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Le sujet au risque des nouvelles organisations
Congrès Croix Marine Caen lundi 30 septembre 2013
Restaurer le sujet dans l’homme
Pierre Delion
Venant à la rescousse de la parole prophétique de Tosquelles : « Sans
la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme
même qui disparaît », Henri Maldiney, avec la puissance qui le
caractérise, déclarait lors d’une conférence que j’organisai avec
Salomon Resnik à Angers en 1999 sur le thème « Penser l’homme et
sa psychose » : « L’homme est de plus en plus absent de la
psychiatrie, mais peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus
en plus absent de l’homme1 ». On ne saurait si bien dire ce qui est en
passe de nous arriver et contre lequel nous devons lutter
collectivement de toutes nos forces éthiques, intellectuelles et
affectives pour en empêcher la survenue. Non pas dans une attitude
romantique ou esthétisante, ce qui pourrait laisser penser à une
position nostalgique voire dépressive, mais dans un mouvement de
rassemblement de tous les éléments épars que seule l’Histoire de la
psychiatrie éclaire de la réalité de ses errements délétères et des
espoirs de ses révolutions inachevées. Car enfin, il faut le dire haut et
fort, une certaine idée de la psychiatrie a prévalu pendant quelques
décennies, qui a permis d’accomplir de profondes modifications de
son exercice auprès des personnes concernées par cette pathologie si
singulière. Et tout cela pourrait tout simplement disparaître ? Et de
surcroît pour de mauvaises raisons ? Il en va de cette psychiatrie à
visage humain comme de la démocratie : nous ne prenons conscience
de son immense importance que lorsqu’elle en vient à risquer de
Maldiney, H., « Comme Husserl avait alerté la philosophie, par son mot d’ordre « Zur Sache selbst », « aller
à la Chose elle-même », à ce qui est réellement en cause dans l’affaire ... Ludwig Binswanger entendait alerter
la psychiatrie par un propos avertisseur qui lui rappelait son champ propre : « l’Homme dans la psychiatrie ».
On ne saurait dire qu’il a été entendu. L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Mais peu s’en
aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme ! Il est possible de comprendre comment
ce retrait de l’homme s’effectue en somme de façon humaine et ce qu’il implique d’humain. Car l’homme, dans
son retirement suit cette voie spécifiquement humaine qui s’appelle, depuis Heidegger, le « projet » lequel est au
principe de toute entreprise. Or c’est à une entreprise que tend à ressembler, de plus en plus, l’action
psychiatrique. Aussi est-il possible d’apercevoir en même temps ce qui se montre de l’homme dans cette
déshumanisation humaine, et d’en tirer des éclaircissements sur le procès humain que constitue la folie. »
Angers samedi 16 octobre 1999 : Penser l’homme et sa psychose
1
1
disparaître, nous révélant à la fois son caractère précaire et la fragilité
des équilibres qui l’ont installée dans l’Histoire de nos contrées et de
nos vies quotidiennes, menacée à chaque instant d’en être chassée par
le côté obscure de la force ... il n’est pas facile d’admettre que les
avancées de l’homme ne peuvent jamais être considérées comme
acquises une fois pour toute, et la correspondance entre Freud et
Einstein est là pour nous rappeler avec une rigueur toujours aussi
actuelle que les processus d’idéalisation, considérant la destructivité
de l’homme comme amendable, sont nos pires ennemis sur le chemin
de la civilisation de l’homme lui-même par les processus de Culture,
seuls susceptibles de transformer la violence dans certaines
circonstances. Ça n’est que lorsque l’on connaît bien ses limites
qu’une évaluation des forces en présence est envisageable dans la
réalité, sinon, les pièges de l’inflation imaginaire se referment sur les
utopies avant même leur possibilisation. C’est en partie ce qui est
arrivé à notre psychiatrie, que je qualifie de transférentielle, de ne pas
l’avoir assez explicitée ou d’avoir trop négligé les attentes de
psychiatrie sécuritaire qu’un socius contemporain, pétri d’un malaise
entretenu par des démagogues à courte vue, et excité par des médias
de plus en plus complaisants à force de simplifications, semblait
préférer à toute humanisation de ses modes d’exercice. D’un certain
point de vue, une guerre larvée contre l’humanité des pratiques
relationnelles est déclarée, et la psychiatrie, avec la pédagogie, la
justice et quelques autres grandes causes comparables, est en première
ligne de ce combat. Une psychiatrie sans sujet serait une psychiatrie
mortifère.
