INTRODUCTION À LA MÉTHODE DE LA SCIENCE POLITIQUE

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INTRODUCTION
À LA MÉTHODE
DE LA SCIENCE POLITIQUE
Du même auteur
Gendarmerie
et modernité, Montchrestien,
Politiques publiques
1993.
de sécurité, L'Hannattan,
1999.
La force publique au travail. Deux études sur les conditions
travail des policiers et des gendarmes, L'Hannattan, 1999.
de
Sécurité et proximité. La mission de surveillance
la gendarmerie, L'Hannattan, 2002.
de
La Gendarmerie.
générale
Secrets d'un corps, Complexe, 2002.
Policer la proximité. Les expériences françaises,
et new yorkaises, L'Hannattan, 2002.
Police de la route et gendarmerie,
L'Harmattan,
britanniques
2005.
Questions
de sécurité.
Sociétalisation
des
globalisation des menaces, L'Hannattan, 2006.
«;) L'HARMATTAN,
2008
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
harmattan [email protected]
[email protected]
ISBN: 978-2-296-05440-0
EAN : 9782296054400
réponses,
FRANÇOIS DIEU
INTRODUCTION
À LA MÉTHODE
DE LA SCIENCE POLITIQUE
L'HARMATTAN
Introduction
Ce livre, qui entend proposer un aperçu sur la ou les
méthodes (on reviendra sur cette distinction) employée(s)
en science politique, répond à une double préoccupation:
il participe du souci d'aborder certains des principaux
aspects de la science politique, les problèmes
épistémologiques (interrogation sur la nature et la
valeur des principes, concepts et résultats de la
science) et méthodologiques (analyse du cheminement
intellectuel et des techniques d'investigation) étant au
centre du questionnement politologique, puisqu'ils
conduisent à se livrer à une réflexion critique sur
l'origine, la valeur et la portée de cette discipline, à
s'interroger sur son caractère scientifique;
. il découle du constat selon lequel la production de
travaux individuels (comme les mémoires d'IEP, de
licence, de maîtrise et de master) suppose au préalable
une sensibilisation aux problèmes généraux de la
démarche scientifique et une initiation aux techniques
de recherche, de manière à éviter que ce type de travail
ne se réduise au mieux à un état des connaissances, au
pire à une compilation de documents.
.
Son objet est introductif en ce sens qu'il entend
présenter de manière succincte divers problèmes généraux,
en s'efforçant d'ouvrir des pistes dans lesquelles le sens
critique et la curiosité pourront s'engouffrer. "Le savant,
observait Claude Lévi-Strauss, n'est pas l'homme qui
fournit les vraies réponses, c'est celui qui pose les vraies
questions". Il ne va pas s'agir de se livrer à de stériles
réflexions aboutissant à s'écarter des objectifs plus
-5-
Introduction
à la méthode de la science politique
immédiats de ce livre pour se perdre alors, pour reprendre
une formule de Pierre Favre, dans "des discours suspendus
dans le ciel d'une méditation irrésolue".
Introduction à la méthode de la science politique se
veut donc une approche élémentaire et pédagogique des
problèmes méthodologiques inhérents au projet d'étudier
scientifiquement les phénomènes politiques.
En ce qui concerne les thèmes abordés, ce petit manuel
s'articulera autour de trois grands axes. Dans un premier
temps, on s'intéressera à la notion de science politique,
plus particulièrement, à l'objet, à la genèse et à la place de
cette science sociale du politique dans le champ
intellectuel français. Le volet méthodologique de cette
discipline sera ensuite examiné de manière à mettre en
évidence le caractère scientifique de la démarche
politologique, qui s'efforce, en effet, de transposer à
l'étude des phénomènes politiques les fondements du
raisonnement scientifique expérimental. Enfin, une
attention sera portée aux principales techniques de
recherche employées en science politique, qu'il s'agisse de
l'analyse documentaire, de l'entretien de recherche, de
l'enquête de terrain et des sondages d'opinion.
