Les formes substantielles chez Malebranche et Leibniz Introduction: Malebranche et Leibniz En approfondissant à la suite de nos auteurs la notion de forme substantielle, j'ai montré que les concepts les plus décriés pouvaient retrouver une actualité à condition d'être placés sur le plan qui leur était propre. Il y a là une certaine idée de la philosophie, et cette idée, c'est précisément celle de Leibniz : la Philosophia perennis. Cette Philosophie éternelle ou intemporelle consiste à chercher le plan de consistance des concepts et à révéler leur puissance au travers d'une enquête d'histoire de la philosophie, mais qui ne s'arrête pas pour autant dans un relativisme du changement. Nous avons ensemble cherché à construire une telle Philosophia perennis de la forme substantielle et le signe que nous sommes parvenus à un résultat certain est bien l'enrichissement considérable auquel Leibniz est parvenu en inventant les concepts de série, de connexion universelle et de contingence de l'existence. Ces développements résument toute la force de la raison quand elle se met au service de formes éternelles. La critique cartésienne des formes substantielles Descartes contre la scolastique et ses qualités occultes Deux cartésiens : Malebranche et Leibniz La critique cartésienne des formes substantielles Descartes contre la scolastique et ses qualités occultes Malebranche et Leibniz sont des élèves de Descartes et font partie des grands cartésiens, avec Spinoza. Il faut mesurer la violence par laquelle Descartes a construit les concepts du monde moderne. Cette violence se rencontre dans l’exigence de liberté qui gouverne sa pensée et se constate également dans sa capacité à mettre en doute des réalités aussi colossales que le Dieu de la théologie. Mais ces grands combats cartésiens pour la liberté contre la théologie tyrannique ne peuvent être bien compris sans les rapprocher de la question de la nature. C’est dans la révolution du concept de la nature impliquée par la position cartésienne qu’on mesure toute la puissance de cet homme et tout le versant destructeur de sa pensée. Descartes gagne un nouveau concept de la liberté, mais en déchaînant des puissances contre la nature : c’est sur ce point que nous aurons à réfléchir, en plaidant pour la nature contre la violence de Descartes. Descartes déclare que le monde extérieur est une chose qu’il appelle une res extensa, un réalité étendue. Le monde de la vie, des parfums, des odeurs, tout ceci n’est rien d’autre que de l’étendue, un espace tridimensionnel permettant de géométriser tout. Ce qui jadis était porteur de vie et qui constituait la vie secrète profonde de la nature, Descartes la réduit à un objet géométrisable. On pourrait y voir, comme cela se fait habituellement, un avantage, car on se donne alors un contrôle mathématique de la nature dont nous étions esclaves. Nous disposons d’un moyen de comprendre et de maîtriser tout événement se passant sur la surface de la terre et dans le ciel. Le monde est devenu un monde de trajectoires pour les fusées, les obus, le contrôle du mouvement des objets technologiques. Jadis on célébrait cette avancée cartésienne, on y voyait le gain du fondement philosophique de la science. Et s’il advenait qu’on s’inquiète de cette réduction de la nature à de l’étendue, le professeur de philosophie répondait que Descartes proclama qu’il y avait une autre res, l’âme, qui devenait le point fixe pour organiser la nouvelle conquête de la nature, et qui est le lieu où se développait tout un monde de sensibilité, de qualités sensibles, d’émotions, d’amour, de volonté. La res cogitans est le nouvel espace des Modernes : les hommes mesurent la nature et trouvent leur satisfaction dans le champ spirituel, dans l’expérience intérieure, dans la méditation. Le monde de Descartes est la condition du monde moderne, mais il est désormais composé de deux choses qui se font face et coupent toute tentative de réunifier l’univers : la res extensa et la res cogitans. Cette techno-science que Descartes propose comme moyen privilégié d’entrer en dialogue avec la nature n’en reste pas moins un mauvais cadeau. On doit adorer et haïr Descartes, car il est l’auteur d’un dualisme qui règne et gouverne intégralement nos vies. Plus nous croyons sortir de l’autorité des systèmes cartésiens, plus nous nous y enfonçons. Quand on répète l’expression du Discours de la méthode - «devenir comme maître et possesseur de la nature» -, on parle de l’appropriation, de la tutelle jetée sur la nature qui fait le drame profond de Descartes. Ceci culmine dans la théorie de l’animalmachine. Ce dispositif autoritaire et violent nous coupe en deux. Probablement que Descartes, par la puissance de son instauration, a permis à l’Occident de prendre ses distances avec la religion, ce qui est positif. En effet, il devient difficile de se jeter dans les superstitions alors qu’on est à même de douter. Descartes est la grammaire minimale et universelle d’une pensée laïque. Descartes a rendu possible le corps post-humain ; n’oublions pas qu’il cherchait une santé soutenue par et dépendant d’un projet mécaniciste. Ce Descartes a créé une fracture, celle de la terre, de la nature, et son extraordinaire puissance s’est mise au service d’un dessein conduisant aux catastrophes naturelles. Il faut relire Descartes en se disant qu’il a touché à l’équilibre entre l’homme et la nature, qu’il a projeté l’humanité dans une vie artificielle qui a réussi, qui nous enivre, nous menace en permanence. Descartes, formé par les Jésuites, connaît très bien l’ancienne philosophie qu’il détruira entièrement. Les Jésuites du collège de la Flèche affirmaient que, pour être fidèle à Aristote, il faut être attaché à la notion organisant la pensée aristotélicienne : les formes substantielles. Ce mot forgé au Moyen-âge à partir de l’Arabe rend compte de passages difficiles chez Aristote (Métaphysique, Z, 10). Il a été transmis en Europe par la tradition d’Averroès et devient le credo de la philosophie. C’est une traduction d’ousia. Une ousia est une réalité existante, mais cette existence se définit comme un acte. Le réel est mélange d’acte et de puissance ; le monde est un échelonnement d’actualisation progressive de la puissance. Les réalités vivantes sont une combinaison d’acte et de puissance, et Aristote précise que la part d’acte d’une réalité est sa forme, ce qui permet de la définir. La forme actualise ce qui est en puissance, à savoir la matière. L’ontologie d’Aristote est une ontologie de la forme et de la puissance. L’union de ces deux réalités (forme et matière) produit l’ousia, qui est donc la domination d’une matière par une forme. Ce mot de «formes substantielles» se méfie de Platon : car prétendre que la réalité n’est que l’acte d’une forme risque de nous faire tomber dans la théorie des Idées de Platon. Et inversement, si l’on abandonne les formes, on devient matérialiste, et on ne voit pas comment une matière devient quelque chose de vivant. Il ne faut être ni enfermé dans le culte des formes, ni dans le culte brutal des chocs matériels. Mais il faut une forme qui s’engage dans une matière, il faut une forme agissant sur un substrat (la matière). Cette union des contraires produit le réel vivant, organique, disposé d’une vie intérieure. La notion de «formes substantielles» est une forme qui s’engage dans un substrat matériel et qui comme tel constitue la structure ontologique de toutes les substances. C’est l’hylemorphisme : la philosophie qui propose une ontologie mixte entre le matérialisme de Démocrite et le platonisme. La forme substantielle désigne l’axe hylemoprhique des individus. Descartes apprend cette doctrine par la lecture de Thomas d’Aquin ou de Suarez, disciple de Thomas d’Aquin. Or, avec une lucidité extraordinaire, Descartes sait que, pour opérer la révolution spatiale qui est la condition de la physique mathématique, il doit détruire les formes substantielles, produire une philosophie qui abolisse les formes substantielles. Descartes a déterminé le petit point qu’il suffisait de faire tomber pour détruire tout le reste. Il a cassé le nœud de connexion qui permettait de comprendre la nature autrement que comme un espace techno-maîtrisable. Ceci est devenu critique par l’argumentation de Descartes : il dit adorer les formes substantielles, mais en demande une définition claire. Car il existe pléthore de théories des formes substantielles, et l’on se battait sur la définition exacte de la forme substantielle. Descartes décide alors de nommer les formes substantielles : les qualités du monde. Et, comme on ne sait les définir, ce sont des qualités occultes. La thèse qui apparaît alors est que tout le monde construit sur la forme substantielle n’est qu’un résidu de magie que Descartes désigne sous le nom de qualité occulte. D’un coup, l’ancien monde scolastique fut réduit au rang de qualité occulte, c’est-à-dire au rang de rémanence de magie mal digérée de l’Occident incapable de devenir plus lucide. Descartes est le premier penseur non magique de l’Occident. La seule chose qui soit claire et non occulte, c’est la quantité et non la qualité. Désormais règne l’équivalence entre quantité et clarté. Le règne de la quantité est la victoire totale de Descartes après avoir rendu équivalents les termes «occulte» et «qualité». Deux cartésiens : Malebranche et Leibniz Le message de Descartes va être compris par ses grands amis. Malebranche, ennemi de la nature mais vrai génie, est décidé à détruire les formes substantielles encore plus que Descartes. Il radicalise la destruction des formes substantielles, et il devient si important par cette destruction des derniers reliquats des formes substantielles. Chez les protestants allemands, assez proches des mages et réfléchis, on s’est partagé en deux voies. D’une part, les vieux magiciens restaient sur les formes substantielles. C’est le cas de Paracelse. Mais il ne faut pas oublier Boehm et la théosophie ; cette dernière tente au prix d’une nouvelle magie issue d’une réflexion sur la nature contradictoire de Dieu de restaurer les formes substantielles. Ce sera aussi Goethe dans la figure de Faust, vieux magicien. Ce romantisme allemand est une façon de retenir une magie, qui conduit au surréalisme. D’autre part, les Allemands développent une école cartésienne, accomplie par Leibniz. Il se tourne contre Van Helmond, disciple de Paracelse, défenseur de la ligne théosophique. Leibniz lit Descartes avec Pascal et conclut que le monde contemporain commence par le refus des formes substantielles (Antibarbarus physicus, œuvres complètes en GF, volume 2). Leibniz démontre que les lois du mouvement établies par Descartes, et qui sont au principe de sa physique, comportent une erreur mathématique. Le cartésianisme traduit les mouvements des corps comme des trajectoires continues et linéaires, or Leibniz montre que le trajet suppose un effet de ressort au départ et à l’arrivée (choc entre le corps et ce qu’il percute). Il manquait à Descartes un instrument mathématique que Leibniz invente : le calcul infinitésimal. Grâce à ceci Leibniz montre qu’il faut corriger les calculs du mouvement de Descartes (L’erreur mémorable de M. Descartes, œuvres complètes en GF, volume 1). Enfin, Leibniz, dans son Discours de métaphysique, §15, écrit qu’il est de l’opinion qu’il serait possible de réhabiliter la notion tant décriée de formes substantielles. Ce pur moderne, se rendant compte des conséquences de l’ontologie de Descartes, revient sur le partage initial entre les qualités occultes et les sciences modernes - à condition de ne pas tomber dans une néo-magie, mais en redonnant à la forme substantielle une ontologie digne d’elle. Ce n’est pas un retour à l’hylemorphisme mais à un autre ennemi de Descartes: la force. Descartes préférait la ligne et détestait la force ; il faisait de la force un concept obscur dont il ne voulait pas entendre parler. Leibniz pense que la force n’est pas une qualité occulte, mais qu’elle est calculable mathématiquement dans les termes d’une action. Il faut donc ajouter à la panoplie de la science moderne une action calculable par le calcul infinitésimal, et ainsi on a une clarification mathématique de la forme substantielle. Leibniz permet de redonner une nouvelle dignité à la nature que Descartes avait éradiquée dans son être propre. Leibniz avance des thèses tellement audacieuses que, dans les éditions de La recherche de la vérité, Malebranche corrige son œuvre sous la pression des découvertes mathématiques de Leibniz. Malebranche va reconnaitre les limites de la science cartésienne. Il reste qu'il ne corrige pas son ontologie contre les formes substantielles, et il durcira encore sa guerre contre les formes substantielles afin qu’elles n’aient pas la tentation de revenir par les mathématiques de Leibniz. Mais par là Malebranche perfectionne son propre système et arrive à éradiquer les formes substantielles dans le système des causes occasionnelles (occasionnalisme). C’est le résultat d’un monde dont les formes substantielles ont été ôtées dans la suite de Descartes. Bibliographie: Malebranche, De la recherche de la vérité, volume III, éclaircissement 15, Vrin Malebranche, De la recherche de la vérité, «De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des Anciens», livre VI, Partie II, chapitre 3.Leibniz, Antibarbarus physicus, GF, volume 3 des œuvres complètes. Leibniz, Discours de métaphysique, Robinet, Malebranche et Leibniz, relation personnelle, Vrin Guéroult, Physique et dynamisme à l’âge classique Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal, II, 19-2 Le thème secret est lié à la question de la théologie. Malebranche dit que les formes substantielles sont des qualités que l’on prête aux essences pour exploiter leur forme ; mais en réalité ces chrétiens emprunts de formes substantielles commettent un péché - parce qu’ils prêtent une force aux réalités sensibles ayant pour vocation de les organiser et de les mouvoir. Cette pente que nous avons à prêter des énergies aux choses vient de notre peur de voir Dieu comme seul acteur du monde. Nous peuplons le monde de petites divinités dérisoires que sont les formes substantielles car nous ne supportons pas la loi universelle et unique qui gouverne l’univers. Il y a une phobie de l’homme occidental à l’égard de Dieu qu’il invente les formes substantielles comme des petites idoles le protégeant du caractère tout puissant et donc menaçant du monothéisme. L’analyse de la forme substantielle devient une analyse proche de Pascal. On saisit derrière les formes physiques une psychologisation et une moralisation du concept scientifique au service de deux principes de théologie : Dieu est caché et l’homme n’a pas le courage d’entrer dans le mystère du divin. La beauté des formes physiques semble être la seule voie d’accès au bonheur. D’où une critique morale par Malebranche des formes substantielles : elles sont des dons imaginaires qui ne me rendent jamais heureux, seule l’unité de la loi universelle, de la toute puissance divine, peut quelque chose pour mon bonheur. On présente la philosophie des Modernes à partir d’une interrogation sur leur attitude vis-à-vis de la philosophie médiévale et du concept de formes substantielles. La pensée médiévale de la nature se fonde sur les formes substantielles. Les Modernes reprennent l’attitude de Descartes et la dépassent. Descartes ne voulait plus des formes substantielles, qu’il considérait comme des résidus d’une pensée magique et qu’il appelait des qualités occultes. Il leur substitua une pensée du mouvement à partir des chocs. Le monde ne devint avec Descartes qu’un ensemble de rencontres de particules, les corps s’opposant seulement avec des formes quantitatives. A la suite du cartésianisme, deux voies sont tracées: 1. Malebranche, qui durcit encore la position cartésienne, et il essaie de porter à un degré d’expulsion encore plus radical que celui de Descartes les formes substantielles. Le monde est cet espace où il n’y pas pas de formes substantielles, il en découle une suite de conséquences. L’occasionnalisme est le résultat d’une évacuation totale des formes substantielles. 2. Leibniz qui ne les restaure pas, mais en cherche une forme admissible. Les formes substantielles ne seront plus les qualités occultes, ni l’éloignement de Dieu (Malebranche). Mais on peut leur donner un sens positif par le concept de force. Malebranche sera l’ennemi des formes substantielles, mais Leibniz tente de les réhabiliter en les traduisant dans cette langue nouvelle qu’est une ontologie de la force. Cette question nous touche comme toutes les philosophies qui veulent en finir avec la magie. La philosophie doit-elle en finir avec la magie, ou est-elle une alliance entre les pouvoirs de l’intelligence et la magie ? Ce qui est en jeu, c’est la sauvegarde de la nature, de la Terre. C’est une actualité sur la philosophie de la nature et sur l’écologie. Des voies philosophiques se définissent comme l'éclaircissement et la défense de la magie, notamment à la Renaissance (Bruno et Ficin). Malebranche, De la recherche de la vérité, Livre VI, partie II, chapitre 3 Les textes de Malebranche se renforcent l’un l’autre et permettent de comprendre mieux leurs enjeux. Malebranche est un prêtre intégré dans la vie religieuse, et il semble doux et onctueux. Or il se fait menaçant dès le début. Le mot «philosophe» est ironique, il désigne les Renaissants, les Médiévaux, la part archaïque de l’humanité. Bref, c’est des aristotéliciens transmis par la scolastique, par les auteurs de la Renaissance, par les Arabes, par les Espagnols. Malebranche les considère comme dangereux. Malebranche ne cesse d’être ironique, à l’instar du futur Montesquieu. Il écrit le faux pour dire le vrai. En disant que les archaïques ont pour effet pervers d’expliquer la nature par «certains êtres», c’est-à-dire l’expression d’un mépris consommé, ceux ci s’oppose à la clarté d’expression de la nature. Et ce ne sont que des mots, sans représentation claire et distincte derrière. Les formes substantielles ne sont pas claires et distinctes, car elles sont composées de deux êtres, ce sont des hydriques. Donc on ne peut en avoir d’idée claire comme le voudrait un cartésien. On sent un ton d’inquisiteur. Cette pensée fausse est dangereuse, et Malebranche est là pour l’empêcher. Car ces formes substantielles pourraient mettre à mal la religion. Et pourtant les formes substantielles viennent de Thomas d’Aquin. Malebranche est un hyper-rigoriste qui correspond à moment de durcissement de la théologie à partir du Concile de Trente. Ce durcissement est parallèle du développement de la science ; et ceux qui firent les sciences étaient des rigoristes. Leur explosion s’appelle Modernité. Ce texte n’est pas si loin de ceux qui brûlèrent Bruno, et pourtant le discours de Malebranche est d’une puissance inouïe. Malebranche, c’est la violence de la raison. Quand elle se déploie selon ses critères spontanés, la raison est violente. L’hyper-rationalisme est violent. Ce chapitre entre dans un argument profond et troublant. Si l’on pense que derrière les faits de la nature il y a des réalités invisibles mais agissantes, on suppose que dans le réel il y a une certaine puissance d’agir qui s’exprime et produit des effets naturels. Ceci produirait des effets qui viennent d’une spontanéité. Cette puissance d’agir est plus qu’une cause ; c’est une cause non contrainte dans son action, qui est commencement d’action. C’est une energeia. Malebranche répond que dans cette notion de puissance d’agir on peut comprendre agir, mais non la puissance. L’être humain quand il pense ne peut pas atteindre à une idée claire de la puissance, nous ne savons pas ce que signifie puissance. Il faudra faire une philosophie indépendante de la notion de puissance. La notion de puissance n’est pas faite pour nous, car pour être une puissance il faudrait être une puissance infinie. Pour pouvoir produire un effet dans le réel, il faut que l’univers entier implique toutes les causes totales de l’univers à chaque instant. L’interconnectivité du monde fait qu’il n’y a pas de puissance isolée. Donc seul un être infini peut avoir une puissance. Ce que nous croyons être notre force est faux : je ne suis qu’un moment pour une loi universelle qui communique de la puissance au moment opportun quand je veux agir. Nous pensons avoir une puissance propre qui nous met en acte ; mais toute puissance doit être infinie pour produire un effet. Seul un être infini peut faire une action infinie. Donc quand je crois agir c’est toujours l’être infini qui agit en moi. Ce moment, c’est l’occasion pour la puissance infinie d’agir dans mon action. La liberté est celle du jugement que je produis en voulant faire quelque chose, mais la mise en œuvre produit un néant physique. La liberté est dans la décision, mais l’effectuation est sans pouvoir physique. Tout réel dépend de l‘occasionnalisme, nous n’avons qu’une puissance de décision et non d’action. Ceci n’est pas sans rappeler la Chine, que Malebranche admire : le yin et le yang comme dualité de forces cosmiques agissant. La seule différence entre l’occasionnalisme et la pensée chinoise issue de Confucius porte sur le statut du ciel : il est loi pour Malebranche, mais éther pour les Chinois. Thomas d’Aquin distingue la cause première et la cause seconde. Toute action est produite par leur coordination. La cause première est le principe général qui active la nature ; c’est un acte qui meut toute la nature à commencer par le ciel. C’est un déploiement de l’énergie dans le ciel. Mais cette énergie ne pourrait jamais se communiquer aux choses si elles-mêmes n’étaient pas des causes secondes. Les causes secondes reçoivent l’énergie du ciel, la transforment pour produire un effet à leur bénéfice. Le problème était d’unir ces deux causes, de trouver leur articulation. La doctrine de la coopération dit que les deux causes coopèrent pour produire l’action. - Ce qui posait problème par rapport au péché : Dieu pêche-t-il en même temps ? Malebranche éradique la cause seconde, et il n’y a même pas de cause première. Il n’y a qu’une loi universelle toute puissante, douée d’efficace, qui se distribue selon des occasions. L’ancienne cause seconde a pris le visage de l’occasion. Ce qui est premier, c’est la conscience. Et je découvre que je n’ai pas l’idée de la puissance. Je dois alors reconnaître l’existence d’un dieu. C’est l’analyse de la conscience qui dépouille de la conscience. Le dispositif de Malebranche est de réduire toute la nature à la clarté des expériences de ma conscience, et elle ne comprend pas ce que veut dire une forme substantielle. Nous avons toujours du mouvement pour aller plus loin. La puissance qui me traverse est infinie, or ce sur quoi j’agis est fini. Et à chaque instant je ne peux pas me fixer sur un bien, car alors je fais mourir en moi la puissance. Dès que j’achève un acte, je mets fin à cette puissance qui veut non seulement cette chose mais la totalité. Il n’y pas de formes substantielles, car ce serait une finitude qui ne veut qu’une finitude. Je me tue en agissant, car mon agir bloque la puissance. Mais, puisque Dieu nous a fait pour survivre (ce qui se fait obscurément pour nous-mêmes), nous ne pouvons pas cesser d’agir. Si on prend au sérieux la puissance, dans notre pensée riche elle est liée au divin. Si on admet une pluralité de puissances, on admet une pluralité de divinité. Le polythéisme est le fait de structurer de façon irrationnelle le divin. Être homme, c’est être spontanément polythéiste ; et la tâche du philosophe est de combatte ceci. Le polythéisme religieux n’est que l’effet d’une philosophie dégradée. Les païens ne se sont pas défaits de l’idole de la puissance ; la philosophie vise à se défaire de cette idole. Je cueille un poireau et j’en fais une soupe parfumée qui me plait. Si je crois aux formes substantielles et aux causes secondes, c’est que le poireau a pouvoir sur moi. Or, si toute puissance est une divinité, alors je dois adorer le poireau car il agit sur moi. Bref, je dois adorer tout ce qui me touche. Or le poireau n’est qu’une occasion, donc c’est dieu ou la loi générale que je dois adorer. La philosophie de la religion est un regard lucide ce qu’est la puissance. Cette fascination pour la puissance sera le mal radical de la philosophie occidentale, ce par quoi elle s’est acheminée dans des voies sans issue. D’où un rapport à la Chine, qui est le conservatoire de pratiques critiques de la puissance qui sont les alliés de Malebranche. C’est une hermétique du cours moderne de l’historie en tant que destin de la puissance. Malebranche saisit ce mouvement et essaya d’en désenchanter la puissance. C’est un traité de dés-envoutement de la puissance, et le prix à payer est la perte de la nature. La nature n’est plus qu’un théâtre d’occasions, un mécanisme qui produit un effet par un système harmonieux. Le temps de Malebranche a des formes chrétiennes, mais derrière ce vêtement il y a dans le fond quelque chose de plus grave, une latence païenne qui ne