Avant d’explorer plus en profondeur les avatars de la psychiatrie
d’aujourd’hui risquant de se refermer sur ses démons connus et
inconnus, il me semble utile de parcourir l’histoire de ses évolutions et
révolutions pour mieux percevoir d’où s’originent les lignes de force
qui président à la restauration du sujet dans l’homme.
La révolution psychiatrique
La révolution psychiatrique commence avec Pinel2 et Pussin3 sur les
épaules des Encyclopédistes et dans le sillage de la Révolution
2
Pinel, P., Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, Paris, Brosson, 1809.
2
française : le fou est un citoyen, et en tant que tel, le médecin peut
l’aider ; il est ainsi libéré des prisons et des culs de basse fosse dans
lesquels il croupissait antérieurement sur la seule action d’une lettre de
cachet ; le désormais malade mental a le droit d’être soigné dans une
tentative de compréhension humanisante, par un traitement moral qui
repose sur une position philosophique révolutionnaire. Mais cette
position pionnière, éclairée différemment par Foucault4, par Gauchet
et Swain5, et plus récemment par Laure Murat6, tenant en grande partie
au charisme de ses deux premiers fondateurs, se dévoiera peu à peu
dans une réforme centrée par Esquirol sur les espaces dédiés aux
désormais malades mentaux, au détriment de l’art de les habiter avec
humanité. La loi de 1838 commence par cette fondation : « Il est créé
dans chaque département un asile d’aliénés 7 », traduction législative
de la pensée opératoire d’Esquirol pour qui ce nouvel espace constitue
« un instrument de guérison à la condition d’être gouverné par un
médecin habile »…Une fois passées les quelques années de la lune de
miel consécutive à cette réalisation oblitérant le caractère relationnel
que l’utopie du traitement moral portait en elle, et minéralisant ses
potentialités libératrices dans les désormais célèbres « murs de
l’asile », l’expérience a montré que sans l’inspiration qui guidait les
premiers philosophes-psychistes, cette projection de la folie dans des
lieux médicalisés, était purement et simplement vouée à échouer sur le
roc de l’inconnue transférentielle. Dans l’après coup nous avons
compris que sans l’invention freudienne réhabilitant le monde des
névroses, et permettant la découverte de ce levier puissant du transfert
pour mieux approcher la présence de l’infantile dans l’actualité de son
rapport au monde de l’intersubjectivité, le piège de l’aliénation
mentale ne pouvait être déjoué sans le recours obligé à la
surdétermination inconsciente. Cette première étape ne répondait que
partiellement aux questions posées par les destins entropiques
asilaires, dans le mesure où les transferts de personnes névrosées
n’avaient que peu à voir avec ceux des personnes psychotiques,
3
Didier, M., Dans la nuit de Bicêtre, Paris, Gallimard, 2006.
4
Foucault, M., Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1971.
5
Gauchet, M., Swain, G., La pratique de l’esprit humain, Gallimard, Paris, 1980.
6
Murat, L. L’homme qui se prenait pour Napoléon, Gallimard, Paris, 2011.
7
Article 1 de la Loi du 30 juin 1838.
3
sédimentant dans un établissement d’aliénés. Il aura fallu attendre
encore quelques décennies et la survenue d’une deuxième guerre
mondiale pour que la métapsychologie freudienne soit visitée à son
tour par les pères de la psychothérapie institutionnelle et plus
précisément par Tosquelles et Oury. En venant proposer une réflexion
qui visait à étendre à l’ensemble de la psychiatrie les découvertes
freudiennes à condition de les repenser en fonction des pathologies
envisagées, un lieu spécifié et clos ne pouvait en aucun cas parvenir à
transformer (au sens de Bion) les éléments d’une double aliénation (
sur le plan psychopathologique et sur le plan social) existant
préalablement dans le socius et conduisant le patient vers l’asile, en
autre chose que la reproduction des mêmes mécanismes à l’intérieur
même de l’asile : ségrégation, cloisonnement, isolement, pathoplastie,
sédimentation.