Dernière venue des sciences sociales, la science
politique n'a émergé qu'au XXe siècle en tant que
discipline scientifique à part entière, avec la constitution
progressive
d'une
communauté
scientifique
institutionnelle se rattachant formellement à un objet
d'étude commun, la reconnaissance du statut de discipline
scientifique nécessitant la conjonction de quatre éléments:
. à propos d'un objet ou d'un ensemble d'objets
d'étude spécifique(s) et commun(s), la production
d'un savoir par des chercheurs spécialisés,
regroupés éventuellement en équipes et centres de
recherches;
- 6-
Introduction
.
.
.
à la méthode de la science politique
la conservation du savoir par le stockage des
données et des acquis, de manière à en permettre
une utilisation rationalisée et continue;
la diffusion du savoir auprès d'un public spécialisé
ou non;
l'application du savoir pour la résolution des
principaux problèmes rencontrés par le système
social dans le domaine concerné.
Cette situation de retard dans l'apparition d'une
discipline
vouée
à
l'étude
scientifique
des
questionnements politiques contraste avec l'attention que
les hommes ont portée, au moins depuis l'Antiquité, aux
phénomènes politiques. Contrairement à une idée
répandue, la science politique, science de l'homme
"animal politique", n'a pas vu le jour avec Platon,
Machiavel, Montesquieu ou Hobbes, la démarche du
politiste différant nettement de celle du penseur qui
s'adonne à la philosophie politique. En effet, le politiste
n'est pas un moraliste, un prophète, un conseiller du
prince, un philosophe, un journaliste ou un essayiste. Dans
l'absolu, il se comporte comme un observateur attentif et
interrogatif de la réalité politique; il s'attache à "ce qui
est" plutôt qu'à "ce qui doit être" ; il s'efforce de faire
preuve d'une curiosité perpétuellement insatisfaite et de
faire table rase de ses jugements de valeur et a priori
idéologiques
il met en œuvre des méthodes
d'investigation rigoureuses, communes d'ailleurs aux
sciences sociales, de manière à comprendre et expliquer, à
rendre intelligibles les phénomènes politiques.
Au-delà des obstacles institutionnels ayant retardé et
limité son émancipation, la démarche politologique (ou
socio-politique) est rendue difficile par la conjonction de
différents facteurs. Pour n'en retenir que deux:
-7-
Introduction
à la méthode de la science politique
D'une part, la science politique apparaît aux noninitiés comme une sorte d"'auberge espagnole". Ainsi, il
suffit à un journaliste ou à un universitaire de commenter,
l'espace de quelques instants, les résultats d'un sondage ou
encore d'analyser les causes d'une crise politique sur les
ondes ou dans les colonnes d'un quelconque média pour
qu'il puisse, sans vergogne et parfois même -
ce qui est
plus consternant - de bonne foi, se parer du titre
pompeux de "politologue". Le fait que la science politique
ne soit pas clairement dissociée du journalisme politique
ou du commentaire journalistique sur la politique a
conduit la plupart des chercheurs en science politique
(''political scientists" pour reprendre la terminologie
anglo-saxonne) à lui préférer celui, moins chargé et pour
ainsi dire plus savant, de ''politiste''. Pour l'anecdote,
Georges Burdeau proposait, pour sa part, d'avoir recours à
l'appellation, plus recherchée d'un point de vue
étymologique, de "politicologue".