cesse d’augmenter et qui conduit à une dévotion absolue de la puissance mondiale. Malebranche construit un monde. «Toutes les forces de la nature ne sont donc que la volonté de Dieu toujours efficace.» Ce qui est efficace, ce sont les lois de Dieu. Il n’agit pas personnellement pour chaque action. Mais il fait une loi générale de la distribution du mouvement à chaque occasion. «Force, puissance, causes véritables, formes, facultés, qualités, tout cela ne conduirait qu’à une chose, c’est partager la force de Dieu». Or nous ne pouvons pas partager la forme de Dieu. Vient ensuite un ordre moral. Les esprits les plus nobles sont dans une impuissance comme celle des corps. Ils ne peuvent rien vouloir, rien sentir, rien connaître sans Dieu. Les esprits humains ont le pouvoir de vouloir Dieu, mais présentement ils veulent une chose déterminée. Si cette dernière fait partie de l’ordre du monde, elle est juste. Sinon, c’est la dépression : la conséquence d’une détermination hâtive de la puissance infinie. Le don divin est débordant, et j’essaie de ne pas être broyé. C’est un consentement cosmique qui permet de ne pas précipiter sa propre perte. Bibliographie: La démonstration de l’existence de Dieu: livre IV, chapitre 11, paragraphe 3 Le texte sur la liberté : Premier éclaircissement Pour mener son combat contre les formes substantielles, Malebranche vient à réformer toute la philosophie. Malebranche pense qu’avec et à propos des formes substantielles, on peut récapituler les éléments vitaux du système cartésien et réécrire tout le système. On a metionné la critique des causes secondes, de la doctrine de la coopération, celle des causes occasionnelles, celle de la loi générale et celle de l’efficace de cette loi. Ce dispositif est couronné par un argumentaire sur le caractère divin de la puissance. La puissance n’est pas interdite, mais elle est exclusivement réservée à Dieu. La mise en œuvre du caractère efficace de la puissance échappe à l’homme et à la nature pour ne résider que dans les lois générales que le divin a choisi de donner à l’univers créé. Cette philosophie ultramoderne se développe comme une critique de la causalité dans l’épistémologie du Moyen-âge. La causalité n’est pas celle des êtres finis, mais il n’y a de causalité que de la puissance infinie. Si seule la loi générale est efficace, le transfert de Malebranche consiste à renoncer au concept de cause pour accéder à celui de loi. Les échanges terrestres ne sont pas soumis à des causes mais à une loi. Travailler sur la causalité qui gouverne un objet, c’est toujours travailler sur la loi qui conduit le mouvement de cet objet. Le malebranchisme est l’abolition de la quête aristotélicienne des causes pour lui substituer la quête moderne, scientifique, de la loi. En même temps, Malebranche ressuscite des valeurs très archaïques, comme la divinité de la puissance. S’il n’y a de puissance qu’infinie, il n’y a de puissance que divine. Malebranche fait à la fois un bon vers l'avenir et un bon vers le passé. Ceci ressemble au principe divin des totems, où le mana du totem s’empare d’un objet. Malebranche est une projection créatrice vers la modernité, et en même temps il régresse vers des couches très archaïques de la société humaine. Malebranche a écrit sur la Chine : Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur l'existence et la nature de Dieu. Cette idée d’une puissance qui se conduit uniquement selon une loi qui vaut universellement ressemble au ciel, au Li, des Chinois. Ce n’est pas dans les causes secondes que se joue l’univers, mais par la puissance du ciel. C’est un culte commun de la loi du ciel. Toutefois, la différence entre un philosophe chrétien et un philosophe chinois tient à ceci que, si la force des Chinois est d’avoir déterminé un pouvoir au-dessus des causes secondes, ils ignorent cependant que cette loi générale n’est pas le principe absolu. Il y a pour Malebranche un Dieu hors du monde qui a choisi d’établir ce type de loi comme s’il était un roi gouvernant un royaume et qui aurait de cette loi son type de gouvernement. La loi du ciel est le choix d’un Dieu libre, c’est le modèle de la royauté. Or pour les Chinois il n’y a pas de différence entre Dieu et la loi du ciel. La loi est la volonté de Dieu même, en tant qu’il est intérieur à la vie de la nature. Pour un chrétien, un principe extérieur à la nature agit librement en créant des lois. Tandis que pour les Chinois le maître de la nature est la loi elle-même, et c’est la nécessité de la nature qui impose la loi universelle aux éléments du monde. Dans le texte Entretiens sur la métaphysique et la religion, treizième entretien, article 9 Malebranche fait le catalogue des différents régimes de la réalité dans lesquels s’applique la théorie de l’occasionnalisme. Il y a cinq champs d’application de la cause occasionnelle, articulés entre eux au point de fournir un système des causes occasionnelles sans que rien n’y échappe. 1. Les lois générales des communications des mouvements sont le champ du choc des corps, qui est la cause occasionnelle de la transmission de l’énergie. Elle décide de la propriété de tous les corps. Dieu fait tout ce que font les causes secondes non par son action directe mais en suivant ses lois générales. Dieu suit les propres lois qu’il s’est imposées. C’est le champ de la physique. 2. Les rapports entre l’âme et le corps ressortissent aux causes occasionnelles. Quand je veux marcher ou que j’ai conscience de sentir, les états de ma conscience sont les causes occasionnelles qui mettent en action mon corps. Il me suffit de vouloir lever le bras pour le vouloir, mais je n’ai pas la puissance de le faire. Les connexions de mon esprit sont causes occasionnelles des connexions de mon corps, et inversement - sans que des deux côtés je n’ai la moindre puissance. C’est le champ de l’anthropologie. 3. La théorie de la connaissance est soumise à la loi de la cause occasionnelle. Si je pense à un triangle, je n’ai pas la moindre puissance pour le concevoir. La cause occasionnelle qui me donne l’image du triangle est l’attention. La connaissance ne révèle aucune puissance de ma pensée, ce qui met un terme aux doctrines facultatives. Mais je dispose de l’attention : elle n’a pas de puissance, mais est la cause occasionnelle qui permet à la raison de s’unir à l’intelligible et donc de produire une connaissance. L’intelligence humaine, grâce à l’attention, s’arrête à ce point. Mais il reste deux champs d’occasionnalisme, qui viennent non plus de la raison mais de la foi. 4. Le pouvoir des anges. L’ange n’a pas de puissance, elle n’appartient qu’à Dieu. L’action angélique et démoniaque est une action de cause occasionnelle. Ceci vient d’une pensée musulmane, l’occasionnalisme n’est pas une suite obligée du cartésianisme. Il y a un occasionnalisme plus universel qui se trouve en Chine et dans l’Islam. C’est un occasionnalisme de la foi. Ainsi, quand un démon me tente, il n’a pas une action réelle mais est une cause occasionnelle. 5. La façon dont Jésus-Christ sauve l’humanité repose sur une loi générale de cause occasionnelle. Pour les adeptes de formes substantielles, le Christ a le pouvoir de sauver par lui-même. Pour Malebranche, ceci prête au Christ une puissance infinie dans son incarnation, donc c’est de l’athéisme. Mais le Christ sauve car il pense à chacun d’entre nous non par sa propre puissance, mais il n’est lui-même que la cause occasionnelle de Dieu. C’est l’attention du Christ qui lui permet de faire que par l’occasion Dieu sauve les hommes. C’est l’occasionnalisme des pensées du Christ. Malebranche porte un projet systématique. Il n’abolit pas les formes substantielles au coup par coup, mais en un coup, et y substitue une interprétation générale du visible et de l’invisible. Malebranche est le premier grand système de l’Occident, après viennent Leibniz, Spinoza, Fichte et Hegel. La distinction capitale en christianisme entre nature et sur-nature est modifiée, car les deux domaines obéissent à la législation de la cause occasionnelle. - C’est ce que Leibniz appellera l’harmonie préétablie. Le projet systématique est un scandale du point de vue religieux, car les dons de Dieu ne pourraient entrer dans un système homogène, car ce serait confondre nature et sur-nature. En uniformisant toutes formes de manifestions sous un seul régime d’intelligibilité, on répond à la promesse de Descartes dans la Règle IV : le dessein de sa philosophie est de proférer une mathesis universalis, c’est-à-dire un modèle d’intelligibilité qui part des mathématiques sans s’y arrêter, mais étend cet ordre à toute réalité. Ceci promet une mathématique universelle dont les mathématiques de la quantité deviennent un cas particulier et une expression singulière. Ce projet se voit achevé chez Malebranche. Reste que ce succès de l’Occident pose problème. Il pourrait être considéré aussi comme une forme de chamanisme de la puissance, un reliquat de théologie naturelle, que l’Occident partage avec l’Orient. Au moment où nous pensons être les premiers dans le monde, nous ne faisons que réveiller une dimension primordiale diffusée dans la culture humaine depuis une souche centrale, peut-être délivrée en Inde. Audelà de la différence des religions, des civilisations et des produits de l’histoire, ce serait rétablir l’unité de l’homme. Ce modèle dépasserait le structuralisme. Ce dernier, qui cherche une structure qui vaille universellement (comme celle de la parenté chez Lévi-Strauss), reste timide - faute d’avoir placé le mécanisme à ce niveau. Peut-être que les structures ne seraient qu’une sixième partie, ce qui permettrait d’adjoindre les sciences humaines au sein de l’occasionnalisme. Cf pp. 282-283 de l’édition de poche. La précession de la cause sur l’effet n’est pas un argument pour que la cause ait un efficace sur l’effet ; la précession n’est pas causalité. Si on suppose que la boule A a un effet réel sur la boule B, ceci revient à déifier la boule A. Or Malebranche montre que le contact de la boule A et de la boule B n’est qu’une occasion par laquelle se manifeste la puissance. L’occasionnalisme vise à supprimer l’idée d’un effet réel d’un corps sur l’autre. Dans les cinq domaines sus-définis, une erreur sur la causalité conduit à l’idolâtrie. Si Dieu ne nous a pas conféré cette dignité d’être des causes, c’est parce que ceci aurait brisé l’unité de son œuvre. C’est pourquoi Dieu renonça à attribuer la causalité à l’homme. Aucun objet ni aucun corps ne peut rien ; le monde est un théâtre et non un lieu d’action. Même quand nous faisons du mal, c’est Dieu qui agit ; parce que j’ai usé de l’occasionnalisme. Je suis responsable car j’ai voulu l’action, mais l’acte se réalise par la puissance. Ainsi, quand nous faisons le mal, nous mettons Dieu sous la juridiction de ses propres lois. Malebranche devient ainsi un prométhéisme - ce qui nous ferait regretter les formes substantielles… Le polythéisme est un polythéisme de la chimère. Selon Malebranche, le diable invente des formes substantielles pour nous éloigner de l’amour de Dieu. Les formes substantielles, une économie de la finitude, ceci n’est pas adamique. Alors que Malebranche veut restituer la pensée adamique, c’est-à-dire être gnostique. Il veut dépasser le péché originel, parvenir à un état prélapsaire ayant une intelligibilité parfaite du réel. L’idolâtrie est ce qui reste du monde quand on n’a pas eu le courage d’être occasionnaliste. Ce qui nous rend heureux, c’est la loi générale, la question de l’union de l’âme et du corps. Il y a derrière cette idée le sentiment de la bonté dans les corps et un mécanisme universel de distribution du plaisir. Nous sommes faits pour un infini qu’un corps particulier ne peut satisfaire. Descartes, en éradiquant les formes substantielles, libère de l’ampleur des corps. C’est le morceau de cire : les corps, étant idéels, ne rendent pas heureux. Le cartésianisme est un anti-polythéisme, la troisième Médiation métaphysique pulvérise les qualités secondes. Puis la preuve de l’existence de Dieu abolit la croyance d’une action des corps. Nous sommes appelés à nous libérer de la vie des corps - de la vie de cour - qui repose sur l’idolâtrie d’une fausse puissance. Il y a un occasionnalisme politique. De la recherche de la vérité, Éclaircissement 15 Ce texte, en un sens plus facile que le précédent, est très argumenté et fait sortir les arguments dans leurs détails. Il est plus doctrinal. Mais les objections qu’il rencontre viennent de la philosophie du Moyenâge. Cet éclaircissement guerrier n’affronte plus seulement les libertins, mais les arguments les plus sophistiqués du Moyen-âge. Le premier moment du texte est un exposé doctrinal ; puis Malebranche examine preuve par preuve la théorie des tenants des formes substantielles. Malebranche, élève de la Sorbonne, rentre dans la prêtrise, sans carrière personnelle bien nette. Richard Simon lui demande d’étudier les langues orientales pour la Bible. Puis Malebranche achète un livre de Descartes, des traités sur le corps humain - et décide de devenir le plus grand des cartésiens. Il écrit en quelques mois la première édition De la recherche de la vérité, et devient incontournable. Aussitôt attaqué, il se défend en corrigeant des passages de son œuvre mais sans jamais reculer sur aucune de ces thèses. Et il écrit des développements à part sur les points de conflit - les éclaircissements. Dans ce 15 éclaircissent, Malebranche devient Malebranche La forme substantielle s’oppose aux Idées platoniciennes. Dans le platonisme, la vérité éternelle n’entre dans la vie sensible que par la participation. Le risque est que le monde idéal devienne une dualité entre la science du monde sensible et une science du monde idéal. Aristote montre que cette dualité de la science conduit à la déception envers la philosophie. De même, la science idéale ne sert à rien car elle ne parle pas de la vie dans le temps. Aristote garde l’idée de vérités éternelles, mais il les place dans la matière elle-même. Ainsi il restaure la doctrine de la vérité en une science unique. Il invente la doctrine des substances, l’hylèmorphisme, qui atteste que toute substance est composée de deux parties. - La partie idéale et éternelle est la forme, la plus pure et la plus puissante. - Mais la forme n’est pas seule, elle est engagée dans une matière. Elle est active dans tout l’aspect matériel d’un objet. La composition fait que la forme entre dans une matière engagée dans le temps. La raison pour laquelle il y a une forme et une matière est que la matière est une réalité en puissance, une vitalité. Or ce qui lui donne réalité, c’est l’acte. Ce dernier est donc le moteur d’actualisation de la matière. L’hylèmorphisme repose sur la composition d’un acte et d’une puissance. Seulement, l’aristotélisme estime que le sublunaire est secoué par des vents et des corrosions, et par là même il n’est pas éternel. Il possède une forme, mais elle est corrodée par son rapport avec la matière, incapable de s’actualiser pleinement, sans plénitude ontologique. En revanche, dans le monde supralunaire, il n’y a plus que l’acte et des formes de perfections. Les formes substantielles sont le type de réalités qu’il y a sous la lune. Ce sont des réalités vivantes mais malades, actuelles mais faibles. Elles constituent les principes de l’ontologie sublunaire ; c’est pourquoi, voulant expliquer la vie d’une chose, on recourt à elles. Or une révolution met en cause la différence entre le sublunaire et le supralunaire. Ceci se joue avec Galilée, qui voit qu’il y a des tâches sur la lune. Il en conclut que même la lune est soumise aux lois du sublunaire, elle s’use comme la terre. Ceci conduit au projet d’unification du cosmos, qui cherche à le concevoir en un seul concept. Il n’y a plus d’espace qualifié d’en haut et d’en bas, mais un espace uniforme, univoque, infini, moyennant la conscience d’une neutralisation des étages de la réalité dans l’unité de l’espace. Or l’espace permet de définir deux objets : 1° la géométrie des figures et 2° des trajectoires. Descartes prétend alors pouvoir expliquer toute la réalité avec ces deux concepts. Et comme il dispose d’une mathématique des figures (géométrie plane) et des trajectoires (théorie des fonctions), il peut rendre compte mathématiquement des deux principes. Ainsi naît la physique mathématique, qui prétend expliquer toutes les interactions entres les choses à partir des mouvements mathématisés par des fonctions et des figures. Descartes se retourne vers le passé des sciences. Qu’avons-nous encore à faire des formes substantielles ? • Elles ne sont qu’un collage de concepts, alors que les objets mathématiques sont plus purs. Bref, la forme substantielle est confuse. De plus, nous ne pouvons pas la géométriser, ni produire une fonction des qualités. • Les formes substantielles sont un concept non seulement confus mais aussi inutile, dans lequel se cachent des réactionnaires refusant la science moderne et retournant à la folie magique des hommes. Ce sont donc des qualités occultes. La philosophie de Modernes, brusquement, devient une philosophie contre les formes substantielles, une révolte de l’intelligence des Modernes contre les formes substantielles qu’il faut abolir. Descartes mène une attaque scientifique qui explique le monde sans les formes substantielles. Il construit une métaphysique qui exclut les formes substantielles. Il les éradique par les sciences puis par la métaphysique. Il doute des formes substantielles, puis sort de ce doute par le cogito et non par ellesmêmes. Il y a des substances, mais seulement de deux types hétérogènes : la res cogitans et l’espace ou res extensa. Il n’y a que deux substances qui sont séparées l’une de l’autre. Comment, dès lors, expliquer l’union de l’âme et du corps ? Descartes préfère être en crise sur cette union plutôt que de retourner vers les formes substantielles. Malebranche mène une attaque religieuse, autour de l’idée selon laquelle les formes substantielles sont l’incapacité de l’Occident d’être véritablement chrétien. Elles signifient un retour vers la magie et à une présence du paganisme. Il faut alors proposer un modèle alternatif pour expliquer comment on peut penser une philosophie monothéiste. Le risque est le fanatisme qui dirait que Dieu fait tout - ce qui reviendrait à empêcher toute science. Comment sauver, dans le monothéisme, la science humaine ? Malebranche répond que Dieu fait tout, non pas directement, mais à travers l’imposition de lois générales qui gouvernent des champs de réalité. La puissance vient de Dieu et la distribution de la puissance vient des lois. Dieu donne des lois à l’univers comme un roi donne des lois à son royaume. Il existe cinq lois : 1° la distribution des mouvements, 2° l’union de l’âme et du corps, 3° la connaissance sont les trois lois rationnelles ; sur lesquelles s’ajoutent 4° la loi de la révélation et 5° la loi de la révélation du Christ. Ces cinq lois épuisent tout le champ de la connaissance possible. Une loi universelle se particularise dans la cause occasionnelle par le contact. Comme le mode s’explique par des figures, la cause occasionnelle se produit au contact de la cause géométrique. Par exemple, si deux triangles se touchent, la transmission de la puissance se fait par leur ligne de contact. Autrement dit, la cause occasionnelle est la transmission d’une puissance sur une figure. La loi générale distribue en le partageant le mouvement entre un A passif et un B passif selon la mathématique de la loi générale. A et B restent deux individualités qui, au moment du choc, activent le principe de la puissance absolue selon la loi de distribution de la loi générale dans la matière. Une cause occasionnelle est le rapprochement de deux bords qui oblige la toute-puissance 1° à s’exprimer selon une proportion entre la grandeur de A et celle de B et 2° à mettre en mouvement B sous l’influx de A. Cet occasionnalisme donne lieu au système des causes occasionnelles, avec un point de vue total explorant toute chose à partir d’un principe unique. Malebranche édicte cette théorie dans le quinzième éclaircissement. Au concept de formes substantielles s’ajoute la forme accidentelle. Aristote note que le monde est fait de substances qui subissent des métamorphoses qui les changent en leur donnant des accidents qui modifient cette substance. La forme accidentelle est 1° soit l’attribut par soi (un homme a pour forme accidentelle de parler) lié à la nature de cette substance ; 2° soit un attribut second dépendant d’autre raison, un pur accident. Toute réalité se compose d’une part d’une substance qui a sa forme substantielle et d’autre part d’un accident qui a sa forme accidentelle - lequel accident se distribue en attribut par soi et en simple accident. Les formes accidentelles sont des propriétés qui se répartissent sur un espacetemps dans un contexte particulier. Les formes accidentelles sont engagées dans une matière, elles sont l’acte d’une réalité qui modifie sa réalité substantielle (grossissement et amaigrissement). Malebranche répond que non seulement la forme substantielle ne tient pas la route, mais c’est encore plus désastreux quand il faut y attacher les formes accidentelles. Or l’opposition accident / substance est maintenue par Descartes. La res cogitans ou la res extensa sont des réalités substantielles qui ont des accidents par soi. C’est la pensée pour la res cogitans et l’étendue pour la res extensa. Descartes gardait cette opposition, or c’est par ce biais que Spinoza lut Descartes. Certes la pensée et l’espace sont des attributs par soi, mais ceci ne prouve pas qu’il y a deux substances. Donc Spinoza montre qu’il n’y a qu’une seule substance. Le spinozisme entre dans le système de Descartes montrant que la doctrine des attributs par soi ne montre pas qu’ils sont l’indice qu’il y a plusieurs substance. D’où la conclusion qu’il y a une infinité d’attributs pour une seule substance. Malebranche tape sur les formes accidentelles, sauf que ceci le conduit à s’agenouiller devant Spinoza - ce qui est manifeste dans la correspondance avec Dortus de Mairan. Page 188 §2. Chacune des thèses a un nom, et l’intelligence humaine mise en avant par l’occasionnalisme se perd dans des détails. Le plus stupide est celui qui se prétend l’historien des formes substantielles - or Malebranche montre qu’il est lui-même spécialiste de cette histoire. Pointe ici le rapport avec la Chine : les Chinois essaient de libérer leur peuple de la doctrine de formes substantielles pour arriver au yin et yang, qui est la gestion du monde. Mais ils ne réussissent que d’une façon modérée et limitée. Puis des concepts majeurs surviennent. La voie d'entrée est religieuse, avec le pouvoir idolâtrique de l’espère humaine et son incapacité à entre dans une véritable chrétienté. Dieu se cache, et cette cachette est la source de la propension des hommes à tomber dans les causes secondes. C’est le contraire du fanatisme. Notre propension a créer des faux dieux est liée au fait que le Dieu infini n’est pas fait pour un monde fini, donc il est imperceptible. Cette doctrine du Dieu caché est au cœur de l’œuvre de Pascal, la vie humaine est une torture car nous espérons voir une réalité divine qui se cache. Le drame théologique du Dieu caché se tient sous les formes substantielles. Nous lirons les lettres de Pascal à Madame de Roannez : le monde est une misère parce que Dieu est caché. - Les scolastiques n’ont pas supporté ce caractère du monde et l’on décoré par les formes substantielles. Cf page 186. L’efficace et la distribution de l’énergie dans le mouvement sont une opération insensible, sans perception de la puissance. Nous sommes faits pour la causalité, nous sommes nés à l’intelligence par la causalité. Mais nous sommes confrontés à une cause invisible dont nous nous détournant en nous répandant vers l’extérieur. Nous sommes des points de spiritualité qui se dispersent dans la spatialité. Revient le concept de nature, qui est l’ennemi de Malebranche. La nature est une extériorisation coupable de notre spiritualité. La nature n’est qu’une imagination, il n’y a en lieu et place d’elle que la loi générale. Ceci montre l’arrogance des Occidentaux, qui ont d’emblée un rapport effroyable avec la nature. Ce meurtre de la nature la faute des Occidentaux et en particulier des Français - notre tâche étant de lui retrouver une place. Ceci permet aussi de clarifier l’Occident, de savoir que l’on appartient à une civilisation dont l’élite a pensé tout ceci - ce qui conduit à l’armée, au nucléaire, à l’éradication de la nature dans une ingénierie éclatante. Ceci éclaire le monde contemporain, car Descartes a inventé la civilisation européenne et désormais mondiale. Descartes est le seul philosophe mondial à la mesure de ce qu’il se passe aujourd’hui. La génération du système cartésien dans celui de Malebranche présente la note pure de la postmondialisation. En livrant à la Chine ce poison, Malebranche prépare une mondialisation où le dialogue avec la Chine devient le problème suprême. Qu’a-t-elle à nous renvoyer ? Disposons-nous encore des puissances suffisantes pour nous retourner contre notre humanisme ? Ceci donne une lucidité définitive sur ce qui nous arrive. - Mais nous pouvons aussi y résister, par exemple avec Dante. Comme tous les imaginaires, la nature est remplie de frayeurs et de cauchemars. Le cauchemar est que, dès que dans notre connaissance de la nature nous dépassons nos propres illusions et commençons à voir le vrai ressort de la causalité, nous sommes terrorisés. Et si Dieu seul était puissant ? Nous connaissons Dieu dans cette conséquence de notre imaginaire qui est la terreur et la frayeur. Le concept clé page 187 est celui d’une secrète opposition entre l’homme et dieu. C’est là qu’émerge Hegel, avec l’idée d’une négativité entre l’homme et l’absolu. C’est un renversement de la dissimulation. Dans ma frayeur, je me cache. Les Modernes ne connaissent pas la réalité de Dieu qui se cache, mais eux-mêmes se cachent dans le concept de nature aveugle. Ils se jettent dans le sein de la nature, comme Gœthe, mais elle devient un être irrationnel. Ceci conduit au concept de nature aveugle. Leibniz dit de même que, quand on ne pousse pas assez loin la philosophie systématique, on la voue à un culte aveugle. La théodicée sera le concept permettant de donner des yeux à cette nature. 