Si pour Freud le sujet de la névrose n’est pas là où on l’attend (« wo es
war, zoll ich werden » /« là où ça est, je dois advenir »), c’est parce
qu’il est surdéterminé par un inconscient et, dans une moindre mesure,
par un sur moi qui entretiennent tous les deux avec le moi des rapports
de forces pulsionnelles qui produisent les symptômes de la névrose
occidentale poids moyen ; dans certains cas, les forces en question
débordent les capacités du système et déclenchent une névrose
pathologique, mais les deux idées freudiennes novatrices sont que,
même dans de telles occurrences, il n’y a pas de différence définitive
entre le normal et le pathologique et que les symptômes ont un sens
pour le sujet serti dans sa névrose normale ou pathologique : à charge
pour le psychanalyste, devenu fin limier, d’en trouver le sens, non pas
à la place du patient mais avec lui, co-acteur de sa thérapie. Pour y
parvenir, Freud conseille, troisième idée-force, de prendre appui sur la
la relation entre le patient et son psychanalyste, mise en forme par le
vécu subjectal de son enfance, et actualisant ses premières interactions
avec ses parents lors de sa période infantile, autrement dit sur le
transfert. Difficile, après ces découvertes, de continuer à nier que le
projet freudien soit de restaurer le sujet dans l’homme, même au prix
de sa folie névrotique. Et insupportable d’entendre que la
psychothérapie institutionnelle n’aurait pas comme projet de restaurer
le sujet dans l’homme psychotique, et chez l’enfant autiste, tout en
l’accompagnant dans la cité tout le temps nécessaire.
4
Mais la cure-type a ses limites, et notamment dès lors qu’il s’agit de
soigner des personnes psychotiques et de se soumettre à leurs formes
singulières de transferts, notamment le transfert dissocié, concept
spécifique de la schizophrénie inventé par Oury, mais aussi le transfert
psychotique ou projectif et le transfert autistique ou adhésif, et leurs
corollaires obligés, les constellations transférentielles 8 de chaque
patient en tant que créations institutionnelles répondant à la spécificité
des « êtres-au-monde » de chacun. La psychothérapie institutionnelle
est née pour partie de la réponse à la question posée par un Freud
visionnaire en conclusion du Vème Congrès International
Psychanalytique de Budapest en Septembre 1918, survenant sur les
décombres de la première guerre mondiale, en proposant, sans le
formuler aussi clairement, que l’institution figure le chaînon manquant
dans l’instauration de la relation transférentielle entre le patient
psychotique et les soignants qui l’accueillent, et en pensant le
déploiement de cette institution de telle sorte que l’humain y soit
cultivé de façon prévalente à toute autre qualité. Je ne peux résister ici
au plaisir de vous citer cette parole freudienne qui a pour moi
beaucoup d’importance : « Pour conclure, dit Freud, je tiens à
examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que
nombre d’entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à
mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le
champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. (…)On
peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et
rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un
secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée
par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé
publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la
tuberculose (…). A ce moment-là on édifiera des établissements, des
cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et
où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance
et leur activité à des hommes, qui sans cela, s’adonneraient à la
boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations,
à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la
8
Delion, P., Soigner la personne psychotique, Dunod, Paris, 2010.