Savoir sur le présent, qui ne néglige pas pour autant
les apports de la socio-histoire du politique, la science
politique n'est pas un ensemble de discours sur l'actualité,
de sorte que la prudence académique du politiste le
dissuade le plus souvent de se rendre sur la scène
médiatique, évitant ainsi de se livrer, sur un coin de table
ou de page, à des réflexions cavalières et superficielles à
propos de sujets dont il sait l'extrême complexité. Cette
attitude légitimement empreinte de réserve n'en est pas
moins, par certains côtés, préjudiciable à la science
politique en tant que composante de la communauté
universitaire et scientifique, soit qu'elle laisse le champ
libre à des béotiens ou à des amateurs éclairés parlant
indûment en son nom, soit qu'elle limite sa visibilité, son
audience et même son crédit. L'atteinte manifeste à la
spécificité de la démarche socio-politique, que représente
- 8-
Introduction
à la méthode de la science politique
ce phénomène que l'on peut qualifier d'usurpation
d'identité politologique ou de "concurrence déloyale des
profanes" (Bruno Étienne et Béatrice Bonfils-Mabilon),
est symbolisée par l'utilisation de l'expression "sciences
politiques" (ou "sciences du politique"), qui réduit cette
discipline à un ensemble de connaissances hétérogènes, à
une discipline-carrefour, à un conglomérat de données de
culture générale, rendant ainsi possible les empiétements
et les revendications des disciplines connexes (comme
l'histoire, la sociologie ou le droit public). Dans cette
approche, quiconque s'intéressant de manière accessoire
ou transversale aux phénomènes politiques entendus de
manière extensive ("tout est politique") peut faire des
sciences politiques, il est vrai alors comme Monsieur
Jourdain faisait de la prose...
D'autre part, la science politique ne peut exister et se
développer sans l'existence de conditions favorables en
termes de liberté de conscience et d'expression:
le
conformisme, la répression politique, le totalitarisme sont,
il est vrai, de puissants facteurs de sclérose en matière de
sciences. Étudiant dès 1938 les conséquences de la
politique nazie sur le développement des sciences en
Allemagne ("Science and Social Order", in The Sociology
of Science, 1973), Robert Merton a montré en ce domaine
les effets négatifs du totalitarisme (promotion des
scientifiques sur la base de considérations raciales,
dépendance directe des chercheurs vis-à-vis du pouvoir
politique, impossibilité d'exercer une démarche critique
sur les productions scientifiques officielles, antiintellectualisme). Aussi, il n'y a guère que les sociétés
démocratiques pour promouvoir l'autonomie de la science,
en garantissant l"'éthos scientifique" moderne, c'est-à-dire
les principes éthiques et moraux devant gouverner, selon
Merton, l'action du scientifique (acceptation d'une
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Introduction
à la méthode de la science politique
évaluation intersubjective des travaux, du caractère
collectif de la production scientifique, d'un certain
désintéressement au profit de la recherche de la vérité et
d'une disponibilité permanente et systématique à la
critique et à la révision des connaissances).
Dans un autre domaine, l'engagement politique ou
partisan du politiste n'est pas aussi sans poser avec acuité
le délicat problème de son objectivité et de sa neutralité,
puisque, dans ce cas, coincé qu'il se trouve entre ses
valeurs et ses prétentions scientifiques, entre ses penchants
idéologiques et ses principes méthodologiques, il est à la
fois observateur et acteur de la réalité politique.
- 10-
Qu'est-ce que
la science politique?
Si la science politique est encore aujourd'hui une
discipline récente, peut-être plus "dans l'enfance" (comme
l'écrivait à la fin des années 50 Maurice Duverger), mais
en voie d'atteindre une certaine maturité, cette jeunesse
n'est pas sans conséquence lorsqu'il s'agit de préciser son
domaine et ses problématiques, et au final d'en donner une
définition. Les politistes s'entendent, en effet, pour
reconnaître la difficulté de l'exercice. Par-delà une certaine
singularité des définitions proposées (de sorte qu'il est
possible de faire sien le jugement de Marcel Prélot, pour
qui définir, c'est toujours s'approprier ou encore celui de
Pierre Favre, selon lequel, lorsqu'il sacrifie au rite de la
définition préalable, chaque auteur se définit - en ce sens
où il justifie la ou les problématiques retenues - plutôt
qu'il définit l'objet de la science politique), trois types de
définitions sont généralement avancés:
.
.
Les unes, si générales qu'il est bien difficile de cerner
la spécificité de cette discipline. Pour Madeleine
Grawitz (Méthodes des Sciences Sociales, 2001), elle
est "l'étude de lafaçon dont les hommes conçoivent ou
utilisent les institutions qui régissent leur vie en
commun, les idées et la volonté qui les animent, pour
assurer la régulation sociale".
