Globalisation et métissage Approche comparée de la population antillaise en France et en Grande-Bretagne Questions Contemporaines Collection dirigée par JP. Chagnollaud, B.PéquignotetD.Rolland Chômage, exclusion, globalisation.. . Jamais les « questions contemporaines» n'ont été aussi nombreuses et aussi complexes à appréhender. Le pari de la collection « Questions contemporaines» est d'offrir un espace de réflexion et de débat à tous ceux, chercheurs, militants ou praticiens, qui osent penser autrement, exprimer des idées neuves et ouvrir de nouvelles pistes à la réflexion collective. Dernières parutions Jean-Luc CHARLOT, Le pari de la participation, 2006. Stéphane ENCEL, Histoire et religions: l'impossible dialogue ?, 2006. Patrick GREPINET, La crise du logement, 2006. Jacques RAYMOND, Comprendre les crises alimentaires, 2006. Raymond MICOULAUT, Tchernobyl, 2006. Daniel ARNAUD, La Corse et l'idée républicaine, 2006. Jacques DUPÂQUIER, Yves-Marie LANLAU, Immigration / Intégration. Un essai d'évaluation des coûts économiques et financiers, 2006. Olivier ESTEVES, Une histoire populaire du boycott, tome 1 1880-1960 L'armée du nombre, 2006. Olivier ESTEVES, Une histoire populaire du boycott, tome 2 1989-2005 La mondialisation malheureuse, 2006. Cyril LE TALLEC, Les sectes politiques. 1965-1995,2006. Allaoui ASKANDARI, L'évolution du marché foncier à Mayotte, 2006. Samuel PELRAS, La démocratie libérale en procès, 2006. Gérard KEBADJIAN, Europe et globalisation, 2006. Alice LANDAU, La globalisation et les pays en développement: marginalisation et espoir, 2006. Vincenzo SUSCA, A l'ombre de Berlusconi. Les médias, l'imaginaire et les catastrophes de la modernité, 2006. Francis PAVÉ (sous la direction de), La modernisation silencieuse des services publics, 2006. Anaïs FAVRE Globalisation et métissage Approche comparée de la population antillaise en France et en Grande-Bretagne L' Hannattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris FRANCE LHarmattan Hongrie Konyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace L'Harmattan Kinshasa Fac. .des Sc. Sociales, Pol. et Adm. ; BP243, KIN XI Université de Kinshasa - RDC L'Harmattan Italia Via Degli Artisti, 10124 Torino IT ALlE 15 L'Harmattan Burkina 1200 logements Faso villa 96 12B2260 Ouagadougou 12 À Sadela.. . www.librairieharmattan.com harmattan [email protected] [email protected] cg L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-00723-6 EAN : 9782296007239 REMERCIEMENTS Je souhaite remercier en premier lieu Madame le ProDanièle Vazeilles, ma directrice de recherche, pour avoir su me guider par ses conseils, sa confiance et ses encouragements dans l'élaboration de ce travail. Ensuite, je remercie l'équipe I.D.E.S, pour avoir été inspiratrice de mon travail, à travers les différents séminaires organisés au long de ces années de recherche. Mes remerciements s'adressent également à tous mes informateurs antillais et caribéens, en France comme en Grande-Bretagne et parmi eux, la famille Tweed, qui m'a accueillie à chacun de mes séjours à Birmingham. Ce travail n'aurait pu exister sans les nombreuses discussions critiques que j'ai pu avoir avec Catherine et Daniel Favre. INTRODUCTION En travaillant avec des informateurs antillais au cours d'une autre enquête de terrain effectuée en 1999 portant sur la présence d'une identité rastafarienne en France, nous avions perçu chez certains un mal-être dans leur rapport à la culture occidentale. Par la suite, au cours d'une visite en Angleterre, au Carnaval Caribéen de Notting Hill, nous avons été intriguée par l'énergie libérée dans les relations interpersonnelles entre individus de culture antillaise (afro-caribéenne) et de culture occidentale. La passion, les conflits et les métissages réunis pour un temps défini dans une culture de la fête ont achevé de nous orienter vers l'étude de la population antillaise en Europe. Déjà, l'ombre de la colonisation, le malaise, la culpabilité et la colère que celle-ci a suscités et suscite encore, planaient sur nos recherches. Notre choix nous apparut heuristique de par la dynamique des représentations et des enjeux qui s'y rattachaient, mais également en fonction du défi que nous tentions alors de relever: étudier une culture qui a appris à se méfier du Blanc depuis des siècles et qui ne lui donne que difficilement sa confiance. À plusieurs reprises, nous avons ressenti la distance qui nous séparait de nos