La Musique de Shiva

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INTRODUCTION
ETHNOMUSICOLOGIE
ET PHILOSOPHIE DE LA TRANSCENDANCE
Au « Salon de Musique » à Suresnes, dans la banlieue parisienne, Marie et Mohammed vont écouter un concert de chant
dhrupad, musique classique de l’Inde du Nord. Ils savent que
ce concert sera bien sérieux, austère et presque religieux. Nirmalya Dey, celui qui va chanter aujourd’hui, et qu’ils ont déjà
rencontré, est habité par la présence sonore, toujours très
concentré.
Le chanteur leur avait dit, juste avant le concert qu’il était
très content de faire du dhrupad dans ce lieu aussi chargé de
spiritualité. Il se dit « inspiré » par cet espace sonore et vibratoire. En effet, le maître des lieux est le fils d’un grand soufi.
Marie sent dans ce salon une concentration particulière, un
esprit des lieux qui est tout sauf légèreté et insouciance.
Elle comprend mieux, là, dans cette ambiance, que la musique puisse être une voie qui mène au divin. Le divin des musulmans serait-il le même que celui des hindous, comme ne
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cesse de le lui répéter Mohammed? Aujourd’hui elle veut bien
le croire.
Marie est une ethnomusicologue qui pratique la sarasvati
vina, instrument à corde de l’Inde du Sud. Son terrain est
constitué principalement par les musiques du Tamil Nadu.
Mohammed est soufi, professeur de philosophie et joueur
de oud. Il est un fervent adepte de la pensée de René Guénon,
ce qui l’a amené à s’intéresser à l’Inde traditionnelle et au
Vedanta.
Marie se demande si l’apprentissage d’un instrument d’une
autre culture que la sienne peut être assimilé à une observation participante. Pour comprendre une musique traditionnelle « autre », faut-il la pratiquer et jusqu’où techniquement,
culturellement et spirituellement?
Mohammed lui répond qu’elle a affaire là à un idéal de
l’anthropologue: devenir l’autre… Car, pour un Occidental,
pratiquer de la musique indienne, c’est dans une certaine mesure, s’incorporer quelque chose de l’indianité. D’autant plus
que cette « Inde » est, souvent, vécue en Occident et dans le
meilleur des cas, entrecoupée de voyage d’immersion.
Là, l’idéal scientifique et l’attrait touristique se mêlent. Pour
Mohammed, on est en deçà de l’obstacle épistémologique de
Bachelard: la science et l’opinion se confondent.
Comment avoir un point de vue objectif et scientifique sur
des problèmes de vécu intérieur? Car le rapport de la musique
et de la transcendance n’est pas mesurable, ni quantifiable, et
il ne se réduit pas à du psychologique.
La question qui se pose pour Mohammed, est plutôt celle
de la scientificité de la métaphysique: peut-on faire de
l’ontologie une science? Si la science et la métaphysique
s’opposent, comment restituer le phénomène musical dans
son objectivité?
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Marie lui réplique que les méthodes de l’anthropologie ne
sont peut-être pas suffisantes pour appréhender un phénomène essentiellement intérieur et invisible. Ne faut-il pas envisager, alors, une anthropologie poétique, qui prenne en
compte l’acte créateur, la psychologie d’une pratique musicale
pour rendre vivante l’ontologie traditionnelle et son rapport
au monde moderne, occidental?
Mohammed se demande comment objectiver cette idée traditionnelle de la réalisation de soi, par la musique, par la pratique d’un instrument traditionnel? Réalisation de soi ou
Réalisation du Soi? Cette idée profondément ancrée dans la
tradition indienne est le motif ontologique de la musique, elle
permet de répondre à la question: pourquoi faire de la musique? Elle évite la réponse occidentale qui appartient à la crise
du monde moderne: pour éviter l’ennui… Face à l’ennui,
l’Inde propose le non-agir du jivan mukhti, du libéré vivant.
La religion en Inde cherche la connaissance du Réel, et,
cela de manière globale, incluant toute forme de pratique en
leurs différences et souvent oppositions. Il y a une matrice indienne en laquelle se fond tout particularisme religieux. À partir de là s’articulent des contrastes qui peuvent aller jusqu’à la
violence aveugle et intégriste.
La musique peut apparaître comme facteur d’unité, mais à
un niveau de première approche seulement. En fait il y a un
pluralisme de musiques, comme en beaucoup de civilisations.
La musique est faite pour le plaisir personnel: une musique qui
n’est pas aimée ni écoutée n’existe pas. La musique est toujours
par quelque côté que ce soit, divertissement. Même lorsqu’il
s’agit comme ce soir, d’une musique à réputation sérieuse.
La recherche religieuse, par rapport à la musique vue sous
l’angle du divertissement, apparaît comme beaucoup plus sé13
rieuse. Elle ne peut pas être frivole, car elle est l’aboutissement
de toute une vie, certes la musique l’est aussi, mais sans se
prendre au sérieux, en acceptant le dérisoire de la situation.
Marie pense au film de Satyajit Ray, Le Salon de musique : c’est
l’hédonisme musical du mécène qui le conduit à mettre en
jeu toute sa vie, au risque de la folie et de la mort…
Soudain, Mohammed lui parle d’Henri.
Henri est un ami de Mohammed qu’il a perdu de vue.
