Grâce du rationnel, pesanteur des choses

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LA FORMATION
DU CONCEPT
DE
FORCE
Grâce du rationnel, pesanteur des choses
1ère éditiotl
cg Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis
Imprimé en Tunisie en décembre 1999
LA FORMAT10N DU CONCEPT DE FORCE
DANS
LA PHYSIQUE MODERNE
Contribution à une épistélllo1ogie historique
HAMADI BEN JABALLAH
Diplômé en recherches approfondies
Agrégé de l'Université
Docteur d'Etat es-Lettres
VOLUME I
Grâce du rationnel, pesanteur des choses
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. harmattan @wanadoo.fr
harmattanl @wanadoo.fr
@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-00208-0
EAN:9782296002081
A la mémoire de mes parents, mes
premiers Maîtres.
Colleetion
« Épistémologie
et Philosophie
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..
dirigée par Angèle Kremer-Marietti
Angèle KREMER-MARIE1TI~
Nie1zscl1e : L~bomme et ses JabyrinChes~ 1999.
Angè1e KREAdER-MARIETI'I~
L~antbropo]ogie positiviste d~AU8,uste Comte~ 1999.
Angèle KREMER-MAR.IE1TI,
Le projet anthropologique d~Anguste Comte3 1999.
Hassan ZAC)UAL,. Critique de la GlLiOO.économique,.
Secge LAT()UCHE,. Fouad N()~
t999~
]ean.cbades
SACCill:> Sur Je développement des théories sc.ientifiques~ ] 999.
Yvette C()NR Y=,L" Évolution créaJrice tPHemi Ber~)D. In~~ms
critiques=, 200tt
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(dir.)'t Éthique et épistémologie
autour du livre 1mpœtmes
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Foucault et la psychologie" 2005.
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2005.
Christian
.l\.fAGNAN"
La science
pen.'eltie~
2005~
Lucien-Samir OULAHBm~ Méthode d"évaluation du _1mmain.
tion ~ raffinement. Esqui~., 2005.
De rémancipa-
INTRODUCTION
UN OBJET, UN ESPRIT
Comment laisser se réfracter à travers un discours qui se veut résolument philosophique, le concept de force? Question d'autant plus inquiétante qu'il y va d'une "chose" qui, par l'ampleur de ses applications et la
profondeur de son engagement dans la vie des hommes, tisse, de fait, le
destin qui entraîne le monde sous l'effet de ceux dont les noms sont inscrits
dans le tableau de Mendéléef. Affaire si sérieuse qu'elle ne peut, que par
imprudence ou insouciance, être confiée à la seule méditation philosophique.
Contentons-nous donc de la theoria. Mais à ce niveau aussi, cette question ne laisse pas d'être troublante. Comment un discours philosophique
peut-il laisser venir à lui pour y trouver demeure, un concept qui n'est, depuis
Lagrange au moins, qu'un symbole dans une syntaxe solidement tressée,
hautement attentive à sa cohérence, pleinement sûre de son langage?
Par la rigueur de ce qu'il énonce, le concept de force décline, aujourd'hui, tout vouloir dire. Disponible et opérationnel à l'intérieur d'un champ
d'exercice ouvert et vérifiable, il ne renvoie à aucune des singularités desquelles il aurait pu être un jour tiré. Ni à la tension de nos muscles; ni à la
sueur de l'homo labor; ni à l'équilibre de nos balances; ni, non plus, aux
intuitions mystiques des premiers auteurs de notre mécanique céleste. Dans
le déploiement expansif des chaînes déductives où il s'insère, étant sans
dehors, il ne renvoie qu'à la matérialité de ce qui le symbolise, la simple
lettre f dans l'expression mathématique de la loi fondamentale de la dynamique, soit f
= my.
Dans le calme de son équilibre
stable, comme
dans la
régularité de ses transformations normées, il rompt, du tout au tout, avec
]' impureté de ses origines psycho-physiologique ou métaphysique.
Depuis que Henri Poincaré s'est insurgé contre "l'idole anthropomorphiste", on ne peut plus parler de "la force" comme d'une chose, un fil par
exemple. Reech pensait qu'un fil donne à apprécier avec un si haut degré
de clarté l'idée de force. "Flexible, d'épaisseur négligeable, doué de la qualité de liaison et dépourvu de la qualité de masse"l, un fil en représente l'intensité, la direction et le sens2. On ne peut pas, réplique Poincaré, "décrocher une force appliquée à un corps pour l'accrocher à un autre corps,
comme on décroche une locomotive pour l'atteler à un autre train"3.
N'étant pas une "chose", la force n'est pas, non plus, une cause. La mathématique ne saurait avoir prise sur des causes parce qu'elle ne saurait les
additionner4. En conséquence, le concept de force ne signifie qu'à l'intérieur de l'univers constitué par l'ensemble de ses rapports à d'autres
concepts, d'ailleurs, non moins abstraits que lui.
I. Reech, Cours de mécanique d'après La nature généraLementflexibLe
et éLastique des corps. Paris,
chez Carilian-Goeury
et V. Dalmont, 1852. in Jouguet, Lecture de mécaniques, T II. p. 106.
2. Ibid., p. 108. Voir aussi: J. Andrade, Le mouvement, mesures de l'étendue et mesures du telllps,
Paris. Felix Alean, 1911, surtout deuxième partie, ch II, ~ 4, pp. 163-165.
3. H. Poincaré, La science et l'hypothèse, Paris, Flatnmarion, 1968. p. 118.
4. Ibid. "Quand on dit que la force est la cause d'un Illouvement, on fait de la nlétaphysique. et cette
définition, si on devait s'en contenter, serait absolument stérile. Pour qu'une définition puisse servir à quelque chose, il faut qu'elle nous apprenne à mesurer la force...".