187 §3 Nous devons entrer dans une évaluation de la puissance. Il faut changer notre rapport à la puissance. Il faut évaluer autrement notre rapport à la paissance, dominer la dimension de fascination et se donner des moyens de lui donner son vrai site. Les concepts de force, de puissance et d’efficace sont équivalents. Nous ne produisons rien, nous arrangeons seulement des hordes de causes occasionnelle. Nous n’avons aucune puissance, seulement nous nous l’attribuons. Ce qui brise la puissance, c’est que l’on ne peut pas en avoir une idée claire et distincte. Cette attaque contre la puissance rappelle que la puissance n’est pas susceptible d’une représentation, mais éclate sous l’exigence de la représentation. C’est une idée de Descartes : tout se fait par mouvement et figure, il y a dans le choc une impulsion qu’il faut trouver. Cette impulsion est de l’imagination pour Descartes, il n’y a que trajectoires. Descartes cherche donc à produire une physique sans force, seulement par des mouvements et des figures. Mais les règles mathématiques de la loi du mouvement sans force sont fausses mathématiquement, et Leibniz montre que l’on ne peut pas penser les trajectoires sans l’accélération, laquelle est produite par la force. Leibniz fait donc revivre le concept force dans la philosophie, dans les sciences et dans la métaphysique. Il n’en demeure pas moins que la proposition de Descartes est d’une spiritualité extraordinaire. Dire que la force n’est rien que des déplacements, ceci ressemble au taoïsme. Mais Malebranche sait que il y a une erreur dans les mathématiques de Descartes ; cependant il maintient qu’il faut rejeter la métaphysique la force, car ce serait le début du paganisme. Où va-t-on si le monde repose sur la force ? Malebranche nomme avec horreur la force. Les tenants de la métaphysique de la force sont les tenants de points enflés. Ces points enflés sont des éléments de l’espace-temps que l’on a fait grossir et à qui l’on prête des vertus purement imaginaires. Les philosophes qui veulent donner une force active dans la nature sont des points enflés. L’intelligence française dit que la puissance n’est pas concevable. Les philosophes de la force sont ceux de l’obscur. Malebranche veut nous libérer de ceci. - Or, aujourd’hui, nous ne vivons que dans l’horizon de la force. Avec les formes substantielles, nous sommes face à un objet philosophique qui a du mal à être défini. Sa nature est d’être rebelle à la définition. Quand Descartes voulut approcher la nature de ce dispersif, il n’a trouvé que des qualités occultes. Il y a une grande difficulté à définir clairement les formes substantielles. Elles sauvent les formes qualitatives du monde, mais nous ne savons pas à quel prix philosophique. Ceci excita la hargne de Descartes puis de Malebranche contre les formes substantielles. La théorie des causes occasionnelles est la plus grade mobilisation d’intelligence cardinale pour se libérer de la tutelle de ce monde occulte qui reste présent dans la philosophie classique. L’introduction de l’Éclaircissement XV vit en direct le caractère dramatique de la présentation de Malebranche. Une dramaturgie cosmique et une stratégie de l’univers se jouent ici. Malebranche prend toujours plus au sérieux sa fonction d’être le liquidateur des formes substantielles. Le point de départ est l’idée - que nous trouvons aussi chez Pascal - d’un Dieu qui se cache. Nous disposons d’un monde intellectuel où il nous est demandé de renoncer à la qualité occulte pour lui substituer le Dieu qui se cache. Dieu se cache dans la nature ; et c’est ce qui explique notre propension à inventer des formes substantielles. Le retrait de Dieu facilita la propagation de ces entités extravagantes et fausses. Pour cela il faut accepter que Dieu se cache, faire droit à l’idée d’un Dieu non dévoilé, à un Dieu orageux, qui se tient derrière des nuées. Le renoncement aux êtres magiques nous donne un Dieu sombre, voilé, courroucé contre l’humanité - au point de ne pas apparaître dans sa clarté divine aux hommes. Le rapport entre Pascal et Malebranche se trouve à la ligne 5 : Dieu qui seul est capable d’agir en nous se cache maintenant à nos yeux. Ses opérations n’ont rien de sensible, et quoiqu’il produise et conserve tous les êtres, les esprits qui cherchent toutes choses ont de la peine à le reconnaitre bien qu’ils le rencontrent à tous moments. C’est l’opposition entre rencontrer et reconnaître. Nous pouvons rencontrer Dieu sans reconnaitre, et alors nous disons que la rencontre est celle d’une entité magique. L’homme est confronté à Dieu mais il ne le reconnaît pas. Est-ce vraiment Dieu qui se cache comme s’il était caractérisé par un retrait essentiel? Ou est-ce l’homme qui a l’esprit si brouillé qu’il interpose des nuages entre lui et Dieu? L’homme s’oublie soimême. C’est une perte de la clarté de la connaissance de soi. Nous avons tellement perdu notre identité intérieure que nous nous laissons séduire par l’extériorité. Et nous basculons d’un monde de la raison et de la connaissance jusque dans un monde du fantasme et de la fiction. Le prix de tout ceci engendre un concept faux qui est celui de nature. La nature est la chimère absolue. Malebranche est un philosophe de la puissance et non de la nature. Il essaie d’abolir l’idée de nature par celle de puissance. Il y a quelque chose de satanique chez Malebranche, qui mène un complot contre la nature. À son époque, des philosophes stoïciens croient que l’homme trouve son équilibre en respectant les équilibres de la nature. Contre cet idéal naturaliste, Malebranche se déchaîne et essaie d’ébranler l’illusion d’une référence à la nature. Il conduit contre la nature une guerre qu’il va perdre à cause de Rousseau. Malebranche est trahi par le siècle qui le suit immédiatement, mais ce monde du déchaînement de la puissance que nous connaissons est peut-être la véritable victoire de cet auteur. À notre échelle, la loi de la puissance l’emporte sur la loi naturelle. Nous sommes réduits à faire de Malebranche un penseur post-moderne. Puis Malebranche déchaîne l’horreur et la frayeur. Ce sont les sentiments de l’homme de l’imagination (lequel homme est honni par Malebranche), qui s’oublie lui-même et imagine la nature pour ne pas rencontrer Dieu. Un tel homme est terrorisé à l’idée que la révélation religieuse soit vraie. Pascal de même dit que les hommes détestent la religion parce qu’ils ont peur qu’elle soit vraie. Nous voudrions être libres de la tutelle du prêtre, dans un anticléricalisme natif. Or ce n’est pas tant qu’il y a un droit à la nature, mais nous sommes torturés par la peur que, en approfondissant la nature, nous finissions par voir ce Dieu que nous craignons car nous l’avons trahi. D’où à la page 87 : l’homme, se sachant pécheur, se cache pour ne pas être en vis-à-vis avec Dieu, et nous imaginons une nature aveugle. Nous voyons un visage aveuglé, ce qui rappelle des tableaux de Poussin, comme Orion aveugle, qui montre un géant aveugle qui arrache les arbres, se heurte aux collines, et mène une vie de misère si ce n’est qu’un génie le guide dans ses malheurs. - Nous voyons se dessiner dans cet Éclaircissement un tableau malebranchiste, comme si une imagination de la vérité pouvait s’arracher à un tableau de l’erreur. L’erreur qui s’ensuit est ce que reproche Malebranche à Thomas d’Aquin. Ce dernier n’a pas peur de Dieu, mais manque de courage et constitue un bricolage odieux associant les illusions naturalistes des païens à la théologie chrétienne. Il est responsable d’une coopération entre la cause première divine et la cause seconde des formes substantielles ; comme s’il y avait une convergence entre elles. Malebranche considère ceci comme un accommodement et non comme de la philosophie. La scolastique, par cet accommodement, est coupable car elle véhicule l’idole qu’est la forme substantielle. Commence alors le listing (que nous avons étudié précédemment) des aberrations de la forme substantielle, les obscurités et le non-sens qu’elle entraîne à sa suite. Malebranche est capable d’une histoire des formes substantielles, alors qu’il dit dans la Recherche de la vérité que cette histoire est la preuve qu’un homme est oisif. Or Malebranche montre ici qu’il n’est aveugle ni à la forme substantielle, ni à son histoire. À la page 189, Malebranche évoque la Chine. Il renvoie aux formes substantielles et à leur histoire baroque, sans faire allusion ni à Platon ni à Aristote, ni à ceux des pays éloignés comme la Chine. Il n’oublie jamais qu’il pense dans l’universel, que sa pensée ne s’arrête ni par les illusions de l’Occident, ni par celles de l’Orient. Il cherche à unifier la terre entière dans le concept clair et distinct d’occasionnalisme. - Or Leibniz estime que de son point de vue la révolution malebranchiste est géniale, mais il ajoute que le concept de causes occasionnelles est plus obscur que celui des formes substantielles. Puis il y a un face-à-face de Malebranche avec la puissance. Cet auteur éradiqué la puissance, abat le stoïcisme et épicurisme, congédie la nature, humilie les scolastiques. Il ne reste plus que lui, et en face à la puissance. Que faire quand il n’y a plus aucune loi pour gouverner la puissance, quand il n’y a plus rien face à elle? C’est ce à quoi sont confrontés nos hommes politiques. Ils vivent alors une une vie métaphysique. C’est le fait de la Modernité qu’il n’y a plus que la puissance. Et il faut négocier un destin des individus dans un monde tellement abattu qu’il ne reste que la seule puissance. Tous les autres philosophes ont des médiations. Ainsi Hegel pense que la puissance est un moment mais non la totalité du concept. Schopenhauer estime que la puissance est déchaînée dans la volonté de vivre ; mais elle est contrebalancée par ce moment passager et illusoire de la représentation. Or avec Malebranche il n’y a plus de consolation de cet ordre, mais un face-à-face nu avec la puissance. - Seul Spinoza s’est aussi donné comme seul but de penser la puissance. Ces deux philosophes sont seuls tête nue face à la puissance. Choisirons-nous une vie à la Malebranche ou à la Spinoza? Page 190 §3. Malgré les masques, les hommes reconnurent que la question de la puissance est au coeur de la pensée religieuse et métaphysique. Depuis Aristote, il y eut une pensée de la puissance, et des démonstrations. Malebranche reconnaît le caractère démonstratif de la physique d’Aristote, et donc de celle de Thomas d’Aquin. Mais il exige un degré de vérité plus élevé, qui ne repose pas sur un critère logique. Plus haut que la démonstration, il y a l’attention. Elle est cause occasionnelle de mon union avec l’intelligible. Il y a des vérités démonstratives, mais elles n’ont pas le dernier degré de certitude. Le seul degré qui active une connaissance réelle et absolue est l’attention, une forme d’intuition intellectuelle. Aristote est vrai car son propos est une vérité démontrée, mais ce n’est pas le degré le plus haut de la vérité. La vérité absolue est l’union par l’attention. La considération attentive de la puissance permet d’accéder au plus haut degré de la vérité. La faiblesse de l’argumentation d’Aristote est d’être valide logiquement mais de voir ses prémisses enracinées dans la sensation. L’empirisme d’Aristote le tue, car nous devons croire qu’il y a des formes substantielles - car nous voyons des actions qui semblent témoigner de l’action d’essences naturelles. Cette induction donne trop à l'empirisme, elle aliène notre intelligence dans l’expérience. L'empirisme est la source du mal ; empirisme logique est le pire des maux car il s’agit d’une pensée de procédures logiques reposant sur des objectivations empiriques qui vicient le processus logique. La véritable fonction de l’intelligence est l’attention et non l’argumentation. Il faut voir la vérité, et alors nous savons que la puissance ne réside pas dans une nature. Rien ne peut fonder un séjour naturel de la puissance, elle traverse la nature sans résider dans ses ressources propres. Page 192 § 1. C’est ici que Malebranche devient méchant. Il tente de casser l’aristotélisme par le jeu du billard. Empiriquement, le billard implique que les boules ont un effet qui résulte de leur force intrinsèque. Ceci est illusoire. Car c’est Dieu qui transfert par conservation la boule de l’endroit A à l’endroit B ; c’est ici Dieu comme loi générale de conservation du mouvement. Elle suppose qu’un mobile mis en mouvement irait en ligne droite. Or ceci est le Dieu de Malebranche : la conservation de l’énergie. C’est un Dieu qui a pour figure la régularité du cosmos ; ce qui n’est pas si loin d’une forme d’athéisme et de confucianisme (égalité du ciel à elle-même). L’illusion des philosophes qualitatifs est de croire qu’il y a une transmission de substance à substance, de la causalité responsable : pour eux le corps est responsable de la transmission de l’influx dans l’autre corps. Cette linéarité de la transmission doit être remplacée pour Malebranche par un module de la communication universelle de la puissance, selon une loi qui ne s’effectue que dans certaines occasions. Il y a une castration : nous devons accepter la puissance sans que nous l’ayons. La boule de billard ne dispose d’aucune énergie immanente. Et quand bien même elle l’aurait, elle ne dispose pas d’une capacité de la transmettre à l’autre corps. Conclusion de l’Éclaircissement. Quelle que soit l’ontologie dans laquelle on se place, il n’y a pas de lien entre des substances passives, mais des juxtapositions - sans dynamique. Les communications sont légales et non magiques. Malebranche reprend le monde qualitatif : si même nous admettons des qualités et des formes substantielles, il n’y a que Dieu pour être le maître de la transmission. C’est un texte qui retire la puissance au corps, et dans sa conclusion il met entre les mains de Dieu toutes les formes de transmission. Malebranche est informé des plus nobles philosophies de la fin de la Renaissance, avec un tournant incarné par Giordano Bruno, Du lien en général. La scolastique s’est concentrée sur des substances, ce qui crée un monde de substances séparées ne rendant pas compte de l’univers. La vraie mutation est de passer d’une pensée de la substance à une pensée de la relation, autour du concept de lien. Qu’est-ce qui lie l’univers? Une pensée de la substance ne parvient pas à cette doctrine plus élevée du lien. Ceci vient de la mutation du concept d’espace. - Ce qui constitue le lien entre les substances chez Aristote, c’est le lieu. Les choses reposent dans un lieu, et l’espace est la limite des corps contenus dans le lieu. La théorie des lieux naturels arrimait les corps entre eux ; et la construction de l’espace antique fait l’économie du concept de lien - car l’espace est qualifié et s’identifie au lieu naturel des corps. - Dans les temps modernes, nous arrivons à un espace infini qui n’a pas les vertu de consistance du lieu antique. C’est un espace neutre, avec une indifférence au lieu et à l’endroit. C’est un immense espace de la communication universelle. Comment, dans cet espace neutralisé ou agnostique, exiger que les substances soient liées entre elles? On entre ici dans la question du rapport et du lien. Le lieu de l’application moderne devient le lien ; le combat philosophique porte sur la relation et les liens. Giordano Bruno se rend compte du tournant du lien. Puisque tout devient lien, il faut que nous ayons des relations magiques pour se tenir les uns les autres, par un pouvoir de séduction ou un magnétisme qui nous tiennent ensemble. C’est le renforcement d’une magie du lien comme instrument de lutte contre la neutralité de l’espace. Mais ce lien contrevient au christianisme : il relie les hommes entre eux et non en Dieu. Et ce lien ferait perdre la liberté des individus. On a donc lutter contre le lien en connaissant le problème : ce qui fait le lien, ce n’est ni le lieu ni la magie ou le magnétisme des individus, mais Dieu lui-même. La relation est au centre du problème chez Malebranche, avec la communication du mouvement. Chez Leibniz, les monades sont reliées les unes aux autres car elles sont dans des harmonies pré-établies qui les lient entre elles. Il y a un combat contre le lien présent dans tous ces passages, et une reconnaissance que la théorie du lien est fondamentale - quoiqu’il faille lui donner un autre statut. Ces pages conjoignent le monothéisme et la question du lien sur un mode qui n’accepte que des liens divins. Le lien des liens chez Malebranche est l’ordre : je converse dans l’espace neutre des liens religieux car les causes sont ordonnées dans un ordre total ou général. Malebranche montre l’impossibilité d’échapper à sa philosophie en distinguant des relations de changement et des relations de création. Cette distinction n’est pas pertinente, car produire un changement est aussi difficile que créer une nouvelle chose. Le fait que la boule passe d’un angle C à un angle C’ en bougeant d’un centimètre fait qu’elle se meut en elle-même avec autant de coût énergétique que si elle était présente ou absente ; parce que le temps est discontinu. Et quand Dieu fait rouler la boule, il la crée à chaque instant. Il n’y a plus de transmission de substance à substance, ni d’homme à homme. C’est un monde fermé et hostile, mais aussi très libre car très économe. Il n’y a pas de débauche de principes, mais seulement une détermination infinie et une loi de communication du mouvement. C’est une philosophie étouffante et esthétique, comme Versailles. Puis Malebranche montre comment argumentent ses ennemis, et il propose sept preuves en faveur des formes substantielles. Il y répond en les détruisant. 1. La première touche la question du vitalisme. Pour ses adversaires, la conception de Malebranche est un mécanisme intégral qui ne respecte pas la vie entre le mécanisme. Son monde est celui d’une montre qui fonctionne comme si elle était vivante - mais qui ne l’est pas. Malebranche écrase son adversaire avec un concept pauvre et sommaire de la vie. C’est précisément la Modernité qui éclate ici, une philosophie d’abattoir industriel. Ce texte de Malebranche est abject mais dit précisément ce qui va se passer. C’est une déclaration de guerre à la nature et à la vie. 2. La seconde preuve porte sur les transmutations physiques, dont l’exemple est l’eau qui bout. Pour les adversaires de Malebranche, si tout corps est un agrégat d’atomes, on peut faire n’importe quel autre corps en collant les mêmes atomes différemment ; or ceci n’existe pas, il y a des stabilités ontologiques et une régularité des échanges vitaux. Malebranche répond qu’il y a une stabilité générale de l’univers car Dieu est constant. La constance des échanges dans le mouvement crée celle des formes à l’extérieur. Il n’y a pas de saut dans la transmission du mouvement. L’étude de la nature est fausse et vaine en toute manière. - Suit une rafale de concepts (page 196). Tombent ici l’épicurisme, l’aristotélisme et le stoïcisme. Moyennant une dynamique destructive puissante, Malebranche répond comme le feraient nos physiciens avec la physique quantique. Les matérialistes neuronaux sont dans la ligne de Malebranche. La détermination de tous les temps par le principe de raison ne fait que s’accentuer. La bombe atomique est pour Heidegger le principe de raison devenant destructeur pour l’univers. Malebranche est une extension systématique du principe de raison. 3. La troisième preuve demande pourquoi nous préparons les conditions des corps si Malebranche a raison. C’est le monde des Géorgiques qui disparait ; il n’y a plus d’agriculture après Malebranche, seulement la culture intensive mécanisée. Il nous donne une éthique de vie de mobilisation totale. La morale de Malebranche est ce qui nous reste. 1° Dieu a établi un mécanisme de croissance des plantes qui suppose qu’on les arrose, ceci fait partie de la loi générale. 2° Il existe aussi des cas où Dieu ne prépare pas, et alors ce sont les miracles - qui sont un autre type de la loi générale. Le miracle lui-même fait partie du système. Malebranche a détruit la vie mais aussi le miracle, en en faisant une option dans une loi de communication du mouvement. Le miracle n’est jamais la superposition d’une nouveauté qui devance les lois de la nature, car il n’y a plus de nature, seulement des codes de destructions du mouvement. 