Les autres, apparemment plus rigoureuses, s'efforcent
de délimiter, de manière précise et exhaustive, le
domaine de cette discipline, quitte à enfermer, dans
une formule définitive, la diversité des questionnements socio-politiques. Pour Bernard Lacroix
- 11-
Introduction
à la méthode de la science politique
(Traité de science politique, "Ordre politique et ordre
social", 1985), elle "peut être définie comme
l'explication des conditions et des formes du débat
politique, l'explication des faits et gestes des
professionnels engagés dans cette activité et enfin
l'étude de la manière dont ce déploiement d'activité
affecte les acteurs sociaux".
.
Le dernier type de définitions, plus sommaires dans
leur formulation, mais tout aussi problématiques quant
à leur contenu, mettent en avant le vocable "politique",
en prenant soin d'en distinguer les différentes
significations. Ainsi, pour Jean-Marie Denquin
(Science politique, 1992), la science politique se
définit comme "la science de l'univers politique".
Le terme "politique" se caractérise, il est vrai, par
l'extrême diversité de ses emplois, par sa persistance à
travers l'histoire, sa redoutable banalité et son absence de
neutralité, renvoyant, de manière manichéenne, tantôt à la
Politique, au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire l'art
du commandement
social, l'activité valorisée et
valorisante dont l'unique dessein est le Bien commun;
tantôt à la politique, entendue péjorativement comme la
politique politicienne, c'est-à-dire le jeu des partis
politiques, les bavardages, la démagogie et la corruption...
Aussi une clarification terminologique semble s'imposer
tant le terme peut donner lieu à des interprétations, à des
utilisations différentes selon les individus et les
circonstances. Par référence à la langue anglaise,
"politique" peut revêtir trois significations, qui constituent
autant de champs d'investigation pour le politiste :
.
le politique
(''polity'')
: le pouvoir
politique,
le
gouvernement des hommes en société, l'ensemble
des régulations assurant l'unité et la pérennité du
- 12 -
Introduction
.
.
à la méthode de la science politique
champ social. Pour reprendre la définition du
sociologue américain Talcott Parsons, un
phénomène est politique "dans la mesure où il
touche à l'organisation et à la mobilisation des
ressources nécessaires pour réaliser les fins d'une
collectivité particulière" ;
la politique ("politics") : la vie politique, l'arène, la
scène (aujourd'hui éminemment médiatique) où
intervient la compétition entre individus et
formations partisanes en vue de conquérir le
pouvoir politique et d'influer sur ses décisions;
une politique ("policy") : l'action politique, la ligne
d'action caractéristique de l'existence du pouvoir
politique, qui fédère un ensemble de décisions et
d'opérations matérielles à caractère général ou
sectoriel.
La science politique peut se définir comme une
discipline à vocation scientifique, encore à la recherche
de son autonomie, qui s'est donnée pour objectif la
connaissance des phénomènes politiques. Les trois
éléments de cette définition opératoire permettent
d'aborder la question de l'objet de la science politique, son
statut de discipline scientifique et sa place dans le champ
intellectuel.
1. La question de l'objet
Prenant acte des difficultés de définition et de
délimitation de l'objet de la science politique, un groupe
d'experts réunis en 1948 à l'initiative de l'UNESCO a
considéré que cette discipline avait pour dénominateur
commun quatre champs d'investigation:
la théorie
- 13-
Introduction
à la méthode de la science politique
politique et l'histoire des idées politiques; les institutions
politiques; les partis, groupes et opinion publique; les
relations internationales. Cette répartition a connu depuis
une certaine évolution, puisqu'on considère que les quatre
branches de la science politique sont aujourd'hui les
suivantes:
. la théorie politique, qui s'attache à formuler des
hypothèses sur les faits politiques et leurs systèmes
d'explication;
. la sociologie politique, qui regroupe l'étude des
institutions politiques et des partis, groupes et
opinion publique;
. les relations internationales, qui s'intéressent aux
organisations internationales, à la politique
étrangère des États, à la géopolitique, aux zones
politiques, aux problèmes de défense et de sécurité
extérieure;
la science administrative et l'analyse des politiques
publiques, qui s'attachent à l'étude de l'action de
l'appareil administratif des États.
