Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité Anne-Marie GUIHARD-COSTA Mots-clés : croissance, modélisation, variabilité, norme La croissance : des processus universels, une chronologie individuelle Les courbes de croissance biométrique peuvent être décomposées en une série d’étapes correspondant à des phases de développement endocrino-physiologiques. Ainsi dans la période postnatale il est habituel de décomposer la courbe moyenne de croissance staturale en plusieurs phases distinctes (fig. 1) correspondant à des profils de productions hormonales différents. La puberté constitue l’événement physiologique majeur conditionnant la cinétique de croissance au cours de la deuxième partie de l’enfance. Figure 1 – Courbe staturale de la naissance à l’âge adulte chez le garçon, avec indication des principales hormones impliquées dans la régulation de la croissance Ces phases de croissance sont communes à tous les individus immatures, et correspondent aux processus maturatifs nécessaires à la formation de l’individu adulte. Cependant, si les étapes de la croissance sont universelles, leur chronologie est individuelle. Même chez des individus parfaitement sains, la cinétique de croissance varie fortement d’un individu à l’autre. Un exemple peut en être donné en ce qui concerne la croissance fœtale. Une étude prospective longitudinale (Guihard-Costa et al, 2000), portant sur 24 fœtus nés à terme et en bonne santé, a montré que la cinétique de croissance, au troisième trimestre gestationnel était très variable d’un enfant à l’autre (fig. 2), sans que cette variabilité n’aboutisse à une quelconque pathologie à la naissance. Figure 2 – Variabilité des cinétiques de croissance chez le fœtus au troisième trimestre gestationnel. Cette variabilité de croissance, observable non seulement entre populations géographiquement éloignées, mais également au sein d’un échantillon restreint (voir exemple ci-dessus) complique singulièrement l’appréciation qualitative et quantitative des L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 32 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité processus de croissance. La clef de cette évaluation, et le sujet majeur de débat entre auxologues concerne les critères de choix des référentiels applicables. Comment choisir les standards de croissance les plus fiables possibles ? Comment utiliser ces standards pour l’appréciation de la croissance d’un sujet donné ? construire les courbes. Ceci conduit à relativiser l’importance de la modélisation au profit d’une plus grande attention portée à la qualité des mesures. • Le mode de construction mathématique des courbes standards (calcul des paramètres statistiques de la variation, mode de lissage des courbes) est souvent effectué différemment d’une étude à l’autre. Même à qualité de mesure équivalente, ces variations méthodologiques peuvent avoir des conséquences importantes sur le tracé des courbes de croissance (fig 3). Multiplicité des standards de croissance. L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 Figure 3 – Influence du mode de lissage des données brutes sur la fiabilité des standards de croissance. B A curves of percentiles without smoothing 4500 curves of percentiles without smoothing 4500 2nd order polynomial fit 3rd order polynomial fit 90th perc. 90th perc. 50th perc. 3500 n = 12286 10th perc. 2500 1500 50th perc. Birth weight (g) Birth weight (g) Dans la littérature, quel que soit le paramètre biométrique étudié, il existe un grand nombre de courbes de croissance de référence, ces courbes standards pouvant différer beaucoup les unes des autres. Cette hétérogénéité des standards de croissance mondiaux a deux causes : la diversité des méthodes utilisées pour leur élaboration, et les différences de structure des populations étudiées. >La diversité des modes de construction des standards de croissance Elle concerne tous les stades méthodologiques, du choix de la taille de l’échantillon au choix du modèle mathématique de lissage des courbes : • Certaines courbes standards sont construites à partir de quelques centaines de sujets, d’autres en réunissent plusieurs centaines de milliers. Un effectif important, constitué d’une « méta-population » provenant de plusieurs centres de recueils de données, peut sembler préférable, mais cette solution, en accroissant la diversité populationnelle, peut diminuer la sensibilité de détection des cas pathologiques dans un contexte particulier. • Le mode de recueil des données peut également être très différent d’un standard à l’autre, avec des variations importantes dans les techniques et la précision des mesures. Une étude récente (Pineau et al 2008), montre qu’en ce qui concerne les standards prénataux, la variabilité de mesure entre observateurs est plus déterminante dans la construction du standard que le choix du modèle mathématique utilisé pour 3500 n = 12286 10th perc. 2500 1500 Weeks Weeks 500 500 26 28 30 32 34 36 38 40 42 26 28 30 32 34 36 38 40 42 A : lissage des percentiles bruts (en bleu) par une modèle polynomial d’ordre 2 (en orange) : la proportion des enfants hypotrophiques est sous estimée après 36 semaines (partie coloriée en jaune) B : lissage des percentiles par une modèle polynomial d’ordre 3 : la sensibilité des courbes de percentiles est améliorée (les percentiles lissés (en orange) modélisent bien les percentiles bruts (en bleu) Données (1980-1990) provenant de la Maternité de Clamart (92) (Pr E. Papiernik) 33 2 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité La détermination des «seuils» de normalité peut s’en trouver affectée. Pour remédier à ces inconsistances méthodologiques, de nombreux protocoles de construction