informateurs, distance exprimée ouvertement - sous forme de racisme - ou de manière plus voilée - sous des allures de méfiance. En outre, la minorité antillaise faisait l'actualité en France et en Grande-Bretagne par la croissance de ses revendications. Par ailleurs les D.O.M (toujours rattachés à la France) faisaient parler d'eux. On retiendra notamment la "Marche Noire"!, 1 Cette marche noire était calquée sur la Million Man March, manifestation appelant tous les Noirs des États-Unis à défiler contre la suprématie du monde occidental blanc. Elle a eu lieu à Washington D.C, le !6 octobre 1995. The Alarm (nO 15, novembre 1995), revue noire britannique, écrit à ce sujet: "One million black voices declaring a new commitment to themselves, their women and their communities", ("Un million de voix noires prenant un nouvel engagement par rapport à eux, leurs femmes et leurs communautés.") 7 première manifestation rassemblant des Africains et des Antillais à Paris, le 20 mai 2000, date du I52e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, visant à réclamer l'institution de quotas (dans le domaine professionnel, administratif, dans les médias, pour les subventions locales...), à l'exemple des ÉtatsUnis ou de la Grande-Bretagne. En Angleterre, il y eut les manifestations de la communauté afro-caribéenne ("AfroCaribbean minority"), suite à des bavures policières sur de jeunes Caribéens, en octobre 1999 et juin 2000, à Londres et à Liverpool. Les interrogations surgissaient de toute part. Quelles étaient les origines de ces tensions entre Antillais et Européens? : Des politiques intérieures trop rigides? Une identité antillaise trop aliénée? Quelle place donner à la migration? Ceci nous conduisit à défmir notre problématique: les politiques européennes traitent-elles la minorité sur leur territoire? Et en quoi ces politiques déterminantes dans les changements culturels et les identitaires adoptés par la population antillaise? Comment antillaise sont-elles stratégies Nous avons ciblé nos recherches sur la France et la GrandeBretagne. Pour traiter une problématique bidimensionnelle comme celle-ci, il faut poser dans un premier chapitre le cadre théorique d'un tel propos. Comme en toute situation de multiculturalité, les comportements individuels, culturels ou interculturels, suivent des mécanismes et des trames. Ces comportements sont particuliers aux types de contacts culturels et aux cultures proprement dites ainsi qu'à l'époque postmoderne dans laquelle nous nous inscrivons depuis une trentaine d'années maintenant (que certains ont appelé glQbalisation ou encore mondialjsation). Dans le premier chapitre de ce travail intitulé "Identité, culture et changement culturel", nous avons d'abord cherché à caractériser la position de notre discipline, l'ethnologie, qui répond au choix épistémologique entre une vision culturaliste et une vision universaliste des cultures. Notre terrain recouvre deux pays 8 européens où les écoles d'anthropologie ne sont pas axées sur la même conception de la culture, ce qui, on le verra, fait débat. Cela nous a amenée à prendre position en nous réclamant d'un troisième courant, la pensée métisse. Dès lors, il nous fallait répondre à la question suivante: comment se construit notre rapport à l'autre? Notre réponse impliquait une analyse aussi minutieuse que possible des représentations, des identifications et des identités culturelles. L'étude de la population antillaise exige que l'on s'interroge sur l'acculturation (définie plus loin) qui est à la base même de l'édification de sa culture. Comprendre les changements culturels dûs à l'acculturation permet de définir à leur tour les changements culturels survenus avec la migration de la culture antillaise dans un pays d'accueil européen, étant donné que celle-ci produit elle aussi une situation d'acculturation pour le groupe qui la vit. Aborder cette situation d'interculturalité, en attribuant des visages à ses acteurs, fut la deuxième tâche à laquelle nous nous sommes consacrée. Dans le deuxième chapitre, "Les rapports entre les métropoles européennes (la France et la GrandeBretagne) et les Antillais. De la colonisation à nos jours", la variable historique domina notre travail d'enquête, qui se fit à partir de sources historiques en provenance des deux cultures, afin de nous permettre une lecture des relations entre politiques gouvernementales et colonisés, devenus citoyens antillais. Claude