.
Pour revenir aux tentatives de délimitation de l'objet
de
la
science
politique,
deux
thèses
sont
traditionnellement mises en présence, selon que la science
politique soit considérée comme la "science de l'État" ou
comme la "science du pouvoir".
Avant de présenter ces deux tendances, on formulera
deux remarques. En premier lieu, ce débat s'est largement
estompé, puisqu'à l'heure actuelle, il existe un certain
consensus chez les politistes s'agissant de l'existence de la
science politique et quant à son objet, même si ce dernier
demeure vaguement défini, quand ce n'est pas employé au
pluriel, transformant ainsi le problème épistémologique et
théorique de délimitation de l'objet en un problème
pratique et empirique d'énumération des "grands objets",
- 14-
Introduction
à la méthode de la science politique
qui sont placés au centre de l'enseignement et de la
recherche en science politique, comme le système
politique, les partis, les élites, les élections, les groupes de
pression, l'opinion publique, les classes sociales, la
socialisation politique, ou d'autres plus récents, la
violence, la police, l'action collective, la communication
politique,
l'agenda
gouvernemental,
l'intégration
européenne... En second lieu, par-delà les controverses
intellectuelles ou doctrinales, la question de l'objet n'en
demeure pas moins fondamentale, dans la mesure où elle
conditionne, outre, bien évidemment l'existence même de
la discipline, son identité par rapport aux autres sciences
sociales. Déterminer cet objet, c'est donc spécifier les
aspects des phénomènes qui relèvent d'elle et ceux qui
restent en dehors de son domaine d'investigation.
1.1. La science politique, science de l'État
Cette tendance classique est fortement influencée par
la conception juridique traditionnelle de l'État souverain,
par référence à la distinction célèbre établie par Jean
Bodin à la fin du XVIe siècle (De la République, 1576)
entre la souveraineté de l'État et la souveraineté dans
l'État. Dans cette approche développée notamment par
Marcel Prélot et Georges Davy (et que l'on retrouve dans
le Dictionnaire Littré, qui définit la science politique
comme "la science du gouvernement des États"), l'objet de
la science politique serait alors la connaissance des
phénomènes relatifs à l'État, ce qui correspond d'ailleurs,
d'une part, à l'étymologie du terme politique (du grec
"polis", la cité entendue comme le cadre spatial de
l'activité publique), d'autre part, à la mondialisation du
phénomène étatique en tant que forme moderne
d'organisation politique de la société, constituée, selon la
- 15-
Introduction
à la méthode de la science politique
théorie juridique classique, de trois éléments, à savoir un
territoire, une population et un pouvoir juridiquement
organisé présentant lui-même trois caractéristiques
maJeures:
. la spécialisation des agents chargés de faire
exécuter les décisions prises par le recours
éventuel à la coercition;
. l'unification administrative et juridique par la mise
en place d'une administration centralisée et d'un
ordre juridique hiérarchisé;
. l'institutionnalisation du pouvoir, dans un premier
temps, par la dissociation entre la personne
physique des gouvernants et le concept abstrait de
puissance publique, puis, dans un second temps,
par la généralisation des statuts juridiques
constitutifs de l'État de droit, avec la disparition de
l'arbitraire du pouvoir, la juridicisation des
rapports de pouvoir et l'avènement de la
domination "légale-rationnelle" pour reprendre la
typologie de Max Weber.