5
névrose.(…) Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre
technique à ces conditions nouvelles.»9
La création d’une véritable psychiatrie publique en appui sur la
psychiatrie de secteur et une psychothérapie institutionnelle pensée et
réalisée dans le creuset de Saint Alban pendant et après la deuxième
guerre mondiale, se situe à mon sens dans la suite logique directe des
premiers actes révolutionnaires de Pinel et Pussin, puis de ceux de
Freud : le sujet en souffrance psychique peut désormais bénéficier
d’une prise en charge cohérente et continue, proposée au plus près de
son lieu d’existence et de celui de ses proches, et sans impliquer une
hospitalisation comme moyen de recours univoque, mais seulement
sur indication médicale ; c’est de la critique des conditions de vie des
malades (et notamment de la mort de 45000 d’entre eux) que jaillit
l’impérieuse nécessité de la restauration du respect du sujet dans
l’homme malade ; les lieux de rencontre avec les patients, soit en
hospitalisation, soit en extra-hospitalier, sont articulés sur le mode,
proposé par Jean Ayme, d’une bande de Moëbius, ce qui facilite la
continuité des soins, condition de possibilité de la prise en
considération de la relation transférentielle ; le travail porte sur la
double aliénation en apportant des réponses à la souffrance
individuelle du sujet par une approche psychothérapique au sens large,
mais sans négliger les éléments d’aliénation qui proviennent de sa
position dans le socius (famille, travail, culture), ce qui nécessite le
recours au concept de « rapports complémentaires » repris par
Tosquelles à Dupréel et amène à un travail avec les relais du patient
dans la cité, et notamment avec le Politique ; l’institution sert d’objet
malléable intermédiaire dans cette construction complexe de la
constellation transférentielle, elle est à la fois souple et plastique pour
pouvoir
s’adapter
suffisamment
à
chaque
situation
psychopathologique, mais la permanence de sa tenue en fait un
étayage phorique10 solide sur lequel le patient peut compter ; l’équipe
soignante, substratum des constellations transférentielles, est le lieu du
changement pour atteindre les objectifs poursuivis, par une formation
continue à perpétuité, par une réflexion institutionnelle pour mieux
9
Freud, S., La technique psychanalytique, PUF, Paris, 1975, pp.140-141.
10
Delion, P., op.cit.
6
s’adapter aux particularités de chaque sujet malade, et notamment à
chaque forme de transfert ; les réunions de travail sont les véritables
opérateurs de ces changements considérables.
Toutefois, ces perspectives changent radicalement le fonctionnement
de la psychiatrie, et remettent en cause les privilèges de ceux qui
disposaient d’un pouvoir discrétionnaire sur les équipes soignantes et
sur les patients eux-mêmes ; cela entraînera des résistances plus
nombreuses que prévues, et la psychiatrie de secteur/psychothérapie
institutionnelle devenant banale (tout le monde pense en faire) se
diluera dans une sorte de psychiatrie molle comme les montres de
Dali, dans laquelle chacun y va de ses propres territoires psychiques
plus ou moins fétichisés (les fameux marquisats décriés par Bonnafé)
sans
considération
suffisante
pour
les
ressorts
anthropopsychiatriques 11 , de la doctrine sectorielle d’origine. Les
formations exigeantes à la psychopathologie, les parcours
psychanalytiques personnels, les apprentissages des techniques de
groupe, pour ne citer que ceux-là, connaissent des aléas très divers
qui, chez certains, prennent la forme de quasi-faux self
professionnels parfois jusqu’à la caricature ; le fameux « s’autoriser de
soi-même », proposé par Lacan dans un contexte précis, est encore
trop souvent pris au pied de la lettre et donne lieu à une
médiocrisation voire à une médiocratisation des pratiques qui laisse
beau jeu aux détracteurs du secteur et de la psychanalyse de les parer
de toutes sortes de défauts qu’ils présentent effectivement. Mais plus
généralement comme le démontre parfaitement Roland Gori dans son
dernier livre « La fabrique des imposteurs » qui pourrait être sous
titré : « bienvenue dans le monde des faux self », ce sont les rapports
sociaux qui s’appauvrissent, progressivement grignotés par une
culture de l’image truquée, et reposant principalement sur le
paradigme du miroir magique : « miroir, miroir, suis-je toujours la
plus belle de la contrée ». Et de même que le narcissisme subit une
mise en abyme affolante lorsqu’il n’est pas transformé par le stade du
miroir décrit successivement par Wallon puis Lacan, de même,
recommencent à se développer les oppositions que la psychiatrie de
secteur avait réussi à dialectiser et qui vont lui valoir un dépérissement
programmé :
psychiatre/administratif,
urgences/chronicité,
11
Schotte, J., Vers l’anthropopsychiatrie, Hermann, Paris, 2008.