Lévi-Strauss a été un des premiers anthropologues à défendre la complémentarité de l'Histoire et de l'Ethnologie [Anthropologie structurale, 1974 : 39]. L'étude de la population antillaise en métropole ne pouvait se réaliser sans remonter le temps, à la recherche des éléments de compréhension du passé, pour comprendre les interactions du présent. Nous avons tenté de retracer la genèse des relations entre les "mères patries" et leurs colonies, devenus respectivement des Etats nations et des ex-colonies. Nous avons inventorié les rapports colons/colonisés dans les tous premiers temps de la colonisation jusqu'à l'abolition de l'esclavage, puis jusqu'aux politiques migratoires qui ont légiféré sur les relations entre métropoles et migrants antillais. 9 La seconde dimension de notre problématique, objet du troisième chapitre, suggérait d'observer dans un premier temps la culture antillaise. En tant que production métisse, la culture antillaise peut-elle être comprise par l'un des deux termes dichotomiques qui sont ceux de société traditionnelle ou de société moderne? La culture antillaise possède-t-elle une identité unifiée ou une identité à plusieurs facettes? Comment tant de microcosmes sociaux tels que les îles de l'arc antillais (nous avons exclu les Caraïbes espagnoles) parviennent-ils à se constituer une identité singulière? Nos recherches sur l'identité antillaise se sont effectuées à partir de données démographiques, bibliographiques (notamment des études économiques et politiques et des recherches ethnopsychiatriques sur les Antillais) et d'entretiens libres avec des informateurs antillais en France et en Grande-Bretagne. Afin de déterminer les stratégies identitaires et les changements culturels qui caractérisent la culture antillaise une fois implantée en métropole, nous avons étudié la migration en tant que mouvement de population, mais aussi en tant que facteur de bouleversement sur le plan culturel et individuel auquel se rattachent un certain nombre de représentations, d'enjeux et de motivations qui influent sur les déterminants au départ. Sur le terrain nous avons observé les relations et les échanges culturels entre Antillais et métropolitains en Europe, dans le but de définir si la situation d'acculturation est vécue de manière positive, négative ou incertaine par les migrants antillais en Europe. Dans le but aussi de déterminer si la manière de vivre une acculturation est particulière à la culture dominée ou si elle peut être influencée ou manipulée par les politiques des pays d'accueil. Nous avons effectué une recherche de terrain, caractérisée par une triple méthode, sur les changements culturels intervenant dans une situation d'acculturation. Nous avons mené un certain nombre d'entretiens semi-directifs et libres, méthode à laquelle nous avons ajoUté celle de l'observation directe et participante. Enfin, nous avons constamment mis en dialectique les résultats obtenus dans l'un et l'autre pays, afm de saisir quelques informations générsles, voire généralisables 10 (à d'autres cultures migrantes peut-être). Nous avons adressé les entretiens semi-directifs à deux types d'informateurs: les migrants antillais2 de la première vague d'immigration (que nous avons située dans les années 1950-1975) et les migrants antillais de la deuxième vague d'immigration (que nous avons située des années 1975 à nos jours). Deux guides d'entretien ont été proposés à la fois aux migrants de la première et de la deuxième vague, l'un concernant le vécu de l'émigré et de sa culture, et l'autre l'interrogeant sur la transmission de cette culture. Nos informateurs ayant souhaité être cités par leur seul prénom ou pseudonyme dans la plupart des cas, nous nous sommes pliée à leur exigence. Nous avons également pratiqué l'observation directe et à quelques reprises, l'observation participante, notamment en nous rendant au NOlting Hill Carnival à Londres, avec un groupe de Caribéens, deux années consécutives (groupe différent chaque année) en 1999 et en 2000. En Angleterre, à chacun de nos séjours, nous avons été accueillie par une famille caribéenne, qui a d'ailleurs été notre plus constante source d'information. L'observation participante permet au bout d'un certain laps de temps de réduire la distance entre l'observateur et l'observé. En France, nous avons également vécu le carnaval antillais de Montpellier avec un groupe d'Antillais, à plusieurs reprises. Mais surtout, nous avons fréquenté toutes sortes de manifestations culturelles antillaises dans les deux pays: sound-system (soirée musicale reggae), marchés, expositions, etc., en scrutant spécifiquement les interactions interculturelles quotidiennes dans des lieux publics et notamment dans les quartiers antillais des différentes villes où nous nous sommes rendue. C'est à ces occasions, en situation d'observation directe ou participante, que nous avons effectué nos entretiens libres, mais aussi avec nos informateurs "officiels". 