7
LA FORMATION
DU CONCEPT
DE FORCE
De fait, dans notre statique par exemple, le levier n'a conservé ni la rigidité de sa matière, ni l'épaisseur de ses bras. Il n'est que ligne pouvant pivoter idéellement autour d'un axe réduit à un point. De même, les poids qu'on
y suspend ne sont, eux aussi, que des points matériels en tout identiques à
des points géométriques. Aucune de ces données instinctives que fait naître
la vision des ressemblances et que suggèrent l'intuition des harmonies et la
contemplation de la symétrie. Rien d'autre qu'un dispositif abstrait obéissant à la norme de la réversibilité que la logique des relations exprimerait
clairement par x R y ~ y R x.
Il ne nous semble pas nécessaire de discuter ici le statut qui serait, dans
ces conditions, accordé à la philosophie, ni d'apprécier les fonctions dont
elle assurerait la charge. Tout donne à croire que, "logique de la science"
ou "philosophie analytique", l'approche formaliste de la science, s'évertuant à analyser le langage scientifique, à en expliciter le sens, à en montrer
les articulations, ne peut être, par la rigueur qu'elle requiert et la précision
qu'elle exige, qu'une méta-science; quelque chose qui ressemblerait plutôt
à un doublet de la science elle-même et qui se désignerait au moins autant
par ce qu'il en révèle, la forme précairement stabilisée, que par ce qu'il en
occulte, sa formation historique, encourant ainsi le risque de transformer un
InOlnent d'une évolution en une essence fixe.
Or, déjà dans la pureté de sa forme acquise, parce qu'elle est communicable et exploitable, la science, cherchant à se préciser et à se rectifier, tend
constamment à faire craquer ses propres structures en intégrant, dans sa
définition même, les paramètres de sa validité, les signes de sa limitation et
les conditions de son progrès. C'est qu'elle relève d'une logique du devenir; mieux, elle est devenir. Lorsqu'il ne s'agit pas uniquement d'un idéal
scientifique "mais de la science réalisée, l'incomplétude et le progrès font
partie de sa définition", disait J. Cavaillès5. On serait tenté de dire, en reprenant une métaphore hégélienne, que la science est d'un esprit phénicien
plutôt que babylonien6. Elle vit des risques qu'elle prend.
AinsL en tant que devenir, la science n'est, à proprement parler, justiciable que d'une épistélnologie historique. Toutefois, le mérite de l'approche formaliste est de nous sensibiliser davantage à ce fait qu'un cO/lcept
scientifique n'existe qu'intégré dans une théorie. Aussi, une approche du
concept de force est-elle, en droit au moins, indissociable d'une approche
5. J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, deuxiènle édition, Paris, P.U.F, 1960,
p.22.
6. L'esprit phénicien est, à en croire Hegel. un esprit d'aventure qui, ne conlptant que sur lui-même,
sur sa propre vigilance, fait l'expérience du "courage de l'expérience humaine". Par contre, l'esprit
babylonien, dépendant du sol ferme et de la régulalité des saisons, derneure en deçà de cette expérience. "'La mer nous donne la représentation de l'indéterminé,
de l'illimité et de l'infini:
et
l'homme, en se sentant dans cet infini, se sent par là encouragé à passer au-delà de ce qui est lirnité :
la rner invite l'homnle à la conquête, au brigandage, mais tout aussi bien à gagner et à acquérir :Ia
terre, la plaine des vallées, fixe l'honlme au sol; il s'engage ainsi dans une foule infinie de dépendance. mais la mer le fait sortir de ces sphères bornées" Voir Hegel. Leçons slIr la philo.wJphie de
l'histoire, Traduction par J. Gibelin, Troisiènle édition remaniée, second tirage, Paris. Vrin, 1970,
p.74.
8
Introduction
de toute la théorie physique à l'intérieur de laquel1e il prend place et en
fonction de laquel1e il acquiert une signification. C'est d'ailleurs par
cette intégration qu'un Inot devient concept. "Un même mot, écrit le professeur G. Canguilhem, n'est pas un même concept. Il faut reconstituer la
synthèse dans laquel1e le concept se trouve inséré, c'est-à-dire à la fois le
contexte conceptuel et l'intention directrice des expériences ou observations"7.
C'est là une idée directrice majeure de ce travail: penser le devenir de
la science en tant que processus ouvert d'intégration de plus en plus vaste,
toujours mieux tressée. Un leçon fondamentale de l'épistémologie bachelardienne. "Il n'y a pas, dit G. Bachelard, d'idée simple, parce qu'une idée
simple doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de
pensées et d'expériences. Le simple se définit par intégration et non par
ségrégation"8.
Bien comprise, cette intégration est double: intégration du concept dans
la théorie scientifique et intégration de cette théorie eHe-même dans une
total ité encore plus vaste et plus déterminante parce qu'elle est, précisément, encore plus fondamentale. En fait, les lignes de démarcation entre la
science et ce qu'elle n'est pas sont toujours tardivement tracées parce
qu'el1es sont le produit d'une activité de différenciation qui ne peut avoir
lieu qu'en vertu du dynamisme interne de la science qui, sur le chemin du
progrès, élimine, à partir de ses propres normes, ce qui n'appartient pas en
propre à son noyau. Lorsqu'il s'agit, par exemple, de .'la science orientale
avant les Grecs", le mot science a si peu de rapport, quant à sa signification,
avec la nôtre. Ce serait même "un contre sens", à en croire Abel Rey, d~appeler du même mot "la science" de cette époque et ceUe des tenlps
ITIodernes9.Tellement mêlée à "beaucoup d'autres choses" qu'elle s'identifie à "toute la pensée humaine"IO, elle ne se dit science que lato sensu et
jamais stricto sensu. Comme tel1e, elle est justiciable de ce qu'Abel Rey
appelle déjà une "archéologie"ll du savoir, c'est-à-dire de "la synthèse spirituelle"I2 à travers laquelle une époque prend conscience de ce qu'elle est
et de ce qu'elle fait et donne sens aux choses de son univers.