7
autonomie/dépendance, névrose/psychose, maladie/handicap, puis
rapidement symptômes comportementaux/structure sous jacente et
comportement/psychopathologie,
classification
française/classifications
internationales,
inflation
du
comportementalisme/haine
de
la
psychanalyse,
spécialités
psychiatriques (addicto, pédo, géronto, urgence, ethno, …)/psychiatrie
générale, sanitaire/médico-social.
Toutes ces divisions de la praxis psychiatrique pour de bonnes raisons,
mais de mauvaise manière, aboutissent in fine à des découpages qui
s’institutionnalisent dans les pratiques concrètes (en tant que
spécialiste de tel symptôme, je ne reçois plus que les porteurs de ce
symptôme et ne suis plus tenu d’assurer un accueil généraliste de tous
ceux qui se présentent à ma consultation) et atomisent la psychiatrie
pour en faire une sectorisation symptomatique digne d’un catalogue
de vente par correspondance, sans aucun rapport avec la sectorisation
historique. La démédicalisation des fonctions de responsabilité
nécessaires à un fonctionnement cohérent des services de psychiatrie
se poursuit et aboutit à la constitution de services dirigés de fait par
des administrations souvent peu enclines à écouter les spécificités de
la psychiatrie, dans lesquels travaillent des professionnels qui sont
souvent peu formés à cette discipline, et organisés sur un mode très
ségrégatif tendant à figer le sujet dans ses symptômes d’appel plutôt
que de fluidifier sa souffrance vers des réponses polyphoniques,
disposant d’une cohérence transférentielle.
Une médecine à visage humain
La médecine à visage humain a pâti des spécialisations progressives
qui ont abouti in fine à une médecine hyperspécialisée, dite médecine
des organes, quelquefois sans considération pour le sujet porteur de la
maladie. Tout l’effort de Mickaël Balint12 a consisté à construire avec
les médecins généralistes intéressés un retour sur la personne à partir
d’une conception de la médecine à visage humain. A chaque fois que
les médecins peuvent être aidés dans leur travail ordinaire à revenir à
cette notion essentielle pour leur éthique, ils sont la plupart du temps
12
Balint, M., Le médecin, son malade et la maladie, Payot, Paris, 1957.
8
satisfaits de la qualité que cette expérience confère à leur exercice. On
assiste d’ailleurs actuellement aux Etats Unis au retour d’une
médecine dite joliment « médecine narrative » dans laquelle la
personne retrouve son statut de responsable de sa propre histoire, et
non plus victime de son destin de malade. Il n’est pas impossible que
la nécessité du retour d’une médecine de la personne soit finalement
éprouvée de façon plus aigüe dans un pays qui a créé aussi l’EBM et
en a constaté, à côté de quelques progrès dans les spécialités
médicales dures, les risques de sécheresse létale dans les autres, et
notamment dans la nôtre!
Mais je voudrais donner deux exemples de ma pratique, à titre
indicatif, pour montrer que cette médecine de la personne ne coûte
rien d’autre que d’en prendre la décision : les obstétriciens qui grâce à
la consultation du premier trimestre de la grossesse peuvent consacrer
une heure à la part psychologique touchent du doigt, c’est le cas de le
dire, cette part typiquement humaine qui concerne l’arrivée d’un
enfant, avec son cortège d’espoir mais aussi d’angoisses. Lorsque la
future mère peut parler de ces éléments à son médecin, elle
« récupère » la part humaine de son aventure médicale et se trouve
plus armée pour ce qui va lui arriver. A fortiori, si une dépression ou
tout autre phénomène psychopathologique survient au cours ou au
décours de cette grossesse, le médecin possède des éléments de
compréhension qui l’aident à aider la mère dans la plupart des cas. Et
lorsqu’il a besoin d’un avis plus spécialisé auprès du psychiatre, son
adresse vers son collègue se fait de façon beaucoup plus articulée. Des
groupes d’étude de cas pilotés par des pédopsychiatres avec les sages
femmes ont été mis en place dans le cadre du réseau périnatalité et
montrent à l’envi que ces nouvelles pratiques répondent à des
impératifs humains qu’il n’est plus acceptable de laisser sur le bord du
chemin
Autre exemple : une recherche conduite avec les pédiatres libéraux sur
les liens entre dépression post-natale et signes fonctionnels chez les
bébés (insomnies, anorexies, troubles relationnels précoces).