2 Il faut comprendre dans le terme générique d'Antillais, l'ensemble des Antillais français et Caribéens anglais; lorsque la distinction doit être faite entre les deux, c'est quand il y a comparaison entre les deux populations. Il Le bénéfice que nous avons tiré de la mise en relation des données acquises chez les Antillais et les Caribéens a été une certaine rigueur. Recueillant une information, capitale ou minime (de premier abord), dans un pays auprès de sa population antillaise immigrée, nous essayions toujours de la replacer dans le contexte de l'autre pays et d'y interroger nos informateurs quant à sa validité. Cependant il nous fallait reconnaître les limites de nos choix méthodologiques, qui ont exclu malheureusement des techniques d'enquête telles que le récit de vie, qui nous apparaît pourtant comme un outil fondamental de la compréhension ethnologique. Par ailleurs, nous ne nous sommes intéressée qu'à la première génération de migrants, qu'ils soient issus de la première ou deuxième vague (définies plus haut); la deuxième et la troisième générations de migrants sont maintenant celles qui préoccupent le plus le ministère de l'Intérieur en France et le Home Office en Angleterre, en raison de la hausse de la criminalité qu'elles connaissent. Toutefois c'est probablement en s'attachant dans un premier temps à l'étude des premiers migrants que l'on peut parvenir à comprendre leurs descendants. Une dernière précision s'impose: notre objet d'étude étant la population antillaise émigrée en Europe (en France et en Grande-Bretagne), nous nommerons « Antillais» les originaires des D.O.M français, et «Caribéens» les ressortissants de la Caraibe anglophone, utilisant aussi, çà et là, le terme générique d'« Antillais» pour désigner l'ensemble des deux populations. 12 CHAPITRE I IDENTITÉ, CULTURE ET CHANGEMENT CULTUREL «Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. » Térence, poète carthaginois L'ethnologie a développé en son sein, et plus particulièrement ces vingt dernières années, un débat épistémologique qui oppose deux postulats fondamentaux auxquels choisissent de se rattacher les chercheurs ou sympathisants de la discipline, à savoir opter soit pour une vision universaliste, soit pour une vision relativiste des cultures. Afin de discuter de la culture, des résurgences identitaires et des représentations qui sont à l'origine ou les conséquences directes de tout fait social, au sens où l'entendait Marcel Mauss, il faut en définir le cadre théorique. L'Anthropologie au sens global de son champ d'étude, n'est pas abordée de façon identique en France et en Grande-Bretagne. Les recherches des Cultural Studies (Études Culturelles) britanniques font la distinction entre deux périodes dans 1'histoire contemporaine de la discipline: la période moderne et la période post-moderne. Nombre d'anthropologues à travers le monde ont négligé la variable historique de leur objet d'étude, excluant par là même la dimension non négligeable des facteurs de causalité. L'heure était alors au discours folkloriste, à l'étude monographique, à la théorie culturaliste ou relativiste, ou bien encore à l'analyse structuraliste. C'est sans nier l'apport de ces différentes approches que nous tenterons néanmoins d'en percevoir les limites. L'Anthropologie britannique fonctionne, depuis le milieu des années 70, sur une division dichotomique moderne et 13 post-moderne de la civilisation occidentale. Le modernism ou modernity s'est achevé dans les années 70/80, suivi par le postmodernism ou post-modernity. Jonathan Friedman, chercheur en Études Culturelles (Cultural Studies), relate: "Ensuite, au milieu des années 70 et dans les années 80, ce projet essentiellement moderniste s'est soudainement effondré. Ce ne fut pas dû à des raisons intellectuelles mais plutôt parce que le futur des sociétés occidentales commença à faiblir car l'identité moderniste elle-même