Progressivement, la science crée ses normes de différenciation. Elle privilégie des termes, les charge de significations particulières, les transforme
peu à peu en concepts, en rapports de types particuliers avec d'autres en
fonction d'un certain découpage du monde. Ainsi, lorsque la science physique était aristotélicienne, gravité et légèreté désignaient deux forces, cen7. G. Canguilhenl. Etudes d'histoire et de philosophie des sciences. cinquièfne édition auglnentée.
Paris. Vrin. 1983. p. 177.
8. G. Bachelard. Le Nouvel esprit scienTifique. Paris, P.U.F, p. 148.
9. Abel Rey. La science dalls l'aI1TΣ/uité. Volume I. La science orientale (I\,(II1Tles Grecs. Nouvelle
édition avec des notes additionnelles, Paris, Albin Michel. série L'évolution de l'humanité, 1942,
p. 12.
10. Ibid.
11. Ibid.,
p. 2.
12. Ibid.
9
LA FORMATION
DU CONCEPT
DE FORCE
tripète et centrifuge, inhérentes respectivement, au grave et au léger. Le rapport de la force en général à la matière était a priori analytique. Avec Archimède, la gravité devenue coextensive de la matérialité, ce rapport demeure
pourtant le même. Ce n'est qu'avec Descartes et Newton que le rapport de
la force à la matière, d'analytique qu'il a toujours été, devient synthétique.
Le concept de force n'est plus pensé dans celui de matière. D'explicatif,
il devient extensif; d'une pensée de l'identité, on passe à une pensée de la
différence.
La Critique de la raison pure qui donne cet exemple pour construire la
doctrine des jugements analytiques et des jugements synthétiques a priori,
attentive à la nature de la relation, en oublie les aventures historiques.
Comme si la dernière acquisition de la science était la science définitive.
Kant a pourtant raison. En tant que théorie, la science est a priori. Tout le
problème est d'en déterminer "l'origine" : L'a priori est-il inné ou acquis?
A cette "question qui vient comme d'elle-même"13 Kant n'a pas de réponse
claire. En rejetant formellement l'acquis, il n'admet pas fermement l'inné.
"fi ne faut pas l'admettre légèrement, parce qu'il ouvre la voie à une philosophie paresseuse qui proclame vaine toute recherche ultérieure en énonçant la cause première"14. L'empirisme aboutit à une solution qui "sensualise tous les concepts de l'entendement"15, l'idéalisme à la théorie de
"l'Harmonie pré-établie" qui présente ce désavantage de bloquer la pensée.
Confronté à Leibniz, Kant passe à la limite: "la critique, dit-il, dans sa
Réponse à Eberhard, refuse absolument les représentations naturelles ou
innées; elle les considère toutes comme acquises, qu'elles appartiennent à
l'intuition ou au concept de l'entendement"16.
.
L'embarras de Kant est manifeste. L'a priori ne peut être l'inné parce
que celui-ci, situé au niveau des faits, montre qu'un concept est donné sans
pouvoir dire sa légitimité. "Une nécessité innée ne prouverait pas la nécessité" dit-il, dans l'une de ses Réflexions17. A la paresse de la philosophie de
l'inné s'ajouterait donc la contingence18 du savoir dont elle est la théorie.
Platon, Descartes et Leibniz sont, chacun sous un rapport particulier,
concernés par cette mise en garde. La conséquence au niveau moral n'en
est pas moins fâcheuse. Rousseau avait tort de prendre la loi morale pour
13. Kant, La Dissertation de 1770, Traduction avec une introduction et des notes par P. Mouy, Paris,
Vrin, 1942, Section ill, ~15, p. 60.
14. Ibid., (c'est Kant qui souligne).
15. Kant, Critique de la raison pure, p. 238. Historiquement,
c'est le "système de noogonie" de
Locke. (Ibid.).
16. Kant, Réponse à Eberhard, Traduction, Introduction et notes, par R. Kemph, seconde édition,
Paris, Vrin, 1973, p. 71.
17. Kant, Réflexions, in Critique de la raison pure, Traduction de Banni, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 700.
18. Kant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Trad. Gibelin, Paris, Vrin,
1971, p. 19 : "Ce serait là un moyen de salut bien pire que le mal auquel il devrait porter remède et
qui en fait, ne serait d'aucun secours. Car à cette harmonie ne peut se ramener cette nécessité objective qui caractérise
les purs
concepts
nécessaire subjectivement
seulement;
Critique de la raison pure, p. 145.
10
de l'entendement
objectivement,
(...) ; tout
demeure,
il est purement
en ce cas, un assemblage
c.ontingent..."
- Voir aussi
Introduction
naturelle ou innée; cela lui fait perdre toute sa grandeur, voire tout son
sensl9.
Ne pouvant pas, ou ne devant pas être innées, les formes a priori du
savoir doivent donc être nécessairement acquises. Kant croit pouvoir
résoudre ce paradoxe en évoquant une loi innée d'acquisition qui commanderait toutes nos représentations
désormais reconnues comme
"'acquises"20. En ce sens, si nos a priori sont acquis, seule la loi de leur
acquisition est innée. Aussi aboutit-on à une sorte d'''épigenèse''21 qui ne
va pas au-delà de l'affirmation a priori d'une disponibilité22 à accueillir
r événement extérieur.
S'il en était ainsi, rapporté à une "lumière naturelle", ou à une loi '-d'acquisition originelle", l'a priori kantien expliquerait mal pourquoi, la raison
étant la même, le rapport de la force de pesanteur à la matière n'est devenu
un juge111ent synthétique a priori qu'avec la physique cartésiano-newtonienne. H. Poincaré a raison de se demander, si le principe d'inertie s'impose a priori à l'esprit, pourquoi les Grecs l'ont-ils méconnu23 ?