L’utilisation d’une échelle EPDS de Cox dans la salle d’attente des
pédiatres permet d’évaluer le risque dépressif chez la mère. Le
pédiatre examine le bébé et repère ou non les signes fonctionnels. Si
oui, il regarde le score de l’EPDS de la mère et s’intéresse alors à la
santé psychique de la mère. Dans 90% des cas, son intérêt pour la
9
santé de la mère amène une amélioration de son état narcissique et une
régression des signes fonctionnels des bébés. Dans 10 % le pédiatre
adresse à son collègue pédopsychiatre pour une consultation parentsbébé.
Dans ces deux expériences, le focus du médecin mis sur les aspects
humains des situations médicales a des effets directs sur les
symptômes médicaux présentés en première ligne dans la
consultation. Le sujet est remis en première position quand le médecin
pourrait se contenter de sélectionner ses symptômes et de les traiter
« à part ». D’ailleurs, il est des domaines de la médecine, en chirurgie
par exemple, où cette démarche s’impose pour partie, mais le retour à
la personne qui est là devant le médecin doit toujours être réalisé pour
le moins au moment du diagnostic médical.
Une psychiatrie à visage humain
Si pour la médecine, cette démarche semble aller de soi, bien que
beaucoup de patients se plaignent qu’elle soit encore trop rare, on
pourrait s’attendre à ce que dans le domaine de la psychiatrie, elle
fasse partie, je n’ose pas dire du pack, mais de ses pratiques
communément admises. Nous avons vu l’histoire de la psychiatrie
récente, à partir de la révolution française. Et nous avons découvert à
quel point les forces civilisatrices à l’œuvre étaient souvent en butte à
d’autres forces de déliaison, cherchant à atomiser, cloisonner, sérier,
pour opérer dans cette médecine de l’âme de nouvelles tentatives
linnéo-sydenhamiennes, dénoncées en son temps par notre ami
Jacques Schotte comme une caricature de la science appliquée sans les
aménagements nécessaires à la psychiatrie. Or, que voit-on ces tempsci se mettre en place, toujours sous le couvert de la science, et plus
précisément des méthodes EBM, et de plus en plus souvent sous la
pression de quelques associations d’usagers ou de parents aux
méthodes intransigeantes voire violentes ? Après avoir intégré de
façon sans doute trop superficielle les avancées permises par la
psychopathologie psychanalytique dans la médecine au cours de la
deuxième moitié du vingtième siècle, et en avoir fait, trop souvent au
détriment d’avancées réelles dans la pratique des soins, une mode
parfois carrément snob dont on parlait dans les salons autorisés et
dans les mêmes médias qui aujourd’hui la honnissent, la psychanalyse
10
connaît aujourd’hui un retour de balancier important, et l’on voit,
comme souvent dans les modes, les loups hurler avec les loups, ou
pour le dire autrement, les praticiens soit-disant psychanalystes ou
favorables à cette philosophie de la psychiatrie, souvent autorisés
d’eux mêmes, quitter ce haut du pavé autrefois honorable pour se
rabattre sur des méthodes moins complexes, d’apparence plus
scientifiques, et pour tout dire, comportementalistes, prouvant ainsi
d’ailleurs l’absence d’intériorisation chez eux de la mode
précédente !!. Je n’ai personnellement rien contre ces méthodes, à
condition de leur redonner la place qu’elles n’auraient jamais dû
quitter : celle de l’éducation et de la rééducation qui ne se résume pas,
et de loin, au conditionnement opérant, qui en est une caricature
monoclonale. S’il y a aujourd’hui une confusion dévastatrice en
matière de psychothérapie, qui est avalée à toutes les sauces, c’est
bien celle qui concerne une opposition entre d’une part les
psychothérapies qui s’inspirent du traitement moral de Pinel et
s’approfondissent avec Freud et la psychanalyse, qui lui donne en
quelque sorte ses lettres de noblesse, en passant par le psychodrame,
