— Études marines — marines d’ailleurs No10 – Juin 2016 Centre d’études stratégiques de la Marine — Études marines — Les opinions émises dans les articles n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Directeur de la publication Contre-amiral Thierry Rousseau Rédacteurs en chef Cyrille P. Coutansais Capitaine de corvette Stéphanie Payraudeau Avec la précieuse collaboration du Service prépresse de la Marine nationale pour les infographies Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) Case 08 – 1, place Joffre – 75700 Paris SP 07 01 44 42 82 13 – [email protected] — Études marines — Marines d’ailleurs No10 – Juin 2016 Centre d’études stratégiques de la Marine Sommaire PRÉFACE Contre-amiral Thierry Rousseau 6 L’IMPERATOR 12 Les États-Unis : les premiers, pour quoi faire ? Pierre Royer 14 DES AspiraTIONS MONDIALES 22 Chine : vers une ambition mondiale ? Édouard Pflimlin 24 Les ambitions navales de Vladimir Poutine Isabelle Facon 32 S’AFFIRMER RÉGIONALEMENT La politique maritime indienne : de nouvelles impulsions mais pour quels objectifs ? Isabelle Saint-Mézard 42 La stratégie maritime du Japon à l’épreuve de l’expansion chinoise Céline Pajon 50 Brésil : une ambition maritime émergente Jean-Jacques Kourliandsky 58 4 / Études marines MARINES éMERGENTES Naître ou renaître Cyrille P. Coutansais 70 UNION EUROPÉENNE : SURSAUT OU DÉCLIN ? L’Europe peine à maintenir sa puissance navale Vincent Groizeleau 84 POSTFACE Entretien avec l’amiral Bernard Rogel 98 Études marines / 5 Préface Contre-amiral Thierry RousSeau Directeur du Centre d’études stratégiques de la Marine 6 / Études marines I l y a quelques mois, je vous invitais à saisir l’ampleur, le rôle et l’importance du domaine maritime de la France, à partir de ses outre-mer. Je vous propose de prolonger cette réflexion avec cet aperçu des « marines d’ailleurs », celles justement que nous côtoyons dans ces eaux proches ou lointaines. Car la mer est un lieu qui permet la rencontre de tous ceux qui ont compris que les océans ne sont pas seulement au cœur mais le cœur des enjeux géopolitiques et économiques de demain et que pour atteindre leurs objectifs, ils devaient déployer dans la durée et dans l’espace leurs ambitions navales. C’est bien dans cette visée que notre marine – bien loin de se satisfaire d’une situation privilégiée en disposant de points d’ancrage dans tous les océans du globe –, multiplie sa présence et sa visibilité par des déploiements proches et lointains, courts ou longs, en usant de ce droit fondamental des mers, la libre circulation sur presque tous les espaces maritimes. En France, plus aucun acteur public ou privé ne nie l’importance de la mer pour l’avenir de notre pays. « Maritimisation » est devenu un mot d’usage courant, mais hélas trop souvent incompris, mal compris ou mal défini. Et les scies des « ressources depuis la mer », de « l’émergence des puissances navales » en sont presque à provoquer un rejet automatique tant elles ont été employées – à bon mais aussi à mauvais escient. Il est alors utile de regarder « ailleurs » pour percevoir une profonde évolution des puissances navales mondiales, tant dans leur ordre de bataille que dans la construction d’une politique maritime cohérente, se déclinant en stratégie, action diplomatique et militaire, mise en œuvre de moyens dans le temps et la continuité. Qu’y-a-t-il derrière cette notion de stratégie dans le domaine maritime ? Je vous propose quelques clefs de lecture. Une stratégie navale vise en premier lieu à satisfaire un besoin de protection de tout ce qu’est un État et une nation : protection des personnes, des biens, mais aussi des valeurs et de la souveraineté. Cette protection s’applique également à l’économie, depuis l’exploitation des ressources marines jusqu’aux flux d’informations dont la presque totalité transite sous l’eau. Vient ensuite la nécessité d’exister sur le théâtre des relations internationales avec la force et l’autonomie suffisantes pour être entendu, voire pour peser. La mer est au XXIe siècle l’un des derniers espaces de manœuvre « libres », accessibles à qui s’en donne les moyens. La panoplie des modes d’action possibles permet au responsable Études marines / 7 politique de tester un adversaire potentiel avec un risque de dérapage limité, mais aussi d’envisager l’affrontement le plus violent d’un point de vue militaire ou politique. Les stratégies navales suivent le plus souvent cette gradation appliquée à des zones d’ampleur variable, du niveau local, régional au niveau mondial… Une telle dynamique étend la protection des intérêts à leur renforcement, voire à leur accroissement depuis les littoraux nationaux pour aller jusqu’aux côtes des autres pays. Un arrêt de cet investissement, le plus souvent pour des raisons de court terme, a des conséquences considérables tant les efforts pour revenir dans la course seront importants, d’autant que l’ordre mondial pourra avoir défavorablement évolué. Cette stratégie prend également en compte deux dimensions qui contribuent aux différences entre marines : - l’histoire (récente) ; ainsi, l’approche de la Chine ne s’appuie pas sur la même histoire que celle de la Russie qui avait parfaitement compris, dès le début de la guerre froide, l’importance du volet naval de sa stratégie militaire ; - la situation actuelle ; la position des États-Unis ou, à un moindre niveau, celle de la France, n’est pas comparable à celle de pays que l’on qualifie encore d’émergents… Il ne faut cependant pas limiter cette étude à celle d’une course à l’armement naval : porte-avions, sous-marins, frégates, etc. La qualité d’une marine repose tout autant sur ses équipages, leur nombre, leur formation, leur entraînement à cette complexité de la guerre navale dont la multiplicité des acteurs n’est qu’un des aspects particuliers. Finalement, l’efficacité d’une marine océanique se déduit de sa capacité à se déployer, loin et longtemps, en cohérence avec une stratégie clairement établie. Sous cet angle, la présence des forces navales russes ou chinoises, ces dernières années, sur les théâtres sensibles du monde est vraiment significative. Au-delà des grandes puissances maritimes, il faut regarder les marines plus modestes, à la mesure de moyens plus restreints, mais qui peuvent garder efficacité et cohérence avec leurs objectifs. Elles peuvent avoir, localement, régionalement, un rôle et une influence à respecter. Selon ces critères, la position des marines de l’Union européenne reste hélas bien timorée. Mais quelques signes positifs récents comme le dernier déploiement opérationnel du groupe aéronaval peuvent laisser espérer une meilleure prise en compte de notre héritage historique et de la nécessité de préparer une place aux Européens dans le XXIe siècle : ce serait un beau défi rassembleur pour l’Europe. 8 / Études marines Outils de puissance navale dans le monde (échéance 2025) ÉTATS-UNIS SNLE > 14 SNA > 58 PORTE-HÉLICOPTÈRES > 11 PORTE-AVIONS > 11 DESTROYERS > 22 FRÉGATES > 90 CHINE SNA > 9 SNLE > 4 SOUS-MARINS CLASSIQUES > 61 PORTE-AVIONS > 2 FRÉGATES > 59 RUSSIE SNLE > 17 SNA > 28 PORTE-AVIONS > 1 JAPON DESTROYERS > 6 SOUS-MARINS CLASSIQUES > 26 FRÉGATES > 16 SOUS-MARINS CLASSIQUES > 21 PORTE-HÉLICOPTÈRES > 3 FRÉGATES > 43 ROYAUME-UNI SNLE > 4 SNA > 7 PORTE-AVIONS > 2 FRÉGATES > 19 FRANCE SNA > 6 SNLE > 4 PORTE-AVIONS > 1 PORTE-HÉLICOPTÈRES > 3 FRÉGATES > 15 INDE SNLE > 1 SNA > 1 SOUS-MARINS CLASSIQUES > 11 PORTE-AVIONS > 2 FRÉGATES > 24 ITALIE SOUS-MARINS CLASSIQUES > 4 PORTE-AVIONS > 1 PORTE-HÉLICOPTÈRES > 3 FRÉGATES > 14 Études marines / 9 Quant à la France, chacun complétera sa réflexion, aidé par la postface du chef d’état-major de la marine qui clôt ce numéro d’Études marines. Dans un monde en pleine restructuration, on peut être satisfait d’une Marine nationale qui tient sa place avec une efficacité reconnue ‒ sans masquer les difficultés pour y parvenir. C’est le résultat de l’optimisation d’une position géostratégique exceptionnelle et d’une capacité entretenue à coopérer avec ces « marines d’ailleurs », permettant à certaines de participer à l’équilibre du monde. « Ailleurs », c’est aussi et enfin sur la méthode, en faisant appel à de nouveaux contributeurs, professeurs et chercheurs en relations internationales qui savent intégrer cette dimension maritime dans leurs réflexions. Merci à eux, pour les bouffées d’air iodé qu’ils sont capables de nous insuffler. Bonne lecture ! 10 / Études marines État des lieux des puissances navales en 2016 RUSSIE ROYAUME-UNI TURQUIE ÉTATS-UNIS CORÉE DU SUD Bosphore FRANCE CHINE ESPAGNE ITALIE Panama Gibraltar Suez JAPON Ormuz INDE Bab-el-Mandeb Malacca BRÉSIL THAÏLANDE AUSTRALIE SINGAPOUR Bonne-Espérance Horn PUISSANCES NAVALES ACTUELLES FACILITÉS/BASES NAVALES OUTRE-MER OU À L’ÉTRANGER Marine de rang 1 FRANCE Marine de rang 2 USA Marine de rang 3 UK Marine de rang 4 RUSSIE Marine de rang 5 CHINE Marine de rang 6/7 Mer source de tensions ou conflits Points de passage obligés Puissances dotées de porte-avions Puissances dotées de porte-aéronefs Puissances dotées de SNLE En cours d’acquisition Nota : Le classement par rang des marines mondiales est forcément subjectif. Néanmoins il s’appuie sur des critères discriminants qui sont : le tonnage et l’âge moyen de la flotte, ses capacités de projection de puissance et de force (porte-aéronefs, sous-marins, composante amphibie, aéronavale…), son aptitude océanique ou hauturière (frégates, ravitailleurs…), son niveau technologique et son expérience opérationnelle (en incluant le niveau d’entraînement). Études marines / 11 12 / Études marines l’imperator 28 avril 2015, l’USS John C. Stennis (CVN 74) au large du Pacifique avant un exercice de ravitaillement en mer. © US Navy. Études marines / 13 États-Unis : les premiers, pour quoi faire ? Capitaine de corvette (H) Pierre ROYER Agrégé d’histoire, lycée Claude Monet (Paris) 14 / Études marines D epuis bientôt un siècle, l’US Navy figure au premier rang des forces navales du monde. Cette domination est issue de la seconde guerre mondiale qui voit un tel effort de construction navale que la marine américaine représente 70 % de toutes les flottes mondiales en 1945. Depuis, aucune n’a pu la surpasser : son tonnage est le triple de celui de chacune des deuxième et troisième flottes (la Chine et la Russie). Aucune prévision à un horizon et selon des anticipations raisonnables ne permet d’envisager qu’une autre puissance la détrône. Une telle longévité peut surprendre à notre époque où les positions qui semblaient les mieux assises se révèlent fragiles et éphémères. Elle traduit un élément fort de la culture et de la géopolitique maritimes : l’inertie, c’est-à-dire à la fois la lenteur des évolutions et la conservation prolongée des dynamiques initiales. Elle confirme aussi, évidemment, une continuité politique, donc budgétaire. Mais faut-il y voir seulement le réflexe conservateur de toute puissance parvenue au sommet, dont l’objectif ne peut être que de s’y maintenir ? Voire seulement un phénomène corporatiste, l’US Navy semblant plus habile à défendre ses budgets que les autres armées ? Plus globalement, les États-Unis se contentent-ils d’adapter leurs outils à de nouveaux défis ou ont-ils une nouvelle vision du monde, où la marine jouerait un rôle toujours plus important ? Le basculement vers le Pacifique : contraint ou logique ? Le thème à la mode dans les analyses géopolitiques des États-Unis est celui du pivot 1, c’est-à-dire du basculement, théorisé et annoncé sous l’administration Obama, du centre de gravité de la stratégie américaine de l’Atlantique vers le Pacifique. En fait, les démocrates n’ont fait qu’entériner un glissement déjà amorcé avant 2008 et qui s’explique tout autant par la montée en puissance économique de l’Asie-Pacifique que par l’émergence de nouvelles menaces ou puissances dans la région. Les indices de la traduction militaire de ce basculement ne manquent pas : 60 % de la flotte des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), qui assurent l’essentiel de la dissuasion nucléaire, sont désormais affectés à la base de Kitsap, dans le Puget Sound, alors qu’ils n’étaient que 15 % dans les années 1980 ; tous les avions de combat FA-18C/D Hornet de la base californienne de Leemore sont désormais remplacés par les FA-18E/F Super Hornet, plus puissants et plus récents, alors qu’ils volent encore dans l’Est. Plus décisives sans doute, les modifications géopolitiques : partenariat militaire avec l’Inde, renforcement des effectifs du Marine Corps présents à Darwin, 1. En référence à la théorie développée par le britannique Harold Mackinder dans son article « The geographical pivot of history », The Geographical Journal, avril 1904. Études marines / 15 en Australie et réactivation depuis 2012 de la base de Subic Bay, aux Philippines, un site fermé vingt ans auparavant. Comme nous le verrons, ces dispositions font sens dans un contexte régional de plus en plus incertain et tendu. Peut-on dire pour autant que la stratégie américaine privilégie nettement l’Asie ? Rien n’est moins sûr. Le poids pris par la zone dans le dispositif militaire américain s’expliquait notamment par les deux engagements simultanés, en Afghanistan et en Irak. L’allègement du dispositif dans ces deux pays devrait rééquilibrer la situation, d’autant que ces derniers mois ont montré qu’une épreuve de force avec la Russie n’était pas à exclure en Europe. La volonté de Washington de pousser l’OTAN toujours plus à l’Est est un jeu dangereux à la fois en vertu du principe de pivot stratégique (défier la Russie en Europe, c’est la pousser à se rapprocher de la Chine au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai – OCS) et parce qu’à terme, les