commença à se dissoudre dans un postmodernisme cynique ou une recherche des racines. J'ai soutenu ailleurs que c'était beaucoup plus le réflexe d'un réel déclin de 1'hégémonie occidentale et la fragmentation grandissante du système monde, la décentralisation de l'accumulation du capital ou plus généralement de la "richesse" (au sens weberien du terme), une fragmentation politique et l'affirmation d'identités locales et régionales et des autonomies politiques" [1994: 70]. Stuart Hall, un des plus éminents chercheurs britanniques dans le domaine des Études culturelles, confiait en 1998 à un journaliste de la BBC3 : «Le sujet postmoderne n'a pas d'identité fixe ou permanente; le sujet au contraire assume différentes identités à différents moments; ce peut être des identités contradictoires qui peuvent ne pas être unifiantes. Le sujet n'a pas d'identité fIXe, biologiquement déterminée. Ce qui est typiquement post-modeme c'est que toutes ces identités marquent un manque de cohérence ou d'intégrité du moi, un manque d'unité. » En définitive, l'Anthropologie anglo-saxonne témoigne d'un changement de masse intervenu au cours des années 70, avec la naissance des mouvements de contre-culture au sein de la civilisation occidentale. Selon les théoriciens, ce changement dénote un massif retour aux racines, une recherche des origines, un retour à la tradition, à la culture particulière, également accompagnés d'une dynamique de retour à la nature. On passe d'un stade très capitaliste, rationaliste, où la société est encore sous l'emprise traditionaliste de son passé et où l'individu est 3 Documentaire Windrush, 1998 de la BBC. 14 dépendant de ses différentes professionnelles), c'est-à-dire post-moderne, individualiste, un développement de la forme des relations et de la recherche attaches (religieuses, familiales, d'un stade moderne à un stade culturellement parlant associé à et des apparences, de la formalité du contrôle. Quant à ce qui concerne l'individu lui-même, on assiste à une perte des repères, à une auto-libération et une volonté de communier avec l'autre: c'est ce que les élites intellectuelles nomment la mondialisation ou globalisation (anglicisme du terme anglais globalization). Comme le reconnaît Hall dans ce même documentaire (Windrush), la globalisation, qui est une compression de l'espace-temps ainsi qu'une accélération du changement dans la fin de la période moderne, serait à l'origine de la dislocation du moi; selon lui la globalisation est l'ensemble de ces processus opérant sur une échelle globale, qui dépasse les frontières nationales intégrant et connectant des communautés et des organisations grâce à de nouvelles possibilités de se déplacer dans l'espace et grâce au raccourcissement des durées de transport des personnes, des objets et des informations, rendant le monde bien plus interconnecté. Elle annonce un déclin des Etats nations et le règne des multinationales. Ainsi, l'incertitude, la dissolution rapide des relations et l'accélération du changement semblent justifier l'idée que le moi, socialement dépendant, doit avoir aussi perdu le sens de la continuité et de l'identification qui caractérise les sociétés traditionnelles. Ce qui entraîne logiquement de nouvelles formes d'organisation et de nouvelles technologies qui émergent dans des laps de temps de plus en plus courts. L'anthropologie française s'est depuis rapprochée de cette vision de la civilisation occidentale sans toutefois faire une réelle distinction entre ères moderne et postmodeme. Cela explique en partie que la France et la Grande-Bretagne aient une approche tout à fait différente dans l'abord du phénomène ethnique et/ou culturel. Le fondement r~publicain de la société française empêche une conception séparatiste ou ethniste de la 15 race comme le souligne justement Jean-Loup Amselle dans la préface de Logiques Métisses4: "... il ne faut jamais oublier que la République a toujours fait bon ménage avec la Race et que les idées d'assimilation, d'intégration et d'insertion sont indissociables d'un contexte raciologique, c'est-à-dire d'une approche fusionnelle des différents segments de la population. La position républicaine repose sur le postulat de la fusion entre les Francs et les Gaulois, donc sur l'unité raciologique du corps national. " La Grande-Bretagne, elle, traite le phénomène ethnique sur le modèle américain culturaliste et utilise encore la notion de race. Cette