les psychothérapies diverses et variées et qui trouve sa généralisation
possible dans la psychothérapie institutionnelle (Oury dit que la
psychanalyse est une forme particulière de la psychothérapie
institutionnelle), et d’autre part les dites thérapies cognitivocomportementales qui s’originent, elles, dans l’éducation, et n’ont que
peu à voir avec les précédentes psychothérapies, dans la mesure où
elles sont dérivées d’un mixte entre Pavlov, Lovaas et consorts, et la
méthode Coué, éventuellement mâtinée d’une psychothérapie du moi
post-freudienne, centrée sur la reconstruction d’un moi plus apte à
diriger son monde, mais sur un mode essentiellement éducatif, à la
Woody Allen, voire, quand il s’agit du conditionnement opérant, à la
Orange mécanique. Bien entendu, on ne peut en aucun cas résumer
l’éducation à ces options choisies par certains car il est plus facile d’en
évaluer les effets apparents. Une éducation digne de ce nom est
humanisante par définition, et les éducateurs avec elle. Se limiter à
faire acquérir à l’enfant, voire à l’adulte dépendant, des
comportements normés est toujours suspect de faire partie des
techniques d’emprises, s’ils ne sont pas transcendés par les processus
d’identifications à l’œuvre dans toute éducation intersubjectale. Dans
le cas d’une éducation de la sorte, il n’y a pas à mes yeux d’opposition
11
entre ces deux approches de la personne, mais plutôt possibilité de
complémentarités pour ceux qui l’estiment nécessaire. Elles répondent
à des besoins différents, elles obéissent à des logiques spécifiques,
elles doivent pouvoir vivre leurs vies de façon autonome, tout en
coexistant sans dommages. Vous avez tous connu dans vos humanités
des professeurs d’histoire-géographie. Oppose-t-on pour autant
l’histoire et la géographie ? Et même dans le cas de thérapies dites
« cognitivo-comportementales » choisies délibérément par les parents
pour l’éducation de leur enfant présentant un autisme, les réunions de
travail entre les acteurs de la psychothérapie et ceux de l’approche
éducative type TCC ou autres, conçues sur le mode de la constellation
transférentielle permettent d’humaniser l’ensemble de la prise en
charge de façon évidente, en tout cas dans mes expériences et dans
celles de nombreux praticiens ouverts à ces complémentarités.
Dans le développement de l’enfant, il n’est pas besoin d’être grand
clerc pour s’apercevoir que l’éducatif est pour une part à l’œuvre dans
ce qui structure ses apprentissages, mais que, par ailleurs, pour une
part non négligeable de sa construction psychique, ce n’est pas
l’attitude éducative qui prévaut mais bien le pathei matos,
l’enseignement par l’épreuve de la souffrance et les réflexions qu’elle
déclenche en retour, référé à la pensée psychothérapique du monde
qui peut être résumée par la question : « Alors toi, petit d’homme !
Que penses-tu de cette expérience qui vient de t’arriver ? ». Il me
semble que les conflits énormes qui sont actuellement à l’œuvre dans
notre France contemporaine, récemment encore actualisées par les
bévues inimaginables sur l’autisme faites par la ministre déléguée aux
handicapés, consomment en pure perte une énergie considérable,
révélant une réduction de la pensée à une logique binaire, indicatifs
d’une radicalisation des problématiques humaines, et d’un
éloignement progressif d’une ambiance démocratique sans laquelle la
psychothérapie ne peut se développer valablement sauf à déclencher
de telles oppositions, de nature profondément raciste.
Restaurer le sujet dans l’homme
Dès l’instant où une société se donne le droit et la possibilité de poser
ces questions essentielles sans déclencher aussitôt des buzz insensés et
des processus de meurtres de la pensée, il existe une place pour que le
12
sujet habite l’homme en toute liberté. Après quoi, et c’est l’horizon de
toute liberté, arrive la question de l’angoisse qui en borde les entours.