Européens, déjà peu enclins aux efforts budgétaires et aux affrontements, pourraient se laisser tenter, sinon par le neutralisme, du moins par l’équidistance entre Moscou et Washington. Ce serait évidemment une catastrophe pour les États-Unis, d’abord sur un plan symbolique, car ce sont leurs plus anciens alliés et ceux avec lesquels ils partagent une « civilisation », ce que l’on peut définir comme un ensemble de références historiques et culturelles, de principes de gouvernance, publique et privée, et de représentations du monde ; alors que les pays asiatiques, même alliés, restent profondément « étrangers », quand ils ne remettent pas en cause, comme la Chine, l’universalité du modèle des droits de l’Homme interprété comme le fruit de l’histoire singulière de l’Occident. Même économiquement, si les relations avec l’Asie sont plus importantes (ce qui n’a rien d’étonnant vu le poids démographique de ce continent), elles sont aussi plus déséquilibrées : en 2015, le déficit commercial cumulé avec les principales économies d’Asie orientale (Chine, Japon, Corée du Sud) représentait les deux tiers du déficit total (736 milliards de dollars) et le triple de celui avec l’Union européenne ; l’UE est en effet le deuxième client des entreprises américaines, presque à égalité avec le Canada et devant le Mexique, très loin devant la Chine. D’ailleurs, si les États-Unis ont récemment signé un accord de libre-échange transpacifique, celui qu’ils négocient avec l’Union européenne est encore plus ambitieux et l’ouverture de plus en plus large aux économies émergentes de l’Ouest du Pacifique suscite critiques et réprobation de l’opinion publique américaine. Militairement enfin, les armées du vieux continent restent celles avec lesquelles l’interopérabilité est la plus poussée et la plus assurée, acquise par plusieurs décennies 16 / Études marines de mutualisation des matériels et des procédures, et de nombreux entraînements, mais aussi épreuves du feu en commun. La remarquable complémentarité entre une task force américaine et le groupe aéronaval français lors de l’opération Chammal l’an dernier et cette année dans le Golfe l’a encore confirmé. Cet acquis est irremplaçable. Flottes et bases militaires navales américaines dans le monde OCÉAN GL ACIAL ARCTIQUE ISLANDE (2017) OCÉAN ATL ANTIQUE JAPON Yokosuka (VII e) VIIe flotte Guam PHILIPPINES SINGAPOUR VIIe flotte ÉTATS-UNIS Midway Pearl Harbor (III e) Norfolk (II e) Mayport (IV e) Guantanamo e ESPAGNE Gaëte (VI ) GRÈCE IIe flotte VIe flotte IIIe flotte IVe flotte Samoa orientales OCÉAN OCÉAN OCÉAN PACIFIQUE OTAN L’US NAVY Bases navales sur un territoire américain Bases navales implantées sur un territoire étranger DJIBOUTI Ve flotte Diego Garcia AUSTRALIE INDIEN Manama (V e) E.A.U. INDIEN DÉPLOIEMENT DES FLOTTES AMÉRICAINES Flotte Quartier général DÉTROITS ET AUTRES POINTS DE PASSAGE OBLIGÉS Source : Pierre Royer, DicoAtlas des mers et océans, Éditions Belin, 2013. Quel rôle pour l’instrument naval dans la lutte contre le terrorisme ou dans la « nouvelle guerre froide » ? Il n’en reste pas moins que les principales menaces, sinon contre les États-Unis, du moins contre leurs alliés, voire contre la paix mondiale, se situent désormais plutôt en Asie, dans un grand arc de crise joignant les deux Méditerranée que sont la mer de Chine méridionale et la mer éponyme. Là se concentrent le risque d’une crise régionale impliquant potentiellement trois voire quatre puissances nucléaires (Inde, Chine, Corée du Nord, Pakistan), des tensions récurrentes liées aux délimitations maritimes, l’affrontement entre diverses conceptions de l’islam, alimentant un terrorisme doué Études marines / 17 d’ubiquité, les conséquences imprévisibles de phénomènes naturels violents et des menaces majeures de blocage des flux maritimes mondiaux, en particulier pétroliers, au niveau des goulets d’étranglement d’Ormuz, Suez, Bab-el-Mandeb ou Malacca. Pour ne parler que des dangers les plus visibles et déjà actifs. Face à ces menaces, l’outil naval a déjà fait la preuve de sa remarquable souplesse. Il est évidemment irremplaçable pour tenter de résoudre les crises spécifiquement maritimes : piraterie – comme dans l’océan Indien où l’action internationale (loin d’être seulement américaine) a presque fait disparaître la menace, qui s’est cependant déplacée ailleurs –, lutte contre le terrorisme, menaces de blocage des détroits stratégiques, dont la surveillance incombe à la Ve flotte. Mais il s’est aussi avéré utile pour les interventions au sol : les porte-avions, les frégates ou les sous-marins nucléaires d’attaque peuvent atteindre l’essentiel des zones urbanisées de la planète avec des raids aériens ou des missiles de croisière Tomahawk tout en se trouvant dans les eaux internationales ou même dans les zones économiques exclusives (ZEE), où il n’y a aucune restriction à l’activité des forces navales. Inversement, les bases sur les territoires alliés posent de redoutables problèmes politiques à court et, parfois, long terme – rappelons que c’est l’accueil de militaires américains sur le sol sacré de l’Arabie, à l’occasion de l’intervention au Koweït, qui révulsa Ben Laden au point d’en faire l’instigateur des attentats du 11 septembre 2001. La fiabilité de l’allié sollicité peut parfois être questionnée, comme on le voit aujourd’hui avec la Turquie, alors que les navires opérant depuis le Golfe ou la Méditerranée jouissent d’une plus grande liberté pour frapper en Syrie ou en Irak. Le principal défi lancé actuellement à la puissance américaine est celui de la montée en puissance de la marine chinoise, qui accompagne son affirmation stratégique dans les mers de Chine. Depuis 2012 et la mise en service de son premier porte-avions, le Liaoning, l’activité navale de Pékin n’a cessé d’augmenter, d’abord dans la zone des îles Senkaku, disputées entre Japon, Chine et Taïwan, et depuis un an au centre de la mer de Chine méridionale, dans le secteur des îles Spratleys. La Chine revendique la totalité de cet archipel de quelques deux cents îlots, situé entre Vietnam, Philippines, Malaisie et Indonésie, pour accroître sa mer territoriale et sa ZEE dans une zone riche en hydrocarbures. L’été dernier, les Américains ont diffusé des images montrant les Chinois en train d’aménager certains hauts-fonds ou récifs découvrants, ne donnant juridiquement pas accès à une ZEE, pour en faire des implantations permanentes et appuyer ainsi leurs revendications. On sait par ailleurs que les Chinois estiment avoir atteint le premier objectif de leur stratégie navale : avoir la capacité de dénier l’accès aux mers de Chine (situées à l’intérieur d’une première « ligne » d’îles du Japon aux Philippines) à toute autre puissance navale – y compris l’US Navy. 18 / Études marines On comprend que la VIIe flotte, dont le quartier général est à Yokosuka (près de Tokyo), prenne cette menace très au sérieux et tienne à renforcer sa présence : les facilités navales à Singapour, la réouverture de Subic Bay, à moins d’un jour de mer des Spratleys, sont destinées à réaffirmer l’intérêt des États-Unis pour la région et à rassurer leurs nombreux alliés (Japon, Taïwan, Corée du Sud, Singapour, Thaïlande, Indonésie). Cette présence ne suffit cependant pas à dissuader les États riverains de s’engager dans des programmes de réarmement naval conséquents, d’autant plus quand ils sont directement confrontés à l’agressivité chinoise – comme les Philippines ou même le Vietnam. Ce dernier, régulièrement victime d’interdictions maritimes lors de ses missions d’exploration pétrolière ou ses campagnes de pêche, a multiplié son budget militaire par huit en quelques années. L’acquisition de sous-marins modernes auprès des Russes témoigne d’une dynamique qui s’enracine aussi dans le souvenir des affrontements avec la marine chinoise des années 1970 pour le contrôle des Paracels et des Spratleys. Pourtant, la confrontation sino-américaine a toutes les chances d’en rester au stade de la guerre froide : manœuvres d’intimidation, traques de sous-marins, viol de l’espace aérien ou de la mer territoriale proclamée mais non reconnue… Les navires tiendront une grande place dans ces gesticulations – sans exclure quelques accidents locaux maîtrisés –, mais il est encore moins probable qu’on passe au stade d’hostilités déclarées que lors de la guerre froide américano-soviétique. Du coup, la validité de la stratégie chinoise des « lignes » sera difficile à démontrer : bien sûr, les déploiements de la marine de l’armée de libération populaire s’étendent désormais sur toutes les mers du globe et jusqu’aux environs de Guam, base arrière américaine très importante et point de contrôle de faisceaux de câbles sous-marins tout à fait essentiels pour le fonctionnement des réseaux de communication. Mais les performances des derniers missiles DF-21, dits « tueurs de porte-avions », risquent fort de rester déclaratoires, et leur confrontation avec les systèmes de défense antiaérienne de théâtre des task forces américaines (missiles SM3, système Aegis) purement théorique. Les outils sont-ils adaptés aux besoins ? Les États-Unis auront-ils pour autant les moyens de maintenir leur avance quantitative et technologique ? La Navy a déjà reconnu une erreur majeure : celle du super-destroyer furtif Zumwalt, dont le coût prohibitif (une fourchette entre 1 et 3 milliards de dollars pièce) a entraîné la limitation des commandes aux trois seuls exemplaires en construction au lieu de la vingtaine envisagée. Fin 2015, le secrétaire à la Défense a aussi demandé la réduction du nombre d’unités et la rationalisation du programme Études marines / 19 LCS (Littoral Combat Ships), des navires à grande vitesse existant en deux versions proposées par deux chantiers différents ; demande logique, le choix d’un seul modèle permettant des économies d’échelle, y compris pour la maintenance, et parce que la cinquantaine d’exemplaires envisagée se concevait dans un concept stratégique, le sea basing, qui semble avoir lui-même du plomb dans l’aile. L’idée était de fonder les interventions extérieures sur des plates-formes logistiques mobiles, stationnées en pleine mer et autour desquelles les LCS rempliraient les différentes fonctions défensives (lutte anti-sous-marine, anti-surface, contre les mines…) et offensives (mise en œuvre de forces spéciales). Leur vitesse (plus de 40 nœuds) serait bien sûr un atout, à la fois pour le soutien des opérations au sol et pour la lutte contre toutes les sortes de menaces, y compris les patrouilleurs ou vedettes rapides constituant la défense côtière de nombreux États. Mais le nombre de plates-formes a récemment été plafonné à deux (ce qui veut dire, le plus souvent, une seule opérationnelle à la fois), ce qui laisse à penser que les Américains continueront à agir depuis leurs bases actuelles, parfois éloignées du théâtre d’opération, ou qu’ils solliciteront toujours davantage leurs alliés, ce qui laisse présager quelques difficultés, notamment diplomatiques… Les LCS seront quant à eux difficiles à recycler, car leur rayon d’action est insuffisant pour qu’ils jouent leur rôle au sein d’une task force, sauf à sacrifier leur atout premier : la vitesse. En effet, pour franchir la même distance qu’un destroyer classique, ils devront transiter à une vitesse à peine égale à celle d’un navire de commerce. C’est pourquoi l’inépuisable classe Arleigh Burke, entrée en service il y a 30 ans, a encore de beaux jours devant elle, moyennant l’intégration évidemment des dernières innovations pour l’armement, la détection ou la propulsion ; elle a déjà franchi le cap des soixante-dix exemplaires, peut-être supplantera-t-elle les 74 canons français Sané du XVIIIe comme classe de navires la plus prolifique de l’histoire ? Même le programme emblématique des porte-avions nucléaires de la classe Gerald Ford, dont trois sont déjà commandés, n’échappe pas au réexamen en raison de ses coûts, qui atteignent désormais 14 milliards de dollars pièce en sortie de chantier, montant doublé avec les frais de fonctionnement et de maintenance sur leur durée de vie, prévue pour un demi-siècle. Le programme, dont le responsable annonce déjà qu’il modèlera la Navy pour un siècle, entre l’entrée en service de la tête de série, prévue pour l’an prochain, et le désarmement du dernier exemplaire, risque tout au plus d’être encore un peu étalé, car il remplit deux fonctions essentielles : réaffirmer symboliquement la maîtrise technologique des États-Unis, qui sont les seuls à produire des catapultes pour porte-avions à pont plat (les nouvelles étant électromagnétiques 20 / Études marines et non plus à vapeur, ce qui accroît les capacités journalières de lancement d’environ un tiers) ; renouveler un outil opérationnel sans égal et plus souple que les sous-marins d’attaque, dont la présence doit rester discrète et qui ne peuvent donc que frapper, quand un groupe aéronaval a aussi une présence dissuasive – ce sont les « 100 000 tonnes de diplomatie » dont les Américains, en bons continuateurs de T. Roosevelt et de son big stick, sont si fiers. L’US Navy aura sans doute du mal à revenir aux trois cents unités qui étaient son objectif affiché pour 2030 ou 2040, mais elle semble avoir encore une belle marge sur ses concurrentes, surtout en comptant les flottes capables d’agir de concert avec elles – en particulier ses trois alliés maritimes majeurs : Royaume-Uni, Japon et France, voire Inde. Elle continuera donc sûrement à garantir la sécurité des mers et des liaisons maritimes. Pour les interventions à terre, tout dépendra du pouvoir politique. Études marines / 21 22 / Études marines DES AspiraTIONS MONDIALES Le destroyer chinois Qingdao fait escale à la base navale de