Cybersyn

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Cybersyn
Maria María Beltrán.
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Cybersyn montré au ZKM.
Le projet présenté au ZKM est en fait une installation qui
veut montrer et expliquer le projet Cybersyn développé au
Chili au début des années 70. C’est Eden Medina, chercheuse et professeur à l’Université d’Indiana qui a rendu ce
projet public. Eden s’intéresse à l’histoire de notre société
à travers les technologies. Cybersyn se veut un réseau informatique qui permet de réguler et contrôler l’économie
nationale en assurant le passage du pays vers une économie socialiste.
On se situe au Chili lors de la présidence de Salvador Allende élu en 1970. Allende est considéré une figure controverse non seulement parce qu’il fut le premier président socialiste élu démocratiquement mais aussi parce qu’il prônait
une transformation pacifique vers le socialisme. Une de ses
priorités fut alors de nationaliser la plupart des entreprises
chiliennes, ce qu’il accomplit presque complètement. Les
entreprises les plus importantes sont nationalisées mais
beaucoup d’autres sont occupées par les employeurs et
en générale le passage se déroule trop rapidement et la gérance de toutes les entreprises s’avère presque impossible.
Vers 1971 la situation est catastrophique : l’inflation atteint
les 45 % et le déficit continue à s’élever. Le programme de l’UP
d’expansion industrielle en engageant un maximum de travailleurs
s’ébranle avec un surnombre de personnel par rapport au travail
disponible. C’est à ce moment là qu’une solution à grande échelle
s’avère nécessaire.
Le directeur de la CORFO (corporation pour le développement de
la production) Fernando Flores ultérieurement nommé ministre de
l’économie, décide de demander de l’aide. C’est lui, après avoir lu
les travaux de Stafford Beer pendant ses études qui va contacter
ce spécialiste de la cybernétique pour appliquer ses principes à
la gestion du secteur économique. Stafford Beer, britannique, a
débuté dans l’industrie de l’acier ; il y atteignit rapidement un poste
important. Une fois il lut un ouvrage sur la cybernétique et voulut
immédiatement l’appliquer à l’industrie dans laquelle il travaillait.
Ceci intéressa l’auteur de l’ouvrage : Robert Wiener. Depuis, il
s’intéressa aux systèmes de la cybernétique et à ses possibles
applications dans d’autres domaines. L’offre de Flores fut alors
une proposition très attrayante et en novembre 1971 Beer arriva à
Santiago. Stafford Beer était lui intéressé à tout système complexe
soit biologique comme le cerveau soit d’organisations. Il voulait
surtout pouvoir établir un contrôle de ces systèmes à travers la
cybernétique. Vu leur complexité, ce que Beer envisageait était de
garder une gamme des composants les plus importants dans une
fourchette de valeurs, puis de connecter ses composants entre
eux de manière à ce que si les valeurs de l’un changeaient, les autres absorberaient ces variations et s’adapteraient en fonction. Il en
résulte alors ce que Beer appelle un modèle de système viable. Un
système viable est selon Beer un système qui est capable de survivre et qui est présent aussi bien dans des organisations que dans
des êtres vivants ; un système qui sait s’adapter aux changements
de son environnement. C’est aussi un système récursif, c’est à
dire présent à toutes les échelles de la cellule jusqu’aux organes…
Un système viable, définit par Beer consiste de 5 sous-systèmes
ayant des rôles particuliers. Le système 1 dans lequel se réalisent
les actions de base et qui est relié au monde extérieur. Le système
2 qui permet de réguler le premier et de communiquer avec le
troisième. Celui-ci est un centre d’opérations et de contrôle, lui
relié au système 4 de développement et recherche (lié aussi avec
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Systèmes viables.