4. La quatrième preuve réside dans l’idée que le mal, jadis éloigné de Dieu dans la théorie des formes substantielles, trouve sa cause en Dieu chez Malebranche. Ce dernier reconnaît que l’univers est une ruine. Nous avons à voir trois grands massifs pour finir : 1° la question du mal et de l’autodestruction du monde, 2° le néant de la nature, et 3° les limites de la liberté. Dans la quatrième preuve, le défenseur des formes substantielles objecte à Malebranche que, si Dieu seul agit, il fait tout le mal dans le monde, sans distance entre lui et sa création. Dieu cherche alors à détruire sa création. Et il se combat lui-même. L’horizon des causes secondes dédouanait Dieu en affirmant que les fautes viennent toutes de la nature et aucunement de Dieu. Malebranche pulvérise cette argumentation - au point que ce texte rend nécessaire pour Leibniz luimême d’écrire la Théodicée, une justification de Dieu. Descartes donne des fondements conduisant à des crises sur la volonté de Dieu, mais lui-même se lave les mains de ces problèmes et n’affronte jamais la question du mal. Mais Malebranche montre qu’il y a une positon possible, terrifiante mais cohérente, du cartésianisme sur la question du mal. Malebranche fait basculer le cartésianisme d’une épistémologie métaphysique à un projet insensé d’approfondissement d’une théorie du mal dans le nouveau contexte ontologique. Malebranche ne supporte pas la notion de concours. Selon cette notion, Dieu soutient l’action des substances en apportant une part de sa causalité. Les causalités humaines et la causalité divine se renforcent l’une l’autre. Le concours est ici un «marcher ensemble», une collaboration entre l’homme et Dieu. Puisque cette théorie suppose l’action de l’homme et de Dieu, Malebranche montre que, au lieu d’innocenter Dieu, elle accable aussi bien l’homme que Dieu. La voie du concours ne permet donc pas pour lui de répondre à la question du mal. §1 p 199. Ce passage montre la destruction de l’idée de concours. «Dieu fait tout en toute chose et rien ne lui résiste.» Cette proposition abyssale revient à dire qu’il faut accabler Dieu de tout ce qui se passe dans le monde. Malebranche part de cette terreur et montre que cette solution donne des aperçus inimaginables, au point qu’ils sont la vérité. Le monde est fait de chocs, comme la balle que reçoit le soldat dans la guerre moderne, la pénétration du corps par un corps étranger. Dieu consent à ce type d’actions. Dieu voulut que les corps se choquent car ce choc est l’occasion qui lui permet d’instituer sa loi générale. Dieu avait besoin de ces chocs pour produire le monde. Les chocs ne sont pas des causes, mais des occasions pour que la causalité s’effectue. Le monde est bon, varié, multiple, profus ; tout cela est produit par cette action minimale qu’est le choc. Le choc est le minimum d’action pour le maximum d’effet. Dieu a voulu positivement les chocs. Dieu veut le choc dans son dessein du monde. Dès lors, en admettant ce caractère organisateur du choc pour les lois du mouvement, il en découle tout le monde entier, jusqu’à la balle qui transperce le casque et tue le soldat. page 199 six dernières lignes Ici, arrive un passage important qui corrige la première preuve. Malebranche disait que les animaux ne sont que des montres ; et que ce n’est pas le vitalisme qui le faisait changer d’avis, car il n’est qu’un montage mécanique dans la matière. Mais il hésite ici et met le vivant à part. Il énonce un principe capital qui est la théorie de la préformation. Les microscopes permettent de voir les ovules. On se demande alors s’il n’y a pas des structures propres à la reproduction et distinctes du simple choc des atomes. Et les penseurs de cette époque forment l’hypothèse folle que chaque femme a en elle tout le stock des ovules, même si seulement quelques uns se développent. Selon cette théorie de la préformation, la première femme, Ève, eut en elle tous les ovules de toute l’humanité. Les ovules sont les matrices servant à engendrer des bébés, et ce ne sont pas des chocs mais des systèmes matriciels. - Les ovules d’Ève furent-il produits par un choc? Malebranche admet cette possibilité, mais ceci voudrait dire qu’il y eut en Ève une structure fixe ou stable ayant engendré les ovules pour la suite de l’histoire. - Une autre hypothèse est de penser que les ovules viennent de la création divine et non du choc initial. La première hypothèse est la théorie du moule, reprise par Buffon. C’est l’idée d’une continuation de la reproduction à partir d’une structure biologique. Donc il y a une spécificité du vivant. Et par conséquent Malebranche accepte un principe vitaliste. Mais le bébé ovulaire est un programme qui se développe avec le temps. Il reste que, malgré cette exception où Malebranche s’oppose à sa première réponse, il n’y a pour lui aucun empêchement à un mécanisme intégral. Le monde du vivant n’est qu’une question d’accroissement et non plus de création. Puis il pose le problème des avortés, des enfants monstrueux, etc. Il y a des irrégularités dans la nature, et la floraison mécanique de la matière n’exclut pas les déformations. Puis nous disposons d’une vue d’ensemble sur la thèse malebranchiste. Dieu n’avait pas intérêt à faire en sorte que les corps s’évitent les uns les autres. On aurait pu prévoir un Dieu avec des trajectoires courbes, par exemple qui ferait que la balle contourne la tête du soldat. Mais alors il faudrait que Dieu intervienne pour créer une courbe pour écarter de la ligne droite naturelle. Dieu le peut, mais ne le fait pas parce qu’il veut la plus belle des créations avec la plus grande économie de moyens. S’il multiplie les impulsions, il perd du temps, et c’est pourquoi il faut aller vers les voies les plus simples. Son but est de produire le plus vite possible le corps de Jésus-Christ. Il y a simplicité des voies et urgence, et dans cette urgence des hommes meurent. Mais ceci n’importe en rien car Dieu est infini et ne veut que luimême, donc le Christ. C’est un projet mondial de puissance, de rapidité, d’extension et de variété. Page 201 C’est une philosophie de la destruction. Malebranche justifie la destruction des êtres. Il ajoute que tout ce qui est détruit finit par se réparer. Et si nous acceptons la destruction, ce qui se répare le fait par les voies mêmes de la destruction. Des chocs cassent et restituent à la fois, comme une opération chirurgicale casse tout état et est suivie de la cicatrice qui répare (ce sont deux chocs). Et si Dieu voulait empêcher la destruction des êtres, ceci l’obligerait à prendre en considération chacun d’entre nous, or il ne s’occupe que de lui-même, c’est-à-dire de ses volontés. «Ses volontés valent beaucoup mieux que la réparation des êtres. Elles valent même beaucoup mieux que tout ce qu’elles produisent. […] Il doit négliger les petites choses.» Ce Dieu suit la politique de Louis XIV. Il peut y avoir des miracles, mais c’est dans le cas où le miracle entre dans un projet plus grand encore que celui de faire le corps de JésusChrist. Ce méga-projet, nous ne devons pas faire trop d’effort pour le comprendre. L’une des objections à Malebranche consiste à dire que Dieu va damner un nombre infini de personnes, ce qui serait son échec. Malebranche répond qu’il est préférable d’avoir un système simple que de sauver des gens. Dieu est sublime dans son système, même s’il engage des catastrophes successives. Les formes substantielles nous sauvent de ceci, mais Malebranche est un prophète qui prévoit le monde du troisième millénaire. Il importe de le comprendre car il possède une lucidité telle qu’il nous place face à nos problèmes quotidiens - avec une solution à tout. Malebranche est odieux car le cours du monde est lui-même odieux. Il y a un ordre à tout, qui prévaut sur tout, et Dieu est innocent du mal. Il ne veut pas le mal que produit l'ordre, mais l’ordre du monde. On doit juger Dieu à la grandeur de l’ordre et non à ses conséquences. Dieu est plus innocent du mal dans l’occasionnalisme que dans le système des causes secondes, car dans ces dernières il est relativement impliqué dans le mal du monde. Dans le système des causes occasionnelles, Dieu n’est impliqué que dans l’ordre et non dans les conséquences. Dieu est plus innocent dans le système des causes occasionnelles alors qu’il est infesté d’erreurs dans le système du concours. La cinquième preuve revient sur les mêmes points essentiels. C’est un dialogue avec Thomas d’Aquin. Le christianisme est un système à deux étages. Le premier est l’ordre physique de la nature. Le second concerne les dons de Dieu qui perfectionnent cette nature et libèrent des fautes liées à elles ; cet autre ordre est la grâce. Malebranche écrit un livre sublime, le Traité de la nature et de la grâce. Cette distinction traditionnelle dans la chrétienté peut être surmontée par la théorie des causes occasionnelles. L’occasionnalisme de la nature repose sur les lois des chocs, et l’occasionnalisme de la grâce repose sur les pensées de Jésus-Christ. Il faut que, dans sa mort, le Christ ait pensé à nous pour que cette pensée soit la cause occasionnelle d’un don de grâce par Dieu. Malebranche traite froidement le problème du surnaturel. Il ne l’attaque pas, mais détruit le concept de nature. La nature est une pure chimère. Malebranche, poète de la mort, en vient à insulter Aristote. Ce militant anti-écologique considère que la nature est une idole, une fiction, une nature imaginaire. Cette prodigieuse haine de la nature est le symptôme du dix-septième siècle. Ce serait un siècle très froid, enclin à la famine, ce qui expliquerait que l’on puisse le détester. Page 205. Malebranche a honte et se demande s’il est en mesure de légitimer la question logique de la distinction du naturel et du surnaturel. Le surnaturel est ce qui a rapport au Salut du Christ, ce qui concerne son action pour sauver l’humanité. Le surnaturel est gouverné par le Christ seulement. La pensée du Christ gouverne tout ce qui sauve l’humanité. La nature est la production d’Ève, la surnature est la production du Christ. La sixième preuve demande ce qu’il advient de la liberté. Elle est le fait qu’il y a toujours du mouvement pour aller plus loin. Pour Malebranche, vouloir et se déterminer, c’est ne rien faire - sinon il y aurait un ajout de l’action humaine dans le projet divin. Malebranche tâche de sauver la liberté, mais veut aussi dédouaner Dieu. Si l’homme n’est pas libre, comment Dieu est-il innocent de mon péché? Malebranche répond que Dieu est l’auteur de la concupiscence et de l’erreur même. L’homme doit suspendre son désir en comprenant qu’il y en a de meilleurs. Il n’y a aucune fixation sur un élément relatif du désir. Ce texte affirme la totale liberté de l’homme et les limites de cette liberté. Il mobilise le motif de l’heureuse impuissance de l’homme. Nous sommes libres et impuissants, ce qui n’est pas sans rappeler le taoïsme. C’est un Tao qui se distingue par le fait que son centre est transcendant et non immanent comme dans le taoïsme oriental. C’est un taoïsme de la transcendance. Malebranche est ici proche de l’Orient. Le malebranchisme devient une éthique post-moderne, la conciliation entre l’industrialisation occidentale et la sagesse taoïste orientale. Si le confucianisme est le développement de la religion de l’Orient, Malebranche est l’éthique et la mystique de l’Occident postindustriel. L’alternative ou le complément au confusionnisme serait l’occasionnalisme - sachant qu’il y a un occasionnalisme musulman. Malebranche reconnaît que l’homme est doté d’un vouloir. Ma conscience ténébreuse est attentive et m’informe sur les états qui émergent de mon inconscient, et je vois émerger consciemment des actes libres. «Mais c’est parce que Dieu le fait vouloir en le poussant inconsciemment vers le bien.» Le vouloir est libre et humain, mais l’énergétique ou le facere du vouloir est divin. L’homme est entraîné par le mouvement cosmique vers le bien, ce qui en fait un homme de désir. Dieu donne tout. Quand je m’arrête à un motif ignoble, je suis responsable, car je n’ai pas fait un examen suffisant des motifs que Dieu me donne. L’homme veut, mais ses volontés sont impuissantes. La puissance ne vient que du mouvement du cosmos tout entier vers le bien absolu. Toutes les philosophies dépendant de Hegel et surtout de Marx donnent comme horizon à la philosophie la production, l’homme entre dans une révolution en tant que producteur. C’est une ontologie générique de la production, les Marxistes parlent de productions intellectuelles. Avant ce délire productiviste, Malebranche en prévoit le malheur et veut baser une éthique sociale et humaine sur la dé-production de l’ontologie. Ceci sera repris par Heidegger dans la Lettre sur l’humanisme, qui montre que la production est la figure ultime d’une métaphysique entendue comme technè de l’être. Malebranche est un métaphysicien anti-productiviste, il voit la folie de l’Occident et qu’il y a un fantasme de toute puissance productiviste à l’être et à l’ousia. Malebranche a une théorie de la puissance, mais elle est en Dieu ; et le productiviste humain n’est qu’une impuissance. C’est une abolition critique du concept de production. Dieu est atroce mais l’homme peut survivre en se libérant de la production. Malebranche comprend que Dieu est méchant. Et il nous propose une liberté avec un Dieu méchant. C’est un pessimisme encore plus grand que Schopenhauer. Ce dernier est le grand lecteur de Malebranche. Les causes occasionnelles sont la représentation ; et la puissance est la volonté. Je peux mener une vie éthique et esthétique par une heureuse impuissance. Ce Dieu noir de Malebranche se superpose au Dieu absurde de Schopenhauer. Mais alors c’est soit un taoïsme malebranchiste, soit une bouddhisme schopenhauerien. Haut de la page 207 Nous avons une conscience de notre liberté. L’esprit même n’agit pas autant qu’on se l’imagine. Ici nous sommes proches de Spinoza. Sauf que ce dernier cherche à faire en sorte que l’esprit soit de plus en plus actif, tandis que Malebranche présente un modèle dé-productiviste. Il nous faut renoncer toujours davantage à notre puissance. C’est une critique de la transitivité de mon esprit dans mes actions. Il n’y a aucun rapport entre le fait de vouloir prendre un crayon et le fait de le prendre effectivement, entre ma volonté de concevoir un cercle et le cercle que je conçois. Nous sommes coupés de tout rapport à l’effectivité. Je connais mes idées, mais non la connexion de mes idéalités avec les effectivités. Malebranche se met dans la modestie la plus complète. C’est une pensée d’un englobant d’inconnaissance et d’impuissance. Malebranche est le philosophe de l’effondrement du marché mondial. Il propose un art de vivre dans la catastrophe singulier et fascinent. L’absence de toute ontologie de l’action des causes secondes invalide toute pensée de l’union de l’âme et du corps. Note 2 page 208. C’est la distinction entre la conscience et l’avertissement. Je peux avoir conscience que mon bras bouge, mais sans avoir conscience de la raison pour laquelle ceci se produit. J’ai un sentiment du mouvement de mon bras, mais pas de conscience du sentiment du fait que le bras bouge véritablement. Page 209. C’est une coupure totale entre les décisions psychiques et les actions mécaniques. C’est soit une coupure totale entre l’âme et le corps, soit une absence de choix du canal de nerf dans lequel nous engageons la puissance. Même si nous l’avions, nous ne pourrions pas maîtriser la puissance. La dernière preuve explique les passages de l’écriture sainte qui semblent favoriser l'occasionnalisme ou la théorie des causes secondes. Le dernier Éclaircissement est une théorie de l’oeil : si je vois, alors Dieu existe. Mon bras est limité dans ses actions. Les pianistes ont certes une sensibilité inimaginable dans les bras et les mains, mais les objets restent séparables. Il joue un nombre infini de notes. Le mouvement de mon bras n’est pas la rencontre d’un infini. Mais mon œil est capable de produire toutes les déformations de perpectives, tout en rétablissant immédiatement chacune des images pour que la perspective soit juste - quel que soit le paysage, l’objet et le degré de lumière. Malebranche conclut qu’il y a dans l’œil un continu visuel qui suppose une infinité d’images possibles. L’œil surpasse le plus puissant des systèmes de pixels, car il produit un système infini d’mages. Il existe dans le corps humain un organe fini qui véhicule une donnée infinie d’informations, un stock infini de déterminations. Or le fini ne peut pas porter l’infini. Donc dieu existe. Il y a une loi générale du mouvement qui contrôle mon bras selon ses modalités propres. Le bras et l’œil sont des conditions inverses. La simplicité des voies préfère une action autonome de mon bras sans que je puisse avoir un contrôle effectif du passage de mes idées à leurs réalisations physiques. Il en découle que la théorie qui consiste à essayer de sauver les causes secondes par la liberté de l'homme est un sauvetage échouant, car il suppose une croyance dans le mouvement de la nature ; alors qu’en réalité aucune conscience humaine ne peut contrôler le faisceau infini des opérations sur la surface de la terre. La liberté existe mais il faut une liberté en situation de mécanique infinie, donc une liberté de l’impuissance taoïste, postmoderne. Les voies les plus simples furent choisies pour structurer l’univers, ce qui implique le mal mais aussi une parfaite économie d’énergie pour conduire au plus vite à la venue de Jésus sur la Terre. Le monde fut créé pour que Jésus vienne. Le système des causes occasionnelles crée le drame du péché originel ainsi que les conditions de la rédemption à moindre coût. Le système des causes occasionnelles suffit à créer l’Église. Péché et déterminisme s’écrivent dans la simplicité des voies. Ou bien Malebranche a un projet systématique de production d’un savoir intégral. Il lui faut donc expliquer les représentations idéologiques de son temps. Non seulement la métaphysique peut se plier à son dispositif, mais aussi les croyances les plus irrationnelles du christianisme. C’est une victoire du nouveau rationalisme occidental qui s’étend dans les domaines de la nature et du Salut. Malebranche forge le premier système intégral qui plie dans la rationalité la foi et la raison. Un chrétien trouverait monstrueux de réduire à une même intelligibilité la nature et la grâce selon un même système de causes. C’est tout sauf de la foi. Un athée trouverait insupportable de produire un tel système de rationalité pour intégrer les croyances les plus fanatiques de l’Occident. Malebranche est odieux pour tout le monde, il construit un visage de l’Occident que nous ne supportons pas. Nous avons voulu une religion qui nous sauve et une nature technicisée, avec une rationalité identique dans les deux domaines. Il est terrible de voir que ce pouvoir occidental qui fit la domination de la Terre possède un tel visage. Malebranche est une sublime pensée systématique et un fantôme qui nous permettent de comprendre qui nous sommes. Il nous enseigne ce qu’est l’Occident et son problème. Adam est un occasionnaliste non pervers. Il sait que la créature est impuissante et que les causes sont occasionnelles, mais il ne se révolte pas jusqu’au moment où il mange le fruit. Ce dernier est le déporte de la causalité divine aux choses de la création. Le grand Adam est Malebranche qui contrôle l’univers par des causes occasionnelles co-originaires de la Création. Puis elles deviennent opaques avec la faute, laquelle est le fait de manquer la causalité. C’est la plus ancienne erreur des païens que de se tromper dans l’exercice de la puissance. Les causes occasionnelles ne sont pas une punition pour le péché, mais la structure du bonheur. Mais nous manquons notre bonheur - c’est le péché originel. Malebranche est une pensée du bonheur. La pensée que nous avons toujours assez de mouvement pour aller plus loin est la structure du bonheur. Si l’Occident est devenu un système occasionnaliste généralisé, Malebranche propose une autre idée de la liberté et du bonheur. D’où l’idée d’un taoïsme malebranchiste. Soit le vivant est un réduit à un mécanisme, à une horloge. Soit c’est la théorie des moules, du préformisme, qui rejoint Buffon. La biologie de Malebranche et sa considération de la nature sont proches de Buffon, lui-même plus proche de Lamarck que de Darwin. La ligne Malebranche - Buffon - Lamarck admet la théorie de l’évolution, mais pas la théorie des caractères acquis ni la sélection darwinienne des espèces. En termes d’histoire de la biologie, Leibniz est plus proche de Darwin et Malebranche de Lamarck. Mais si le mouvement des espèces est l’une des parties de la théorie générale du mouvement, nous pouvons rajouter aux cinq champs de causes occasionnelles un sixième champ de cause occasionnelle qui traiterait de l’évolution des espèces comme un champ de mouvement qui disposerait d’une loi générale, la sélection. Le darwinisme serait alors traité de manière occasionnelle comme du mouvement dans le vivant. L’occasionnalisme vaudrait alors pour tout champ d’explication scientifique quelqu’il soit. Mais la mécanique quantique poserait alors problème, car elle est un espace où la causalité est aléatoire à cause du changement des observateurs. L’occasionnalisme est difficilement exposable à des univers de pensée où la causalité ainsi que la théorie de la loi disparaissent. Si un septième champ occasionnel était les champs quantiques, il faudrait faire des codicilles pour que la loi générale intervienne malgré l’impossibilité de déterminer les conditions initiales. Sous cette condition, il y aurait deux lois générales de communication du mouvement, déterministe (la mécanique jusqu’à la moitié du dix-neuvième siècle) puis indéterministe. Mais ceci pose encore un problème, puisque Malebranche est déterministe et que l’occasionnalisme est l’une des configurations du déterminisme. L’une des pensées les plus géniales de Malebranche réside en ce que le monde matériel est conçu comme un ensemble de trajectoires car il est pensée dans l’étendue, laquelle est vue et conçue dans un acte qui est la vision en Dieu : voir l’espace de la science est une certaine façon de voir Dieu - non en tant que sagesse infinie, mais en tant que porteur des corps. C’est la vision en Dieu des corps ou des créatures. C’est la théorie de l’étendue intelligible : l’espace de la science n’existe pas dans mon cerveau, n’est pas un objet sorti de mon cortex, ni une représentation abstraite, mais un fond d’espace qui est Dieu luimême en tant que porteur des corps. L’espace, qui est l’un des déploiements possibles du divin, est ce dans quoi repose le monde. L'espace n’est pas de même qualité ontologique que Dieu car il possède des irrégularités en lui. La première est que, si je dessine un triangle rectangle, je peux avoir un chiffre juste de la hauteur et de la largeur ; mais, dès que je veux calculer l’hypoténuse, j’obtiens un chiffre irrationnel, une racine carrée. Ce qui veut dire qu’il y a de l’irrationnel dans l’espace : même dans un contexte de déterminisme, l’espace induit une certaine incorrection des calculs en son sein. Arnauld objecte à Malebranche qu’il conçoit Dieu comme l’espace. Or Malebranche récuse ceci : certes l’espace est Dieu en tant qu’il est porteur des corps, c’est le fond de la représentation, sauf que l’espace a des imperfections tandis que Dieu n’en n’a pas. On pourrait alors dire que dans le septième champ de la théorie du mouvement, celui de la mécanique quantique, il y aurait cette impureté de l’espace quantique qui porterait de l’indétermination. L’irrégularité de l’espace fait qu’à ses marges le déterminisme devient faux. C’est la preuve de l’écart entre Dieu et l’espace. 1) Un espace déterminisme est absolument régulier même s’il comprend des racines carrées ou introuvables et des chiffres approchants. 2) Un espace indéterministe est le lieu où se jouent les équations initiales de la mécanique. Malebranche produit une théorie générale de l’espace phénoménal ou micro-physique. Il est le plus grand tournant épistémologique de la théorie de la causalité, puisque c’est lui qui renonce à la théorie d’une cause responsable au profit d’une simple loi. Dès lors que la science donne une calculabilité selon une loi d’un événement, il est susceptible d’être re-traduit dans l’occasionnalisme. Toute pensée de la loi est un occasionnalisme. Ce dernier va très loin dans la rationalisation de la modernité - même s’il en est le malheur, avec par exemple la suppression de la main remplacée par l’ordinateur. Le projet de Malebranche est une ablation des mains. Leibniz Le texte clé est le paragraphe 11 du Discours de métaphysique. Ce texte doit être mis en corrélation avec l’Antibarbarus phyicus (volume III de la traduction de C. Fremont en GF). Le Discours date de 1686 ; l’Antibarbarus est un prolongement en aval (1702). En amont, l’autre texte clé est De la philosophie cartésienne (1683 à 1685 - texte 12 de notre édition, pages 182 et 183). Il existe un livre consacré aux rapports entre Leibniz et Malebranche : André Robinet, Leibniz - Malebranche, relation personnelle, Vrin. Le cœur du Discours de métaphysique : propositions 8 à 11 Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 11: 11 - Que les méditations des théologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas à mépriser entièrement. Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saura que j’ai assez médité sur la philosophie moderne, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres, que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des re- cherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez de justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que, si quelque esprit exact et méditatif prenait la peine d’éclaircir et de digérer leur pensée à la façon des géomètres analytiques, il y trouverait un trésor de quantité de vérités très importantes et tout à fait démonstratives. Cette guerre contre les formes substantielles dans laquelle caracolait la France et son intelligentsia, cette ironie sur la scolastique, ce mépris des vieilleries de l’aristotélisme, témoignent de l’orgueil, de la présomption et de l’irresponsabilité des Français. Dans les autres pays, en particulier ceux touchés par la Réforme, les protestants se demandent s’il n’est pas dangereux d’abolir les formes substantielles. Non pour la science qui trouve dans l’ablation des qualités occultes l’occasion d’un vrai progrès dans le déterminisme, mais pour la religion. Les formes substantielles inventées au départ pour expliquer le mouvement sont un enjeu pour la religion. Les gens les plus attentifs s’inquiètent de voir un monde physique où ne règnent que les chocs. L’occasionnalisme comme idolâtrie des chocs choque les socratiques, car dans la quatrième preuve il est dit que mettre le choc au cœur de toute chose donne l’impression que Dieu se frappe lui-même. Si le choc est la suite de la linéarité du mouvement rectiligne des corps supposé par Galilée, il semble que le choc transforme le monde en une mécanique impersonnelle, dépourvue de vie, anonyme, isotope. Tous les lieux se valent, tout est choc, sans qu’il n’y ait de place pour une relation, une influence d’une réalité sur une autre. Tout est gouverné par la rigidité des bords des entités. Ceci est menaçant, car on commence à progresser dans les sciences au profit d’un atomisme. Certes les bords des atomes sont ronds et non droits, mais l’atome insécable est une surface dure. Ceci conduit à une conception atomistique de la vie - or Épicure et Lucrèce inventèrent l’atomisme dans le but précis de trouver une philosophie dans laquelle il n’est pas besoin de dieux. L’atomisme est une structure minimale du savoir de la nature qui évite toute intervention divine - sauf si le clinamen est une inflexion que les dieux provoquent dans les trajectoires linéaires des atomes. En mettant de côté l’hypothèse du clinamen (inventée par Épicure pour éviter l’intervention providentielle des dieux en faisant tout reposer sur des transversales aléatoires du mouvement des atomes), il semble que les logiques du choc soient athées, une dé-divinisation du monde, une abolition de toute présence mystérique ou mystérieuse ou sacrale dans l'économie du cosmos. Les protestants s’aperçoivent de ce risque et veulent garder des réalités vivantes que Dieu aurait placées dans la création au titre d’une volonté, d’une marque de sa puissance, et d’une conception évolutive, organique, faite d’âme et de matière, qui caractérise la nature. C’est une protestation protestante contre le matérialisme et la revendication à tout le moins d’une vie de la nature. Pour ceci il faut trouver des gens capables de maîtriser totalement la science moderne de Descartes pour montrer qu’elle est critiquable et fausse. Les protestants voient naître sur leur territoire des universités qui défendaient de façon frileuse les formes substantielles, en soutenant que Descartes est de l’athéisme catholique, du matérialisme occidental ; et que la bonne doctrine protestante protège les formes substantielles. Mais cette position d’arrière-garde, réactionnaire, tient face à des étudiants inexpérimentés ; mais les savants ne peuvent l’accepter. C’est la polémique entre Descartes et Régus, ce dernier voulant sauver les formes substantielles pour des raisons religieuses. Mais Régus se contente d’invectiver Descartes… L’autre voie est la voie magico-théosophique. Ce n’est pas une position de réactivité qui voudrait retrouver universitairement les formes substantielles. Mais ce sont des gens qui, dans le monde de la médecine et dans celui de la mystique, essaient de montrer que les formes substantielles ont un sens plus profond que ce que le cartésianisme en pense. Paracelse, grand médecin, veut sauver les formes substantielles pour expliquer l’action des médicaments. Ce problème reste présent en Allemagne jusqu’à l’invention de l’homéopathie, qui est une héritière des formes substantielles car plus on dilue, plus la substance active demeure forte et augmente. La forme substantielle n’est pas divisible : même si nous n’avons qu’un fragment infime de son support matériel, elle reste totalement active ; et même plus nous retirons les substances qui y sont agrégées, plus nous multiplions l’effet. C’est une théorie des formes substantielles. Paracelse invente ceci et nomme les principes des médicaments entendus sur le mode des qualités occultes «archées». Elles sont les formes substantielles. Dieu place ces dernières dans le monde, et par exemple certains médicaments ne sont pas un agrégat d’atomes mais une forme substantielle. Il soignait les cancéreux à l’uranium : c’est une forme, substantielle, nous ne savons pas quel est son fonctionnement : cette raison de fonctionnement nous échappant, elle peut être appelée une qualité occulte - mais active. Paracelse transmet cette théorie à son disciple Van Helmont, lui-même ami de Leibniz. Dans la mystique allemande, qui est aussi une mystique de la nature, Böehme est porteur de ces enseignements. Ce cordonnier entre dans la pénombre dans son appartement et voit la lumière se reflétant sur un vase d’étain : cette lumière portant sur le vase posé sur la table produit en lui un bouleversement extraordinaire en lui laissant entendre que le monde n’est pas réductible à des interactions matérielles, à des chocs, mais qu’il y a une qualité du monde qu’il faut expliquer. Il produit une théosophie inouïe, d’une puissance extraordinaire, qui inspire la philosophie allemande jusqu’à Schelling et Jung. Boehme tente de concevoir une théologie qui légitime les formes substantielles. Dieu n’a pas qu’un visage de bonté, mais aussi une colère en lui. Il y a des humeurs et des phases en Dieu - c’est la théorie des puissances chez Schelling. Cette colère en Dieu crée des entités en guerre les unes avec les autres, et qui donnent lieu à des affrontements qualitatifs dans l'économie de la création. La théorie de la colère de Dieu explique le mal entre les éléments, la guerre entre les éléments et la rivalité entre des substances magiques, des archées, qui gouvernent l’univers. Ceci se retrouve dans le Faust de Gœthe. Faust est un disciple de Boehme, il hérite de ce dernier et de Paracelse. Il interroge cette puissance magique qu’il possède, ce qui produit des effets inouïs. Il s’en libère en devenant amoureux d’une jeune fille ; mais en réalité il finit par la faire tuer grâce à des poisons qui lui sont confiés par le Diable. Du même coup il devient un visiteur du monde qui envisage sur la base de ce crime une économie magique de l’univers dont il essaiera trop tard à la fin de se libérer. Il ne parvient à quitter son pouvoir magique et son rapport à la magie qu’en devenant aveugle. Nous ne savons si, au prix de cet aveuglement, il va en Enfer pour faire corps avec le monde magique jusqu’à la fin de ses temps, où s’il est appelé au Paradis pour rejoindre l’éternel féminin. Cette œuvre de Gœthe fait partie de l’économie des formes substantielles. En amont, Boehme et Paracelse sont issus d’un mystique antérieure qui avait mis tout son accent sur les formes substantielles en disant que le christianisme est la forme substantielle. Ceci vient de Maître Eckhart, qui pense que nous devons concevoir la façon dont le Christ entre dans l’âme humaine à la façon d’une forme substantielle. Si Dieu existe, la forme substantielle est active de deux façons, dans la nature dont les forces sont gouvernées par des formes substantielles, et dans la vie de l’âme - car les transformations de la vie spirituelle reposent sur les formes substantielles. La mystique de Maître Eckhart repose sur la double action extraordinaire de la nature et de l’âme en tant qu’elle reçoit la présence de Dieu. Maître Eckhart est la mystique allemande, Paracelse est la médecine allemande, l’université allemande (Mélanchton, ami de Luther), Van Helmont, Gœthe, Hegel, Schelling - c’est l’histoire de la théosophie allemande, laquelle repose sur cet axe haï des Français qu’est la forme substantielle. La France et l’Allemagne s’entendent mal : avant les coups de canon à Verdun, il y eut les coups de philosophie. Les chantres de l’Europe masquent à coups de sourires cette violente opposition des deux conceptions du monde. L’ouest de la France, avec ses horizons plats, invente la haine des formes substantielles. L’ouest montagneux minier de l’Europe jusqu’aux Carpates appartient au génie des formes substantielles. Mais Paris impose à la France l’éradication des formes substantielles. L’administration française est l’extension d’un principe qui fait l’ablation des formes substantielles. Le sujet démocratique français est un monde d’égalité sans formes substantielles. Existerait-il un Allemand qui aurait rassemblé toutes ces influences pour produire une conception ne dérogeant ni à la raison, ni à la science moderne, dans la défense désespérée des formes substantielles par la tradition allemande ? Cet homme est Leibniz, c’est pourquoi il est si important. Il est au cœur du rapport entre la France et l’Allemagne. Sans lui nous serions désespérément éloignés de l’Allemagne, et inversement les Allemands n’auraient jamais compris la violence de la réforme de la science que la France promut au début du dix-septième siècle. Élèves des universités allemandes de Mélanchton, il suit la Réforme et apprend les formes substantielles à l’école avec la logique aristotélicienne. Ensuite, il se croit appelé à faire du droit, et cependant il découvre un génie mathématique inouï, des combinatoires. Ses mathématiques ne sont pas dans l’espace comme Descartes, mais des scènes de permutation entre les probabilités et l’algèbre. Il invente ceci, et cette première poussée de génialité créatrice l’amène à s’intéresser à la science de son temps, celle de Descartes. Ce virtuose insensé construit un dessein philosophique scientifique en venant à Paris où il apprend la science de Descartes et celle de Pascal. Il crée tout de suite un système du monde rival de Descartes mais dans la ligne de celui de Descartes. Il invente une physique du mouvement mécaniste fondé sur le choc ; qui mêle le cartésianisme et quelques influences de Hobbes. C’est une science moderne basée sur un atomisme. Mais ce protestant est formé aux formes substantielles et connaît les querelles occupant cette terrible époque de lutte entre le protestantisme et le catholicisme, par conséquent il se rend compte des risques de matérialisme généralisé de l’Europe future. Il voit avec une clarté extraordinaire ce qui va se passer. Il commence à mettre en doute les résultats de la science de Descartes et de Hobbes : non philosophiquement, mais mathématiquement. Il montre que, si les lois de la lumière de Descartes sont vraies, ses lois du mouvement sont mathématiques fausses. Il devient célèbre en France en composant un mémoire de mathématiques, D’une erreur mémorable de Monsieur Descartes. Il montre que les lois du mouvement de Descartes et de Galilée ne sont pas justes ni véritables, car elles considèrent que les corps sont dans un mouvement linéaire continu - sans prendre en considération l’élément de la force, de l’accélération des trajectoires. Ne faisant pas intervenir le point de vue dynamique mais seulement le point de vue géométrique, les lois des Descartes sont techniquement fausses. Tirer au canon avec Descartes, c’est tirer trop court - c’est déjà l’anticipation de Verdun. Le drame de Verdun se noue dans le dialogue de Leibniz et de Descartes : c’est par l’amélioration des probabilités de tirs que les tranchées françaises et allemandes furent hachées par les bombardements épouvantables. Leibniz montre que les lois cartésiennes du mouvement sont fausses ; et il formule des lois corrigées. Pour pouvoir tenir jusqu’au bout cette idée d’une décélération ou d’une accélération des lois du mouvement, il dut inventer de nouvelles mathématiques que Descartes pensait impossibles : le calcul infinitésimal, qui est la mathématique qu’il faut pour penser l’action ou, mieux, le ressort des corps (et non seulement leur effet). Descartes invente la physique mathématique, mais Leibniz invente la dynamique mathématique. Le calcul infinitésimal est un module de calcul de la dynamique des corps. Ces philosophies ne sont pas des magiciens, ils mathématisent leurs dispositifs scientifiques et sont dans une sorte de refus, de régression faustienne dans le traitement de la science. Leibniz produit une critique mathématique et physique de Descartes ; et déjà il devient là l’un des grands génies créateurs de l’humanité. Mais il ne s’arrête pas là ; et traite en profondeur le problème de l’essence de la matière. L’erreur de Descartes est de l’avoir réduite à la res extensa. La prétention d’une physique géométrisée par Descartes le conduit à ceci : la corporéité du monde est donc pour lui juste un espace géométrique. Leibniz montre que la nature n’obéit pas à cette simplification, mais elle a besoin d’emmagasiner des forces pour les restituer. Il faut faire entrer en elle des points dynamiques qui deviennent la source des actions. Il se donne comme tâche de trouver un nouveau concept de la matière qui enregistre cette nouvelle profondeur de la matière. Il commence par se dire qu’il eut raison d’être atomiste, sauf qu’il ne comprend pas que cet atomisme est spirituel et non matériel. Il parle alors de points animés ou de points spirituels ou d’âmes pour expliquer ce ramassement des forces qui animent la matière en profondeur. C’est ce que Malebranche dénonce sous le nom de points enflés : dans son espace, il n’y en a aucun ; car pour Malebranche le point est un croisement de deux lignes dans l’espace, et donc il est indivisible et n’a pas de réalité matériel. Tandis que les points enflés sont dotés d’une grossièreté matérielle. Leibniz participe de cette idée de points enflés - sauf que ce sont des points qui sont liés à une énergie qu’il appelle une spontanéité. Les points ne sont pas les limites de chocs, mais des commencements d’une action originale. Ils sont doués d’une spontanéité, modifiée par l’action des autres corps et des autres points. Cette modification ne retire rien au fait qu’il y a toujours un commencement neuf dans une action. Leibniz avance ensuite le concept de spontanéité dans la passivité elle-même. C’est une certaine forme d’atonie qui exprime l’action de l’autre corps avec moins de distinction que le corps initial. Bref, il existe de spontanéités aussi bien dans les forces actives que dans les forces passives. Toute action a un commencement spontané, quelque soit le résultat. Ceci reprend l’idée d’archée, d’une puissance magique des corps - mais c’est totalement mathématisé. C’est ce que Leibniz appelle des points spirituels ou des âmes ou encore des monades, ce dernier terme étant repris à la Cabale. C’est aussi lié à Bruno, qui écrit une Traité de la monade. Étant arrivé à ce degré d’approfondissement changeant totalement la texture de la matière, Leibniz montre que la pensée de Descartes est fautive en physique, en mathématiques (pas de calcul infinitésimal), en métaphysique. L’analyse du morceau de cire devient disqualifiée car le morceau de cire n’exprime pas la nature extensible de l’espace. Le concept de monade exprime la spontanéité des forces qui gouvernent le monde matériel et spirituel. Leibniz se demande alors s’il existe un mot dans le passé qui exprime cette structure spontanée de l’action qu’il impulse à la physique. Ce mot est : formes substantielles. Elles sont l’un des noms de la réforme leibnizienne de l’ontologie cartésienne. Ici se pose la question difficile : Leibniz fit-il tout ceci, y compris la théorie de la monade, pour sauver les formes substantielles? Ou voulait-il essentiellement la théorie de la monade, des points spirituels, et alors il appelle ceci du nom de formes substantielles pour ne pas avoir d’ennuis avec l’Université de son temps? Dans un cas c’est un atomisme spirituel où la monade est l’horizon de toute philosophie, dans l’autre c’est un hylèmorphisme moderne. André Robinet écrit sur ce point Architectonique disjonctive. C’est le système, la structure ordonnée de la raison, qui s’écrit tantôt en termes hylèmorphiques, tantôt en termes d’atomes spirituels monadiques. Cette philosophie est-elle dans son dernier mot plutôt d’un terme plutôt que de l’autre? Des pages de Leibniz présentent sa physique en termes de monades, puis Leibniz rature la page et rédige la même lettre en termes de formes substantielles. Entre temps, il comprend que, pour toucher son interlocuteur ayant suivi une formation socratique dans une université allemande, il est préférable de parler en termes de formes substantielles. Puis il écrit à un cabaliste un texte sur les formes substantielles, qu’il barre et réécrit en termes monadiques. Il peut écrire au même moment deux philosophies irréconciliables : l’atome et la qualité occulte n’ont rien à voir. Et pourtant Leibniz écrivait son système des deux façons. On a pu dire que le dernier mot est la monadologie, selon le titre du dernier livre, et non les formes substantielles. L’atome est de la matière, les formes substantielles sont des formes intelligibles qui se projettent sur un substrat. D’un côté c’est un mécanisme matérialiste, de l’autre un essentialisme vitaliste. C’est la différence entre le matérialisme et le vitalisme. Les atomes spirituels, les monades, ne reposent que sur leurs prédicats internes, sur leurs qualités à l’intérieur de leur sphère : alors que la forme substantielle s’ouvre en investissant un substrat matériel. C’est une opposition entre une ontologie de la fermeture et une ontologie de l’ouverture. Comment dès lors le même système peut-il être ouvert et fermé? Robinet répond que les deux voies se combinent. La topologie algébrique mettrait les fermés du côté des monades et les ouverts du côté des formes substantielles - car un substrat donne lieu à un déploiement de l’axiome de la forme dans un espace. Il existe une instance qui concilie les deux branches du système : c’est la caractéristique, le calcul logique. Il existe une calculabilité intégrale du monde ; et les permutations ou la combinatoire élémentaire sont l’ontologie ultime. C’est une combinatoire logique. Leibniz cherche la conciliation des deux branches dans cette logique pure et croit trouver chez les Chinois quelque chose de ce genre, qui cherchent dans un algèbre basé dans l’opposition du 0 et du 1 une clé de l’univers, un damier organisateur. La Chine et l’Europe iraient dans le même sens d’une totalité systémique calculable et qui serait le dernier terme de toute philosophie. Leibniz développe totalement les deux branches, mais la branche systémique qui articulerait les deux n’est présente que sous forme d’éléments d’analyse sans être construite en système. Il ne sut pas écrire son système totalement sur un monde combinatoire - ce qui fait que son œuvre reste ouverte et inachevée. Il découvre tout ceci en 1685 : la réforme de la physique et celle des mathématiques. Il commence à se tourner vers les problématiques de la destruction du monde que crée l’ablation des formes substantielles. Il écrit un texte méchant contre Descartes. Ce dernier produit beaucoup d’étincelles mais peu de retombées. Il passe pour un grand mathématicien, mais cet autre grand mathématicien qu’est Leibniz montre qu’il ne trouva pas grand chose. Et Leibniz montre que sa physique est absurde, le doute n’est qu’une opération de séduction, la théorie de l’étendue est aussi fausse que dangereuse, il est un libertin à la base du matérialisme des Lumières et non un grand catholique. - Descartes est donc, ce que reprend Pascal, inutile et incertain. Même si Leibniz finit par emprunter beaucoup à Descartes… Car une monade n’est rien d’autre qu’un point de réflexion - et c’est Descartes qui inventa ceci. Le seul Allemand à admirer Descartes est Hegel, qui juge qu’avec le Français nous sommes arrivés dans la terre promise. Mais la conquête de la France par les blindés allemands en 1940 est traitée par Heidegger, qui trouve qu’alors la France n’est plus à la hauteur de l’instauration métaphysique de Descartes : nous avions été assez forts jusqu’à Verdun car nous avions maintenu notre conception de la balistique et de l’artillerie issue de Napoléon (ce qu’admirent les Allemands) ; mais l’invention du Blitz, de la coordination entre les canons, les avions et les tanks montre la faiblesse tardive de Descartes. Ce dernier est réfuté par Heidegger en juin 1940. Sein und Zeit ne vise qu’à abolir Descartes et de rendre impossible la science cartésienne à partir d’une théorie de l’arme. L’ivresse cartésienne qui abolit toute qualité dans l’étendue fait qu’après cette dernière un immense espace de colonisation s’étend ; de sorte que l’empire colonial français n’est que l’expansion de la Méditation seconde sur toute la surface de la Terre. Or des gens qui ne sont pas dans l’espace neutre de l’ouest de la France mais qui viennent d’un espace plissé allemand veulent sauver ces centres d’énergie que sont les monades au centre de villages industrieux allemands. Ceci n’appartient pas à l’espace cartésien, mais a aussi des défauts : si la force est la spontanéité, si cette dernière est le déploiement muni d’une dynamique, ceci produit techniquement l’invasion, la Blitzkrieg. Les problèmes des rapports entre la France et l’Allemagne naissent, bien avant Fichte, avec la philosophie du dixseptième siècle. Cette nodosité de la force est au centre de Leibniz. - Malebranche est une tête-à-claques qui dit la vérité. Leibniz est le séducteur absolu, mais il vend des entités explosives. Leibniz met en scène le libertinage de Descartes : il serait un athée. Je crois de pouvoir donner quelques démonstrations évidentes pour rappeler postliminio l’enseigne philosophie. Entre je puis faire voir que la substance corporelle se saurait consister dans l’étendue, et qu’il faut nécessairement qu’il faut qu’il y ait quelque chose qui réponde aux âmes ou aux formes substantielles. Mais les philosophies de l’École ont manqué, en employant leurs formes et leurs qualités, dont la connaissance est importante pour la métaphysique morale et théologique, à expliquer les phénomènes particuliers de la nature où elles ne changent rien. Cependant je puis montrer aussi qu’il y a quelques qualités dans la nature des corps qu’on peut appeler la force, qui est fort différente du mouvement, et qu’elle est réelle au lieu que le mouvement ne l’est pas tout-à-fait. Item que Dieu dans la nature conserve toujours dans la nature la même force, mais non pas la même quantité de mouvement comme Descartes et autres, dont je puis donner quelques démonstrations fort évidentes qui font voir aussi que les lois de la nature que les cartésiens avancent sont fausses pour la plupart. Leibniz ramène les formes substantielles postliminio, terme de droit, qui désigne celui qui revient chez lui après avoir banni hors des frontières. Pourquoi Leibniz parle-t-il d’âme? Dans son dessein de totalisation, non seulement il veut redonner son droit à la scolastique, mais aussi au néoplatonisme. Les âmes sont celles de la troisième hypostase chez Plotin. Il s’agit de sauver aussi bien la socratique, la magie, le faustisme de l’Occident, la théosophie de Boehme, et le néoplatonisme de Plotin et de Proclus. Leibniz reprend l’équivalence venant de l’Antiquité entre la forme substantielle et l’âme. Mais c’est une interprétation très tendancieuse ; jamais Aristote ni Thomas ne disent ceci : pour eux les formes substantielles sont des essences qui se communiquent à un substrat, des essences (chez Aristote) ayant une fonction causale (causes formelles). Pour Aristote il y a une forme substantielle des couleurs, qui ne sont pas des âmes mais des qualités. Le néoplatoniciens tentèrent de réécrire le système d’Aristote dans celui de Platon, et parlèrent de rangs d’âmes : les plus bas, qui sont en communication avec la matière, sont des formes substantielles de l’aristotélisme - ce qui revient à psychologiser les formes substantielles. Ici Leibniz annonce qu’il va multiplier les formes substantielles mais aussi les âmes. Ce qui revient à dire qu’il y a des âmes dans la matière - ce qui s’appelle des démons. Le grand mathématicien et physicien Leibniz propose de démoniser la physique moderne. Le mot important est «répondre» : il ne soutient pas exactement que la forme substantielle ou que l’âme se trouve dans la matière, il ne dit pas que c’est une participation au sens de Platon. Mais c’est quelque chose qui répond, qui correspond. Cette correspondance est théorisée dans le Discours de métaphysique : c’est ce qu’il appelle alors une expression. Il y a un rapport d’expression entre la forme substantielle et la matière. - La thèse de Deleuze dans son texte sur Leibniz est que nous ne comprenons pas l’ontologique des Modernes sans faire entrer le concept d’expression (Spinoza, Leibniz). L’expression est ici le concept qui permet de développer le mot «répondre». C’est un rapport harmonique. Les formes substantielles sont des âmes - ce que ne dit pas Thomas. Et elles ne sont pas réellement dans la matière (contrairement à ce que dit Thomas), mais pour les sauver dans un monde moderne il faut les mettre en rapport avec la matière. L’Antibarbarus physicus correspond à l’autre extrémité. Leibniz est effrayé d’avoir trop réussi, et à partir de 1690 tout le monde rejoue les formes substantielles - à l’excès, car alors, au lieu d’un rapport d’expression, il y a un rapport d’une nouvelle magie de l’humanité. Leibniz pousse un cri de colère ; et ce texte lutte contre trop de formes substantielles. Il en faut un peu au milieu de deux excès - ce qui fait qu’il y a réponse et non présence. Les formes substantielles sont des fondements des phénomènes, mais n’en sont pas des causes. Ce sont des principes métaphysiques derrière les phénomènes, mais non des principes d’explication de la science - sinon nous ferions entrer la magie dans la science. Descartes est le mouvement, Leibniz est la force. Le mouvement est une abstraction virtuelle, le monde de Descartes est un songe ; la force au contraire le réalise. Malebranche croit qu’il y a une même quantité de mouvement, Leibniz objecte que c’est la quantité de force qui est conservée. Nous sommes dans le passage de Malebranche à Leibniz. Nous appliquons les esquisses de la réforme leibnizienne aperçues dans De la philosophie cartésienne du cartésianisme à un grand texte, le Discours de métaphysique. Nous partons du paragraphe 11 pour revenir aux propositions X, IX et VIII. Puis nous reprendrons les propositions I à VIII. La question de formes substantielles, qui semble absente du commencement de l’œuvre, s’y découvre à condition de comprendre ce qu’il en est par la suite. Certains correspondants de Leibniz ne possèdent pas l’ensemble du livre, mais seulement le titre des paragraphes. Ces titres de chapitres firent problème, ce n’est qu’au vingtième siècle que nous avons la totalité de l’ouvrage. Louis Lavelle écrit La dialectique de l’éternel présent de la même manière. Cette axiomatisation de la philosophie vise un système parfait. Les textes en caractères romains sont les commentaires de ce qui se trouve dans le titre des chapitres. Spinoza écrit également son Éthique sur le même modèle, avec une démonstration de la proposition suivie des scolies qui augmentent la portée de la proposition formulée. Le modèle est l’axiomatisation de la géométrie, nous avons affaire à une construction dans l’espace du livre qui montre l’idéal de système. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 10: 10 ? Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phénomènes et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers. Il semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumés aux méditations profondes, qui ont enseigné la théologie et la philosophie il y a quelques siècles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur sainteté, ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui si décriées. Mais ils ne sont pas si éloignés de la vérité, ni si ridicules que le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que la considération de ces formes ne sert de rien dans le détail de la physique, et ne doit point être employée à l’explication des phénomènes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manqué, et les médecins du temps passé à leur exemple, croyant de rendre raison des propriétés des corps en faisant mention des formes et des qualités, sans se mettre en peine d’examiner la manière de l’opération ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualité horodictique provenant de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, à celui qui l’achète, pourvu qu’il en abandonne le soin à un autre. Mais ce manquement et mauvais usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance est si nécessaire en métaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien connaître les premiers principes ni élever assez l’esprit à la connaissance des natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un géomètre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultés qui se trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le géomètre peut achever toutes ses démonstrations, et le politique peut terminer toutes ses délibérations sans entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’être nécessaires et importantes dans la philosophie et dans la théologie : de même un physicien peut rendre raison des expériences, se servant tantôt des expériences plus simples déjà faites, tantôt des démonstrations géométriques et mécaniques, sans avoir besoin des considérations générales qui sont d’une autre sphère ; et s’il y emploie le concours de Dieu ou bien quelque âme, archée, ou autre chose de cette nature, il extravague aussi bien que celui qui, dans une délibération importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de notre liberté ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considération de la fatalité, et même parfois sont détournés par là de quelque bonne résolution ou de quelque soin nécessaire. Nous voyons la notion de «archè ou autre chose de cette nature». C’est le concept de Paracelse pour dire «formes substantielles». Dans le texte De la philosophie cartésienne, Leibniz restaure les formes substantielles mais rompt avec l’ancienne philosophie de l’École. - Cette dernière disposait des formes substantielles pour un usage métaphysique qui est bon pour Leibniz. - Mais l’École appelait aussi un usage physique, où la forme substantielle est une cause dans les sciences, au plan de l’explication des phénomènes : nous dormons à cause de l’opium car il y a une vertu dormitive de l’opium. L’École expliquait les phénomènes physiques par la forme substantielle à qui elle confie un rôle physique. Leibniz veut la forme substantielle comme un fondement des phénomènes et non un phénomène parmi les autres. C’est une réintroduction en arrière-fond des formes substantielles, mais non sur le plan d’un modèle d’explication scientifique. Le problème n’est pas l’histoire des sciences, mais la métaphysique. Les formes substantielles font partie d’une construction de l’ontologie et non de la physique. Elles expliquent les mécanisme de l’individu sous les phénomènes, et non les phénomènes sous leur morphologie apparente. C’est la différence entre le monde phénoménal et le monde des fondements. Chez Kant, il y 1° a le monde phénoménal et 2° le monde nouménal où se tient la cause des phénomènes, mais une cause inconnue. Les phénomènes restent présents chez Kant comme chez Leibniz, sauf que les formes substantielles sont le nom de la chose en soi chez Leibniz. La différence est que la chose en soi est inconnue chez Kant et connue chez Leibniz sous le nom de formes substantielles. La dualité chose en soi / phénomènes est traitée différemment, mais la séparation entre les deux couches de la réalité est la même chez ces deux auteurs. - Malebranche réduit le monde phénoménal aux causes occasionnelles, mais la chose en soi pour lui n’est pas la forme substantielle, mais l’efficace. La chose en soi est chez Malebranche non la forme substantielle mais la loi générale, qui est la structure ontologique de l’efficace. Les deux grands scolastiques sont Thomas d’Aquin et Duns Scott, or ce dernier n’est pas un saint. Le saint qui est visé ici est Thomas, avec peut-être derrière Albert le Grand, qui fut son maître. Les Anciens introduisent les formes substantielles que les scolastiques maintiennent. «Aujourd’hui» décrit l’École cartésienne de Paris, dont Malebranche est l’illustration la plus brillante. «Aujourd’hui» est La Recherche de la vérité. Le ridicule est le chapitre du Livre VI de La recherche de la vérité sur la plus antique erreur des païens. En traitant les spécialistes de la forme substantielle de païens, Malebranche est arrogant car Thomas, qui est un saint, utilise les formes substantielles. Il y a une offense de Malebranche contre Thomas d’Aquin. Un des modèles d’écriture de Malebranche est l’ironie, ce qui annonce les Lettres persanes de Montesquieu, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’esprit des Lumières. Malebranche est la fine pointe de l’esprit des Lumières, qui est en germe dans La recherche de la vérité. Ce livre est le premier horizon des Lumières. Leibniz y réplique : Malebranche trouve que les formes substantielles sont ridicules car il est lui-même vulgaire, commun, à la mode. Le terme drôle est le «nouveau philosophe». Leibniz se place du point de vue du protestantisme de Mélanchton, qui avait intimé par sa fidélité à Aristote un réel approfondissement de la philosophie à ses élèves. Ces protestants ont l’impression d’être dans la profondeur et non dans l’écume du christianisme. Leibniz révèle que sa pensée est un pli : non une surface plane qui reflet la mode, mais une philosophie qui se plie et se complique derrière la surface qu’elle présente. Deleuze écrit un grand livre sur Leibniz, qu’il intitule Le pli : le génie de Leibniz est d’avoir découvert que l’espace n’est pas tridimensionnel, mais il dispose d’autant de dimensions que nous pouvons impliquer de plis dans le continu. L’espace plié de Leibniz contient le secret de la forme substantielle dans ses plis les plus profonds. Il ne s’agit pas d’introduire les formes substantielles dans une stratégie d’explication scientifique. C’est ce que Leibniz reproche à Paracelse, qui engendre une médecine qui est plutôt une magie. Leibniz, qui cherche à rendre raison de toutes choses, n’accepte pas ceci. Il faut rendre raison des phénomènes par les phénomènes, et de l’apparition des phénomènes par le fondement. La magie de la Renaissance est présente ici, avec Van Helmont. C’est le faustisme de l’Occident médical et renaissant, la théosophie et le rêve d’une magie universelle qui apparaissent ici. - Nietzsche, en se présentant comme le médecin de la civilisation, se rapproche de ceci. Il ne s’agit pas de répondre seulement au pourquoi, mas aussi au comment. Le comment est la cause efficiente et non la cause finale. Leibniz reprend dans la discussion le modèle de l’horloge des Éclaircissements de Malebranche. La qualité horodictique est celle qui a pour fonction de montrer l’heure. Il faut distinguer 1° le phénomène appétissant et attractif de l’objet auquel on prête une forme substantielle, la séduction de la forme substantielle, et 2° l’opérateur qui construit le mécanisme qui fonctionne. L’opposition physique / métaphysique est ici avérée. Bien connaître n’est pas seulement connaître, mais élever la pensée à une forme de systématicité, produire une intelligence homogène et intégrale de la réalité. Pour ceci, il faut le principe de raison. Il ne suffit pas d’une rhapsodie de connaissances, d’un dictionnaire, mais il faut obéir à des principes fermes et leur donner un développement systématique, total et obéissant à des principes les plus économiques possibles. Ce principe suprêmement organisateur est le principe de raison, qui répond à la causalité mécanique ou formelle, idéale, conduisant à un monde moral favorable à la vie donnant lieu à des principes d’optimisme. Les causes finales sont les vraies justifications des formes substantielles, et il faut détruire Descartes qui avait tué les formes substantielles avec aussi la question de la finalité. Il n’y a pas chez Descartes de cause finale, tout est linéaire. C’est ce qui fait que Descartes ne pense la vie, centre organisateur qui commande des parties qui l’agrègent. Leibniz avance une audace grande : il restaure les formes substantielles et aussi les causes finales. Cette restauration de la cause finale est la tâche la plus difficile, car l’esprit du temps y est opposé. Face à ceux qui se gaussent des causes finales, Leibniz relève le gant et montre qu’il y a une organisation finale du monde dont les formes substantielles font partie. La cause finale chez Leibniz est le meilleur des mondes possibles. Toute la matière est organisée pour produire une excellence maximale. Ceci fut un échec en France, puisque Voltaire dans Candide se déchaîne contre Leibniz en soutenant qu’il était ridicule et honteux. Leibniz est caricaturé chez Voltaire sous la forme de Pangloss, celui qui parle toutes les langues, à l’instar de Leibniz (qui propose aussi une philosophie de toutes les traductions). - Or Leibniz n’a jamais dit que le meilleur des mondes est la réalité. Mais il parle du meilleur des mondes possibles, à l’intérieur d’une combinatoire. C’est un meilleur des mondes, et ce meilleur est calculable. Le mot «corporel» laisse entendre que Leibniz se propose de connaître le monde de la chose en soi. Il reste un magicien qui veut toucher l’invisible, avec une tentation de connaître le monde du mystère lequel est abandonné par Kant et laissé aux occultistes. La civilisation occidentale éclate entre d’un côté ceux qui suivent la ligne austère du protestantisme et de l’autre les grands artistes qui suivent la ligne magique néoplatonicienne qui pense qu’il existe un monde invisible auquel l’art donne accès. Ceci conduit de Baudelaire aux arts magiques. Dès que Leibniz meurt, en 1712, ce projet d’unité est fini. Leibniz est un fondateur des horizons les plus riches de la modernité ; et il est dépassé dès sa mort. Il est le dernier avant la séparation entre le scientisme et la ligne magique. Leibniz est le dernier à avoir confiance dans l’unité des deux côtés. Leibniz est un penseur du ressort de l’énergie emmagasinée qui sort d’un coup. Il existe deux grands problèmes en philosophie : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? C’est la raison du principe de raison. Ceci se divise en deux labyrinthes. 1. Le premier que l’intelligence rencontre est la composition du continu. Comment faire des lignes avec des points ? Comment produire du continu avec du discontinu ? Partout où nous coupons une ligne, il reste des points. Mais comment le point peut-il se joindre à un autre pour obtenir le continu ? Y-a-t-il un continu primordial ou un discontinu primordial ? La réalité est-elle constituée d’éléments décollés ou d’un tout divisé ? Le calcul infinitésimal est un module mathématique pour résoudre ce problème. 2. Comment la liberté humaine est-elle compatible avec la providence de Dieu ? Comment un Dieu omniscient n’empêche-t-il pas la liberté et ne prévoie-t-il pas mes actions ? S’il les anticipe, je ne suis pas libre. Comment maintenir une totale liberté et une totale omniscience divine ? Ces deux questions rejoignent les antinomies de la raison qui se retrouvent chez Kant. La pensée humaine meurt devant ces difficultés qu’elle ne peut résoudre. Seul celui qui résoudrait ces problèmes pourrait dire posséder une philosophie accomplie. Certes, nous pouvons faire de la philosophie sans voir ce qu’il en est de l’être. Il y a des philosophies et des sciences à la portée moins fondamentale, à l’image de la philosophie appliquée. Mais cette dernière n’est pas du même rang que les plus grandes spéculations sur les principes absolus. Nous pouvons faire des philosophies imitées, une physique limitée qui n’a pas besoin de trancher la question des formes substantielles, car elles font partie des problèmes suprêmes. • D’une part, les formes substantielles répondent à la question du contenu car elles sont des points vivants spirituels. C’est l’architectonique de Leibniz. Il est possible d’écrire la philosophie de deux façons : comme formes substantielles et comme atomisme. • D’autre part, la forme substantielle est une cause. Comment cette causalité se concilie-t-elle avec la liberté ? L’autre labyrinthe est évoqué par la question des formes substantielles. Elles sont impliquées dans les deux problèmes de la métaphysique. Quiconque veut toucher les formes substantielles se trouve ré-engagé dans les grands problèmes de la métaphysique. La philosophie appliquée laisse tomber la forme substantielle, car ce sujet est trop compliqué. Mais celui qui veut faire de la grande philosophie doit affronter de face les formes substantielles. Malebranche, en les refusant, rate les deux labyrinthes ; et il est un philosophe appliqué. Puis nous découvrons le syllogisme du paresseux. Il y a des formes substantielles qui décident de tout ; elles sont prises dans une providence universelle. Donc je ne fais rien, je n’agis pas. Or il existe bien les formes substantielles, mais dans la pratique je dois proportionner la profondeur de ma réflexion à l’enjeu pratique devant moi. Quand je suis dans l’urgence, je raisonne dans l’urgence ; et quand j’ai le temps, j’approfondis ce qui est possible. Qu’est-ce que la nécessité métaphysique de la forme substantielle ? Les principes du système de Leibniz sont dans le chapitre VIII et les conséquences dans le chapitre IX. Mais nous commençons par le chapitre IX, puis nous irons au chapitre VIII. ` Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 9 : 9 ? Que chaque substance singulière exprime tout l’univers à sa manière, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures. Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considérables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient différentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la différence spécifique comme la prennent les géomètres à l’égard de leurs figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par création, ni périr que par annihilation ; qu’on ne divise pas une substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient souvent transformées. De plus, toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusément, tout ce qui arrive dans l’univers, passé, présent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance à une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes les autres substances expriment celle-ci à leur tour, et s’y accommodent, on peut dire qu’elle étend sa puissance sur toutes les autres à l’imitation de la toute-puissance du Créateur. La substance individuelle est l’autre nom de la forme substantielle. C’est le nom le plus propre que Leibniz trouve pour désigner ce qu’il cherche. Et nous trouvons tout de suite Thomas d’Aquin, qui apparaît aussi aux chapitres X et XI. Se déclarer en faveur des formes substantielles, c’est adhérer aux problématiques de Thomas. Et être contre les formes substantielles, c’est avoir rompu avec Thomas. Leibniz reste proche de Thomas d’Aquin. Le grand concept organisateur de Leibniz est l’expression. La forme substantielle a pour nature de conduire au labyrinthe de la composition du continu et à celui de la fatalité. Elle n’est pas isolée en ellemême, ou du moins elle entretient des relations avec l’univers tout entier. Une réalité n’est pas séparée du reste de l’univers, mais entre en consonance avec la totalité de l’univers. Ceci répond au problème de la composition : si le point est en relation avec tous les autres, il engendre une ligne. Une réalité n’est pas absolument séparée, mais en harmonie avec les autres. Donc les points se solidarisent pour faire une ligne. La théorie des formes substantielles n’est pas une réponse sur l’individualité, mais de l’individualité en relation avec tout l’univers. Émerge ici le concept de réseau. La forme substantielle est mise en réseau avec tout l’univers. Nous sortons d’une conception d’un individu séparé doté de propriétés que Descartes estime magiques, mais qui se définit avant tout par son individualité. Chez Leibniz, l’individu n’est pas une individualité de séparation, mais elle est en réseau. C’est de là que vient la dialectique chez Hegel entre la doctrine de la séparation et celle de l’universel : plus j’approfondis l’universel, plus l’un devient le tout. C’est une analyse des propriétés des formes substantielles telles que Leibniz les renouvelle. La transformation du concept de formes substantielles est ce réseau. Leibniz invente cette mise au point qui est sa traduction de la pensée de Thomas d’Aquin dans ses propres termes. Au chapitre XI, Leibniz regrette que les gens de son temps n’étudient pas assez les scolastiques. Il juge qu’il y a trop de mépris à l’égard du Moyen-âge. Leibniz pense qu’il y a une façon de réécrire la scolastique en la reprenant comme une axiomatique. Le programme théorique est de mathématiser la scolastique, d’en faire une traduction pour en obtenir une systématisation. Elle deviendra alors vraie, car elle sera une œuvre de la raison humaine qui analyse ses propres principes. La scolastique deviendra la rationalité elle-même, en tant qu’elle développe ses pouvoirs a priori. La scolastique est la rationalité même, l’étude des pouvoirs de la raison - à condition de dominer son fatras en l’axiomatisant. Ce dessein d’organisation mathématique de la scolastique est l’œuvre même de Leibniz. Le chapitre IX est une axiomatisation. Dans la masse de ces conséquences, il faut voir ce qui est dit à propos des substances et de la création. Les substances ne sont pas des êtres empiriques. Elles ne peuvent pas être tuées ni naître au cours des conflits des réalités naturelles. Le propos de Leibniz diffère grandement de l’éloge malebranchiste du choc. Le propre de la substance est d’être éternelle. C’est une substance pure qui ne naît que quand Dieu la crée et ne meurt que par apocalypse. Les formes substantielles sont éternelles, l’idée scolastique fausse est de dire qu’il jaillit des formes substantielles et qu’il en meurt. Il n’y pas de génération spontanée, équivoque ; mais des conditions dans lesquelles émergent des substances qui sont structurellement éternelles. Même si je suis tué, ce n’est pas la substance qui meurt, mais sa manifestation phénoménale. La mort est une intégration dans un simple point qui assure l’immortalité. Admettre des formes substantielles suppose d’admettre leur éternité. Il n’y a pas deux substances au monde qui se ressemblent. Elles peuvent être proches, mais ont des déterminations différentes. - Pour Thomas les formes substantielles sont une structure, la forme qui s’incarne dans une matière ; mais la forme est identique pour tous, la variation est due à la matière uniquement. Par exemple, le degré de chaleur du sang fait les différences entre les individus. C’est une individualisation par la matiera signata, la matière déterminée selon une certaine quantité. - Leibniz rejette ceci. Nous sommes tous des formes substantielles toutes distinctes, inconfondables. C’est le principe des indiscernables. Il n’y a pas de chose égale à une autre. Les substances sont éternelles, toutes individuelles et spécifiques. Nous sommes des anges, qui ont des différences formelles. Le bon modèle théorique n’est pas la théorie de l’homme chez Thomas, mais la théorie de l’ange. Nous sommes des espèces ultimes, à chacun notre propre espèce. Ces entités immortelles indésirables, angéliques, sont si loin des formes substantielles qu’attaquait Malebranche. Leibniz restaure les formes substantielles avec un traitement de choc qui les bouleverse. Chacune de ces substances constitue un réseau avec tout l’univers. Nous avons une dimension d’infini qui est notre faculté à regarder tout l’univers. L’univers est un milieu sur lequel nous regardons. Le système est comme une ville que chaque habitant regarde de son propre point de vue. Chaque habitant voit l'ensemble des maisons. Mais alors la ville est multipliée par autant d’habitants. Il y a l’univers réel et l’univers comme regard que j’ai. Je regarde une chose, mais autour de cette perception il se trouve un halo confus qui contient tout le reste. C’est le perspectivisme - dont s’empare Nietzsche. Ma forme substantielle adhère à tout l’univers et l’enrichit pas cette confusion qu’il y a à l’intérieur de ma conscience. Ce qui fait de Leibniz l’inventeur de l’inconscient. Nous construisons la théorie de la substance chez Leibniz : partant des formes substantielles, nous arrivons à la notion de substance des premiers chapitres de la Métaphysique. Est-ce que le vêtement que les formes substantielles donnent à la substance est un vêtement de circonstance pour faire accepter la nouveauté de Leibniz aux Jésuites ? Ou bien le concept de substance est-il une nouvelle axiomatisation de la scolastique, une reconstruction a priori des concepts de l’ontologie avec un caractère puissamment mathématique ? Entre ces deux hypothèses, il existe une voie moyenne qui consiste à dire que Leibniz garde la notion de formes substantielles pour maintenir un dialogue avec la tradition de la scolastique et celle de la philosophie de la Renaissance (la philosophie de la médecine, Paracelse). - Pour un catholique, le lien avec la Renaissance n’est pas important, car elle met en cause le catholicisme. - Tandis qu’un protestant comme Leibniz n'entérine pas tous les résultats de la Renaissance. Leibniz est fidèle à la Réforme car elle est née au sein de la Renaissance à l’aide des savoirs issus de l’imprimerie et du renouvellement culturel. En acceptant les valeurs de la philosophie des formes substantielles, Leibniz est protestant. C’est de plus une voie de dialogue avec le passé. Un protestant entérine les traditions ayant rendu possible la Réforme. Et comme Leibniz cherche à réconcilier les Églises réformées et catholiques, il doit dialoguer avec les Jésuites pour leur montrer l’intérêt d’un contact avec les Protestants. Pour autant, la stratégie politico-religieuse n’est pas séparée de la conceptualisation. Les prouesses de Leibniz sont dans et de son temps. Ceci s’allie à un projet de culture européenne contre le massacre de la guerre de Trente ans. C’est une philosophie de l’intégration opposée à la violence frontale de Malebranche qui oppose ses pensées extraordinaires à la décadence du temps présent. Leibniz est un philosophe du dialogue avec le temps, et sa philosophie n’ignore pas l’histoire. Au chapitre IX, Leibniz résout l’univers entier, avec la théorie de la substance dans son rapport avec l’ange, la théorie de la ville, la théorie de la toute-puissance de Dieu et le concept d’expression. Ceci résume le système de Leibniz. Comment naît la nécessité d’entrer dans la notion de substance ? C’est à la suite d’une réflexion sur le miracle. Comment distinguer dans l’univers ce qui est naturel et ce qui est miraculeux ? Pour distinguer la science du miracle, il faut approfondir la notion de réalité créaturelle, ce qui suppose de savoir ce qu’est un individu. C’est l’enjeu du chapitre VIII. Il entre dans une règle reprise par Leibniz à Aristote : la règle de l'inhérence du prédicat au sujet. Méditer sur l’individu suppose de distinguer deux types de réalités. 1° Certaines ont une stabilité dans la nature et supportent des déformations. Ce sont les substances. 2° D’autres sont changeantes, ce sont les accidents. Aristote réfléchit à la liaison entre les accidents et les substances. Il répond que les accidents modifient, affectent, les substances. Il existe une règle de liaison entre l’accident et la substance que nous observons dans le langage. Dans la grammaire, il y a une place dans la phrase pour l’accident et une place pour le sujet. La place de l’accident est l’attribut. Le sujet et l’attribut sont liés par une copule. La phrase exprime comment un sujet affecte une substance. 1° Le prédicat changeant passe sans nous affecter en profondeur. 