San Diego, en Californie, 18 septembre 2006. © US Navy. Études marines / 23 Chine : vers une ambition mondiale ? édouard Pflimlin Chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) 24 / Études marines L es forces navales chinoises occupent aujourd’hui le deuxième rang mondial. Si le porte-avions Liaoning attire les feux des projecteurs, il ne faut pas oublier les 21 destroyers, 52 frégates, 15 corvettes, 53 sous-marins d’attaque à propulsion diesel-électrique, cinq sous-marins nucléaires d’attaque et les 86 patrouilleurs côtiers lance-missiles qu’elle est en mesure d’aligner. L’Office of naval intelligence (ONI) américain souligne d’ailleurs que la People Liberation Army Navy (PLAN) possède le plus grand nombre de navires militaires récents en Asie. Composée des trois flottes de la mer du Nord, de l’Est et du Sud-Est, elle compte 890 navires pour un déplacement d’1,42 million de tonnes. Forte de 255 000 marins – dont 25 000 dans l’aéronautique navale, 28 000 dans la défense côtière et 8 000 fusiliers-marins 1 – en 2011, elle a vu ses effectifs diminuer pour atteindre environ 235 000 hommes en 2015. Cette force est en pleine mutation. Rien qu’en 2014, « plus de soixante navires ont été commandés, lancés ou mis en service, avec un nombre similaire prévu jusqu’à la fin de 2015 », souligne le rapport 2015 de l’ONI. La construction d’un deuxième porteavions à propulsion conventionnelle, annoncée par le gouvernement chinois fin décembre 2015 est emblématique de ce développement. Doté d’avions de combat J-15, de la même taille que l’actuel porte-avions Liaoning, il pourrait être lancé en 2016 et entrer en service en 2019. Une marine modernisée, une stratégie renouvelée La PLAN a entamé son effort de modernisation au début des années 1990 2. Les opérations militaires américaines contre l’Irak en 1991 puis la crise de 1996 au cours de laquelle les États-Unis ont déployé deux groupes de porte-avions – les USS Nimitz et USS Independence – près de Taïwan en réponse à des essais de missiles chinois et des exercices navals près de l’île ont joué le rôle d’un révélateur. Ces deux crises ont montré en effet le retard considérable des capacités militaires chinoises en mer et l’inanité d’une marine cantonnée à la défense de ses approches. La période 1990-2000 a vu dès lors une réduction significative du nombre de navires côtiers tandis que celui des grands bâtiments de combat de surface augmentait nettement. Ainsi, Pékin a admis au service actif vingt destroyers depuis 1991 3. Au tournant des années 2000, la Chine se lance également dans la modernisation de sa capacité de projection, à l’exemple du programme de porte-avions et de ses 1. Bernard Prézelin, Flottes de combat 2012, Éditions Maritimes & d’Outre-Mer. édilarge SA, Rennes, 2012. 2. Ronald O’Rourke, « China Naval Modernization: Implications for U.S. Navy Capabilities », 21 décembre 2015, Congressional Research Service, États-Unis. 3. « Des progrès navals dans tous les domaines », Défense & Sécurité internationale, no121, janvier-février 2016. Études marines / 25 forces amphibies. Ces évolutions reflètent le changement de doctrine navale, passée du combat littoral avec des essaims de navires à celle d’un combat hauturier au sein de la « première chaîne d’îles », soit l’aire qui s’étend du Japon aux Philippines et jusqu’au sud de la mer de Chine méridionale. Cette doctrine des « Mers proches » ou de la « Défense offshore » (défense au-delà des côtes) a été résumée par l’ONI comme une défense qui se concentre sur des objectifs régionaux – mer Jaune, mer de Chine orientale et mer de Chine méridionale – et vise à dissuader un adversaire d’intervenir dans un conflit localisé dans cette zone. Dans ce cadre, la PLAN a rapidement mis au rebut les navires côtiers jugés obsolètes et s’est procuré des navires de surface avancés, tels que frégates et destroyers, essentiellement importés de l’étranger. La structure de ses forces indique aujourd’hui une marine en transition vers des opérations de haute mer effectuées par un plus petit nombre de bâtiments multimissions. Elle acquiert ainsi des savoir-faire utiles à des déploiements longs et lointains comme en témoignent les deux gros navires ravitailleurs en construction – dont le déplacement est estimé à près de 50 000 tonnes – destinés en priorité à l’appui d’un groupe aéronaval. Selon certains experts, « il faudrait [toutefois] vingt ans pour rendre opérationnel un groupe aéronaval doté de bâtiments et d’avions de qualité » 4. Comme les Livres blancs de la défense – en particulier celui de 2015 – le montrent, la Chine estime avoir de multiples raisons de moderniser ses forces de sécurité. Vues de Pékin, les autres nations créent de nombreuses incertitudes stratégiques. Ainsi, la Chine partage ses frontières avec quinze pays d’Asie, dont plusieurs, à ses yeux, sont susceptibles de lui poser de graves problèmes de sécurité. Les querelles entre la Chine et ses voisins sont nombreuses autour des îles ou îlots de la zone. Pékin considère en effet que : « sur les questions concernant la souveraineté territoriale et les droits et intérêts maritimes de la Chine, certains de ses voisins prennent des mesures provocatrices et renforcent leur présence militaire sur les récifs et les îles chinois qu’ils ont illégalement occupés » 5 et souligne que « tous ces facteurs ont un impact négatif sur la sécurité et la stabilité le long de la périphérie de la Chine ». La présence américaine dans la région est bien évidemment considérée comme un défi supplémentaire. Le fameux pivot de Washington est régulièrement souligné par Pékin : « les États-Unis continuent leur stratégie de «rééquilibrage» [en Asie] et renforcent leur présence militaire et leurs alliances militaires dans cette région 6 ». Autre point de préoccupation : la sempiternelle question taïwanaise, les États-Unis étant régulièrement pointés du doigt pour leurs ventes 4. Hugues Eudeline, « Les ambitions mesurées de la Marine chinoise », Marine & Océans, no243, avril-mai-juin 2014. 5. Ibid. 6. « China’s Military Strategy », The State Council Information Office of the People’s Republic of China, mai 2015, Pékin. 26 / Études marines d’armes à Taipeh. Washington et Pékin s’opposent enfin sur la liberté de navigation. La Chine considère en effet sa zone économique exclusive (ZEE) comme une zone de souveraineté et dénonce régulièrement la présence de navires ou avions espions à proximité de ses eaux territoriales. Depuis la collision en avril 2001 d’un avion de Ambitions maritimes chinoises : de la ligne en neuf traits au collier de perles RUSSIE RUSSIE MONGOLIE KAZAKHSTAN OCÉA N CORÉE DU NORD JAPON PACIFIQUE Quingdao CHINE Ningbo AFGHANISTAN PAKISTAN IRAN NÉPAL BIRMANIE INDE Me r d’ O m an MALDIVES CORÉE DU SUD Go l f e d u B enga l e VIETNAM LAOS Zhanjiang TAÏWAN THAÏLANDE Mariannes du Nord (État autonome associé aux États-Unis) VII e flotte américaine CAMBODGE PHILIPPINES SRI LANKA MALAISIE BRUNEI ÉTATS FÉDÉRÉS DE MICRONÉSIE CHINE MALAISIE PHILIPPINES V e flotte américaine VIETNAM INDONÉSIE O CÉ AN I N DI E N DOMAINES MARITIMES REVENDIQUÉS CHINE JAPON Zones maritimes contestées BRUNEI AUSTRALIE MALAISIE Ligne en neuf traits PRÉSENCE MILITAIRE CHINOISE Flotte militaire chinoise Première chaîne d’îles Deuxième chaîne d’îles «Collier de perles» : bases ou facilités militaires chinoises existantes ou en projet, et accords avec des pays alliés PRÉSENCE MILITAIRE AMÉRICAINE Bases ou facilités militaires Flottes militaires américaines Source : W. Bert, The United States, China and Southeast Asian Sacurity: a changing of the guard?, Palgrave MacMillan, New York, 2003 ; D. Ortolland et J.-P. Pirat, Atlas géopolitique des espaces maritimes, 2 e édition, Éditions Technip, 2010 ; United States Department of Defence ; The Economist. Études marines / 27 reconnaissance EP-3E Aries de l’US Navy avec un chasseur chinois au sud de l’île de Hainan, des incidents ont périodiquement lieu dans cette zone stratégique, depuis laquelle l’Empire du milieu déploie des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Par ailleurs, en tant que puissance économique mondiale, la sphère des intérêts de la Chine couvre désormais la planète. Son ouverture croissante au commerce international, ainsi que le recours accru aux produits importés, l’ont exposée à des risques d’approvisionnement qui peuvent de plus en plus compromettre ses intérêts à l’étranger et chez elle. Au final, l’effort de modernisation reflète l’ensemble de ces préoccupations. Les observateurs estiment ainsi qu’il est orienté vers le développement de capacités pour faire face à une crise avec Taïwan, militairement si besoin, faire valoir ou défendre des revendications territoriales en mer de Chine méridionale et mer de Chine orientale, faire respecter la position de Pékin quant à son droit de réglementer les activités militaires étrangères dans sa ZEE, défendre ses lignes de communication maritime, déplacer l’influence des États-Unis dans le Pacifique occidental et enfin affirmer le statut de la Chine comme grande puissance mondiale. Les missions assignées à la marine chinoise recouvrent aussi l’exercice de la sécurité maritime – y compris les opérations anti-piraterie, menées notamment au large de la Somalie –, la conduite d’opérations en cas de catastrophe humanitaire ou de désastre naturel ou encore l’évacuation des ressortissants chinois en provenance de pays étrangers – comme ce fut par exemple le cas en Libye en 2011 –. L’importance de la diaspora chinoise dans l’océan Indien et dans le Pacifique ouest peut notamment justifier de telles interventions. Sanctuariser la ligne en neuf traits En juin 2014, la Chine a publié une nouvelle carte de ses revendications qui montre des appétits territoriaux en termes beaucoup plus définitifs que par le passé. Elle inclut Taïwan, affirme la souveraineté de Pékin sur les îles Spratleys et Paracels – les deux principaux archipels de la mer de Chine méridionale –, et couvre de fait la plupart de cette mer. Ces revendications ont une histoire complexe. La ligne de neuf traits – Ninedash line – a été officiellement établie en 1947 par le gouvernement nationaliste chinois et endossée par les nouveaux dirigeants. Si certaines de ces revendications – comme en mer de Chine méridionale – apparaissent dans des documents historiques, elles ne sont pourtant pas fondées sur une présence ou une domination chinoise continue. Elles sont donc fortement contestées par les États de la région, ce qui n’empêche pas Pékin de poldériser de nombreux récifs et atolls pour les transformer en bases militaires 28 / Études marines permanentes. Ainsi, sept récifs ont été artificiellement étendus et fortifiés en dix-huit mois permettant de gagner huit km2 sur la mer, selon une déclaration du secrétaire à la Défense américain, Ashton Carter, le 29 mai 2015 7. Ces fortifications, outre leur caractère stratégique, ont pour but de légitimer les revendications de Pékin au regard du droit international. L’article 121 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), ratifiée par la Chine, indique en effet que « des récifs qui ne peuvent soutenir une occupation humaine ou vie économique autonome n’ouvrent pas droit à une ZEE ou à un plateau continental ». Transformer des récifs en îlots occupés de manière permanente est par conséquent une manière pour Pékin de revendiquer des espaces maritimes étendus. Cette stratégie pourrait se dérouler sans trop de heurts si ces poussières d’îles n’étaient pas l’objet des prétentions d’autres États. La Malaisie, Brunei, Taïwan, le Vietnam ou encore les Philippines ont tous à des degrés divers des visées sur la zone des Spratleys. La CNUDM affirme aussi qu’aucun État ne peut revendiquer de souveraineté sur un récif immergé, sauf s’il se situe à moins de 12 milles de ses côtes. Les Philippines, en litige avec Pékin au sujet de plusieurs récifs, en particulier celui de Scarborough, ont même demandé en 2013 l’arbitrage du tribunal de La Haye. Mais les différends les plus sanglants – et les plus anciens – ont eu lieu avec Hanoï. En 1974, Pékin a conquis dans l’archipel des Paracels les îlots du Crescent en y délogeant une flottille sud-vietnamienne. Et le 14 mars 1988, des incidents dans l’archipel des Spratleys/ Nansha – la Chine avait décidé d’y établir une station météorologique sur l’îlot de Fiery Cross –, ont entraîné la mort d’au moins 140 soldats vietnamiens. Plus au nord, le Japon s’inquiète des incursions navales chinoises dans ses eaux territoriales et des différends persistants notamment sur les îles Senkaku/Diaoyu, en mer de Chine orientale. Les passages de navires de la PLAN à proximité des îles japonaises pour se diriger vers la haute mer ne font rien pour atténuer ce sentiment à l’image du premier exercice conjoint conduit par les trois flottes chinoises dans l’océan Pacifique occidental en octobre 2013. À cette activité navale de plus en plus intense s’ajoute celle des forces aériennes qui pénètrent parfois dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) japonaise – créée en 1969 – au risque d’incidents dont on peut craindre qu’ils ne dégénèrent un jour en conflit. En novembre 2013, Pékin a établi, à son tour, une ADIZ en mer de Chine orientale, incluant les îles Senkaku, et menaçant même de prendre « des mesures d’urgence défensive » si les pilotes d’autres pays ne suivaient pas les règles de vol établies par son ministère de la Défense. Tokyo 7. Alexandre Sheldon-Duplaix, « Pékin change-t-il le statu quo en mer de Chine du Sud ? », Défense & Sécurité internationale, no118, octobre 2015. Études marines / 29 exige de Pékin qu’il abroge toutes les mesures qui pourraient porter atteinte à la liberté de survol de la haute