, 1940) a-t-elle permis de mettre en évidence l'existence d'un tel contrôle collectif, mais qui n'est servi par aucune organisation monolithique spécialisée. En effet, la société des Nuer, du Haut-Atlas marocain, n'a pas de gouvernement, mais une "anarchie ordonnée" : un chef à peau de léopard, à la fois sainthomme et médiateur-arbitre, fait figure d'autorité dans les conflits dans le cadre de règles rituelles. À partir de l'étude des indiens Guayaki, Pierre Clastres distingue, quant à lui, les sociétés politiques (occidentales) à pouvoir coercitif et les sociétés "sans Etat" dépourvue de rapports de coercition (La société contre l'État, 1974). Jean- William Lapierre (Vivre sans État? Essai sur le pouvoir politique et l'innovation sociale, 1977) critiquera la généralisation de cette thèse à l'ensemble des sociétés amérindiennes, la coercition pouvant être observée, selon lui, dans les rites d'initiation des jeunes par la torture ou encore dans les rapports de domination des hommes sur les femmes (polygamie, droit de vie et de mort). À la - 17- Introduction à la méthode de la science politique distinction entre "sociétés sans État" et "sociétés avec État", Lapierre va préférer une échelle à neuf degrés précisant les modalités de différenciation du pouvoir politique: du degré 1 (pouvoir politique diffus: la régulation de la vie sociale est immédiate ou se fait par médiation, à l'exemple de la société esquimaux) au degré 9 (pouvoir politique institutionnalisé: la régulation de la vie sociale s'exerce grâce au recours à une administration spécialisée et hiérarchisée, comme ce fut le cas pour la cité athénienne). Sur un autre plan, l'approche anthropologique a permis de souligner l'importance de l'action symbolique de l'État dans le renforcement de sa légitimité. Il s'agit, selon l'expression de Clifford Geertz, de sortir de "la cage de fer webérienne", c'est-à-dire de prendre en considération les dimensions de l'activité étatique qui ne sont pas directement liées à l'exercice de la violence et à la production d'un droit contraignant. À partir de son étude sur l'État à Bali (Negara. The Theatre State in NineteenthCentury Bali, 1980), il montre combien la conception occidentale du pouvoir conduit, contrairement à cette société traditionnelle du XIXe siècle, à minimiser l'importance des dispositifs dramaturgiques mis en œuvre par l'État moderne pour assurer, par une théâtralisation du politique, la légitimation de sa domination, qu'il s'agisse des rituels d'investiture (président de la république, premier ministre...) et de déroulement d'activités officielles (la signature d'un traité, les débats parlementaires, le conseil des ministres...) ou encore des manifestations officielles (réceptions, inaugurations, voyages protocolaires, fêtes nationales...). - 18- Introduction à la méthode de la science politique 1.2. La science politique, science du pouvoir À la différence de la tendance précédente disqualifiée par son caractère réducteur, les tenants de cette conception bien plus répandue, comme Raymond Aron et Maurice Duverger, ont vu dans la science politique la discipline consacrée à l'étude du pouvoir sous toutes ses formes, c'est-à-dire des rapports inégalitaires d'autorité, de domination et de gouvernement existant dans une société globale, de sorte que, dans cette approche, l'État n'est qu'une des manifestations du pouvoir. Cette tendance, bien plus extensive que la précédente et qui domine plutôt à l'heure actuelle, a pour point de départ l'idée selon laquelle le pouvoir est une caractéristique essentielle de tout groupe humain, compte tenu des inégalités apparaissant immanquablement lors de la répartition des ressources politiques, économiques et symboliques, le pouvoir produisant également, comme l'a montré Georges Balandier (Anthropologie politique, 1967), à côté de cette fonction de régulation sociale, une sacralité plus ou moins manifeste selon les sociétés humaines. En se fondant sur cette universalité du pouvoir, la science politique risque de se voir attribuer un objet plus "social" que "politique", tant il est vrai que tout pouvoir, toute relation inégalitaire et contraignante n'est pas forcément politique. Comme l'a noté Jean- William Lapierre, "le pouvoir n'est pas un concept spécifiquement politique, mais comme le droit, unfait social, qui apparaît partout où il y a un groupement humain" (Analyse des systèmes politiques, 1973). Le pouvoir politique est donc une des formes du pouvoir, qui doit être ainsi distinguée, par exemple, du pouvoir parental, du pouvoir économique ou encore du pouvoir religieux. - 19- Introduction à la méthode de la science politique À moins de renoncer justement à sa spécificité et de devenir une sociologie des formes de domination, la science politique doit se recentrer sur la connaissance de l'ensemble des phénomènes se rapportant à une forme particulière de pouvoir, à savoir l'organisation politique de la collectivité, le pouvoir politique, c'est-à-dire, selon Max Weber, "lorsque son existence et la validité de ses règlements sont garanties de façon continue à l'intérieur d'un territoire géographique déterminé par l'application ou la menace d'une contrainte physique de la part de la direction administrative". Le pouvoir politique présente donc deux caractéristiques qui permettent de le distinguer des autres formes de pouvoir: La spatialisation: le pouvoir politique a vocation à organiser les rapports interindividuels dans une société globale, c'est-à-dire à l'intérieur d'un espace déterminé sur lequel réside une population identifiable, de manière à en assurer la cohésion. Ce premier élément met en évidence la globalité du pouvoir politique à l'égard des autres formes de pouvoir. . . L'allocation autoritaire: le pouvoir politique donne lieu à l'existence d'un processus permettant la prise de décisions et la réalisation d'actions au nom et au profit de cette société globale, par référence à l'idéologie de l'intérêt général. Ces décisions, qui donnent lieu généralement à l'élaboration de normes juridiques, ont une valeur à la fois sacralisée et obligatoire; elles s'imposent par la combinaison de l'obéissance consentie (la légitimation "traditionnelle", "charismatique" ou "légale-rationnelle") et de la puissance publique (la soumission par le recours à la coercition légitime). Ce second élément met en évidence la fonction de régulation sociale créatrice d'ordre, caractéristique du pouvoir politique. - 20-