disparité d'opinion entre les deux pays trouve donc une explication tout à fait ethnocentriste relevant des deux positions socio-politiques respectives. Ainsi cette différence se situe au niveau de la situation interculturelle, elle se vit différemment d'un pays à l'autre et influe donc sur l'observation de ces interactions, c'est-à-dire au sein même de l'approche anthropologique. Dès lors, il faut commencer par justifier notre choix pour une approche comparée (France/Grande-Bretagne) avant de nous pencher sur les concepts même d'altérité, de culture, d'identité culturelle et de changement culturel. A- POUR UNE APPROCHE COMPARÉE DE LA CULTURE UNE ALTERNATIVE ENTRE LE COMPARATISME ET LE RELATIVISME Pour certains spécialistes, l'anthropologie apparaît régulièrement toutes les décades comme une discipline qui touche à sa fin, car déficiente et discutée quant à sa pertinence 4 AMSELLE Jean-Loup, Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs. Paris, Bibliothèque Scientifique Payot, 1999 (1990), page III de la préface. 16 dans le champ d'étude des sciences de l'homme. Mais il se trouve finalement toujours un chercheur pour inverser la tendance du processus nihiliste de la discipline. Si notre discipline éprouve épisodiquement un certain "mal-être", c'est peut-être dû à son ambivalence intrinsèque, survenue dès son émergence; l'ethnologie est née en parallèle de la colonisation. Elle a, selon des auteurs comme Amselle5 et M'Bokolo, construit son objet d'étude en opérant notamment en Afrique le "découpage ethnique". Par ailleurs, l'ethnologie est toujours plus ou moins critiquée pour son empirisme, pour son manque de scientificité et de rigueur. Certains même ont cru, et notamment lors de l'âge d'or du relativisme culturel, qu'on pouvait prétendre à une lecture quasiment mathématique des cultures; ce qui s'est avéré n'être qu'une illusion. Mais peutêtre était-ce un besoin ou une réponse au comparatisme qui apparaissait comme laxiste et aisé? Le comparatisme L'évolutionnisme, qui entendait donner une explication au monde et à I'humanité a tenté de réduire la diversité humaine en intégrant les disparités culturelles aux différents stades de schémas d'évolution; ce qui a amené les chercheurs à privilégier la méthode comparative, souvenons-nous de Tylor ou Morgan, puis Frazer. Une première faille est alors visible: on décontextualise certains traits culturels afm de les comparer. Cette logique fut suivie par les penseurs diffusionnistes qui pensaient qu'il y avait une diffusion dans l'espace d'un certain nombre de traits culturels et elle imprégna la méthode de l'ethnocartographie. L'anthropologie sociale (social anthropology) de RadcIiffeBrown et le structuralisme n'ont pas rompu avec l'analyse comparative (notamment dans Le cru et le cuit de Lévi-Strauss, sur l'analyse des mythes, datant de 1964). Bien que leur 5 Cf. AMSELLE Jean-Loup, M'BOKOLO Eliki~ Au coeur de l'ethnie: ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1985), 226 pages. 17 concours à l'évolution de la discipline, comme celui de leurs prédécesseurs d'ailleurs, soit primordial, on peut néanmoins affirmer que le structuralisme cherchait à faire apparaître des lois universelles, notamment avec les "principes structuraux" de Radcliffe-Brown, qu'il considérait comme "lois sociologiques" [Radcliffe-Brown, 1958, Method in Social Anthropology : Selected Essays, p. 54]. L'analyse structurale de Lévi-Strauss, surtout en ce qui concerne les mythes, reste une approche très éclairée et pourrait entraîner, selon les mots de son propre théoricien, une véritable "science du mythe" [1964 : Il], qui gommerait les frontières culturelles. Finalement la philosophie universaliste des Droits de l'Homme ne se désolidarise pas d'avec une telle philosophie, et par sa volonté de ne pas classifier les groupes culturellement et/ou religieusement, abandonne l'idée de discrimination futelle négative ou positive. Le relativisme "Parallèlement à ce courant, que l'on pourrait qualifier d'universaliste ou de comparatiste, l'anthropologie sociale a vu se développer une tendance qui, en réaction radicale à l'évolutionnisme du XIXe siècle, niait toute universalité et afflTffiaitque toute pratique, toute croyance n'avait de sens qu'à l'intérieur d'un contexte culturel spécifique." [Deliège : 233]6. L'observation participante devenait l'instrument de recherche approprié, ardemment défendu par les anthropologues culturalistes tels que Boas, Mead et Benedict. Mais, considérant chaque culture comme une entité unique, les relativistes en sont venus à prôner la fermeture de chaque culture, théorie extrême qui a parfois conduit au nihilisme pur des cultures. "Finalement, tout en feignant la tolérance et 6 Cf. DELIÈGE Robert, "Les aléas de la méthode comparative en ethnologie", in Le comparatisme dans les sciences de l'homme. JUCQUOIS, G., VIELLE, C. De Boeck Université, 2000. 