mer et s’inquiète de la remise en cause du statu quo en mer de Chine orientale, porteuse de risques d’escalade dangereuse... Le caractère expansionniste de la stratégie navale chinoise vise à contrôler différentes chaînes d’îles. Décrite dès 1982 par l’ex-vice-président de la Commission militaire, Liu Huaqing, elle comprendrait trois étapes. Dans la première, de 2000 à 2010, la Chine devait établir un contrôle des eaux au sein de la première chaîne d’îles qui relie la préfecture d’Okinawa, Taïwan, les Philippines et englobe les Spratleys. Les récents développements s’inscrivent tout à fait dans cette perspective selon le Center for Strategic and International Studies (CSIS) américain 8. Dans la deuxième étape, de 2010 à 2020, Pékin chercherait à établir un contrôle des eaux au sein de la deuxième chaîne d’îles qui relie le Japon, Ogasawara (îles Bonin), Guam et l’Indonésie (Papouasie occidentale). Dans la dernière étape enfin, de 2020 à 2040, la Chine devrait mettre un terme à la domination américaine militaire dans les océans Pacifique et Indien, en utilisant une stratégie fondée sur les porte-avions. Toutefois, la présence en océan Indien est manifeste depuis 2008 à travers des opérations de lutte anti-piraterie. Pékin déploie en outre, dans le cadre de la politique du « collier de perles » – nom donné en 2005 par la société d’études américaine Booz Allen Hamilton à divers accords conclus par la Chine avec plusieurs pays de la région (Birmanie, Sri Lanka, Pakistan…) – une série de terminaux de conteneurs et d’implantations portuaires qui constituent autant de points d’appui indispensables au soutien de ses bâtiments de guerre et de ses flux marchands. Un avenir incertain La Chine a adopté des postures revendicatives qui peuvent apparaître comme incompatibles avec le droit et l’ordre international existants. Cette attitude pourrait avoir des conséquences dangereuses. Alors que le pays caractérise sa transformation militaire comme étant de nature défensive, des crises pourraient contraindre ses dirigeants à prendre des décisions qui changeraient la nature de cette modernisation en prenant une tournure encore plus agressive. La Chine envisage souvent ses actions comme des mesures nécessaires pour empêcher que les États-Unis et d’autres puissances ne cherchent à limiter son émergence en tant que puissance régionale et mondiale majeure. Mais, Pékin, dans son ascension vers le statut de grande puissance navale océanique, doit aussi limiter les risques de conflit et façonner un 8. Anthony H. Cordesman and Steven Colley with the assistance of Michael Wang, Chinese Strategy and Military Modernization in 2015: A Comparative Analysis, CSIS, 10 octobre 2015. 30 / Études marines environnement international et régional stable et pacifique. Certains développements récents ne vont pas en ce sens. Ainsi, les manœuvres navales de juillet 2015, avec plus de cent bâtiments de guerre déployés en mer de Chine méridionale ont tourné à la démonstration de force et à l’intimidation armée, notamment vis-à-vis des Américains, avec le déploiement du missile balistique Dong Feng DF-21D anti-porte-avions. Toutefois Pékin envoie aussi parfois des signes plus positifs. Elle a signé avec l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) le 4 novembre 2002 une déclaration sur un code de conduite où chaque partie consent à une résolution pacifique de conflits. Adhésion réaffirmée en août 2015 au sommet de l’ASEAN. Comme le souligne Alexandre Sheldon-Duplaix, Pékin renonce ainsi de facto à récupérer les autres récifs et îles qu’elle réclame en mer de Chine méridionale, « une concession majeure de Pékin, que beaucoup d’observateurs oublient de relever ». Études marines / 31 Les ambitions navales de Vladimir Poutine Isabelle facon Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) 32 / Études marines D ans l’après-guerre froide, les stratèges occidentaux se sont vite habitués à « l’absence » de la marine de guerre russe (Voenno-Morskoï Flot, VMF) sur les océans du globe. En effet, comme elle l’a toujours fait au cours de son histoire dans les périodes de repli économique et géopolitique, la Russie, du début des années 1990 au milieu des années 2000, a réduit considérablement les horizons de ses ambitions navales. Aujourd’hui, changement de cap : la marine américaine dit réévaluer sa posture globale du fait de l’intensification tous azimuts de l’activité de son homologue russe 1. L’outil naval occupe désormais une place grandissante dans la politique de défense et le projet stratégique de la Russie de Vladimir Poutine, qui cherche à imposer l’idée que son pays est une puissance de responsabilité globale. Dès le début des années 2000 d’ailleurs, le chef de l’État russe mettait en avant son intérêt pour une relance de la présence maritime et navale du pays à l’échelle internationale, mais les réalités économiques dictant des ordres de priorité défavorables à la VMF, cette ambition est longtemps restée circonscrite à l’énoncé d’un discours volontariste. Depuis, les choses ont bien changé. La nouvelle doctrine maritime, adoptée en juillet 2015, exprime des ambitions largement plus vastes que la précédente et consacre de longs développements à l’activité navale 2. La VMF a vu, ces dernières années, l’arrivée plus rapide de nouveaux bâtiments – notamment des sous-marins – et la mise au point de missiles de croisière de nouvelle génération. En septembre 2013, près de 80 bâtiments russes étaient en opérations sur les mers 3, et début 2016, le commandant en chef de la marine russe, l’amiral Korolev, a annoncé que plus de 50 bâtiments renforceront le potentiel de la VMF d’ici à 2018 (42 lui ayant déjà été livrés entre 2013 et 2016) 4. Ambitions : une marine russe plus visible dans « l’océan mondial » Le regain d’intérêt – et de préoccupation – des marins américains pour la puissance navale russe répond à des faits traduisant concrètement un renouveau. D’ailleurs, l’adoption par Moscou d’une nouvelle doctrine maritime a été expliquée, entre autres, par « la consolidation objective de la Russie comme grande puissance navale » 5. Depuis 1. Demetri Sevastopulo, « US Faces Renewed Challenge from Russian Navy », Financial Times, 1er novembre 2015. 2. Texte de la doctrine en russe : http://static.kremlin.ru/media/events/files/ru/uAFi5nvux2twaqjftS5yrIZUVTJan77L.pdf 3. Igor Delanoë, « Russian Naval Ambitions in the Mediterranean », Russia 2014. Insights of the French-Russian Observatory, Le Cherche-Midi, 2014, pp. 362-363. 4. RT, 18 avril 2016 (anciennement Russia Today, RT est une chaîne de télévision dédiée à l’information internationale). 5. « Russia’s Naval Doctrine Emphasis Atlantic, Arctic Areas – Rogozin », Interfax, 27 juillet 2015. Études marines / 33 plusieurs années, la marine russe est de nouveau présente dans différentes zones de « l’océan mondial » – du golfe d’Aden à la Méditerranée en passant par la mer des Caraïbes –, sorties à l’occasion desquelles s’illustrent régulièrement le porte-avions Admiral Kouznetsov et le croiseur à propulsion nucléaire classe Kirov Pierre le Grand, le navire amiral de la flotte du Nord – tous deux devant être modernisés. Selon la VMF, les patrouilles de sous-marins russes ont connu en 2015 une augmentation de 50 % par rapport à 2014, confirmant une tendance engagée depuis plusieurs années. Des sous-marins russes ont été « surpris » à proximité de Norfolk, Kings Bay 6, Faslane 7, en Méditerranée… Au printemps 2016, un sous-marin était détecté dans le golfe de Gascogne. Ces dernières années, la présence navale russe a pris des accents plus offensifs, en lien direct avec la dégradation progressive des rapports entre Moscou et les pays occidentaux, dramatisée par le conflit en Ukraine. Les Russes font régulièrement état de leur perception que l’affirmation de leurs intérêts – dans le domaine naval comme dans d’autres – se heurte à une forte résistance du monde occidental 8. La nouvelle doctrine maritime évoque en particulier l’évolution très négative des relations avec l’OTAN, qui expliquerait la priorité donnée aux zones Arctique et Atlantique. L’Atlantique, dans lequel la Russie doit maintenir une « présence navale suffisante » (doctrine), est valorisé « du fait de notre attention envers l’expansion de l’OTAN à l’est et de la création d’infrastructures de l’OTAN à proximité de nos frontières », précisent les officiels russes 9. La préoccupation pour l’Arctique – particulièrement saillante dans la doctrine militaire et la Stratégie de sécurité nationale récemment renouvelées – associe la prise en compte d’enjeux de sécurité (présence de la flotte nucléaire stratégique, liberté d’accès à l’Atlantique et au Pacifique) et économiques jugés stratégiques et potentiellement vulnérables aux pressions occidentales. La flotte du Nord, dont le rôle est « déterminant […] pour la défense du pays » (doctrine), est d’ailleurs la composante clef du nouveau Commandement stratégique interarmées Nord créé fin 2014. La doctrine maritime évoque également les besoins d’une modernisation, qui s’annonce coûteuse, des infrastructures économiques, en particulier portuaires, dans le Grand Nord ainsi que le renforcement de la flotte de brise-glaces nucléaires 10 parmi les conditions devant guider la réponse de Moscou à l’importance croissante de la Route maritime du Nord et de la valorisation des ressources dans l’Arctique. 6. Bill Gertz, « Silent Running », Washington Free Beacon, 14 août 2012. 7. Thomas Harding, « Russian Subs Stalk Trident in Echo of Cold War », Telegraph, 27 août 2010. 8. Ruslan Pukhov, « Russia’s Naval Doctrine: New Priorities and Benchmarks », Valdai Club, 17 août 2015. 9. Interfax, op. cit. note 5. 10. Trois brise-glaces à propulsion nucléaire (projet 22200) doivent rejoindre la flotte respectivement en 2017, 2019 et 2020 (Arktika, Sibir, Ural). La doctrine maritime préconise que la Russie conserve son leadership mondial dans ce domaine. 34 / Études marines Les ambitions navales renouvelées de la Russie n’ont pas motivé l’annexion de la Crimée mais elles ont sans conteste renforcé la détermination du Kremlin à préserver son accès à la péninsule, accès dont elle a jugé qu’il était potentiellement compromis par le changement d’équipe dirigeante à Kiev en février 2014. Les moyens de la flotte russe de la mer Noire, à 60 % concentrés à Sébastopol, ont été très mobilisés pour le positionnement de la Russie en Méditerranée dans le contexte de la crise en Syrie (présence navale accentuée – une dizaine de bâtiments en permanence depuis fin 2012 – incarnant le soutien russe au régime de Bashar el-Assad). Ils ont également beaucoup contribué au « retour » de la Russie sur la scène moyen-orientale, incarné, entre autres, par le projet annoncé en 2013 par le ministre de la Défense Sergeï Choïgou de doter la Russie d’une task force permanente en Méditerranée (une dizaine de bâtiments, sous la responsabilité de la flotte de la mer Noire, avec pour zone d’action le bassin méditerranéen, la mer Rouge et la corne de l’Afrique). Depuis l’annexion, la Russie a réorganisé ses forces en Crimée et y a déployé de nombreux équipements militaires afin de sanctuariser le nouveau statut « russe » de la péninsule (non reconnu par la communauté internationale) et de rééquilibrer au plus vite à son avantage le rapport de force militaire dans la mer Noire pour contrecarrer une fois pour toutes le risque de voir cette dernière se transformer en « lac otanien ». Dans ce cadre, l’effort porte cependant davantage sur le volet aérien que sur le volet naval, même si les autorités russes cherchent à compenser les retards dans le déploiement annoncé de certains bâtiments. Ainsi, fin 2015, deux corvettes lance-missiles (projet 21631 Buyan-M), initialement destinées à la flottille de la Caspienne, ont été affectées à la flotte de la mer Noire (Serpoukhov et Zelenyï Dol), ce qui viserait à pallier les lenteurs de la production des frégates lance-missiles (projet 1135.6 et 22350). La flotte de la mer Noire a aussi déjà reçu deux sous-marins classe Kilo 636.3 (Novorossiïsk, Rostov sur le Don) ; deux autres des six Kilo attendus au final (Staryï Oskol et Krasnodar) seraient, au printemps 2016, en phase d’essais dans la flotte du Nord. Les orientations de la nouvelle diplomatie russe, qui affiche un « détachement » résolu à l’égard des Occidentaux, se traduisent aussi dans le domaine naval. Le volet « Océan Pacifique » de la doctrine maritime souligne l’importance de l’ouverture de la Russie sur la grande Asie voulue par Poutine. Le document valorise en particulier l’activité navale dans le Pacifique comme élément de la politique de renforcement des liens amicaux avec la Chine. La complicité grandissante avec Pékin s’est illustrée, depuis 2012, par des exercices navals annuels. En 2015, ils ont eu lieu en Méditerranée et en mer du Japon. Les exercices avec la marine indienne, bien antérieurs, continuent à se tenir régulièrement. En outre, un certain nombre de pays sont clients des chantiers navals russes, en particulier, ces dernières années, le Vietnam (sous-marins Kilo 636.3, frégates Gepard 11661 et corvettes Tarantul V), l’Algérie (sous-marins Kilo), l’Inde (remise Études marines / 35 en état du porte-avions Vikramaditya, location de sous-marin nucléaire d’attaque, frégates Talwar de la classe Krivak IV)… En revanche, comme le précise la doctrine maritime, l’effort de rééquipement de la VMF doit désormais s’inscrire dans le cadre le plus national possible et privilégier l’indépendance technologique de la Russie – ce qui reflète, là aussi, les inflexions de la diplomatie russe après l’annulation du contrat sur la vente par la France de deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral et la politique de sanctions occidentale depuis l’annexion de la Crimée, instaurant, entre autres, des restrictions sur les transferts de technologies militaires et duales (cf. infra). Moyens : lenteurs et ruptures d’un nécessaire renouvellement de l’ordre de bataille L’Office of naval intelligence américain évoque en substance le renouveau du secteur de la construction navale russe, en soulignant que la Russie se dote de trois nouvelles classes de sous-marins et de plusieurs nouveaux types de navires qui lui « fourniront une plateforme souple […] lui permettant de démontrer une capacité offensive, de menacer ses voisins, de projeter sa puissance à l’échelle régionale, et de promouvoir l’objectif déclaré de Vladimir Poutine de rendre à la Russie un statut clair de grande puissance » 11. De fait, la VMF a profité de l’accroissement de la dépense de défense russe depuis le milieu des années 2000 – la construction navale bénéficiant d’environ 20 % de l’opulent programme d’armement 2011-2020. Cependant, d’autres sources aux motivations plus « détachées » proposent une perspective plus nuancée, en soulignant l’âge moyen élevé des bâtiments de la marine russe et les lenteurs de son rééquipement. Les autorités ont même un temps tenté de mettre le secteur au pied du mur en manifestant un intérêt sérieux pour des productions étrangères – l’acquisition du BPC français n’étant à cet égard que l’exemple le plus emblématique. Or, les attentes sont grandes, ainsi que l’illustre le programme 20112020, d’emblée jugé financièrement irréaliste – en même temps qu’insuffisant à prévenir l’attrition de la flotte de la VMF sur le moyen terme 12. Il faut noter en effet que l’histoire récente de la construction navale en Russie est faite de délais non tenus et de dépassements de coûts, y compris dans le domaine stratégique, si bien que la majorité des bâtiments en service dans la flotte russe sont des productions soviétiques ou, au mieux, du tout début des années 1990. En 2015, 11. ONI, The Russian Navy. A Historic Transition, décembre 2015, p. iii. 12. Alexandre Sheldon-Duplaix, « Russie : le programme naval 2011-2020 », Marines & Forces navales, n°132, avril-mai 2011, pp. 51-63. 36 / Études marines la VMF n’a reçu aucun nouveau navire hauturier. À la fin de cette même année était annoncé le report à la fin de 2016 de l’entrée en service de la tête de série du projet 22350, la frégate Admiral Gorchkov, mise sur cale en 2006 ; il en va de même pour le bâtiment de tête de la série de chasseurs de mines classe Alexandrit (projet 12700), dont la mise en service est reportée à 2016 alors qu’il devait initialement rejoindre la flotte en 2013 13. La première des six frégates 1135.6 (classe Krivak IV) destinées à la flotte de la mer Noire a été livrée en mars 2016 – après une longue attente (mise sur cale en 2010). L’acquisition des BPC visait en grande partie à pallier les faiblesses dans la construction de grands bâtiments, la Russie escomptant retirer de la participation d’équipes russes à la construction des bâtiments des effets d’apprentissage. Les horizons de plus en plus lointains du programme de porte-avions de nouvelle génération et de nouveaux destroyers lourds ont renforcé la motivation pour la modernisation des Kirov (Admiral Nakhimov puis Pierre le Grand), qui ne fait pas l’unanimité en Russie. La construction sous-marine se porte mieux que celle des navires de surface mais les délais de mise en service des nouvelles générations ont également été considérables, ce qu’omettent de souligner certains commentateurs occidentaux quand ils avancent que « le rythme de construction [des sous-marins] commence à ressembler davantage aux temps de la guerre froide qu’aux rythmes léthargiques de la construction navale en vigueur depuis les années 1990 » 14. Ainsi, pour la composante stratégique, les aléas de la mise au point du nouveau missile balistique Boulava ont contribué fortement au retard de l’entrée en service de la nouvelle génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins Borey (projet 955). Le premier exemplaire, mis sur cale en 1996, est finalement entré en service en 2013 – obligeant la VMF à garder en service les Delta III/Kalmar (entrés en service entre 1976 et 1982, flotte du Pacifique) et les Delta IV/Delfin (entrés en service dans la période 1985-1991, déployés dans la flotte du Nord). La première unité (Severodvinsk) du nouveau sous-marin d’attaque de quatrième génération, le Yasen (projet 885M), qui doit remplacer les projets Oscar II (949A) et les projets Akula (971), a été mise en service actif en 2010 après presque vingt ans de construction. Les lenteurs du programme amènent donc la VMF à moderniser les Oscar et les Akula 15. Enfin, le premier sous-marin conventionnel de quatrième génération Lada (projet 677), le Saint Pétersbourg, a aussi été admis au service actif en 2010 (mis sur cale en 1997), mais il n’a pas donné satisfaction – les second et troisième Lada ne seront pas livrés avant 2019 et la VMF commande de nouveaux Kilo pour les flottes de la mer Noire et du Pacifique (six chacune) 16. 13. « Soudostroiteli ob’iasnili perenos srokovsdatchinovykh boevykh korableï », Lenta.ru, 25 décembre 2015. 14. Christopher P. Cavas, « Will Russia’s Sub-Building Boom Matter », www.defensenews.com, 24 janvier 2015. 15. IISS, « Russia’s Naval Modernisation will Take Time », Strategic Comments, 30 novembre 2015. 16. Nikolai Novichkov, « Russia’s Lada-class Submarine Project Suffers Further Delays », Jane’s Defence Weekly, 20 janvier 2016. Études marines / 37 Certes, l’observateur peut préférer le verre à moitié plein au verre à moitié vide. De fait, les programmes finissent par aboutir malgré les difficultés. Le Boulava semble avoir dépassé le stade du doute quant à sa fiabilité. Début 2016, trois Borey sont en service (Yury Dolgorukiy, Aleksandr Nevsky, Vladimir Monomakh), et quatre autres sont en construction (Kniaz Vladimir, Kniaz Oleg, Généralissime Souvorov, Empereur Aleksandr III) ; le huitième Borey prévu aux termes du programme 2011-2020 sera mis en chantier, selon Sevmach, en décembre 2016. Tous les Borey actuellement en service relèvent du projet 955A (Borey-A), une évolution plus discrète et mieux armée constituera la classe 955U. Quand certaines sources vantent les nouvelles caractéristiques des sous-marins russes de nouvelle génération, en particulier leur furtivité, d’autres se veulent néanmoins plus sceptiques 17. Quoi qu’il en soit, le secteur de la construction navale souffre indéniablement de différents problèmes – insuffisante modernisation de l’appareil de conception et de production 18, qualité du personnel (vieillissement des équipes, manque de qualifications), déclin de la R&D dans le domaine naval, surcharge des entreprises clefs, contrôle qualité… La crise économique mettra inévitablement en cause la cadence de certains programmes. Les sanctions occidentales (compromettant la fourniture de moteurs diesel, d’électronique navale, de capteurs, de pompes…) et la rupture des liens avec l’Ukraine s’ajoutent à ces problèmes, notamment pour les frégates 11356 et 22350 19 (selon les autorités russes, il faudra trois ans pour substituer aux turbines à gaz ukrainiennes des équivalents nationaux). Conclusion Le regain naval de la Russie est d’autant plus frappant qu’il intervient après une quasiabsence de ce pays sur la scène maritime mondiale durant près de quinze ans. Tout est, cependant, affaire de perspective. La marine russe – avec son porte-avions âgé, ses six croiseurs, ses dix-huit destroyers, ses dix frégates et moins de cinquante sous-marins (hors SSBN) – ne tient pas la comparaison quantitative et/ou qualitative avec la marine soviétique, pas plus qu’avec la marine américaine, qui a cependant de multiples raisons de mettre en avant la « menace russe », et les marines des principaux alliés européens de l’OTAN 20. Le choix de moderniser des bâtiments anciens, compte tenu de son coût, 17. Christopher P. Cavas, op. cit. note 14. Pour cet auteur, les sous-marins récents sont sans doute plus performants pour collecter du renseignement et opérer des frappes surprises, mais ils ne seraient pas au niveau pour se mesurer pleinement, sur le plan qualitatif, aux moyens des flottes américaines. 18. Dmitry Gorenburg, « Shipbuilding May Limit Russian Navy’s Future », The Maritime Executive, 27 novembre 2015. 19. « Turbines pour la marine russe : de ‘l’eau dans le gaz’ ? », www.rusnavyintelligence.com, 2 mars 2016. 20. Évaluation réalisée sur la base des données du Military Balance de l’IISS (IISS, Ibid.). 38 / Études marines reflète autant les difficultés de la construction navale à sortir des navires de nouvelle génération que des considérations purement économiques. Il est d’ailleurs sujet à controverse au sein de l’institution militaire et de la communauté des experts militaires. Cependant, même avec un ordre de bataille appelé à durablement demeurer relativement modeste, la Russie est bien présente désormais, cherchant à pallier ses faiblesses par tous les moyens. Elle cherchera ainsi à gêner l’accès des autres puissances navales aux zones qu’elle juge stratégiques (comme elle le fait, d’ailleurs pas uniquement ou principalement par les moyens navals, dans la mer Noire, la Baltique, l’Arctique). Elle a en outre défrayé la chronique à l’automne 2015 en tirant à partir de trois corvettes de type Buyan-M et de la frégate Daghestan (classe Gepard) positionnées dans la Caspienne, 26 missiles de croisière Kalibr contre des cibles en Syrie, montrant une capacité à réaliser des tirs dans la profondeur d’un territoire à partir de ses différentes emprises navales – de même qu’une amélioration technologique des missiles. Différents navires et sous-marins peuvent être équipés de ces systèmes (un autre tir à partir du sous-marin Rostov sur le Don a d’ailleurs été effectué le 9 décembre depuis la Méditerranée). Cela doit compenser les lenteurs du développement de la flotte de navires de surface, qui, si la situation n’est pas corrigée, pourrait amoindrir la présence russe sur les mers du globe. En fonction des évolutions, Moscou pourrait se montrer plus ou moins active pour obtenir l’accès à d’autres bases auprès de pays étrangers (cf. Tartous, Chypre). Ainsi, au-delà des limites technologiques et matérielles, l’asymétrie et l’audace opérationnelle seront les maîtres mots d’une activité navale russe dont on peut supposer que, sous Poutine, Moscou cherchera à la maintenir au plus haut niveau possible pour étayer son statut revendiqué de grande puissance. Reste à voir si elle pourra le faire tous azimuts ou si elle sera contrainte de prioriser certains axes régionaux… Études marines / 39 40 / Études marines S’affirmer régionalement Tir d’un missile anti-navires SS-N-27 Klub depuis une frégate de type Shivalik de la marine indienne, mai 2011. © Indian navy. Études marines / 41 La politique maritime indienne : de nouvelles impulsions mais pour quels objectifs ? Isabelle SAINT-MéZARD Maître de conférence à l’Institut français de géopolitique, Université Paris 8 42 / Études marines L a marine indienne a organisé en février 2016, à Visakhapatnam, la deuxième revue navale internationale de son histoire 1. Quelques cinquante États – dont la France, les États-Unis, la Chine et le Japon – ont participé à l’événement en envoyant des bâtiments de guerre pour les représenter. Cet événement, qui témoigne de la confiance et de l’ambition de l’Indian Navy, s’inscrit dans une dynamique plus générale de sensibilisation grandissante de l’élite dirigeante indienne aux intérêts maritimes du pays. En dépit d’une tradition stratégique très continentale, les autorités indiennes s’ouvrent en effet progressivement aux problématiques océaniques. Cette prise en compte des enjeux maritimes est particulièrement nette au sein de l’actuel gouvernement dirigé par Narendra Modi. Depuis qu’ils sont arrivés au pouvoir en juin 2014, le Premier ministre et son équipe se sont efforcés de donner de nouvelles impulsions à la politique maritime indienne. Ces impulsions concernent prioritairement la modernisation du secteur portuaire et des capacités navales. Elles s’accompagnent par ailleurs d’une réflexion plus générale sur la capacité de l’Inde à endosser un rôle de premier plan en matière de sécurité en océan Indien dans les années à venir. Mais, en dépit de ces efforts et des avancées concrètes déjà réalisées en ces domaines, l’Inde ne parvient pas à proposer une vision océanique en mesure de concurrencer la campagne de la Chine autour de la « Nouvelle route maritime de la soie ». Revitaliser les infrastructures portuaires indiennes Bien qu’elle dispose d’un littoral très étendu, de près de 7 500 km, et que son commerce extérieur dépende à 90 % du transport par voie de mer, l’Inde peine à se faire une place dans le monde de l’industrie maritime. C’est pour remédier à cette situation, et notamment pour parer à la vétusté et au manque de compétitivité de la plupart des ports indiens, que le gouvernement Modi a annoncé le grand projet Sagarmala en août 2014. Originellement conçu par le Premier ministre Atal Bihari Vajpayee en 2003, puis mis au rebut par le gouvernement suivant de Manmohan Singh (2004-2014), le projet Sagarmala porte dans sa nouvelle mouture la marque personnelle de Narendra Modi 2. Ce dernier entend en effet déployer à l’échelle indienne les méthodes qu’il a développé avec un certain succès au Gujarat lorsqu’il était chef de gouvernement de cet État, avec notamment une forte incitation à la constitution de parcs industriels autour des ports et au développement d’activités navales auxiliaires de maintenance et de réparation, de construction et de démantèlement, de soutage et d’entreposage. 