de standards ont été proposés (Borghi et al 2006, Preece, Baynes 1978, Ward et al 2001). Il n’en reste pas moins que l’uniformisation des procédés de construction des standards est loin d’être acquise, comme en témoignent, par exemple, les innombrables formules d’estimation du poids fœtal (Dudley 2005). >La diversité des populations utilisées pour la construction des standards Si les problèmes de «construction» des référentiels sont importants, et pas toujours explicités dans la littérature, ils restent négligeables par rapport à la question centrale de leur représentativité. Les disparités génétiques, sociologiques et médicales, créent une mosaïque de sous unités populationnelles distinctes. La question se pose alors de savoir s’il convient d’utiliser des «normes» de croissance pour chacun de ces sous-groupes, ou un nombre restreint de normes à valeur universelle. Les choix ne sont pas neutres sur le plan conceptuel, et peuvent être lourds de conséquence. Par exemple, dans le domaine de la santé publique, la décision d’appliquer les normes de croissance des pays développés aux pays en voie de développement peut conduire à une surestimation des retards de croissance. Mais, à l’inverse, n’utiliser que des normes locales élaborées à partir de populations à forte morbidité revient à sous estimer le nombre d’enfants «en défaut de croissance». Par ailleurs, on ne peut nier l’existence de différences de «potentialités» génétiques entre groupes humains, comme l’attestent les corrélations de taille parents-enfants. Comment alors rendre compte de la complexité de la variabilité de croissance normale au sein d’une population par définition hétérogène ? Doit-on établir des normes en fonction de la taille des parents ? Doit-on, au contraire, choisir une population de référence la plus large possible, à l’échelle d’un pays au risque d’augmenter la variabilité, et donc de diminuer la sensibilité des standards? Le problème de l’efficacité de standards universaux a été et est encore âprement débattu (Onis et al 2007, Wang et al 2006). Les standards de croissance pourraient être idéalement L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010 établis à partir d’une population de référence locale. Cette solution est certainement la plus fiable, moyennant quelques précautions méthodologiques, mais elle nécessite un investissement pratique parfois difficile à réaliser, et la nécessité d’un renouvellement fréquent en fonction des changements populationnels. L’autre solution consiste à choisir un standard de croissance parmi ceux de la littérature. Ce choix ne peut s’opérer uniquement sur des critères de fiabilité méthodologique, mais doit pondérer les avantages respectifs des différents standards disponibles en matière de spécificité et de sensibilité. Utilisation pratique des standards de croissance Quelle que soit la rigueur avec lequel un standard a été établi, son utilisation pratique - c’est à dire son utilisation pour l’estimation individuelle de l’âge ou de la qualité de la croissance d’un individu - se heurte à deux difficultés : - Quel seuil doit-on prendre en compte pour délimiter la croissance pathologique de la croissance normale ? 5ème percentile ? 10ème percentile ? – 2 écart-types ? Les usages sont très variables d’une discipline médicale à l’autre, d’une variable biométrique à l’autre, et selon les centres d’études. Ceci montre la part d’arbitraire qui entoure la notion de « normalité » de croissance, l’évaluation biométrique n’étant qu’un des éléments d’appréciation du développement individuel. - Comment évaluer correctement la croissance d’un individu à partir de standards de croissance moyens ? La comparaison, à un âge donné, des dimensions d’un sujet avec des valeurs de référence suffit-elle à détecter toute anomalie de la croissance ? L‘utilisation des courbes standards pour la surveillance individuelle de la croissance sous-tend un préjugé implicite : tous les enfants eutrophiques possèdent les mêmes types de courbe de croissance, la variabilité inter-individuelle restant faible. En réalité, la diversité des cinétiques de croissance chez l’enfant sain rend impossible l’appréciation de la qualité de la croissance à partir de mesures 34 Approche anthropologique des processus de croissance : référentiels, normes et variabilité isolées, à des instants donnés. L’estimation de la croissance ne peut qu’être dynamique. Au delà de cette représentation statique de la variabilité intrapopulationnelle de croissance, le rôle de l’anthropologie biologique est d’évaluer l’importance des variations individuelles de croissance chez l’enfant normal, et leur signification en termes d’adaptabilité aux contraintes environnementales et biologiques. Références bibliographiques BORGHI (E.), DE ONIS (M.), GARZA (C.), VAN DEN BROECCK (J.), FRONGILLO (E.A.), GRUMMER-STRAWN (L.) 2006, Multicentre Growth Reference Study Group. Construction of the World Health Organisation child growth standards: selection of methods for attained growth curves. Statistics and Medicine 25: 247-65. DUDLEY (N.J.) 2005, A systematic review of the ultrasound estimation of fetal weight. Ultrasound in Obstetrics and Gynecology 25:80-89 GUIHARD-COSTA (A.M.), DROULLÉ (P.), THIEBAUGEORGES (O.), HASCOËT (J.M.) 2000, A longitudinal study of fetal growth variability. 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American Journal of Physical Anthropology 116: 246-50 L’auteur Anne-Marie GUIHARD-COSTA Directeur de Recherche au CNRS Directeur de l’UPR « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces ». - UPR 2147, « Dynamique de l’Evolution Humaine: Individus, Populations, Espèces » (Paris, France) courriel : [email protected] 35