l’extérieur) puis au système 5, celui des décisions. Le but
était donc d’organiser chaque entreprise, chaque secteur,
chaque branche de l’économie ainsi que l’économie du
pays elle-même selon des systèmes viables. Cependant
le seul qui fut vraiment mis en place fut le système globale
dans lequel toutes les entreprises étaient reliées à un ordinateur qui s’occuper de processer les données, lui relié à
la CORFO et au président qui prenait les décisions. Pour
mener ceci à bien, et pour que des données variables puissent être « lues » par un ordinateur, beaucoup d’ingénieurs
et programmeurs aussi bien chiliens que britanniques furent
engagés. En gros, les systèmes viables permettaient de réduire la variabilité des données de plusieurs façons et ceci
permettait de les traduire sous une forme binaire qui allait
directement à l’ordinateur. Il n’existait au Chili à l’époque
qu’un seul ordinateur, ce qui compliquait entre autres le
projet. Finalement le réseau fut construit avec des Telex,
présents dans les entreprises toutes reliées à un ordinateur central à Santiago. En octobre 1972, 4 sous-projets
sont prévus pour concrétiser Cybersyn. Le premier Cybernet
était justement le réseau d’entreprises tout au long du Chili,
connectées à une unité centrale grâce aux Telex. Le deuxième
Cyberstride se chargeait de collecter, analyser et distribuer les
données depuis et vers les entreprises. Des données de production mais aussi d’état des travailleurs étaient ainsi transmises. Ce qui était très important à ce niveau était que lors d’un
problème détecté, la priorité pour le résoudre était donnée au
gérant de l’entreprise et seulement en cas d’impossibilité le
problème était annoncé à la Corfo. Cette autonomie et décentralisation étaient essentielles puisqu’elles définissaient la vision
qu’avait Allende sur l’économie du pays en général. Un autre
composant était l’Opsroom, ou chambre d’opérations. C’est
celui-ci qui est montré et simulé dans l’exposition. Cette salle
était constituée de 7 chaises et d’écrans sur les murs qui montraient les données. Ce dispositif est très intéressant non seulement par ce qui se déroulait par rapport aux données mais
comment le tout a été designé pour faciliter la tâche. Des designers ont imaginés les chaises ainsi que l’interface très simple
et iconique qui contrôlait les données. Et ces dernières étaient
elles-mêmes montrées après traitement par des graphistes qui
ont essayé de traduire l’information le plus clairement possible.
Cette salle devint alors l’icône représentative du projet. Enfin,
la CHECO était la partie en charge de simuler des situations
futures de comportements économiques précis. Cependant il
ne fut presque pas développé.
Le projet fonctionna très peu ; si bien il aida par exemple lors de la grève des camionneurs d’Octobre, il y avait
beaucoup d’enjeux que le projet ne tenait pas en compte. Il y
avait une énorme différence entre la théorie et la pratique, et en
général il était impossible de contrôler toutes les entreprises du
pays. Egalement les médias de droite critiquaient le projet de
système « Big Brother » et de contrôler de façon centralisée la
population avec un ordinateur. En 1973, fut le coup d’état des
militaires qui imposa Pinochet comme nouveau «président » et
se fut la fin de Cybersyn.
Comment marchait Cybersyn.
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Clin d’oeil pour comparer la chaise de l’Opsroom et chaise tulip de Eero Saarinens (1956).
L’approche est plutôt historique mais elle permet de saisir le
contexte et de comprendre le projet. Ce qui est intéressant est
de voir qu’un tel projet s’est réalisé à cette époque et dans ce
pays. On voit comment, entre autres, une géographie spécifique suggère et mène à des réseaux de communication particuliers. Le Chili n’était pas des plus développés en matière
informatique mais il fit preuve du contraire, et surtout fit preuve
de pouvoir réaliser un tel projet avec les moyens à disposition.
On est plutôt habitué à connaître l’histoire des technologies
à travers les inventions américaines, japonaises ou anglaises.
C’est donc un projet clé dans ce qu’on peut appeler l’histoire
des technologies de computation. C’est aussi relevant le fait
que c’était un projet qui enveloppait plusieurs domaines : informatique, ingénierie, design industriel, économistes etc.
L’apport de chaque domaine rendit accessible et possible ce
système qui était censé faire renaître la solidarité entre travailleurs. Egalement Beer prévoyait de promouvoir son système
à travers tous les médias et, même s’il ne le réalisa pas, il y a
eu quelques chansons sur Cybersyn qui ont été composées
par des artistes traditionnels chiliens. Alors que le projet était
plutôt marginal et pas très connu, on voit comment un très
grand nombre de personnes et de métiers étaient concernés.
D’autre part, je trouve très intéressante cette application des
nouvelles technologies. C’est quelque chose que l’on est très
surpris de voir que d’imaginer un système économique contrôlé
par cybernétique. Il faut avouer que la première impression est celle
d’un système autoritaire dans lequel la population est contrôlée
par ordinateur. C’est notre culture qui nous a habitués à penser
que le terme de contrôle est inévitablement lié à l’autoritarisme et
à l’oppression. Avec des précédents comme celui de la Deuxième
Guerre Mondiale on associe très facilement l’Opsroom à un centre
de contrôle dictatoriale, et l’utilisation d’ordinateurs, à peine connus, suscite plutôt la méfiance. Force est d’ailleurs de constater
que le système était en soi un mode de totalitarisme et que cette
première impression donnée par le concept ainsi que son esthétique ne sont pas innocentes. Le but est certes de contrôler, et la
méthode reste questionnable, mais on ne peut nier que le désir
d’une transformation pacifique, et de mettre les technologies en
faveur de ce changement est unique et reste un point à étudier par
rapport à l’actualité.