Voilà ce qui force à prendre les a priori de la science pour des a priori
historiques qui, par leur disponibilité spontanée, leur évidence immédiate,
leur vérité native, sous-tendent, en tant qu'élément transcendantal, l' exercice de la pensée. Conditions de possibilité du savoir, ils délimitent le
champ du pensable et de l'impensable, du visible et de l'invisible, du possible et du réel. Par leurfonclionllorlnative,
ils donnent la mesure à observer dans l'organisation du monde et imposent ce qu'il faut en dire selon la
vérité. Trallscendantal quant à sa nature, nonnatif quant à sa fonction, l'a
priori est pluridilnensionnel quant à sa composition. Il est de provenances
diverses: éthiques, esthétiques, religieuses, politiques, scientifiques... Un
véritable nexus de schèmes et de thèmes, de poèmes et de théorèmes, de
pensées nocturnes et d'idées diurnes. Un tissu solidement tressé de
concepts et de valeurs. L'a priori historique est une formation intellectuelle
qui, en tant que substructures de pensées, conditionne tout exercice de la
pen sée.
C'est parce que Galilée est déjà copernicien qu'il a vu le relief lunaire
que ses adversaires, encore ptoléméensl ne pouvaient voir. Pourtant, les
inégalités de la surface lunaire, ses cavités, ses protubérances, il ne les a
vues qu'en pensée en soumettant d'avance la vision télescopique à la continuité et à la similitude du visible. De même, si tout corps en chute libre doit
toujours, selon nos modernes, tomber perpendiculairement au sol, c'est que
19. L'innéisme platonicien qui sous-tend la théorie de la rénliniscence force à prendre les idées. non
pour des lois de la pensée, mais pour des choses ou des êtres. Ce réalisnle conduit tout droit au dogInatisrne. Voir sur ce point, J. Vuillemin, L 'héritage kantien et la révolutio/l copernicienne. P.U.F.
1954. pp. 133-136.
20. Kant, Répollse el Eberhard, p. 71 où l'auteur parle d'''(lcquisition originelle" qui. par opposition
à l'elnpirisme, désignerait "une loi incluse dans l'espIit" (Dissertation. section Il, *4, p. 31) donc
"innée" (Ibid., p. 32) qui rendrait possible toute acquisition ultéIieure.
21. Kant, Critique de la raison pure, p. 144.
22. Ibid., p. 72 : "Ce fondernent seul est CIpriori".
23. H. Poincaré. Op. Cir., pp.112-113.
Il
LA FORMATION
DU CONCEPT
DE FORCE
le principe
des conditions
initiales
inclut, a priori,
autant le repos que le
mouvement
uniforme.
L'expérience
n'aura qu'à confirmer
ce principe.
Aussi est-il inutile de l'entreprendre.
Elle est de trop aussi pour les adversaires de Galilée qui, eux, partent de l'idée que le repos est le seul état initial valable. Donc sur une terre en mouvement, a priori, la chute libre n'est
jamais, pour les anciens, perpendiculaire à l'horizon.
Substituer à un a priori historiquement institué, un autre encore fragi lement acquis ne peut être qu'une aventure dont les effets sont nécessaif~ment lents et progr~ssifs et dont les matériaux sont, presque en règle générale, peu solides et frêlement rassemblés. HLe platonisme de Galilée" et son
Hpythagorisme", le Dieu géomètre de Kepler et ses harmonies préétablies,
les orbes de Copernic et la perfection du circulaire, sont autant de schèmes
créés ou restaurés tant pour abolir l'ancienne bâtisse que pour construire la
nouvelle.
Sur cette voie de la double intégration des concepts à la théorie, et de la
théorie à sa substructure historiquement formée, l'épistémologie, attentive
aux faits de l' histoire et à la logique de la science, aura à montrer comment
Hd'un assemblage de matériaux, même s'il a été rhapsodique, émerge tôt ou
tard, une idée directrice"24 et comment "leur disposition technique répétée
ne peut qu'avancer l'heure de l'architectonique"25.
Ainsi donc, autre chose qu'un doublet inutile de la science elle-même,
"intégrative" plutôt que ségrégative, l'épistémologie, tressant à partir de ces
"matériaux", l'étoffe intellectuelle d'une époque, reconstituant l' atmosphère spirituelle à l'intérieur de laquelle s'est mûe la science et a respiré
l'âme du savant, renoue le contact avec l'unité de la pensée humaine en tant
que telle. G. Canguilhem va jusqu'à intégrer "l'idéologie" à l'objet de l'historien épistémologue26. On en voit immédiatement la conséquence. Dire la
formation d'un nouveau concept, c'est dire en même temps la formation
d'une nouvelle pensée humaine. L'architectonique qui se forme se reconnaît alors à la nouvelle universalité qu'elle impose, aux nouvelles normes
qu'elle apporte et qu'elle invite à accueillir. Même ceux qui, au nom du cartésianisme ont cru devoir livrer bataille à la gravitation universelle, ont eu,
pour les besoins de la cause, à faire preuve d'universalité non moins compréhensive et extensive que celle de la science newtonienne. Leur échec ne
fait que témoigner de la validité du nouveau paradigme dont la construction
n'a été d'ailleurs rendue possible que grâce à des '-matériaux" empruntés,
en grande en partie, à l'édifice cartésien.