1. La première revue navale internationale s’était déroulée en 2001, à Mumbai. 2. Press information Bureau, Government of India, « Sagarmala: Concept and implementation towards Blue Revolution », 25 mars 2015. Études marines / 43 Sur le papier, le projet Sagarmala vise des objectifs particulièrement ambitieux. Il prévoit, en effet, d’augmenter la capacité des ports existants tout en en créant de nouveaux, de sorte que les activités portuaires deviennent un moteur du développement économique indien. Il entend aussi renforcer les infrastructures de transports dans l’arrière-pays, pour faciliter l’acheminement des marchandises entre les zones portuaires et les centres urbains. Il espère enfin stimuler l’activité industrielle sur l’ensemble du littoral en identifiant une dizaine de « régions économiques côtières ». Pour atteindre ses objectifs, le gouvernement entend s’appuyer sur des partenariats public-privé. De fait, certains grands conglomérats indiens sont d’ores et déjà partie prenante du projet. C’est le cas notamment du groupe Adani, un acteur majeur dans le secteur des infrastructures, qui est aujourd’hui à la tête de neuf ports en Inde, avec des capacités installées de presque 400 millions de tonnes. Sa filiale, Adani Ports and Special Economic Zone (APSEZ), s’est d’ailleurs imposée comme le premier opérateur privé dans le domaine portuaire en Inde. L’un de ses grands projets est de développer un centre de transbordement à Vizhinjam (Kerala), capable à terme de concurrencer les ports de Colombo et de Singapour, par lesquels une majeure partie du fret maritime indien doit passer avant d’atteindre sa destination finale 3. Ajoutons enfin, que le projet Sagarmala a aussi l’ambition de donner une nouvelle vie aux chantiers navals indiens. À ce titre, l’Inde a organisé en avril 2016 le premier sommet maritime global. L’événement s’est déroulé à Mumbai, en partenariat avec la Corée du Sud, un acteur majeur de la construction navale au plan mondial. Renforcer les capacités des forces navales indiennes L’Inde ne cache pas son ambition de devenir une puissance navale de premier plan. En pratique néanmoins, cette ambition se heurte depuis plusieurs années à une réalité moins glorieuse, conséquence de politiques d’acquisitions défaillantes et d’arsenaux obsolètes. Conscient de ces difficultés, le gouvernement Modi a donné des signaux encourageants, témoignant d’une volonté claire de changer les choses. De façon significative, le Premier ministre Modi a effectué sa première visite hors de Delhi à bord du porte-avions INS Vikramaditiya, en juin 2014. Son gouvernement a, par la suite, évoqué d’importants projets de développement qui s’articulent autour de trois grands pivots. Un groupe aéronaval centré autour des porte-avions INS Vikramaditya 3. « Adani ports eyes to complete Sagarmala dream plan », DNA, 7 décembre 2015. Le conglomérat contrôle cinq ports au Gujarat (Mundra, Dahej, Hazira, Tuna Tekra et Kandla), en plus de Dhamra (Odisha), de Mormugao (Goa) et de Visakhapatnam (Andhra Pradesh). Il construit par ailleurs le port d’Ennore, près de Chennai et serait en passe de prendre le contrôle de Kattupalli (Tamil Nadu). 44 / Études marines et du futur INS Vikrant, avec une escorte de bâtiments modernes de construction locale (classes Kolkata et Shivalik) ; une force sous-marine de vingt sous-marins conventionnels (type 209/1500, Kilo 877E et Scorpène) et de trois sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et d’attaque type Advanced Technology Vessel dont l’INS Arihant ; et enfin une aéronautique navale modernisée (programme le plus abouti) avec une patrouille maritime moderne équipée de P-8I Poseidon – deuxième nation à mettre en œuvre cet aéronef après les États-Unis –, d’intercepteurs embarqués MIG29K, de chasseurs Tejas et d’hélicoptères Seahawk. Le porte-avions et le sous-marin-nucléaire, instruments de puissance et de prestige, révèlent une réelle ambition de s’imposer comme un acteur incontournable en océan Indien. L’Inde est en cela encouragée par les États-Unis. La Chine, et surtout le Pakistan, sont en revanche beaucoup plus réservés. La rivalité avec le Pakistan se traduit peu en mer tant le rapport de force est disproportionné. Les forces de surface de l’Indian Navy étant bien plus conséquentes, le choix d’une guerre sous-marine est la seule option possible, moyen de menacer aussi bien les forces navales que les communications. La marine de surface pakistanaise, vieillissante ou dotée d’unités de faible taille serait, quant à elle, cantonnée à un rôle de protection des approches de Karachi, Gwadar (principal hub avec la Chine) ou de la nouvelle base navale de sous-marins de Jinnah à Ormara. Par ailleurs, le gouvernement Modi se montre encore plus désireux que ses prédécesseurs de moderniser l’industrie militaire indienne. Il a de fait identifié l’industrie de défense comme l’un des grands secteurs qui pourraient contribuer au projet phare du « Make-in-India ». New Delhi incite fortement tous ses grands partenaires – les États-Unis, la France, Singapour, le Japon – à suivre la voie tracée par la Russie et Israël, deux pays qui à ce jour sont les plus engagés dans des activités de co-développement de systèmes d’armes avec l’Inde. Le gouvernement Modi a aussi montré un intérêt marqué pour l’exportation de matériel militaire de construction indienne, y compris et surtout dans le domaine naval. L’Inde, qui a déjà engagé des transferts d’équipements vers la Birmanie et le Vietnam, pourrait surtout vouloir exporter le missile de croisière naval supersonique BrahMos 4 qu’elle a développé avec la Russie et qui suscite, de fait, l’intérêt de nombreux pays en Asie du Sud-Est 5. 4. Cet engin, à vocation antinavire à l’origine, peut être lancé à partir d’un bâtiment de surface, d’un sous-marin, d’un avion ou d’une station terrestre. Depuis 2008, une version hypervéloce – mach 7 – est à l’étude. 5. L’Inde a déjà fourni des systèmes sonars à la marine birmane et elle prévoit de transférer des patrouilleurs au Vietnam. Études marines / 45 Inde : des ambitions maritimes régionales IRAN Canal de Suez Détroit d’Ormuz Me ou rR ge SOUDAN PAKISTAN BAHREIN QATAR Mumbaï OMAN BANGLADESH INDE Pordanbar Détroit de Bab-el-Mandeb DJIBOUTI New Dehli BIRMANIE Visakhapatnam Karwar Îles Andaman CAMBODGE Port Blair Kochi Îles Nicobar MALDIVES SEYCHELLES SRI LANKA Détroit de Malacca OC ÉAN I NDI EN SINGAPOUR Diego Garcia MOZAMBIQUE MADAGASCAR ÎLE MAURICE Objectifs stratégiques de l’Inde Points d’appui indiens Accord de défense avec l’Inde Canal du Mozambique Bases navales indiennes Points d’appui chinois Points d’appui américains Source : Cyrille P.-Coutansais, Atlas des empires maritimes, CNRS Éditions, 2013. Contribuer à la sécurité maritime par delà les seuls intérêts nationaux de l’Inde L’Inde a réalisé de récentes avancées dans le domaine de la connaissance de la situation maritime. Elle a inauguré en novembre 2014 un centre d’analyse et de gestion de l’information (IMAC – Information Management and Analysis Centre), situé à Gurgaon, près de Delhi. Conjointement opéré par la marine et les garde-côtes, ce centre permet de surveiller en temps réel les mouvements des navires marchands et d’évaluer les menaces en mer. Dans la vision indienne, ce centre est censé devenir la plaque-tournante d’un projet plus vaste, visant à organiser un réseau de surveillance de la situation maritime à l’échelle de l’océan Indien. L’Inde a d’ailleurs établi des contacts en ce sens avec plusieurs États du pourtour de l’océan Indien. 46 / Études marines Elle a négocié des accords avec les îles et archipels de la région – Sri Lanka, les Maldives, Maurice et les Seychelles – pour installer des systèmes radars de surveillance côtière, lesquels enverront leurs données au centre de Gurgaon. Elle se positionne ainsi clairement comme un acteur incontournable dans la surveillance des mouvements maritimes dans le centre et la partie sud-ouest de l’océan Indien. Plus à l’est, elle a conclu des accords techniques respectivement avec Singapour (juillet 2015) et avec l’Australie (octobre 2015) pour partager l’information en temps réel sur les mouvements des navires marchands dans la région. Elle a par ailleurs signé en février 2016 un accord avec la Birmanie pour conduire des opérations régulières de patrouilles conjointes en mer des Andamans, sur le modèle de ce qu’elle fait depuis plusieurs années déjà avec les marines indonésienne et thaïlandaise 6. Plus généralement, l’Indian Navy réfléchit aux conditions qui pourraient la porter à endosser un rôle de « net security provider » et à assurer des missions d’intérêt général en océan Indien, dépassant les seuls objectifs de sécurité nationaux. Ceci transparaît dans ses dernières réflexions doctrinales et se trouve confirmé par les fréquentes références du gouvernement Modi aux « global commons » 7. Les engagements de l’Inde à aider Maurice et les Seychelles à renforcer leur sécurité maritime participent de cette nouvelle approche de la sécurité. De même, les multiples opérations conduites par l’Indian Navy au titre de l’assistance humanitaire et des secours d’urgence ou bien encore pour assurer l’évacuation de ressortissants indiens et étrangers dans des pays en guerre. À titre d’exemple, au plus fort de la crise au Yémen, en avril 2015, l’Indian Navy a évacué, outre les citoyens indiens, plus d’un millier de ressortissants d’une vingtaine d’États. Quelle vision pour l’océan Indien ? Lors de sa tournée de mars 2015 en océan Indien – avec des étapes successives au Sri Lanka, aux Seychelles et à Maurice –, le Premier ministre Modi a tenté de proposer une vision indienne de l’avenir de ce grand espace maritime. Dénommé Sagar (Security and Growth for All in the Region, sagaar signifiant par ailleurs océan en hindi), cette vision a mis l’accent sur l’économie bleue, en invitant les États de la région à engager des partenariats pour bénéficier du potentiel immense qu’offrait l’exploitation des ressources halieutiques. Elle a aussi souligné la nécessité d’élargir les habitudes de coopération entre États du littoral pour promouvoir la sécurité maritime, celle-ci étant il est vrai assez peu développée. 6. Press information Bureau, Government of India, Indo-Myanmar Coordinated Patrol (IMCOR) and Signing of Standard Operating Procedure (SOP), 18 février 2016. 7. Indian Navy, Ensuring secure Seas, Indian Maritime Security Strategy, 2015. Études marines / 47 Pour le reste, la vision du Premier ministre est restée assez vague. Elle trahit de la sorte la difficulté qu’éprouve l’Inde à définir son positionnement face à une Chine qui depuis 2013 mène campagne autour du projet de Nouvelle route maritime de la soie. Cette campagne, qui prévoit d’importants projets d’infrastructures en océan Indien, préoccupe une bonne partie des cercles dirigeants indiens. Vu de New Delhi, l’océan Indien est censé être une zone d’influence privilégiée de l’Inde, et non de la Chine. Aussi, plutôt que de se joindre au projet, l’Inde a multiplié les propositions alternatives, au point d’ailleurs de créer la confusion : projet Mausam (à vocation culturelle et historique), route des épices, route du coton, Sagar, aucune de ces propositions n’a pour l’instant vraiment semblé dépasser le stade du concept. Ainsi, à l’heure où beaucoup de pays du pourtour de l’océan Indien se montrent intéressés par les perspectives de développement qu’offre la Chine, New Delhi paraît bien en peine d’offrir une vision alternative. Mais, plus encore que la Nouvelle route maritime de la soie, ce sont les activités des sous-marins chinois en océan Indien qui inquiètent les autorités indiennes. Face à cela, l’Inde a choisi de s’engager plus avant dans la coopération multilatérale. En l’espèce, l’Inde coopère aussi bien avec les États de la région, qu’avec les puissances extrarégionales. Concernant les premiers, elle a mis sur pied un arrangement de coopération pour la sécurité maritime avec le Sri Lanka et les Maldives en 2011. Les Seychelles et Maurice pourraient bientôt s’y adjoindre. Concernant les seconds, elle se montre de plus en plus ouverte aux formats multilatéraux avec les États-Unis et leurs alliés. En octobre 2014, elle a conduit des exercices trilatéraux avec le Japon et les États-Unis dans le golfe du Bengale, ce qu’elle n’avait pas voulu faire depuis 2007 8. Plus encore, elle a accepté que le Japon participe régulièrement à la série d’exercices navals indo-américains Malabar. L’Indian Navy s’est par ailleurs rapprochée de la marine australienne et a conduit avec elle de premiers exercices au large de Vishakhapatnam en septembre 2015. Sans complètement s’aligner sur Washington, l’Inde se montre de la sorte de plus en plus encline à travailler avec les États-Unis et leurs alliés pour œuvrer au maintien de la sécurité et des grands équilibres stratégiques en océan Indien. 8. De tels exercices se sont tenus épisodiquement après 2007, mais toujours sur la façade pacifique. 