Le principal reproche adressé à cette conception
"statologique" qui, partant d'une approche quasi mythique
et formaliste de l'État, vise donc, pour reprendre la
formule de Marcel Prélot, à la connaissance "de tout
l'État", réside dans son caractère par trop restrictif et
ethnocentriste, parce que privilégiant une approche
juridique et institutionnelle qui réduit l'étude des
phénomènes politiques à celle d'une forme d'organisation
apparue tardivement dans le monde occidental et dont
l'expansion, la greffe à l'ensemble de la planète continue
de poser d'indéniables problèmes, en dépit d'une tendance
à l'hybridation observée par Jean-François Bayart, pour
lequel semble s'être opéré en Afrique un processus
d'''indigénisation'' des formes constitutionnelles importées
- 16-
Introduction
à la méthode de la science politique
(L'État en Afrique, 1989). Pour sa part, Bertrand Badie a
mis en évidence combien cette importation des modèles
occidentaux de pouvoir politique avait généré de
désordres, en bousculant les logiques identitaires
traditionnelles et les modes de mobilisation collective (Les
deux États, 1987 et L'État importé, 1992).
Les recherches d'anthropologie politique ont montré,
en effet, l'existence d'une forme d'organisation politique
dans les sociétés primitives dépourvues de toute structure
étatique. Dans son ouvrage The Origin of the State (1927),
Robert Lowie a ouvert la voie des recherches
anthropologiques sur la genèse de l'État. Ces dernières ont
fourni de nombreux matériaux sur les "sociétés
primitives", sur les "sociétés sans État", dans lesquelles il
existe, bien évidemment, des mécanismes de régulation de
la violence. Ainsi l'étude classique d'Edward EvansPritchard (Les Nuer, 1940) a-t-elle permis de mettre en
évidence l'existence d'un tel contrôle collectif, mais qui
n'est servi par aucune organisation monolithique
spécialisée. En effet, la société des Nuer, du Haut-Atlas
marocain, n'a pas de gouvernement, mais une "anarchie
ordonnée" : un chef à peau de léopard, à la fois sainthomme et médiateur-arbitre, fait figure d'autorité dans les
conflits dans le cadre de règles rituelles.
À partir de l'étude des indiens Guayaki, Pierre Clastres
distingue, quant à lui, les sociétés politiques (occidentales)
à pouvoir coercitif et les sociétés "sans Etat" dépourvue de
rapports de coercition (La société contre l'État, 1974).
Jean- William Lapierre (Vivre sans État? Essai sur le
pouvoir politique et l'innovation sociale, 1977) critiquera
la généralisation de cette thèse à l'ensemble des sociétés
amérindiennes, la coercition pouvant être observée, selon
lui, dans les rites d'initiation des jeunes par la torture ou
encore dans les rapports de domination des hommes sur
les femmes (polygamie, droit de vie et de mort). À la
- 17-
Introduction
à la méthode de la science politique
distinction entre "sociétés sans État" et "sociétés avec
État", Lapierre va préférer une échelle à neuf degrés
précisant les modalités de différenciation du pouvoir
politique:
du degré 1 (pouvoir politique diffus: la
régulation de la vie sociale est immédiate ou se fait par
médiation, à l'exemple de la société esquimaux) au degré
9 (pouvoir politique institutionnalisé: la régulation de la
vie sociale s'exerce grâce au recours à une administration
spécialisée et hiérarchisée, comme ce fut le cas pour la cité
athénienne).
Sur un autre plan, l'approche anthropologique a permis
de souligner l'importance de l'action symbolique de l'État
dans le renforcement de sa légitimité. Il s'agit, selon
l'expression de Clifford Geertz, de sortir de "la cage de fer
webérienne", c'est-à-dire de prendre en considération les
dimensions de l'activité étatique qui ne sont pas
directement liées à l'exercice de la violence et à la
production d'un droit contraignant. À partir de son étude
sur l'État à Bali (Negara. The Theatre State in NineteenthCentury Bali, 1980), il montre combien la conception
occidentale du pouvoir conduit, contrairement à cette
société traditionnelle du XIXe siècle, à minimiser
l'importance des dispositifs dramaturgiques mis en œuvre
par l'État moderne pour assurer, par une théâtralisation du
politique, la légitimation de sa domination, qu'il s'agisse
des rituels d'investiture (président de la république,
premier ministre...) et de déroulement d'activités
officielles (la signature d'un traité, les débats
parlementaires, le conseil des ministres...) ou encore des
manifestations officielles (réceptions, inaugurations,
voyages protocolaires, fêtes nationales...).