Aussi l'épistémologie historique prend-elle à charge de rappeler que les
guerres pour l'affirmation des différences ne sont pas moins meurtrières
que les guerres pour l'imposition des totalités. Car, attentive à l'inscription
24. F. Courtès, Le rationalisme kantien et la cosmologie vitaliste, Paris, VIin. 1972. p. 272.
25. Ibid.
26. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité, PaIis. Vrin. 1981. pp. 44-45 : '"Une histoire des sciences
qui traite une science dans son histoire C0l11nle une purification élaborée de normes de vér(tïcatjol1
ne peut pas ne pas s'occuper aussi des idéologies scientifiques...".
12
Introduction
des valeurs scientifiques dans le temps propre au concept, elle ne considère
les différents systèmes que comme des mOlnents d'une marche progressive,
mais non sans ruptures ni ratures, de l' intel1igence vers une vérité toujours
desirée. En effet, vus à partir de ce qui en eux et en dehors d'eux les
transcende déjà, les InOIlUlnents de l'esprit s'inscrivent objectivement
dans l'histoire. Ni l'héliocentrisme de Copernic, ni les lois de Kepler, ni les
travaux de Galilée sur la chute des corps et la balistique, ni la contribution
de Descartes à la position explicite du problème du choc des corps et à
1' analyse conceptuelle du mouvement circulaire, n'auraient eu, chacun
pour son compte, une signification proprement scientifique. Ce n'est que
par et dans la synthèse newtonienne que la révolution scientifique moderne
s'est pleinement accomplie. Dans les grandes mutations de la raison
humaine, la part du génie est, en général, moins grande qu'on le croit
d'ordinaire.
En tant que telle, une épistémologie historique, normative et valorisante, ne peut donc s'identifier ni à une "archéologie du savoir" peu soucieuse de la vérité, ni à "une histoire des mentalités" qui, dans sa générosité de recueillir l'humain et d'en comprendre les motivations, le prive, à
son insu, des avantages et obligations de la raison: Connaître est, tôt ou
tard, une promotion d' être27.
Certes, en tant qu'elle est historique et "intégrati ve", il incombe à l' épistémologie d'être cOlnpréllensive
. Par une sorte de "mise entre parenthèses"
de ce qu'il sait ou croit savoir28, l'épistémologue aura à s'efforcer de saisir,
de l'intérieur, l'intuition unificatrice d'une pensée, à en dégager Je sens et
la singularité, à en suivre I~s modes de propagation à l'intérieur du système
et hors de lui. Comprendre une pensée, c'est lui redonner vie. Pour ce faIre,
il ne peut se priver du contact des textes originaux, ni en priver ses lecteurs
s'il tient à leur communiquer le sens de ses "captures" et les convaincre de
la pertinence de ces résultats.
Toutefois, parce qu'il s'agit d'épistémologie, la logique de l'existence
ne peut se dérober à la logique de la vérité. Illtégrative, cOlnpréllensive,
27. Sur le rapport de Hia science" à la '"mentalité" on peut consulter, outre les travaux, très révélateurs en la matière, de Koyré, Metzger, Lenoble, Holton, La Rewle de synthèse n° 111-112, JuilletDécembre 1983 contenant les actes de la journée" histoire des sciences et mentalité.f". La nlêJl1e
revue a publié dans ses n° 55-56, Juillet-Décembre
1969 les actes de la XXVlIle selnaine de synthèse relatifs aux conceptions de l'espace et du temps dans des cultures et des philosophies différentes ~ un thème qui n'est pas sans rapport avec le prenlier.
28. Exigence générale revendiquée par les historiens des sciences. Ainsi P. Duhenl : "Nous nous
efforcerons d'oublier ce que la Mécanique moderne nous a enseigné et de nous pénétrer des lois
acceptées par la Mécanique pétipatéticienne.
A cette condition SeUleJl1ent, nous pOlll1'ons C0I11prendre la pensée des géolnètres qui, de siècle en siècle, vont faire progresser la statique". Les Orif{Îlle.ç de la statique. I, Paris. Hernlann. 1905, p. 6. A Koyré: "Il est très difficile, de nos jours, de
c0l11prendre et d'apprécier dans leur grandeur effective, reffOlt intellectuel, l'audace et le courage
n10ral représentés par l'oeuvre de Copernic. Pour le faire, il nous faudrait oublier le développenlent
intellectuel de quelques siècles. nous devrions nous efforcer de retourner en arrière vers la celtitude
naïve et confiante avec laquelle le sens comnlun accepte l'évidence inunédiate de l'immobilité de
la Terre et du mouvement des cieux". La révolutioll astronomique, Paris Hernlann, 1961, p. 15. Voir aussi du Inême auteur, Mystiques spirituels. alchimistes du XVIe siècle allemand, Palis, Galli,.
IHard, 1971, p. 77 - Voir aussi Desayhes, Op. Cit., p. 5.
13
LA FORMAT/ON
DU CONCEPT
DE FORCE
l'épistémologie historique est également, Ilorlnative. Donnant à ses problèmes toute leur épaisseur historique pour pouvoir suivre aussi fidèlement
que possible l'itilleriuln Inelltis ill veritateln, elle ne laisse pas d'être valorisante. Elle fonctionne alors comme "un tribunal" de la raison historique.
L'exigence "de mettre le présent entre parenthèses", provisoire et de portée
strictement méthodologique, ne peut être que l'envers de celle de l'ériger,
dans sa précarité, en référentiel obligé. Une leçon majeure de l' enseignement de G. Bachelard: Seules les valeurs du présent, mortelles et transitoires, permettent de juger le passé, de lui donner sens en l'arrachant au
calme de son éternité pour l'inscrire dans une perspective de progrès des
valeurs.
Bien que général, ce progrès est plus visible en science qu'ailleurs. A
cette condition, on aura alors à distinguer, dans le mouvement de la pensée
scientifique, "le passé périmé" du "passé sanctionné", le cheminement qui
ne mène nulle part de celui qui aboutit, par incorporation de "matériaux" et
coordination d'acquis partiels, à un enchaînement des raisons dans un système explicatif. "Ill tégrative " , conlpréhellsive et Ilorlnative, "à bien regarder, écrit G. Canguilhem, l'épistémologie n'a jamais été qu'historique"29.