18 l'ouverture, le relativisme exalte la fermeture", affirme justement Deliège 7. Attitude qui peut conduire vers le différentialisme, voire le racisme. Le point commun de ces théoriciens, prônant tour à tour le comparatisme ou le relativisme, est d'avoir trop tenté de transformer l'ethnologie en science exacte, objectiviste. Mais dans le domaine de l'étude de l'homme, il n'y a pas de réalité objective, toute approche de l'autre est représentation, c'est-àdire de l'ordre de la réalité subjective. Alors comment prétendre à l'exhaustivité comme l'ont essayé les modèles culturels (cultural patterns) ? Car les penseurs du post-modeme sont bien les héritiers des relativistes: l'étranger doit-il rester étrange? La différence doit-elle être exaltée? Non, nous en étions bien certaine. La pensée métisse Nous avons emprunté le terme de pensée métisse à Serge Gruzinski qui, avec Jean-Loup Amselle, François Laplantine et Alexis Nouss, en a détaillé le concept en suivant, entre autres, les traces de Roger Bastide. Notre objet d'étude, une culture dite métisse, car fruit d'un mélange entre des Européens et des esclaves ou leurs descendants africains, nous a amené à nous interroger sur le concept même de culture métisse. À partir de quels facteurs peut-on parler de culture métisse? Quand commence le métissage? Peut-on parler de degrés de métissage? Mais si l'on parle de degrés ou de stades de métissage, on tombe forcément dans un concept de race ou même d'espèce, car qui présuppose mélange, suppose deux éléments - au moins - « purs »... À ce sujet, Laplantine et Nouss présentent le métissage comme un concept qui met à bas "l'organisation binaire de 7 Op. cit., page 235. 19 notre espace mental", et conduit à "une répartition dualiste des gens et des genres". Car il s'agit de rompre avec ces "deux tendances rivales mais aussi fictives l'une que l'autre et qui se rejoignent paradoxalement sur l'essentiel: la pensée de la séparation d'une part, pensée analytique de la décomposition en éléments, mais aussi de la pureté qui va donner lieu à tant de fictions identitaires ; la pensée de la fusion, d'autre part, pensée cette fois synthétique qui vise à la réconciliation des contraires et est souvent aussi à la racine de nombreux totalitarismes", [1997 : 72]. Nos interrogations personnelles portèrent alors logiquement sur l'épistémologie même de notre discipline: nous travaillons parfois avec des matériaux créés de toutes pièces lors de la colonisation mais nous savons que ces matériaux, autrement dit les cultures, ne sont pas des entités statiques et fermées. D'où la difficulté à envisager (puisque les cultures communiquent entre elles et même plus: elles échangent des traits culturels) le mélange, la notion de mixité. Difficulté d'autant plus grande que notre terrain de recherche, réparti sur la France et le Royaume-Uni, nous amenait à rencontrer deux visions de pluriculturalité différentes, ainsi que deux types d'anthropologie (abordés ci-dessus) et bien sûr deux façons d'aborder les minorités ethniques présentes sur les deux territoires: la vision intégrationniste française et la vision séparatiste (qui se veut une discrimination positive) britannique. Ce qui nous a conforté en tout premier lieu était que la pensée métisse ou logique métisse "pourrait présenter cet intérêt qu'elle résout le faux dilemme dans lequel nous sommes actuellement empêtrés: celui qui oppose l'universalisme des droits de l'homme au relativisme culturel" [J-L. Amselle, 1990 : 10]. Bien que la pensée métisse ne soit pas une pensée récente, plusieurs auteurs nous ont pennis de mieux nous situer, notamment Jean-Loup Amselle, François Laplantine et Alexis Nouss, et Serge Gruzinski pour ce qui est du courant français et R. J. C. Young en ce qui concerne le courant anglais. Mais à nos yeux l'un des précurseurs, en anthropologie, de cette idéologie qu'est la pensée métisse reste bien Roger Bastide. Avec ses nombreux ouvrages sur l'étude des civilisations 20