Ceci mène à un autre point important qui est celui de la
communication. Cybersyn, et par là, Stafford Beer, nous en livre
une vision particulière. Le gros travail de ce projet fut d’ailleurs
celui de pouvoir communiquer. Comment traduire des données
tout aussi variables comme la production, l’état des travailleurs,
les bénéfices, en données binaires ? Comment rendre clair à toute
personne ce genre de données après avoir été analysées par un
ordinateur ? La cybernétique de Beer, et ses systèmes viables et
le travail de design (graphique et industriel) ont rendu cela possible.
L’essence était ainsi de communiquer, à l’intérieur de l’entreprise,
vers le centre de données, avec la CORFO, le tout si possible
en temps réel. Cette efficacité permettait donc de pouvoir être
préventif et d’agir immédiatement plutôt que de suivre les résultats
retardés de six mois comme ça l’est normalement.
Par ailleurs, Stafford Beer trouvait que l’ordinateur était fait
pour agir et prendre des décisions. Voilà une vision qui nous semble plutôt étrangère aujourd’hui dans le cas de l’économie d’un
pays. On ne pourrait s’imaginer quelque chose de pareil actuellement. Pourquoi ? L’ordinateur tel qu’il est conçu aujourd’hui n’a
pas grande chose à voir avec les premiers ordinateurs. Comme le
dit Manovich dans Language of New Media, le but et la fonction
primaire d’un ordinateur est de processer des données. Voilà à
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quoi il sert dans Cybersyn. Bien sûr il l’est toujours aujourd’hui
et là c’est plutôt le contexte social et culturel, politique et
économique qui empêcherait un système comme celui-là.
Non pas qu’actuellement toutes les données ne soient transmises par ordinateur mais parce qu’il est impossible de gérer
tout au même niveau, et l’on revient toujours au côté totalitaire
d’un système de ce genre.
Enfin, la manière dont Beer structure les modèles pour
que l’autonomie reste intacte est un aspect très intéressant et
précieux. Au contraire du « Big Brother » de Orwell, les systèmes viables reflètent parfaitement le but de Salvador Allende
qui voulait la liberté de presse et d’expression, l’individualité
à l’intérieur d’une société qui progresse collectivement. On
pourrait faire ici un parallèle avec Marshall McLuhan et Understanding Media. McLuhan voit l’influence des médias comme
un facteur de changement sur la société. Il prévoit que celleci deviendra un global village, décentralisé, communautaire…
Dans la même logique que Cybersyn, Allende voulait instaurer
ce qu’il appela le cyberFolk. Ça consistait à placer des dispositifs dans les maisons qui permettraient de montrer des données algédoniques (plaisir ou douleur) en temps réel selon ce
que ressentaient les chiliens lorsqu’ils regardaient un discours
politique à la TV. Cette idée très incongrue et critiquée est
aussi directement liée aux thèses de McLuhan. Ce CyberFolk
était en quelque sorte une prothèse, une extension du corps
des personnes qui leur permettait de communiquer. Une fois
de plus, la transparence et ce système prétendu être implanté
dans chaque ménage sont très mal perçus et au contraire
rendent les gens méfiants. Mais des versions actuelles faites
avec les votations électorales se font aujourd’hui et l’on voit
comment Allende et Beer pouvaient voir et prévoir ce qu’un
ordinateur permet de faire.
Par ailleurs, comment nier ou réduire l’importance du
contenu d’un média avec un projet comme Cybersyn ? Le
simple fait d’avoir la vision erronée des extrémistes de droite
comme celle d’un système autoritaire nous montre que le contenu ainsi que la forme, compte beaucoup. Même le simple
fait que cette fois, les technologies et les médias étaient mises en
faveur de l’économie. C’est donc ce que l’on fait avec les médias
ce qui compte et qui est conséquence.
Passons à la cybernétique ; la cybernétique est définie,
entre autres, comme un ensemble de théories qui étudient le flux
d’information dans des systèmes soit biologiques, mécaniques
ou sociaux et surtout comment l’information est utilisée pour
contrôler ces systèmes. En rapport avec manovich: un lien direct
entre les technologies et l’aspect humain, la société. Comment
ils s’influencent et se façonnent mutuellement.
L’exposition plus qu’explicative suscite l’intrigue et la curiosité ; ce n’est qu’après avoir fait des recherches que le projet
devient clair, mais je trouve important qu’il soit divulgué. C’est
une application différente des technologies qui est restée inconnue même pour les Chiliens pendant plusieurs années. Un événement historique sans précédent (ni successeur) mais qui pourrait trouver des retombées dans notre culture actuelle et qui met
l’individu (en relation aux technologies) à une place très particulière et importante dans ce qu’est la communication et l’évolution
de la société de façon collective.
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