En effet, d'Auguste Comte à G. Bachelard, elle a toujours été un discours
se rapportant à un objet historique, la science, dont elle dit "la formation"
de l'esprit en généra130, celle de l'un de ses concepts31, de l'une de ses lois32
ou de ses théories33. Dans tous ces cas, la notion de formatioll signifie, à la
fois, un processus historique et une structure théorique, un cheminement
et un enchaînement.
Comme telle, cette notion de formation requiert une triple attention:
celle que l'on doit d'abord porter à l'émergence des concepts et à leur maturation; celle ensuite que l'on doit prêter à leur cohérence, à leur formalisation ; celle enfin que l'on doit accorder à leur vérité. Eu égard à la formation du concept de force dans la physique moderne, les deux premiers
requisits se concrétisent par la distinction de trois moments qui, bien que
successifs, posent à l' épistémologue historien des problèmes différents:
1/ Le premier moment correspond à celui de la naissance de la science
moderne elle-même; un moment qui a commencé avec Copernic et s'est
prolongé essentiellement dans les oeuvres de Galilée, de Kepler et de Descartes, pour s'accomplir dans la synthèse newtonienne en déterminant une
rupture dramatiquement vécue avec la science médiévale.
2/ Le second moment est celui de sa "Inaturatioll". Entre le temps des
fondateurs et celui des formalisateurs, s'ouvre, historiquement, un espace
29. G. Canguilhen1, Op. Cit., p. 19.
30. Tel est le cas avec La formation de l'esprit scientifique de G. Bachelard ou des Cours de philosophie positive d'A. Comte. Voir la remarque des éditeurs, p. 58, p. 68, p. 76.
31. Tel est le cas avec La fOr/nation du concept de réflexe aux XVI/e et XV/lIe siècles de
G. Canguilhem.
32. Tel est le èas des Etude.fi galiléennes de Koyré, ou de ses Etudes net-vtonielll1es.
33. Tel est le cas des Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensemble.fi de
J. Cavaillès.
14
Introduction
où vient s'inscrire un moment intermédiaire, celui de la maturation de cette
science. A l' épistémologue historien, ce moment, par ses controverses et
ses polémiques relatives tant au contenu de la science qu'au mode de son
établissement, tant à ses principes fondamentaux qu'à ses conséquences
lointaines, pose un problème spécifique, celui de l'universalisation de la
science, moins par objectivation que par socialisation, par imposition progressive d'un paradigme. Tel est le moment de Leibniz, de Clarke, d'Euler
et de Maupertuis.. .
3/ Le troisième moment est celui de l' achèvelnent de cette science naissante, celui de Lagrange et de Laplace. Il va de la deuxième moitié du
XVIIIe siècle jusqu'au début du siècle dernier. A la génération des forlnateurs succède la génération des fornlalisateurs. Il s'agit moins, ici, de faire
la science que de la parfaire. Il ne s'agit pas de la fonder mais de la systématiser. A la science en tant que problélnatique succède la science comme
architectonique.
Parce que norlnative, l'épistémologie historique se réfère à ce paradigme comme à un référentiel à partir duquel elle interroge, en le
recueillant autant que faire se peut dans sa totalité, le processus de formation du concept de force, sur les matériaux qu'il apporte, à chacun de ses
moments, à cette formation elle-même.
Toutefois, constitutif du dernier langage que la science classique a parlé,
ce paradigme ne constitue pas le dernier langage de la science. L'avantage
que nous avons aujourd'hui sur Kant est que nous sommes habitués au
"déclin des absolus" et à l'usure des paradigmes. C'est pourquoi il nous a
semblé que le processus deformation du concept de force ne s'éclaire au
mieux qu'en relativisant son référentiel, en le rapportant au moment de sa
transforlnation, celui où la science physique ne parle pas de force mais
d'énergie. C'est la science se transforlnant qui donne la mesure de la
science forlnalisée prise pour principe du jugement que l' épistémologue
porte sur la science se fornzant.
Certes, on se donne ainsi la possibilité d'éviter ce que P. Langevin
appelle "l'ossification" ou "la sénilisation"34 des théories scientifiques par
dogmatisation ; mais on se donne surtout l'occasion de revoir autrement,
thème majeur de notre contribution, le processus historique de la formation
de notre science moderne, en le considérant à partir de la formation du
concept de force. La crise "du paradigme newtonien" au XIXe siècle nous
a révélé, presque à l'évidence, le rôle éminemment important du cartésianisme, non seulement dans l'édification d'un rationalisme qui est encore le
nôtre, mais aussi dans la construction de notre science positive encore
actuelle, en l'occurrence le concept de force. Eclairant le passé par le présent en le jugeant à l'aune de ses normes, l' historien doit, croyons-nous, à
chaque fois, procéder à une redistribution des valeurs épistémologiques et
à une redéfinition des rôles historiques. Les transforlnations des sciences
34. P. Langevin,
p.8.
La valeur éducative
de ['histoire
des sciences,
in Rente de sYllthèse. n° I, 1933.
15
LA FORMAT/ON
DV CONCEPT
DE FORCE
physiques à l' heure de la naissance de "la thermologie", notre actuelle thermodynamique, nous en donnent l'occasion en même temps qu'elle nous en
impose l'obligation: prendre la mesure de son référentiel pour mieux voir
ce qu'il est censé mesurer.
Rien, en effet, ne mesure au mieux la teneur de la science moderne et ne
la révèle dans tout son jour que ses propres transformations; et s'il a fallu
attendre longtemps pour s'en convaincre, c'est qu'il a été nécessaire qu'elle
brise, grâce à son dynamisme interne, le noyau qui l'enfermait et que l'on
croyait définitivement enchaîné à son rocher de départ.