Marie ne l’a jamais connu. Mohammed lui a seulement dit un
jour qu’il avait, dans sa jeunesse, rencontré un étudiant en
philosophie qui faisait aussi de la musique traditionnelle et
notamment du sitar. Ils ont passé ensemble le Capes et
l’agrégation de philosophie. Puis Marie n’a plus entendu parler d’Henri, sauf qu’aujourd’hui, pendant ce concert, Mohammed lui rappelle l’existence du personnage.
Mohammed vient de recevoir une lettre d’Henri qui a pu
avoir ses coordonnées grâce à des amis communs: il lui propose de le retrouver, en février, à Tiruvannamalai 1 à l’ashram 2
de Ramana Maharshi. Après bien des déboires, il vit maintenant en Inde et retourne parfois à Paris.
Maintenant le concert commence. Tout le monde se tait et
le silence se fait autour du son fondamental que développe la
tampura.
Pendant la pause, le voisin de Mohammed qui a entendu
leur conversation, demande à ce dernier de lui expliquer pourquoi le début du concert a été si long et si lent ; il a acheté dernièrement une cassette de musique indienne au quartier
indien de la gare du Nord à Paris, ce n’était pas du tout pareil.
Mohammed lui fait remarquer qu’il s’agit là de musique
hindoustanie. Il a dû acheter de la musique de l’Inde du Sud,
ce quartier de Paris étant essentiellement constitué de Ta14
mouls. Ce n’est qu’avec l’apparition des empereurs moghols,
(Akbar se situe entre 1550 et 1600) que se précise la séparation
entre la musique du Nord et la musique du Sud que l’on appelle aussi « carnatique ».
Pas mal de musiciens d’Inde du Nord sont musulmans:
outre l’influence persane sur la musique hindoustanie (c’est
l’appellation consacrée pour la musique du Nord de l’Inde),
la métaphysique soufie a souvent conduit les poètes-compositeurs-interprètes (qu’on appelle les vaggeyakar) à faire l’apologie de l’unicité de Dieu. Tout cet aspect religieux se mêle
d’ailleurs avec des préoccupations mondaines où l’idée de
plaire à une cour et plus spécialement au raja mécène devient
un élément important de la performance du musicien.
Marie surenchérit sur Mohammed en expliquant à cet auditeur que le polythéisme hindou qui s’exprime dans la dévotion intense à telle divinité particulière, Shiva, Rama, Ganesha
et d’autres, est contrebalancé par la conception du divin
comme substance unique, au-delà de toute dualité, le « brahman », Absolu qui contient tout. Cette conception « monothéiste » du divin, qui se mêle à une influence très ancienne du
bouddhisme, est donc le chemin théorique sur lequel les soufis peuvent rencontrer l’hindouisme.
Le voisin poursuit alors son questionnement. Il a bien compris qu’il pouvait y avoir des passerelles entre hindouisme et
islam, surtout par le biais du soufisme. Mais il n’a toujours pas
bien compris pourquoi sa cassette de musique d’Inde du Sud
est musicalement si différente de ce qu’il entend aujourd’hui,
pourtant il s’agit dans les deux cas de musique indienne. Il se
demande aussi pourquoi parle-t-on de musique « classique »
en Inde.
Mohammed lui répond d’abord que la question d’une catégorie « classique » en musique indienne est trop complexe
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pour qu’il puisse la résoudre rapidement et que pour ce qui est
des différences entre la musique du Nord et celle du Sud, elles
sont surtout extérieures et de première approche. L’opposition entre musique du Sud et musique du Nord n’est pas évidente pour les musiciens eux-mêmes, certains vont même
jusqu’à la remettre en cause. L’auditeur lui renouvelle alors sa
question: pourquoi cette différence dans le début du morceau
et dans sa durée d’exécution? La première partie du concert
d’aujourd’hui lui a semblé trop longue et ennuyeuse.
Mohammed essaie de simplifier. Il sait que la réponse est
complexe. Il lui dit que dans la musique hindoustanie et surtout le dhrupad, il y a une introduction à la composition, que
le chanteur peut développer plus ou moins, mais cette introduction qu’on appelle l’alap dure toujours assez longtemps.
L’alap au début est non rythmé, librement improvisé. Dans la
cassette de musique de l’Inde du Sud que l’auditeur a acheté,
il n’y a certainement que des compositions où la mélodie est
immédiatement liée à un rythme qui s’exprime dans des percussions, peut-être s’agit-il de varnam? L’auditeur lui répond
qu’il lui semble avoir lu ce nom sur un des morceaux… en
tout cas, il préfère sa cassette. Il lui demande si la deuxième
partie du concert va durer longtemps.
Mohammed lui conseille de ne pas s’impatienter, d’essayer
de vivre cette musique comme une méditation et dans une première approche de ne pas lutter contre le sommeil. En effet
c’est dans l’état de demi-sommeil que l’on est le plus réceptif
aux sentiments véhiculés par le raga…
Maintenant que le public revient s’asseoir, Mohammed lui
demande de ne plus rien dire et de se concentrer sur lui-même
dans le silence intérieur. Marie d’ailleurs a fait de même pendant l’entracte, au milieu de la conversation, elle a un peu
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parlé, puis elle s’est vite réfugiée dans le silence pour ne pas
perdre sa concentration et suivre le fil directeur des sensations
intérieures qu’elle avait eu pendant la première partie et
qu’elle savoure encore en attendant la suite.
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