Mais nous préférons cent fois l’angoisse à la privation de liberté. Et si
l’angoisse se montre trop envahissante, féroce, persécutrice, alors le
recours au psychiatre et aux équipes de psychiatrie est une réponse
que la société offre à ses membres pour en tempérer les débordements.
C’est là que la distinction entre angoisse névrotique et angoisse
archaïque ou psychotique trouve toute sa justification, dans la mesure
où les réponses à y apporter ne sont pas du même ordre comme nous
l’avons vu au cours de notre présentation.
L’idée d’une modernité coïncidant avec un monde où l’angoisse n’est
plus tolérée, où le risque zéro justifie le principe de précaution de
l’ordinaire du citoyen, où l’ennui, séquelle d’une maladie infantile des
démocraties, doit être banni, et où l’expression de conflits manifeste
un penchant regrettable pour le spectacle, cette angoisse donc, nourrit
le recul des démocraties au profit d’une fausse démocratie, la
démocratie médiatique, qui n’est rien d’autre que l’intégrale des
figures en faux self évoquée précédemment. Je veux dire que plus que
l’authenticité, c’est l’image que l’on donne de soi qui compte dans le
sociétal contemporain, quitte à la travestir pour séduire, ce qui ouvre
de fait le champ des perversions. Or dans une telle démocratie
médiatique, l’avis des gens est recueilli comme la preuve de
l’existence de la démocratie, mais leurs avis sont formatés par les
médias pour assouvir les dieux de la consommation et
l’enrichissement du capitalisme international au profit de quelques
élites hyperventrues. Il n’est que de voir les travaux de la neuroéconomie pour constater à quel point ces hypothèses ne sont plus les
fictions politiques de Huxley, d’Orwell ou de Lewin que nous avons
tant aimés, qu’elles représentaient autant d’épouvantails lointains et
hors de propos. Mais en quelques années, elles sont devenues les
figures de l’emprise sur nos inconscients cérébraux, au sens de Marcel
Gauchet13.
Devant un tel constat qui peut passer pour alarmiste, tous ceux parmi
nous qui sont porteurs du projet de restaurer le sujet dans l’homme, au
risque d’une angoisse bien tempérée, se heurtent de fait à ces forces de
déliaison de l’humanisme de base. Il nous faut donc résolument faire
13
Gauchet, M., L’inconscient cérébral, Seuil, Paris, 1999.
13
face à nos détracteurs pour leur opposer notre sérénité sur les objectifs
poursuivis. Pour ce faire, il n’est pas judicieux de renforcer les
clivages entre les approches différentes et complémentaires de la
psychiatrie, plutôt d’indiquer à quel point notre discipline ne peut
produire de résultats éthiquement acceptables sans un appui sur le
vertex de l’humain d’abord. La rectification d’un comportement, si
elle ne comporte pas à la clé le sens que ses variations venaient
signifier, ne vaut que comme recherche de se plier à la norme sociale,
pour rejoindre le troupeau des citoyens d’une démocratie médiatique
sans paroles et sans autre avenir que vétérinaire. Elle ne permet pas de
se poser la question de la singularité des personnes qui composent
notre monde, et encore moins de répondre aux angoisses corollaires
qui peuvent en découler directement.
Pour revenir, en guise de conclusion, à l’échange entre Einstein et
Freud, ce dernier, répondant à la question du premier sur la possible
émergence d’un pacifisme, déclare :
« Et maintenant combien de temps faudra-t-il encore pour que les
autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais
peut-être n’est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces
deux éléments, la conception culturelle et la crainte justifiée des
répercussions d’une conflagration future, — pour mettre un terme à la
guerre, dans un avenir prochain (je vous rappelle que ce texte est
écrit en 1933). Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le
deviner. En attendant, nous pouvons nous dire : Tout ce qui travaille
au développement de la culture travaille aussi contre la guerre. 14»
Dont acte.
14
Einstein, A., Freud, S., Pourquoi la guerre ?
14
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