Il est presque de règle que ces transformations prennent la figure d'une
"crise". Or, lorsqu'il s'agit du devenir de la science~ de '.Ia science en tant
que devenir", une crise est toujours l'annonce d'une mutation assurant un
progrès que l'on reconnaît tant à ce qui se défait qu'à ce qui se fait ou se
refait. Un nouveau fondement ou une refonte. En tant qu'appel à "la
refonte", à sa fonction "progressi ve", une cri se ajoute une autre, ""régressive". Elle éclaire d'un jour puissant les origines de la science dont elle
annonce la transformation.
Moment d'émergence de différences, de conflits et de discontinuités,
une "crise" est un événement qui rend visibles des fondements qui, garantis par l'immédiateté de leur évidence, ne sont jamais radicalement interrogés. Elle est, du même coup ce par quoi s'impose le problème des limites
qui, parce que rarement définies, s'avèrent gravement indéterminées.
Chercher à faire connaître les fondements de notre tlleoria et d'en mesurer l'étendue, tel est r objet à l'investigation duquel nous invi te une crise.
Ainsi entendue, cette tâche prend la forme d'une critique qui doit assumer,
tant soit peu, la leçon kantienne: se réaliser, pour être fidèle à sa vocation,
non en tant que "critique des Iivres et des systèmes"35 mais en tant que
'-remontée aux sources" et considération "du pouvoir de la raison en général"36. Pour être plus précis, on dira: de la raison historiquement constituée;
car, à y bien regarder, la raison est moins une essence qu'un devenir. Aussi,
est-il presque de règle, qu'une "crise de la science" se trouve, tôt ou tard,
assimilée à une "crise de la raison"37. Aussi les débats du XIXe siècle ontiI porté sur la science, ses concepts, ses méthodes et ses choix, plutôt que
sur tel ou tel auteur, Newton ou Descartes, entre autres. Mais à bien considérer les victimes de cette "crise", on se rend compte que c'est plutôt Descartes que Newton qui est visé; signe de vie encore prolongé au coeur de
notre science positive.
35. E. Kant, Critique de la raison pure, Trad. Tremesaygues et Pacaud. (sixièlne édition) Paris.
P.U.F. 1968, p. 7.
36. Ibid.
37. Voir à ce sujet, Jean T. Desanti, Vne crise de dé\'eloppemellt exemplaire: la "déc{)lIrerte" des
nombres irrationnels, in Logique et connaissance scieIlT(tique, sous la direction de J. Piaget, Paris.
P.U.F. (Pléiade), 1967, pp.439-464. Sur ce thème du rapport de la théorie de la science à la théorie
de la raison. voir Francisco Miro Quesada. Crise de la science et théorie de la raison. in Re\'ue de
méTaphysique eT de morale. n° I. 1959, pp.l-llVoir aussi Jean Ullmo. La science moderne et la
raison, in Bulletin de la Société Française de Philosophie, Séance du 26 avril 1958.
16
Introduction
Ne cherchant pas ici à donner à cette notion de "crise" toute la place qui
lui est due dans la pratique de l'épistémologie et de l'histoire des sciences38,
on se contentera de la caractériser par son effet majeur: elle révèle une situation d'ensemble qui, par ses incertitudes et ses doutes, oblige à repenser des
principes jusqu'ici considérés comme inamovibles et des concepts antérieurement pris pour clairs; une situation de dissolution d'évidences qui donne
à penser à une "faillite" de la raison, concomitante d' "une faillite" de la
science. Se donne alors à voir tout le spectacle où se joue le destin de nos
concepts et de nos valeurs, les catégories de ]' entendement et les idéaux de
la raison. Le propre d'une "crise" en tant que moment de transformation
d'un paradigme, est qu'elle dynamise et dramatise à la fois. Indice qu'elle
n'est pas d'ordre strictement scientifique et que son enjeu est polymorphe.
Parce que la science ne s'élabore pas dans un monde sereinement clos,
parce qu'elle est, de part en part, engagée dans un complexe culturel, un
llexus de pensées et de valeurs, toute transformation des théories est, tôt ou
tard, une transformation des idéaux culturels globaux. A l'époque de "l'univers infini", on ne saurait s'attacher trop longtemps aux valeurs du temps
du '.monde clos". Les angoisses de Pascal, effrayé par l' infinitisation de
l'espace, traduisent l'effet que produisent, à l'intérieur d'une culture, la
dynamique du progrès scientifique et le tragique des mutations intellectuelles et affectives39.
C'est que nos valeurs cosmiques sont si solidaires de nos valeurs théoriques. Notre manière d'organiser notre demeure est, en dernière analyse, à
l'image de notre style d'organiser notre savoir. En témoigne Léon Brunschvicg. A propos de la physique au XIXe siècle finissant, il écrit: "La crise
des théories physiques s'est trouvée immédiatement exploitée par des
38. Voir Michel Uta, La crise de la théorie du savoir. Paris. Felix Alcan. 1928 - Donlinique Lecourt.
Vne crise et SOil enjeu. Paris. F. Maspéro, 1973 - EmInanuel Le Roy Ladurie: La crise et l'historien, in Communications.
n° 25. 1976, pp. 19-34 - Judith E. Muller, Iv/utatio/ls ou révolutioJl ?, in
Op. Cit.. pp.138-148.