48 / Études marines Études marines / 49 La stratégie maritime du Japon à l’épreuve de l’expansion chinoise Céline Pajon Chercheur au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri) 50 / Études marines L e Japon est confronté à un environnement géostratégique maritime de plus en plus dangereux et instable. L’insécurité croît autour de l’archipel, alors que les tensions liées aux différends territoriaux s’intensifient. Des stratégies nationales plus affirmées, notamment l’expansion navale de la Chine, expliquent ce phénomène. Pour se prémunir de ces risques, le Japon renforce ses lignes de défense en mer de Chine orientale, approfondit son alliance avec les États-Unis et s’applique à développer des partenariats stratégiques avec les pays asiatiques partageant les mêmes valeurs ou également confrontés aux revendications chinoises. Sur ces trois dimensions, sa marine, d’un tonnage équivalent à celui de la Royal Navy et considérée comme la plus performante d’Asie, joue un rôle de premier plan. Renforcer la surveillance maritime en mer de Chine orientale Le différend qui oppose Tokyo à Pékin à propos de l’archipel des Senkaku/Diaoyu (sous administration japonaise) s’est envenimé depuis septembre 2012 et le rachat par le gouvernement nippon de certaines des îles contestées à leur propriétaire privé 1. Ce geste a déclenché la fureur de Pékin, qui a autorisé des manifestations anti-japonaises particulièrement violentes et mis en place une batterie de sanctions économiques et diplomatiques. La Chine semble avoir réussi à transformer de fait la situation autour des îlots : Pékin envoie désormais très régulièrement des navires de pêche et des garde-côtes (créés en 2013) dans les eaux contiguës aux îlots, voire dans les eaux territoriales japonaises. Pour Tokyo, Pékin cherche à affaiblir son contrôle sur ses territoires maritimes, aériens, terrestres, non seulement pour menacer son intégrité territoriale 2 – îles Senkaku/Diaoyu, délimitation unilatérale de la zone économique exclusive (ZEE) en mer de Chine orientale –, mais aussi préempter l’exploitation des ressources énergétiques et marines de la zone. Si aucune des parties ne souhaite aller vers un conflit ouvert, le nombre important de navires sur ce théâtre accroît les risques d’incidents, voire d’accidents. Le Japon adapte donc sa posture de défense en réponse à ces « situations de zone grise » – entre guerre et paix, elles font référence à des frictions récurrentes paramilitaires autour d’enjeux de souveraineté. Il met en place une « défense dynamique et intégrée » reposant sur une mobilisation constante des forces notamment pour des activités de surveillance et renseignement (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance – ISR) 1. Cette initiative visait à contrecarrer les projets d’acquisition des îlots par l’ultra-nationaliste maire de Tokyo, Shintaro Ishihara, et donc à limiter les risques d’embrasement avec la Chine. Ce rachat n’a d’ailleurs pas conduit à un renforcement de la présence logistique ou militaire nippone sur les îles. 2. En novembre 2013, Pékin annonce la mise en place unilatérale d’une zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) sur la mer de Chine orientale. Tokyo avait pour sa part instauré une ADIZ dès 1969. Études marines / 51 et un redéploiement de ses forces vers les îles du Sud-Ouest (Nansei), face à la Chine 3. L’accent est porté sur la surveillance et la maîtrise du domaine maritime, ainsi que sur les interventions dans les îles lointaines, mais aussi sur le maintien de la supériorité aérienne et maritime pour imposer une véritable dissuasion à Pékin. Au-delà du renforcement 4 des garde-côtes (Japanese Coast Guards – JCG), en première ligne en mer de Chine orientale, le Japon perfectionne son arsenal de défense aéronavale et se dotera d’ici 2018 de cinq nouveaux destroyers, autant de nouveaux sous-marins (pour atteindre une flotte de vingt-deux), vingt-trois patrouilleurs aériens P-1 et hélicoptères de lutte anti-sous-marine SH-60K, ainsi que quatre avions d’alerte avancée E-2D (Airborne Early Warning and Control – AEW&C) 5, 28 chasseurs F-35A, trois avions ravitailleurs ainsi que trois drones Global Hawks. Une force amphibie (Amphibious Rapid Deployment Brigade) est mise en place. Elle pourra s’appuyer sur les porte-hélicoptères d’assaut de type Osumi et sera équipée de 52 blindés lourds amphibies AAV-7, 17 aéronefs MV-22 et des hélicoptères de transport CH-47JA. Les efforts de renforcement des activités d’ISR se doublent d’un programme spatial de surveillance maritime – Maritime Domain Awareness (MDA). Tokyo prévoit ainsi de lancer plus de 45 satellites et sondes spatiales d’ici 2025 dont huit dédiés au recueil d’informations (Information Gathering Satellite – IGS). En outre, Tokyo va installer sept unités de géopositionnement de haute précision d’ici 2023 (Quasi-Zenith Satellite System – QZSS). La force maritime comme fer de lance de l’intégration avec les États-Unis Parallèlement au renforcement de ses capacités propres, Tokyo a encore approfondi sa relation de sécurité avec Washington, en s’appuyant sur ses forces d’autodéfense maritimes. Elles ont en effet atteint, au fil des ans et des entraînements communs 6, un bon degré d’interopérabilité avec l’US Navy. Face à la Chine, on assiste donc au renforcement d’une coordination des capacités aériennes et maritimes entre les deux alliés. Deux nouveaux destroyers japonais équipés du système Aegis de lutte antiaérienne et de missiles capables d’intercepter à la fois des engins balistiques de haute altitude (SM-3) et des missiles anti-navires à vol rasant (ESSM) viendront renforcer 3. National Defense Program Guidelines (NDPG) 2010, Tokyo, décembre 2010 et NDPG 2013, décembre 2013. Voir également : « Japan to deploy 500 GSDF troops on Ishigaki Island », The Japan Times, 25 novembre 2015. 4. Une unité dédiée à la surveillance permanente des Senkaku est actuellement mise en place, avec l’acquisition de six nouveaux grands patrouilleurs (PL – Patrol vessel large de 1 250 tonnes et 92 m) et un renforcement des forces avec 435 marins supplémentaires. 5. Dernière version du Hawkeye, le Japon sera le deuxième utilisateur de cet appareil après l’US Navy. Ces avions viennent compléter les quatre Boeing E-767 Awacs en service dans la Force aérienne d’autodéfense japonaise (JASDF) depuis 2000. 6. Franz-Stefan Gady, « US and Japan Hold Naval Drills off Guam », The Diplomat, 22 janvier 2016. 52 / Études marines les dispositifs antimissiles existants en 2017. En outre, ils opéreront avec un système de détection et d’engagement coopératif capable de communiquer avec les avions d’alerte avancée japonais, le système global de défense aérienne terrestre mais aussi les forces américaines présentes sur zone. Le « pacifisme actif » cher au Premier ministre Shinzo Abe rend désormais possible cette coordination approfondie pour une détection, une surveillance et une interception défensive de possibles menaces 7. En effet, le gouvernement Abe a procédé en 2014 à une nouvelle interprétation de l’article 9 8 de la Constitution afin de permettre au Japon d’user de manière encadrée de son droit à l’autodéfense collective et pouvoir s’engager aux côtés de son allié américain en cas d’attaque. Considéré comme un élément fondateur de la démocratie japonaise d’après-guerre, ce fameux article prévoyait que le pays renonce à jamais à l’intervention armée. Son interprétation nouvelle lie désormais le concept de sécurité nationale à celui de sécurité globale, on passe d’une vision pacifique de la Force maritime d’auto-défense à une utilisation non-agressive qui lui permet d’agir dans des situations de crise internationale et d’avoir ainsi une influence régionale, voire mondiale. Les réformes de défense japonaises doivent, par conséquent, être analysées dans le cadre du renforcement de l’alliance de sécurité avec Washington – seul élément de dissuasion crédible face à la Chine et à la Corée du Nord. Alors que le Pentagone est confronté à d’importantes difficultés budgétaires et politiques, le Japon cherche à prévenir un éventuel retrait stratégique des États-Unis et à faciliter le maintien d’une présence américaine durable en Asie. Pour cela, l’archipel s’engage à porter assistance à son allié dans certains cas précis : Tokyo pourra détruire un missile visant les forces américaines sur son territoire, à proximité ou se dirigeant vers le territoire américain, et viendra au secours des forces américaines attaquées en mer de Chine lors de patrouilles ou d’exercices conjoints. Dans le cadre des nouvelles directives de coopération de défense annoncées lors de la visite de Shinzo Abe à Washington fin avril 2015, le Japon a réaffirmé qu’il interviendrait en première ligne dans les « situations de zone grise » (typiquement : en cas de frictions avec la Chine autour des Senkaku) – soulageant ainsi l’allié américain qui craignait être pris à parti sur ces délicates questions territoriales. Il s’est enfin engagé à étendre la coopération bilatérale au-delà de l’Asie, montrant là sa volonté de soutenir l’engagement américain jusqu’au Moyen-Orient, le Premier ministre Abe considérant qu’un éventuel blocage des routes maritimes moyen-orientales, dont le Japon dépend à 80 % pour ses importations d’hydrocarbures, menacerait la 7. « Japan plans Aegis-fleet upgrade to defend US ships », Nikkei Asian Review, 15 juin 2015. 8. élément fondateur de la démocratie japonaise d’après-guerre, l’article 9 de la constitution prévoit que le pays renonce à jamais à l’intervention armée. Études marines / 53 survie du pays et justifierait par exemple des activités de déminage sous-marin dans le cadre de l’autodéfense collective. De fait, le Japon a obtenu, en échange, de cet engagement plus poussé, des assurances de sécurité très concrètes de la part de son allié, enracinées dans une coopération toujours plus approfondie. La mise en place d’un mécanisme permanent de coordination doit améliorer le partage d’information, la planification opérationnelle et l’interopérabilité des forces à tous les niveaux. De même, les alliés coopèrent désormais sur une palette de réponses graduées, adaptées aux multiples nuances qui séparent le temps de paix du conflit ouvert. Enfin, la coopération s’étend à de nouveaux domaines – cyber, espace, mais aussi aide au développement et commerce, avec le partenariat transpacifique (TPP) – rendant la relation véritablement stratégique. Maintenir l’équilibre des puissances et la stabilité maritime en mer de Chine méridionale Une troisième dimension de la stratégie maritime japonaise vise à user de sa diplomatie de défense pour créer des partenariats stratégiques et contribuer au maintien de la sécurité maritime, notamment en mer de Chine méridionale où la Chine avance ses pions 9. La multiplication des affrontements sur cette zone menace en effet directement les intérêts nationaux du Japon par son impact potentiel sur le transport de marchandises car plus de 70 % du commerce transitent par les routes maritimes du Sud-Est asiatique. Si les forces japonaises conduisent régulièrement des patrouilles et missions d’ISR à l’occasion de leurs rotations vers le golfe d’Aden (où elles participent aux opérations internationales de lutte anti-piraterie), leurs capacités déjà en grande partie mobilisées par les activités ISR en mer de Chine orientale ne leur permettent pas de mener des opérations de présence pour assurer la liberté de navigation plus fréquemment en mer de Chine méridionale. Néanmoins, Tokyo contribue au développement des capacités maritimes des pays d’Asie du Sud-Est afin d’améliorer la maîtrise de leur espace maritime et de résorber l’asymétrie des forces en présence. Dans le cadre de son aide au développement, Tokyo avait déjà soutenu la formation des garde-côtes philippins de 2002 à 2007 et fournit en 2006 à l’Indonésie trois 9. S’appuyant sur la délimitation dite de la « ligne en neuf traits », Pékin revendique le contrôle de près de 80 % de la zone, et recourt régulièrement aux coups de force face à ses principaux opposants : les Philippines et le Vietnam. En 2015, on réalise que Pékin a remblayé des récifs pour en faire des îles artificielles dotées d’infrastructures à visée potentiellement militaire, qui pourraient aussi faciliter la mise en place d’une ADIZ sur la zone. 54 / Études marines patrouilleurs pour l’aider à lutter contre la piraterie et le terrorisme. Plus récemment, les contributions nippones se sont intensifiées avec notamment l’annonce en 2012 du transfert de dix patrouilleurs de seconde main aux garde-côtes philippins et, en 2014, de six bateaux de pêche transformés en patrouilleurs au Vietnam 10. De plus, en 2012, le Japon a lancé son premier programme d’assistance militaire, ciblant tout particulièrement les pays d’Asie du Sud-Est. L’aide a notamment permis de former, au Vietnam, le personnel médical affecté aux équipes de sous-mariniers. Par ailleurs, le Japon cherche à travailler plus étroitement avec ses autres principaux partenaires de sécurité pour mieux se défendre face à la Chine. Shinzo Abe espère ainsi construire un « diamant de sécurité » entre New Delhi, Tokyo, Hawaï et Canberra qui permettrait de mieux assurer la sécurité maritime dans la région indopacifique 11. Le principal défi géostratégique posé au Japon en mers de Chine est l’affirmation politico-militaire de Pékin. Pour Tokyo, l’expansion maritime chinoise est la cause de la recrudescence des frictions dans les eaux régionales. L’archipel cherche donc à dissuader la Chine de s’engager dans des actions violentes en renforçant ses propres capacités de défense mais également en essayant de créer un front commun avec les pays de la région partageant ses craintes. Au-delà du défi chinois, les réformes de défense adoptées en septembre 2015 ont aussi indiqué la volonté du Japon de prendre une part plus active aux opérations internationales de maintien de la paix et de la sécurité 12. Dans cette perspective, Tokyo a récemment acquis deux grands porte-hélicoptères de la classe Izumo 13 : longs de 248 mètres et déplaçant 24 000 tonnes en pleine charge, ce sont les plus grands bâtiments des forces maritimes japonaises depuis 1945. Capable de transporter quatorze hélicoptères, le bâtiment a pour vocation de sécuriser les routes maritimes du Japon, mais aussi de projeter des troupes pour participer à des opérations internationales pour la paix ou d’assistance suite à une catastrophe naturelle 14. 