2° Des accidents plus intrinsèques ne sont pas la substance, mais un prédicat vraiment intérieur. Ce sont des accidents par soi intégrables en profondeur à la substance. Cette distinction permet de montrer que nous ne pouvons pas séparer un accident par soi de sa substance ; là où un accident passager n’affecte pas la structure ontologique profonde. Il n’y a de science que des attributs par soi ; les attributs accidentels entrent dans l’individuel sans être l’objet de la science. Leibniz a une idée bizarre qu’il couvre du nom de formes substantielles. Il fait l’hypothèse qu’il faut faire sauter la différence entre accidents par soi et accidents purs ; et soutient qu’il n’existe que des accidents par soi. Tout fait partie de ma structure ontologique par soi. La substance porte tous ses prédicats qui caractérisent sa nature, et ceci jusqu’au dernier détail du réel. L’inhérence des prédicats est totale, il n’y a aucun accident superficiel. C’est ceci qui constitue mon individualité. La moindre différence crée deux personnes distinctes. Nous n’avons qu’un trajet dans la vie, celui d’accomplir totalement notre substance, jusqu’à l’infini. Le moindre détail fait que ce n’est pas le même monde. Dieu, dans son entendement infini, calcule tous les nombres possibles. Et il choisit le monde qui est le meilleur ; il calcule lequel est le meilleur. Dieu calcule des milliards de possibles à chaque instant et choisit le meilleur possible. La seule liberté qui nous reste est de vouloir le meilleur du monde possible. La liberté comme indifférence ou comme pur néant physique est encore trop. Leibniz est un déterminisme mécanique final. Le meilleur des mondes possibles est celui qui rend cohérent l’univers entier sans contradiction. C’est comme l’axiome de la simplicité des voies chez Malebranche : sauf que chez Malebranche ceci ne repose que sur Dieu, là où le meilleur des mondes possibles concerne la chose elle-même. La congruence du monde totale constitue le meilleur des mondes. Dieu est comme celui qui fait une pyramide : sur la base il conçoit le croisement des séries de tous les êtres qui se croiseront dans l’univers. Les étages sont une élévation progressive parmi les possibles pour choisir les moins coiffeurs et les plus féconds. La pointe est le monde qui au plan mathématique est le meilleur, le moins couteux et le plus parfait. La substance individuelle prend le nom de série. Le nouveau nom de l’être est une série. Un individu n’est pas un ego ; nous enchaînons des états et la substance est la série des états. C’est l’invention de la notion de programme. Leibniz, grâce à ses inventions mathématiques, découvre qu’un individu est un programme. Le monde est une pyramide de programmes qui commence à s'articuler pour arriver à la pointe de la pyramide du meilleur des mondes. Nous sommes passés des formes substantielles archaïques à la notion de programme par la traversée des causes occasionnelles et de Paracelse. Descartes triomphe facilement des formes substantielles, mais que vaut une Modernité sans programmation. Leibniz sait que la Modernité n’est pas tant l’espace que la calculabilité de l’espace. Ceci vient du concept de fonction mathématique f(x). Descartes trouve les fonctions, mais le déploiement d’une fonction est seulement un graphe. Ceci consiste à attribuer une fonction aux éléments dans la nature. Descartes ne voit pas que, dans les valeurs de (x), il eut un nombre illimité de valeurs de la fonction. Leibniz invente que la fonction a un nombre illimité de variables. On peut construire une fonction pour un nombre infini de propriétés, et c’est ceci la substance. Seul Dieu sait résoudre les fonctions divergentes pour qu’elles re-deviennent convergentes. La pyramide s’empare des divergentes et les contracte dans la pointe humaine ; et c’est Dieu qui effectue ce calcul. Il y a une mathesis divine, Dieu est un calculateur, et dans une sphère limitée notre mathématique fonctionne. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 8 : 8 - Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle. Il est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des créatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnée aux créatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or puisque les actions et passions appartiennent propre- ment aux substances individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nécessaire d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s’attribuent à un même sujet, et que ce sujet ne s’attribue à aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considérer ce que c’est que d’être attribué véritablement à un certain sujet. Or il est constant que toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-à-dire lorsque le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prédicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prédicat, en sorte que ce- lui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prédicat lui appartient. Cela étant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. Au lieu que l’accident est un être dont la notion n’enferme point tout ce qu’on peut attribuer au sujet à qui on attribue cette notion. Ainsi la qualité de roi qui appartient à Alexandre le Grand, faisant abstraction du sujet, n’est pas assez déterminée à un individu, et n’enferme point les autres qualités du même sujet, ni tout ce que la notion de ce prince comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceité d’Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritable- ment, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus, jusqu’à y connaître a priori (et non par expérience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considère bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’âme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivé, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et même des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il n’appartienne qu’à Dieu de les reconnaître toutes. Les actions sont le propre des sujets. Une vraie substance est un sujet absolu, non réitératif. C’est une substance qui trouve son terme. La logique d’Aristote est vraie (Traité des catégories), mais ce n’est qu’une explication par des abstractions. Leibniz va trouver un réel plus profond que la logique aristotélicienne. Le Traité des catégories reste une approximation logique et grammaticale. Nous retrouvons ensuite le principe de raison : toute chose doit nécessairement avoir une cause. Nous ne pouvons pas penser qu’il m’arrive quelque chose qui ne soit pas causé. Une proposition identique est un jugement analytique kantien : l’homme est un animal rationnel, et l’animal rationnel parle. Il est facile de montrer que les prédicats se rapportent aux jugements analytiques. Les prédications synthétiques supposent un effort intellect pour les relier à leur substance. Il est des accidents qui ne sont pas dans ma substance, sans lien express, réductibles aux identiques, mais avec un lien virtuel. Le prédicat est alors prédiqué de façon inhérente. Les prédicats identiques sont analytiques et réductibles aux identiques. Des prédicats plus tendus et plus éloignés sont aussi dans une relation d’inhérence. Il s’agit de montrer qu’il n’y a pas tant de différence, et tout ceci s’appelle la programmation. Le programme associe des indiques et des non identiques pour les assurer dans une loi d'inhérence. L'enfermement dont parle Leibniz est le programme. Aristote accepte du hasard ; pas Leibniz : tout ce qui arrive compte dans ma vie. Dieu uniquement en voyant le concept connaît tous les accidents. C’est un hyper-voyant qui voit le concept et qui sait tout ce qu’il y a dans ce concept de sa naissance à sa mort. Toute notre condition, nos actions et nos passions, sont des programmes. Le réel est compliqué mais contrôlable. Alors que Leibniz reproche à Malebranche d’être un miracle permanent. Les Français sont occasionnalistes et les Allemands inhérents. L’être complet est celui qui rend raison de tous ses prédicats. C’est la forme substantielle. À partir du programme, on peut tout déduire mathématiquement. C’est une vue d’ensemble linéaire qui retrace les chemins de chacune des propositions. Cette déduction est absolument anti-kantienne et s’oppose à toute phénoménologie et à toutes éthiques contemporaines. Leibniz passe de la logique à l’ontologie en passant de l'inhérence à la complétude, du principe d’identité au principe de raison. Leibniz réduit l’existence au principe de raison - toute la philosophie après lui tente de libérer l’existence du principe de raison. Or c’est Leibniz qui a raison, qui décrit la Modernité - de même que Malebranche. La suite du raisonnement consiste à faire une hypothèse fausse, qu’il existe des accidents flottants. Il montrera ensuite que ces accidents n’existent pas. Tout est déterminé par le programme organisateur. Leibniz montre qu’il n’y a pas d’accident flottant. Si nous voulons que le roi soit Alexandre, il faut que dans le roi soient contenus tous les autres prédicats. La philosophie commence quand il n’y a plus d’accident flottant. L’hecceité vient du pronom démonstratif ic. C’est haec essentia. L’hecceité vient de Dun Scott, c’est la détermination en Dieu de ce que je suis. Pour Thomas d’Aquin, Dieu crée des formes générales qui ensuite sont individuées par la matière. Duns Scot répond que Dieu individue par la forme, ce qu’il appelle «hecceité». Il y a dans notre essence une individuation. Leibniz reprend ceci et poursuit la ligne de Duns Scot. L’hecceité est la substance. Donc la forme substantielle est une hecceité. Dieu voit toute la série, tout le programme, et déduit tout ce que ce programme contient de circonstances. Dieu fait de l’histoire a priori, il construit a priori des histoires complètes. Il n’existe que des notions complètes, sans rien de contingent ni d’abstrait. Les monades sont ces intensités spirituelles complètes, programmées, normées, qui entrent dans le concours du meilleur des mondes possibles. Chacun est habité par les restes de notre programme, nous avons en nous des états achevés de notre programme et des choses qui arriveront. Le programme est une série de restes et de marques et de traces. C’est la théorie de l’effet papillon. Dieu est le fondement en raison de toutes les notions complètes, et il est le seul regard qui voit tous les prédicats de toutes les substances. C’est pourquoi il est en mesure de calculer une série spécifique en la choisissant et en la comparant par choix avec toutes les autres séries disponibles. Cette philosophie a le défaut d’aller aux extrémités, de penser en termes de totalités, et de penser que ces totalités sont réalisées. Mais elle nous libère de ‘individualisme, elle nous met en interconnexion avec tout ce qui est. L’interconnexion planétaire de ce qui est est la beauté de Leibniz. Discours de métaphysique, propositions 1 à 15 La connaissance de l’âge classique n’est pas une simple curiosité, mais le seul moyen de comprendre le monde moderne. Quiconque échoue à reconstruire la mathesis classique ne comprend pas le monde moderne. Ces auteurs classiques évaluent la fracture de l’Europe. Ces travaux nous conduisent à une post-modernité, avec un contrôle total de ce que Nietzsche voit finir. Ce sont des enjeux mondiaux : si l’Europe et la Chine n’accèdent pas à cette éducation de l’âge de la technique, nous entrerons dans le futur avec un esprit confus et donc dangereux. Il est une tâche civilisationnelle de mettre ces savoirs à la disposition du plus grand nombre pour tâcher de comprendre ce qui nous arrive. I - Nous allons avoir un survol des propositions I à VIII, avec une attention à la proposition III dirigée contre Malebranche et qui est la plus riche pour nous. II - Après, nous commençons à envisager les propositions qui vont au-delà de la onzième (XI à XIV). Nous nous arrêterons à la proposition XV. Propositions I à VIII Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 1: 1 - De la perfection divine et que Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable. La notion de Dieu la plus reçue et la plus significative que nous ayons, est assez bien exprimée en ces termes que Dieu est un être absolument parfait, mais on n’en considère pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant, il est à propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs perfections toutes différentes, que Dieu les possède toutes ensemble, et que chacune lui appartient au plus souverain degré. Il faut connaître aussi ce que c’est que perfection, dont voici une marque assez sûre, savoir que les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré, ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contra- diction, mais la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’im- possibilité. Par conséquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant qu’elles appartiennent à Dieu, elles n’ont point de bornes. D’où il s’ensuit que Dieu possédant la sagesse suprême et infinie agit de la manière la plus parfaite, non seulement au sens métaphysique, mais encore moralement parlant, et qu’on peut exprimer ainsi à notre égard que plus on sera éclairé et informé des ouvrages de Dieu, plus on sera disposé à les trouver excellents et entièrement satisfaisant à tout ce qu’on aurait pu souhaiter. Les quatre premières lignes mettent au centre du raisonnement le mot «suite», qui est le programme. Dieu est un être parfait, c’est une idée reçue. Sauf que le génie de Leibniz se résume dans une question : Dieu est la perfection, mais à quoi est-ce que ceci engage ? Qu’est-ce que le programme ? La grandeur de Leibniz est d’entrer dans une dynamique des conséquences de la vérité. Dans la Théodicée, Leibniz avoue qu’il ne fut pas compris car nul n’a vu ce qu’il appelle la raison : l’enchaînement des vérités. Commençant à sortir les conséquences de la perfection de Dieu, Leibniz trouve des choses insensées, à commencer par le sujet individuel qui est le fondement en raison des modifications de la substance. Un concept se distingue d’une représentation car il a des suites ; son opérativité engendre un enchainement des vérités. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 2: 2 - Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bonté dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires. Ainsi je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu, sachant qu’il en est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture, qui ne paraît s’être servie de cette anthropologie que pour nous faire connaître que leur excellence se connaît à les regarder en eux-mêmes, lors même qu’on ne fait point de réflexion sur cette dénomination extérieure toute nue, qui les rapporte à leur cause. Ce qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considération des ouvrages qu’on peut découvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son caractère. J’avoue que le sentiment contraire me paraît extrêmement dangereux et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la beauté de l’univers et la bonté que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne sont que des chimères des hommes qui conçoivent Dieu à leur manière. Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire ? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si, selon la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste par là même ? Outre qu’il semble que toute volonté suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antérieure à la volonté. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques autres philosophes tout à fait étrange, qui disent que les vérités éternelles de la métaphysique et de la géométrie, et par conséquent aussi les règles de la bonté, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volonté de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son entendement, qui, assurément, ne dépend point de sa volonté, non plus que son essence. Les gens sont prêts à croire en Dieu et ont du mal à voir jusqu’où s’étend sa perfection. Cette dernière doit se trouver dans la création elle-même. Il faut déchiffrer la gloire parfaite de Dieu jusque dans ses œuvres. Il doit y avoir une excellence de la création, c’est le fait qu’il y a des formes substantielles. Une pensée qui ne procède pas dans l’ordre de la perfection n’est pas suffisante. Partir de l’idée de Dieu demande un monde plus riche que celui de Descartes ; la profondeur de la réalité ne s’épuise pas dans les esquisses mécaniques de Descartes. Il faut aimer Dieu : encore faut-il qu’il se rende aimable ! Leibniz veut aimer Dieu, mais avec une relation véritable d’amour, ce qui suppose qu’il me comprenne et que je le comprenne. La philosophie doit éclaircir la perfection divine pour que je puisse le supporter malgré les malheurs. Il faut travailler pour se donner une image parfaite et digne d’amour de Dieu, sinon Dieu tombe comme un vieux plumage (Mallarmé). Leibniz lie ensemble les nominalistes (Ockham) et les cartésiens (Lettres à Mersenne de 1830). - Les nominalistes sont les théologiens de la puissance : Dieu veut le bien ou non, qu’importe, il a la puissance. C’est l’écrasement par la puissance. Dieu fait bien parce qu’il fait. C’est une forme de fanatisme qui restitue les sentiments quotidiens : soit je ne supporte pas Dieu, soit je me soumets car sa bonté n’est rien d’autre que ce qui est engendré par sa puissance. Leibniz répond que nous ne pouvons pas aimer ceci. - L’autre grande erreur est celle de Descartes : les vérités éternelles sont des règles pour l’univers parce que Dieu les veut. La toute-puissance divine crée le principe d’identité, les axiomes de la géométrie et les règles de la nature. Dieu pouvait faire le monde autrement, et ceci aurait été aussi bon. Si nous estimons que Dieu est tenu aux règles de la raison, alors Dieu est soumis et enchaîné à la raison, ce que Descartes refuse. La raison est un produit et non la cause de Dieu. La rationalité est de part en part contingente. Il n’y a aucune nécessité structurelle de cette contingence. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 3: 3 - Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire. Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver à redire à un ouvrage d’un architecte que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte écriture, lorsqu’elle nous assure de la bonté des ouvrages de Dieu. Car comme les imperfections descendent à l’infini, de quelque façon que Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait toujours été bon en comparaison des moins parfaits, si cela était assez ; mais une chose n’est guère louable, quand elle ne l’est que de cette manière. Je crois aussi qu’on trouvera une infinité de passages de la divine écriture et des Saints Pères, qui favoriseront mon sentiment, mais qu’on n’en trouvera guère pour celui de ces modernes, qui est à mon avis inconnu à toute l’antiquité, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance que nous avons de l’harmonie générale de l’univers et des raisons cachées de la conduite de Dieu, ce qui nous fait juger témérairement que bien des choses auraient pu être rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur quelques subtilités peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient aussi de pourvoir par là à la liberté de Dieu, comme si ce n’était pas la plus haute liberté d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volonté, outre qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme à sa gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il prenne A sans avoir aucune raison de le préférer à B, je dis que cette action de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit être fondée en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mérite d’être glorifié. La thèse de Malebranche est que la création est négligée, qu’elle ne court qu’à la réalisation de l’Église, le plus vite possible. Dieu nous sacrifie à son œuvre. Cette idée horrifie Leibniz, il y voit un cynisme moderne absent de la tradition de l’Église. Pour cette dernière la création chante la gloire de Dieu, alors que Malebranche dit que la terre est une ruine ou un désastre dont nous ne voyons pas la cause. Leibniz s’offusque et refuse la conception nihiliste de Malebranche : nous ne pouvons pas aimer un Dieu qui bricole ainsi. Malebranche et Descartes ne méditent pas assez l’harmonie générale de l’univers. L’occasionnalisme est un aveuglement au principe plus profond : l’harmonie des choses. L’harmonie est la guérison de l’échec de l’occasionnalisme. Il est nécessaire de renouveler la perception du monde, c’est ainsi qu’est créée la substance individuelle. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 4: 4 - Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille être quiétiste pour cela. La connaissance générale de cette grande vérité, que Dieu agit toujours de la manière la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, à mon avis, le fondement de l’amour que nous devons à Dieu sur toutes choses, puisque ce- lui qui aime cherche sa satisfaction dans la félicité ou perfection de l’objet aimé et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est. Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer. En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent semblables à des sujets mécontents dont l’intention n’est pas fort différente de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir conformément à l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force, mais il faut être véritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivé suivant sa volonté. J’entends cet acquiescement quant au passé. Car quant à l’avenir, il ne faut pas être quiétiste ni attendre ridiculement à bras croisés ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la rai- son paresseuse, mais il faut agir selon la volonté présomptive de Dieu, autant que nous en pouvons juger, tâchant de tout notre pouvoir de contribuer au bien général et particulièrement à l’ornement et à la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est prochain et pour ainsi dire à portée. Car quand l’événement aura peut-être fait voir que Dieu n’a pas voulu présentement que notre bonne volonté ait son effet, il ne s’ensuit pas de là qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maîtres, il ne demande jamais que la droite intention, et c’est à lui de connaître l’heure et le lieu propre à faire réussir les bons desseins. Le quiétisme est une religion lancée en France par Madame Guyon, à Blois, pour comprendre le mystère de Dieu. Notre erreur est d’avoir envers Dieu un amour intéressé. Elle prêche pour un amour sans dette et sans acquiescement. C’est la théorie du pur amour. Ceci séduisit l’archevêque Fenelon. Pour Malebranche nous ne pouvons pas aimer sans désir : dans le Traité de l’amour de Dieu, la récompense est la cause occasionnelle de mon action. Leibniz soutient Malebranche dans cette querelle. Tous deux affirment que l’intérêt que nous prenons à l’amour est bon. Pour les quiétistes, Dieu peut faire ce qu’il veut de moi. Ceci est une faute contre l’harmonie du monde ; laquelle empêche le pur amour désintéressé. Fenelon est une grande voie pour arriver à Chateaubriand. La véritable amitié est de vouloir la même chose et de ne pas vouloir la même chose. Le pur amour est la dernière phase avant la rébellion. L’harmonie seule satisfait ma volonté. Nous nous satisfaisons l’esprit en trouvant une théorie qui montre le dessein de perfection de Dieu dans le monde - sinon il n’y a pas d’amour. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 5: 5 - En quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets. Il suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et que rien ne saurait nuire à ceux qui l’aiment ; mais de connaître en particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir à choisir cet ordre de l’univers, à souffrir les péchés, à dispenser ses grâces salutaires d’une certaine manière, cela passe les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas encore parvenu à la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire quelques remarques générales touchant la conduite de la Providence dans le gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est semblable à un excellent géomètre qui sait trouver les meilleures constructions d’un problème ; à un bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destitué de la beauté dont il est susceptible ; à un bon père de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stérile ; à un habile machiniste qui fait son effet par la voie la moins embarrassée qu’on puisse choisir ; à un savant auteur, qui enferme le plus de réalités dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de tous les êtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-à-dire qui s’empêchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus. C’est pourquoi il ne faut point douter que la félicité des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exécution autant que l’harmonie générale le permet. De quoi nous dirons davantage tantôt. Pour ce qui est de la simplicité des voies de Dieu, elle a lieu proprement à l’égard des moyens, comme au contraire la variété, richesse ou abondance y a lieu à l’égard des fins ou effets. Et l’un doit être en balance avec l’autre, comme les frais destinés pour un bâtiment avec la grandeur et la beauté qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coûte à Dieu, bien moins qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des décrets à faire pour faire naître un monde réel ; mais, en matière de sagesse, les décrets ou hypothèses tiennent lieu de dépense à mesure qu’elles sont plus indépendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie. Nous retrouvons le concept malebranchiste de la simplicité des voies. Mais nous ne nous contenons pas de ce monde hâtif, la simplicité des voies doit être compatible avec la profusion, le caractère baroque du monde. La richesse des effets contrebalance la simplicité des voies. La confiance en Dieu vient de Luther ; alors que les catholiques veulent seulement une foi en Dieu. Si l’harmonie existe, même le pire malheur peut avoir un sens positif. Il faut ne pas exiger tout le temps les raisons. Il y a des défauts, mais ils sont contrebalancés par les plus grandes richesses. Pour densifier le monde, mettre le plus de variété possible, il faut le plus possible d’esprits. La spiritualité dans le monde existe par le principe d’optimum. C’est quasiment une pensée d’alchimiste. Le but de Dieu n’est pas Jésus Christ, mais la felicita mentale. La faute de Malebranche est d’avoir une finalité trop unilatérale : il voit les causes du mécanisme mais sans approfondir la finalité. C’est le malebranchisme de l’appartement et des barres HLM contre le Versailles de Leibniz. Quand nous faisons de la philosophie spéculative et que nous inventons librement, ceci coûte peu ; et créer la réalité est encore plus facile pour Dieu. Si Dieu ajoutait sans cesse de nouveaux principes pour corriger les précédents, il serait trop dépensier. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 6 : 6 - Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas même possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers. Les volontés ou actions de Dieu sont communément divisées en ordinaires ou extraordinaires. Mais il est bon de considérer que Dieu ne fait rien hors d’ordre. Ainsi ce qui passe pour extraordinaire ne l’est qu’à l’égard de quelque ordre particulier établi parmi les créatures. Car, quant à l’ordre universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien n’arrive dans le monde qui soit absolument irrégulier, mais on ne saurait même rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la géomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous ces points, et dans le même ordre que la main les avait marqués. Et si quelqu’un traçait tout d’une suite une ligne qui serait tantôt droite, tantôt cercle, tantôt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion, ou règle, ou équation commune à tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mêmes changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait par un certain mouvement réglé. Mais quand une règle est fort composée, ce qui lui est conforme passe pour irrégulier. Ainsi on peut dire que, de quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort admirables et d’une grande étendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins élever notre esprit à concevoir en quelque façon ce qu’on ne saurait exprimer assez. Mais je ne prétends point d’expliquer par là ce grand mystère dont dépend tout l’univers. C’est une première introduction au chapitre VIII. Leibniz fait une proposition mathématique très forte. Il a une idée de mathématicien, qui vient de Léonard de Vinci. C’est la première théorie mathématique du programme qui annonce l’ontologie du programme que nous avons déjà vue. C’est la théorie de la fonction. Chaque point peut répondre à une seule fonction qui tournoie et relie chacun des points. Il existe une géométrie intérieure des gestes les plus fous. Une fonction f(x) restitue ce nuage de points. De même qu’il existe une équation géométrique de chaque courbe, de même le monde répond à une équation. Toutes les singularités ont une équation intégrale. Dieu invente une ligne très compliquée avec l’équation la plus simple possible. Leibniz a fait ce travail moins pour comprendre la syntaxe universelle que pour aimer l’univers. C’est une prière de l’intellect. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 7: 7 - Que les miracles sont conformes à l’ordre général, quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volonté générale ou particulière. Or, puisque rien ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont aussi bien dans l’ordre que les opérations naturelles qu’on appelle ainsi parce qu’elles sont conformes à certaines maximes subalternes que nous appelons la nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de Dieu, dont il se peut dispenser à cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mû à se servir de ces maximes. Quant aux volontés générales ou particulières, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout suivant sa volonté la plus générale, qui est conforme au plus parfait ordre qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontés particulières qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car la plus générale des lois de Dieu qui règle toute la suite de l’univers est sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa volonté particulière ; mais quant aux objets de sa volonté générale, tels que sont les actions des autres créatures, particulièrement de celles qui sont raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si l’action est bonne en elle-même, on peut dire que Dieu la veut et la commande quelque- fois, lors même qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en elle-même et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses, et particulière- ment le châtiment et la satisfaction, corrige sa malignité et en récompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection dans toute la suite que si tout le mal n’était pas arrivé, il faut dire que Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure à cause des lois de nature qu’il a établies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien. Les miracles font partie de ces lignes qui font partie de l’ordre général. Rien n’échappe à la fonction initiale. Qu’y-a-t-il dans la nature pour qu’elle soit aussi riche ? Elle est une forme substantielle. Propositions XII à XV Tout ce que nous voyons est le développement du chapitre IX. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 12: 12 - Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps. Mais, pour reprendre le fil de nos considérations, je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, c’est-à-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nécessairement y reconnaître quelque chose qui ait du rapport aux âmes, et qu’on appelle communément forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phénomènes, non plus que l’âme des bêtes, si elles en ont. On peut même démontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif à nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualités semblables dont on peut douter si elles se trouvent véritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualités ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identité dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les âmes et les formes substantielles des autres corps sont bien différentes des âmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne périssent point naturellement, mais même gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de châtiment et de récompense, et les fait citoyens de la république de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des créatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantôt plus amplement. C’est un coup de bâton rude contre Descartes. Ce dernier traite de manière impitoyable les formes substantielles ; ici il reçoit un coup de bâton vert. Nous pouvons nous en tenir au morceau de cire et faire des esquisses des formes, mais ceci est de l’imaginaire qui n’accède pas à l’existence. Ce n’est pas de la philosophie ; Descartes n’accède pas à l’existence. Le morceau de cire ignore la forme substantielle et l’existence. Penser l’existence requiert de se confronter aux formes substantielles. Les rapports entre la France et l’Allemagne se jouent ici. Les Allemands veulent passer à l’existence ; mais ils n’auraient rien trouver sans les Français. Leibniz dialogue avec la France et Malebranche. La pensée de Descartes selon laquelle la res extensa est une étendue est fausse. Ce passage subvertit la Méditation seconde. Leibniz fonde ici un spiritualisme de la forme substantielle. C’est mot pour mot l’inverse d’Arnauld et Nicole. La physique de Descartes est si imaginaire que les qualités premières sont aussi imaginaires que les qualités secondes. La Logique de Port-Royal est encore plus imaginaire que la scolastique. Pour Descartes, les qualités secondes sont les qualités sensibles subjectives ; les qualités premières sont les déterminations géométriques des objets créés par Dieu. Leibniz dit que les qualités premières sont moins ontologiques que ne le croit Descartes et qu’elles comportent quelque chose d’imaginaire. L’espace n’est pas un moyen de contrôler la permanence dans le temps ; il faut trouver dans les choses quelque chose qui leur permettent de durer. Il faut passer au temps et se donner d’autres dimensions de la philosophie. Kant reprend ceci en exigeant que les choses soient imagées dans le temps. Il faut introduire un concept complexe de la substance, une base ou un sujet. Il faut une permanence substantielle pour arrêter un objet dans le temps. Il y a des hiérarchies dans les formes substantielles, mais tout le vivant est composé de ces dernières. Il y a une telle conscience dans les formes substantielles humaines qu’elles deviennent responsables de leurs actes et rentrent dans le processus général de l’univers, ce qui fait que leurs fautes doivent êtres punies et les bienfaits récompensés. Nous ne savons pas dans quel monde nous sommes pris. Nous devons lutter pour que le monde s’améliore, sans savoir comment cet effort entre dans l’organisation du monde. Nous faisons confiance à Dieu, il transforme notre désir en une harmonie qui produit un résultat. C’est une réponse au sophisme du paresseux. Il y a deux types de vérités dans le monde : les vérités nécessaires et les vérités contingentes. Dieu sait ce qui va être choisi, mais ce n’est pas parce Dieu sait que ce sera nécessaire. La prédétermination n’exclut pas la liberté. La prédétermination divine n’est pas la nécessité divine. La volonté présomptive ne connaît pas ce qui va advenir mais fait confiance à Dieu. C’est la doctrine morale de Leibniz, qui n’est pas un sophisme du paresseux. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 13 (titre & extrait) : 13 - Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre, mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter. […] toutes les propositions contingentes ont des raisons pour être plutôt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la même chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vérité qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prédicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des démonstrations de nécessité, puisque ces rai- sons ne sont fondées que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraît le meilleur parmi plusieurs choses également possibles ; au lieu que les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de contradiction et sur la possibilité ou impossibilité des essences mêmes, sans avoir égard en cela à la volonté libre de Dieu ou des créatures. Nous agissons d’une façon parce que nous y sommes inclinés, mais cette inclinaison n’est pas une nécessité. Ce n’est pas parce que quelque chose est contingent que le principe de raison ne fonctionne pas. Le principe de raison est compatible avec la contingence. Une preuve intérieure à ma substance prouve a priori que je prendrai telle ou telle décision. C’est une tendance et non une nécessité. Ceci est très allemand, comme chez Bach : quelque chose remonte du cœur, c’est une efflorescence de l’existence irréductible aux vérités a priori nécessaires qui sont des enchaînements liés au principe d’identité. C’est un fruit de l’inclination et non de la nécessité. Des trajectoires s’effectuent, des propositions non contraintes par la loi d’identité. Tandis que chez Spinoza il n’y a que des relations de nécessité, chez Leibniz il y a des relations de nécessité et des relations de contingences, quoiqu’elles soient prédéterminées. Leibniz est le penseur de la contingence de l’existence. Il libère une sphère pleine de l’existence avec ses risques. C’est un existentialisme qui se dote d’un principe de raison. Il y a une continuité entre la médiation et la vie chez Leibniz, et non un pur jaillissement de la vie. Cette philosophie est fondée et libre, elle est un existentialisme de la raison suffisante. Leibniz prend soin de la création là où Malebranche la gâche. Leibniz maintient une liberté radicale de Dieu et donc une liberté des créatures, dans une considération de la richesse de l’existence. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 14: 14 - Dieu produit diverses substances, selon les différentes vues qu’il a de l’uni- vers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive à l’une répond à ce qui arrive à toutes les autres, sans qu’elles agissent immédiatement l’une sur l’autre. Après avoir connu, en quelque façon, en quoi consiste la nature des substances, il faut tâcher d’expliquer la dépendance que les unes ont des autres, et leurs actions et passions. Or il est premièrement très manifeste que les substances créées dépendent de Dieu qui les conserve et même qui les produit continuellement par une manière d’émanation, comme nous produisons nos pensées. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les manières possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui échappe à son omniscience, le résultat de chaque vue de l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’uni- vers conformément à cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensée effective et de produire cette substance. Et comme la vue de Dieu est toujours véritable, nos perceptions le sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent. Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que chaque substance est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose, hors de Dieu ; ainsi tous nos phénomènes, c’est-à-dire tout ce qui nous peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre être ; et comme ces phénomènes gardent un certain ordre conforme à notre nature, ou pour ainsi dire au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations utiles pour régler notre conduite qui sont justifiées par le succès des phénomènes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le passé sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phénomènes sont véritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres s’en aperçoivent aussi : cependant, il est très vrai que les perceptions ou expressions de toutes les substances s’entre-répondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observées, se rencontre avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’étant accordés de se trouver ensemble en quelque endroit à un certain jour préfixe, le peuvent faire effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous ex- priment les mêmes phénomènes, ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables, mais il suffit qu’elles soient proportionnelles; comme plusieurs spectateurs croient voir la même chose, et s’entreentendent en effet, quoique chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui tous les individus émanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de cette correspondance de leurs phénomènes, et qui fasse que ce qui est particulier à l’un, soit public à tous ; autrement il n’y aurait point de liaison. On pourrait donc dire en quelque façon, et dans un bon sens, quoique éloigné de l’usage, qu’une substance particulière n’agit jamais sur une autre substance particulière et n’en pâtit non plus, si on considère que ce qui arrive à chacune n’est qu’une suite de son idée ou notion complète toute seule, puisque cette idée en- ferme déjà tous les prédicats ou événements, et exprime tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensées et des perceptions, et toutes nos pensées et nos perceptions futures ne sont que des suites, quoique contingentes, de nos pensées et perceptions précédentes, tellement que si j’étais capable de considérer distinctement tout ce qui m’arrive ou paraît à cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou me paraîtra à tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout de même, quand tout ce qui est hors de moi serait détruit, pourvu qu’il ne restât que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons à d’autres choses comme à des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine manière, il faut considérer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de véritable. Nous arrivons à la notion présente dans la théorie de la ville (proposition IX) et de la relation entre les différentes substances. Si le monde est parfaitement enrichi par Dieu, ceci vaut pour moi et pour les autres substances. Une multiplicité de substances expriment le dessein harmonique de Dieu. Il faut désormais expliquer la mise en relation des substances. Il n’y a pas de formes substantielles solitaires, elles sont toujours entr’expressives. C’est l’interconnexion universelle. La forme substantielle ne vit que de l’interconnexion ; c’est le modèle des tissus vivants où chaque cellule de la peau interagit avec les autres. Ce mot «dépendance» pose problème : comment puis-je être libre s’il y a une interdépendance ? Il faut maintenir la liberté vis-à-vis de Dieu et aussi des autres substances. Il y a toujours la notion de nature des substances. Leibniz renonce au concept capital du christianisme et reprend une notion néoplatonicienne. Dieu engendre le monde par émanation et non par création. Leibniz ne parle pas de création mais enfourche le concept néoplatonicien d’émanation. Même Thomas d’Aquin, qui est le sommet de la théologie, quand il travaille la création (Prima pars, Question 45) parle d’émanation. Thomas trouve dans le Timée une matière prédisposée ; l’organisation des idées est une émanation de l’intelligible sur un fond matériel préalable. Tandis que le christianisme est une émanation : Dieu fait émaner les formes et la matière. La matière n’est pas un frein à la forme, mais elle est concréée à la forme. L’émanation chrétienne est un fond total qu’il n’y a pas dans l’émanation néoplatonicienne. - Reste que Leibniz prend un risque par rapport à la Création. Mais il se rend compte qu’il fait sans cesse émaner de lui des pensées - comme Dieu fait émaner des mondes. C’est une divinisation par l’intellect. Chez Plotin, l’émanation est un vase qui bout et qui déborde ; de même Leibniz bout et déborde une variété de produits intellectuels incroyables. C’est une phénoménologie de ma façon de penser transformée en thèse théologique. Leibniz n’est pas fixiste. Dieu produit des rotations dans ses objets. Leibniz saisit avec tellement d’intelligence ses objets qu’il les fait tourner sur eux-mêmes. C’est aussi l’entrée du système, qui est la liberté de l’intelligence de faire tourner ses objets. Les pensées non systématiques sont fixistes. Il y a le modèle de la ville que l’on regarde de toutes parts ; et aussi la théorie mathématique des sections coniques. Soit un cône sur mon œil, et ensuite un plan en imaginant toutes les coupures possibles. Un théorème permet de prévoir a priori quelle est la forme de la section du cône. Ceci vient de Pascal ; et Leibniz utilise ce modèle pour penser le christianisme. Il faut restituer la section conique qui explique la figure énigmatique de la Bible. Ceci est pareil chez Leibniz : Dieu regarde par l’angle et voit des sections variées qu’il rattache au point fixe de son œil. Dans la photographie argentique, il faut trouver le bon angle et appuyer sur le déclencheur. Dieu est un photographe qui tourne ; et quand il appuie il produit un être. Dieu cherche les angles intéressants et produit un homme à chaque fois. Nous sommes tous des photographies du réel. Chacun de nous est une photographie du réel ; et si nous n’existions pas le monde serait plus pauvre. Si je ne vois pas le monde tel que je le vois, il serait plus pauvre. Nietzsche comprend ceci en inventant le perspectivisme de la volonté de puissance. Leibniz est un perspectivisme substantiel, Nietzsche est un perspectivisme de la volonté de puissance. Le Dasein selon Heidegger est aussi une perspective sur le monde. Pour Leibniz, Dieu ne fait pas un film ni des rafales de photos, mais il fait surgir une photo uniquement quand le point de vue est intéressant. Il y a une réciprocité entre les choses intéressantes et les gens intéressants. Chaque homme dans sa confusion même est un point de vue unique sur la réalité. Quand je vois quelque chose, je le vois comme Dieu le vit en prenant la photo (en me faisant naître). Le monde de la série monadique est plein de représentations. C’est la solitude de Leibniz. Il veut dépasser l’opposition de l’idéalisme et du réalisme. Le problème n’est pas vertical, mais linéaire et horizontal. C’est celui d’une correspondance entre le début et la fin. Ceci fascine les structuralistes. Le vrai problème n’est plus de savoir si les séries correspondent avec le réel, mais de savoir si mes séries correspondent avec celles d’autrui. Nous ne voyons pas la même chose, mais nous avons un rapport réglé entre nos déformations. Nous sommes des sections de cône qui se réunissent dans le cône tout entier. L’œil qui coordonne les séries est Dieu. La liaison est la réciprocité avec les autres. Nous ne faisons pas effort les uns sur les autres, nous nous développons chacun notre programme. Quand autrui agit sur moi, c’est moi qui baisse ma monade (diminution de ma puissance) tandis qu’autrui gonfle sa puissance. Il n’existe que des poussées ou des diminutions de puissance, il n’y a pas d’autres réalités. Le monde pourrait totalement être détruit, mon programme serait inchangé. Leibniz, Discours de Métaphysique, proposition 15 15 - L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degré de son expression joint à la diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder ensemble. Mais sans entrer dans une longue discussion, il suffit à présent, pour concilier le langage métaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons davantage et avec raison les phénomènes que nous exprimons plus parfaitement, et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux. Ainsi une substance qui est d’une étendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, de- vient limitée par la manière de son expression plus ou moins parfaite. C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empêchent ou se limitent, et par conséquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une sur l’autre, et sont obligées pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particulière est de bien exprimer la gloire de Dieu, et c’est par là qu’elle est moins limitée. Et chaque chose quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-à-dire quand elle agit, change en mieux et s’étend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un changement dont plusieurs substances sont affectées (comme en effet tout changement les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immédiatement par là passe à un plus grand degré de perfection ou à une expression plus parfaite, exerce sa puissance, et agit, et celle qui passe à un moindre degré fait connaître sa faiblesse, et pâtit. Aussi tiens-je que toute action d’une substance qui a de la perfection importe quelque volupté, et toute passion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien arriver qu’un avantage présent soit détruit par un plus grand mal dans la suite ; d’où vient qu’on peut pécher en agissant ou exerçant sa puissance et en trouvant du plaisir. C’est une étude sur la façon dont nous adoptons le rythme des autres sans jamais être sur ce rythme. C’est une reprise du chapitre précédent pour montrer qu’il a des chutes dans les phénomènes. Ce ne sont que des ruptures de ma ligne programmatique, il n’y a jamais de trou. C’est le monde harmonique qui est en jeu. Nous privilégions le monde conscient, mais c’est le système total qui est en jeu. Nous sommes limités par notre conscience, mais inconsciemment nous sommes infinis. Nous sommes des êtres illimités par notre attache à l’Univers. Nous sommes des infinités qui se finitisent dans la conscience. Ce n’est pas l’affection de l’autre comme chez Levinas, mais la réciprocité du rapport de l’autre. Quand je subis la pression d’autrui, c’est une descente de ma puissance programmatique ; quand je l’emporte sur autrui, c’est une augmentation de ma puissance programmatique. La hausse de la puissance est une jouissance, mais ceci peut s’ensuivre d’une chute.