39. Une référence classique en la n1atière : Lucien Goldmann. Le Dieu caché. éTude sur la vision
flllRique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris. Gallinlard, 1959, HL'idée
centrale de l'ouvrage est que les faits humains constituent toujours des structures si!{flijïcatÎ\'es globales, à caractère à la fois pratique. théorique et affectif, et que ces structures ne peuvent être étudiées de nlanière positive, c'est-à-dire à la fois e.\7J/iquées et comprises'. que dans une perspective
pratique fondée sur l'acceptation d'un certain ensernble de valeurs", Op. Cit., p.7. Un autre classique se rapportant au mêIne thème: Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Traduit de
l'anglais par Raissa Tarr, Paris, Gallimard, 1962. Voir aussi E. A. BUI1t, The Metaphysical Foulldations of Modern Science. London and Henley, Routledge and Henley, Routledge and Kegan Paul.
1924. - Richard S. Westfall. Science and Religion ill Seventeenth-Century
England, U.S.A, Archeon
Books, 1970.- A. Koestler, The Sleepwalkers, a History of Man's Chan!{Ùlg Visioll (~tthe Universe.
London. Penguin Books, 1959. - Brian Easlea, Science et philosophie, line révolutioll, 1450-1750.
La cliasse aux sorcières, Descm1es Copernic-Kepler.
Traduit de l'anglais par Nina Godneff, Paris,
Ramay, 1980 -R.H Pokin, Scepticism, TheoloR), and the Scient(fic Revolution ill the Sel'enJeenth
Cellflll:V, in Problems ill The Philosophy of Science, Edited by Inna Lakatis and Alan Musgrave.
Arnsterdam, North-Holland
Publishing Company, 1968, pp. 1-29 - Sir William Dmnpier, Histoire
de III science et de ses rapports avec la philosophie et la religion - Trad. par René Sadte, Paris,
Payoi. 1951. Tullio Gregory. Théologie et astrologie dans la culture médiévale: till SubTil face-liface, in Bulletin de la Société Française de PhiJosophie, 84° année, n04 octobre-décernbre
1990,
Séance du 19 mai 1990.
17
LA FORMATION
DU CONCEPT
DE FORCE
parties politiques qui, remontant à contresens le courant de la conscience
religieuse, tendaient à restaurer l'autorité des cultes établis"4o. A vrai dire,
cette "exploitation" de la crise de la physique n'a pas été seulement politique; mais philosophique aussi. "A la fin du XIXe siècle, continue Brunschvicg, la possession d'état semble acquise au "scientisme", tandis que des
influences d'ordre politique et social, visibles à travers l'évolution que dessinent, soit les carrières de Victor Cousin, d'Auguste Comte, de Taine, soit
la destinée des écoles de Schelling et de Hegel, favorisaient une réaction
contre le progrès des siècles de l'intelligence, au retour aux formules traditionalistes. Il n'était donc pas étonnant que le thème, sinon de la faillite, du
moins "des faillites partielles de la science" devînt un mot d'ordre pour
l'utilisation apologétique"41.
C'est, précisément, à partir d'une réflexion sur cette crise de la physique
à la fin du XIXe siècle, que nous nous proposons de poser le problème du
référentiel qui aura à orienter notre réflexion sur la forlnation du concept
de force dans la physique moderne. Aussi convient-il d'en expliciter
davantage les données pour mieux en dégager le sens historique.
Lorsque, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1900, Emile Picard
en vient à faire le point de la situation de la science physique, il dresse un
constat de décrépitude. Il n'y a, à l'en croire, qu'à comparer le statut
qu'avaient les principes de la mécanique à la fin du XVIlle siècle à celui
qu'ils ont à la fin du XIXe siècle, pour s'en convaincre. Auparavant, ils semblaient au-dessus de toute critique. "L'oeuvre des fondateurs de la science du
mouvement formait un bloc que l'on croyait devoir défier à jamais le
temps"42. Mais ce n'était là, en vient-on à constater, qu'une croyance peu fondée puisque lorsqu'on s'est appliqué à l'examen des "fondations de l'édifice", on a découvert que "là où les Lagrange et les Laplace trouvaient toutes
choses simples, nous rencontrons aujourd'hui les plus sérieuses difficultés"43.
A la même époque, M. E. Wickersheimer fait un constat encore plus
négatif. "Les coups portés au vieil édifice par des mains vigoureuses l'ont
fortement ébranlé et il règne, en ce moment, un grand désarroi dans
les esprits"44. Que l'on parle de "faillite", de "désarroi" ou d "'anarchie",
40. Léon Brunschvicg,
L'Expérience
humaine et la causalité physique,
Pmis, P.U.F.. 1949, p. 436.
41. Ibid., p. 437. Sur ce qu'est devenue la science physique en crise à la fin du XIXe siècle. on peut
consulter Abel Rey, La Théorie physique chez les physiciens contemporains.
PaIis. Felix AJcan,
1907. Du mênle auteur, L'énergétique et le mécanisme (ill point de vue des conditions de III c01lllaissance, Paris, Felix Alcan, 1908.
42. E. Picard,
Quelques
r~tlexi{)lls
sur le mécanisme,
suivies
d'wle
prenÛère
leço11 de dYllamique
.
Paris, Gauthier-Villars,
1902, p. 1.
43. Ibid.
44. M. E. Wichersheimer,
Les Principes de la mécanique, Paris, Dunod. 1905. pp. 5-6. Chez Gustave Le Bon, ce Hdésarroi" intellectuel, devient une véritable "anarchie scientifique". Voir L'Evolutio11 des forces, Première partie, Livre I, ch I, p. 4 : "La désillusion fut rapide. On arriva très vite à
se demander si les principes que constituaient les assises les plus cel1aines de nos connaissances
physiques n'étaient pas simplement des hypothèses fragiles abritant de leur voile une profonde ignorance. Il est alors advenu de certains dogmes scientifiques ce qu'il advint jadis des dogllles religieux
dès qu'on se met à les discuter. L'heure de la critique précéda de bien peu celle de la décadence.
puis de la disparition et de l'oubli". A l'appui de ces vues apocalyptiques. G. Le Bon prend à téllloin.
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