- 18-
Introduction
à la méthode de la science politique
1.2. La science politique, science du pouvoir
À la différence de la tendance précédente disqualifiée
par son caractère réducteur, les tenants de cette conception
bien plus répandue, comme Raymond Aron et Maurice
Duverger, ont vu dans la science politique la discipline
consacrée à l'étude du pouvoir sous toutes ses formes,
c'est-à-dire des rapports inégalitaires d'autorité, de
domination et de gouvernement existant dans une société
globale, de sorte que, dans cette approche, l'État n'est
qu'une des manifestations du pouvoir. Cette tendance, bien
plus extensive que la précédente et qui domine plutôt à
l'heure actuelle, a pour point de départ l'idée selon laquelle
le pouvoir est une caractéristique essentielle de tout
groupe humain, compte tenu des inégalités apparaissant
immanquablement lors de la répartition des ressources
politiques, économiques et symboliques, le pouvoir
produisant également, comme l'a montré Georges
Balandier (Anthropologie politique, 1967), à côté de cette
fonction de régulation sociale, une sacralité plus ou moins
manifeste selon les sociétés humaines.
En se fondant sur cette universalité du pouvoir, la
science politique risque de se voir attribuer un objet plus
"social" que "politique", tant il est vrai que tout pouvoir,
toute relation inégalitaire et contraignante n'est pas
forcément politique. Comme l'a noté Jean- William
Lapierre, "le pouvoir n'est pas un concept spécifiquement
politique, mais comme le droit, unfait social, qui apparaît
partout où il y a un groupement humain" (Analyse des
systèmes politiques, 1973). Le pouvoir politique est donc
une des formes du pouvoir, qui doit être ainsi distinguée,
par exemple, du pouvoir parental, du pouvoir économique
ou encore du pouvoir religieux.
- 19-
Introduction
à la méthode de la science politique
À moins de renoncer justement à sa spécificité et de
devenir une sociologie des formes de domination, la
science politique doit se recentrer sur la connaissance de
l'ensemble des phénomènes se rapportant à une forme
particulière de pouvoir, à savoir l'organisation politique de
la collectivité, le pouvoir politique, c'est-à-dire, selon Max
Weber, "lorsque son existence et la validité de ses
règlements sont garanties de façon continue à l'intérieur
d'un territoire géographique déterminé par l'application
ou la menace d'une contrainte physique de la part de la
direction administrative". Le pouvoir politique présente
donc deux caractéristiques qui permettent de le distinguer
des autres formes de pouvoir:
La spatialisation: le pouvoir politique a vocation à
organiser les rapports interindividuels dans une société
globale, c'est-à-dire à l'intérieur d'un espace déterminé
sur lequel réside une population identifiable, de
manière à en assurer la cohésion. Ce premier élément
met en évidence la globalité du pouvoir politique à
l'égard des autres formes de pouvoir.
.
.
L'allocation
autoritaire:
le pouvoir politique
donne
lieu à l'existence d'un processus permettant la prise de
décisions et la réalisation d'actions au nom et au profit
de cette société globale, par référence à l'idéologie de
l'intérêt général. Ces décisions, qui donnent lieu
généralement à l'élaboration de normes juridiques, ont
une valeur à la fois sacralisée et obligatoire; elles
s'imposent par la combinaison de l'obéissance
consentie
(la
légitimation
"traditionnelle",
"charismatique" ou "légale-rationnelle") et de la
puissance publique (la soumission par le recours à la
coercition légitime). Ce second élément met en
évidence la fonction de régulation sociale créatrice
d'ordre, caractéristique du pouvoir politique.
- 20-
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