10. Céline Pajon, « Japan’s “smart” strategic engagement in Southeast Asia », The ASAN Forum, vol. 1, no4, 6 décembre 2013. 11. Shinzo Abe, « Un cordon démocratique de sécurité en Asie », Project Syndicate, 27 décembre 2012. 12. Le Japon participe notamment aux opérations internationales de lutte anti-piraterie dans le golfe d’Aden depuis 2010 et s’appuie sur une base militaire à Djibouti depuis 2011. Les forces d’autodéfense sont également présentes au Sud-Soudan dans le cadre d’une opération de maintien de la paix de l’ONU. 13. Dès 2011, le Japon se dote de deux porte-hélicoptères de classe Hyuga, d’envergure plus modeste. 14. En décembre 2004, le Japon était intervenu, en coalition avec les États-Unis, l’Inde et l’Australie pour offrir un soutien humanitaire après le tsunami dans l’océan Indien. En novembre 2013, Tokyo a envoyé plus de 1 000 hommes pour secourir les Philippins après le passage du typhon Haiyan. Études marines / 55 Ce bâtiment s’apparente toutefois indubitablement à un porte-aéronefs léger, capable de ravitailler d’autres bâtiments. Mais les autorités japonaises insistent sur sa nature « non-offensive », et soulignent que l’objectif de ses vaisseaux est de faire face aux activités de la Chine et de la Corée du Nord, en développant la lutte anti-sous-marine (une spécialité de la marine japonaise) et en permettant aux bâtiments de patrouiller aussi loin que possible de la portée des missiles ennemis. La marine japonaise va donc encore gagner en importance dans les années à venir. 56 / Études marines Études marines / 57 Brésil : une ambition maritime émergente Jean-Jacques KOURLIANDSKY Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) sur les questions ibériques (Amérique latine et Espagne) 58 / Études marines L e Brésil a affirmé ces dernières années une présence maritime inédite. Cette ambition s’est manifestée simultanément dans l’économie, le droit, le contrôle militaire des approches hauturières, et la politique. Cette irruption d’un acteur nouveau sur un terrain dont il était absent a naturellement surpris les puissances des mers. Elle n’a pourtant rien d’inattendu, tout en étant paradoxale. Le Brésil est en effet fils ou fille des grandes découvertes maritimes des XVe et XVIe siècles européens. Né du rêve de princes navigateurs, ayant bâti ses fondations en bord d’océan, l’Atlantique, le Brésil s’est construit un devenir continental. La conquête d’un arrière-pays, celle plus particulièrement de l’Amazone, a mobilisé ses géopoliticiens, ses responsables politiques, économiques, et son imaginaire littéraire. Cet Amazone-là, qualifié aujourd’hui d’Amazone « vert », est depuis une dizaine d’année couplé à un Amazone « bleu », matérialisant un nouveau front tout aussi global que le précédent. Un ambitieux programme de modernisation des forces navales La marine, longtemps parent pauvre des forces armées brésiliennes, a pris depuis le tournant du millénaire une place centrale. La sortie de la dictature militaire a progressivement donné au pouvoir civil, aux élus de la nation, un rôle global de définition de l’intérêt national. Les forces armées ont été réorganisées. Placées sous l’autorité d’un ministre civil, elles sont sous les ordres d’un état-major général interarmées mutualisé. Des directives nationales de défense (END 1) en 2008, puis un Livre blanc, en 2012, ont posé les bases d’une conception moderne de la défense nationale. L’END définit pour la marine trois objectifs « stratégiques et tactiques », autour de deux zones présentées comme « d’attention spéciale » : la côte allant de Santos à Vitoria placée sous la responsabilité d’une première escadre et l’embouchure de l’Amazone qui devra être dotée d’une escadre particulière. Les objectifs sont les suivants : interdiction d’accès au Brésil à des forces maritimes ennemies ; contrôle des espaces maritimes nationaux ; maintien d’une capacité suffisante de projection pour assurer la défense des espaces maritimes d’importance économique et militaire stratégique, ainsi que celle des eaux intérieures et les lignes de communication maritimes. De façon concrète, il s’agit de défendre les plates-formes pétrolières, les îles 1. END : Estratégia Nacional de Defesa, Décret no6 703 du 18 décembre 2008, 70 pages. Études marines / 59 océaniques du Brésil 2, les ports, les routes du commerce brésilien et d’être en capacité de participer à des opérations maritimes aussi bien dans le domaine du maintien de la paix sous l’égide des Nations unies qu’en coalition avec des États de la région. G F R U YA A N BR NÇA E ÉS I IL SE Brésil : un Amazone bleu Archipel de São Pedro et São Paulo Belem Val de Caes Itaqui Archipel de Fernando de Noronha Natal Suape DOMAINE MARITIME BRÉSILIEN Aratu BRÉSIL Tubarao Rio de Janeiro Itaguai Santos Paranagua Itajai Mer territoriale (12 milles) Archipel de Albrolhos Zone économique exclusive (200 milles) Archipel de Trinidad et de Martin Vaz Plateau continental étendu (revendiqué par le Brésil jusqu’à 350 milles) INFRASTRUCTURES Bases navales Principaux ports HYDROCARBURES Rio Grande UR BR UG ÉS OC ÉAN ATL ANTI QU E Pétrole et gaz Gisements de pétrole «pré-sal» IL UA Y Source : Marinha do Brasil, Isemar, Agence brésilienne du pétrole. Le Livre blanc tire les conséquences de ces orientations générales. Les projets d’équipement de la marine sont inscrits dans le Plan d’articulation et d’équipement de la Défense (PAED) et fixent sept objectifs : récupération de la capacité opérationnelle ; mise en œuvre d’un programme nucléaire de la marine ; construction d’un noyau de puissance navale ; mise en œuvre d’un système de gestion de l’Amazone bleu ; création d’un complexe naval doté d’une seconde escadre et d’un deuxième corps d’infanterie de marine qui lui sera affecté ; amélioration de la situation du personnel ; et enfin sécurité des voies d’eau intérieures. 2. Fernando de Noronha ; Atol das Rocas ; Île de Trinidade ; Île Martin Vaz ; Rochers de São Pedro et São Paulo. 60 / Études marines Cette réorganisation voulue par les autorités politiques s’inscrit dans une réorientation des priorités de politique étrangère. La réconciliation constructive des relations jusque-là difficiles avec l’Argentine, la mise en œuvre d’une coopération régionale transamazonienne ont en effet réduit les foyers de préoccupation sud-américains. L’accession à l’indépendance des anciennes colonies africaines du Portugal a, par ailleurs, ouvert au Brésil un champ d’influences diverses bien perçu lors des dernières années de la dictature. Des contacts avaient alors été pris. Une coopération intercontinentale fut même inventée en 1986, la Zopacas 3. Toutes choses mises en sommeil dans les années de transition démocratique et par la crise financière des années 1990. Le contexte économique et électoral des années 2000-2010 a relancé cette opportunité. La marine en a été l’instrument naturel. Un double plan a été mis en chantier en 2009, intitulé PAEMB – Plano de articulação e equipamento da marinha do Brasil (Plan d’articulation et d’équipement de la marine du Brésil). Il prévoit une modernisation de la flotte à l’horizon 2030. L’un de ses volets, dit Prosuper 4, est un programme d’acquisition de moyens de surface. L’autre, appelé Prosub 5, est un programme de développement des sous-marins. Le programme Prosuper prévoit la construction, au Brésil, de cinq frégates, de cinq patrouilleurs océaniques de 1 800 tonnes et d’un bâtiment de soutien logistique. Par ailleurs, il est prévu la construction, toujours localement, de 27 patrouilleurs de 500 tonnes. Après la très récente acquisition d’un transport de chalands de débarquement, le Bahia (ex-Siroco de la marine française), sont également programmées « l’obtention » d’une brigade amphibie ainsi que l’achat, ou l’éventuelle construction au Brésil sur la base d’un partenariat, de deux porte-avions destinés à prendre le relais de l’ex-Foch intégré en 2001 sous le nom de São Paulo 6. La marine brésilienne a également acquis en 2012 trois patrouilleurs hauturiers fabriqués par BAE Systems – initialement commandés par Trinidad et Tobago. MBDA a développé avec le brésilien Avibras un missile Exocet doté de composants locaux et destiné à équiper les corvettes existantes ou en projet. BAE Systems (Royaume-Uni), Damen (Hollande), DCNS (France), DSME (Corée du sud), Fincantieri (Italie), Navantia (Espagne) et TKMS (Allemagne) ont annoncé leurs candidatures aux appels d’offre concernant les bâtiments de surface. 3. Zopacas : Zone de paix et de coopération de l’Atlantique sud/Zona de Paz e Cooperaçãodo Atlantico Sul. 4. Prosuper : programa de obtenção de meios de superficie. 5. Prosub : programa de desenvolvimento de submarinos. 6. Le Foch a été construit en 1963. Le São Paulo a connu six incendies depuis son rachat par le Brésil en 2000, faisant quatre morts et une dizaine de blessés. La marine brésilienne envisage une modernisation de ce porte-avions pour allonger sa durée de vie. Études marines / 61 Le programme Prosub le plus avancé, a été mis en œuvre avec la coopération de la France. Un accord stratégique a été signé entre les deux pays le 23 décembre 2008. Il prévoit la vente par DCNS, assortie de transferts de technologie et de constructions locales, de quatre sous-marins de type Scorpène ainsi que la construction d’un sousmarin à propulsion nucléaire. Ce programme prévoit également la fabrication locale d’un réacteur et le développement d’un cycle de fabrication de combustible. À cet effet, la construction d’un laboratoire de génération d’énergie nucléaire électrique et le renforcement du Centre technologique de la marine situé à São Paulo sont prévus. Le premier site de fabrication de sous-marins a été officiellement inauguré le 1er mars 2013 près de Rio de Janeiro, au lieu-dit Itaguai. Un programme de réarmement maritime au service d’une ambition La montée en puissance de la marine militaire brésilienne est en cohérence avec les nouveaux horizons du pays. Le Brésil a une façade atlantique de 7 500 kilomètres, en vis-à-vis des côtes africaines, avec une double porte maritime méridionale : l’une donnant sur l’océan Indien via le cap de Bonne-Espérance et l’autre sur le Pacifique en passant par le cap Horn. Au nord, le Brésil est ouvert sur l’espace caribéen et accède au canal de Panama. Cette ambition est également la conséquence d’une prise de conscience. Les réalités humaine et économique sont concentrées à proximité de l’océan Atlantique : 80 % de la population, 85 % de la consommation électrique, 93 % de la production industrielle, se trouvent en effet à moins de 100 kilomètres de l’océan. L’émergence brésilienne des années 2000, repose sur la mise en valeur de ressources agricoles, minières et parfois industrielles, axées vers le marché régional et les échanges mondiaux. La mer a pris une dimension nouvelle. Elle est le canal nécessaire au commerce extérieur qu’il soit régional, américain ou encore mondial. L’Amazonie, les Andes, ne sont aujourd’hui pas en mesure d’absorber les exportations et les importations du pays en direction ou en provenance du Venezuela, de la Colombie, de l’Équateur, du Pérou ou du Chili. L’Argentine, est d’évidence encore plus accessible par sa capitale-port, Buenos Aires. Il en va de même pour les relations avec les principaux partenaires économiques du Brésil, la Chine, les États-Unis, et les grands pays d’Europe. 95 % du commerce extérieur du pays s’effectue par la mer. 1 400 bateaux marchands croisaient chaque jour de 2014 dans les eaux territoriales du Brésil. Tout cela permet de comprendre la participation d’entreprises brésiliennes aux travaux d’élargissement du canal de Panama. Tout comme le gros investissement fait par 62 / Études marines Brasilia à Mariel, port en zone franche et plate-forme de redistribution de conteneurs actuellement en chantier à Cuba, initiative liée à la précédente. Le développement de réseaux routiers transandins permettant aux producteurs brésiliens de soja d’accéder plus directement aux ports du Pacifique péruvien et au marché chinois participe d’une logique semblable. La découverte de pétrole au large des côtes brésiliennes, face aux États de Rio de Janeiro et Espiritu Santo, a renforcé la nécessité pour le Brésil d’exercer un contrôle et une surveillance de ses approches. Petrobras, la société nationale des pétroles, estimait pouvoir tirer près de deux millions de barils par jour des réserves situées en eaux très profondes sous une épaisse couche de sel, dite « pré-sal ». Les découvertes laissent espérer 50 à 100 milliards de réserves potentielles. La mer fournit également des ressources alimentaires avec la pêche et offre un potentiel énergétique houlomoteur, exploré par l’Agence nationale brésilienne de l’énergie électrique qui, depuis 2012, a mis au point un prototype. Divers organismes ont été mis en place afin d’exploiter de façon rationnelle, scientifique et écologique les potentialités minérales des fonds marins. Cette prise de conscience maritime fondée sur la nécessaire bonne gestion des intérêts économiques et commerciaux, en a croisé une autre. L’identité composite du pays, a été révisée pour mieux intégrer sa dimension africaine. La relation avec l’Afrique, renforcée à partir du changement de gouvernement et de majorité en 2003, a été conçue, au-delà des intérêts économiques ou de la proximité géographique, comme un instrument de consolidation de la nation. Le commerce avec l’Afrique a été multiplié par sept de 2000 à 2013. En effet, les autorités brésiliennes ont délibérément souhaité renforcer les liens avec un continent considéré comme une partie constitutive, longtemps refoulée, de son identité. La mer est ainsi devenue un élément élargissant le regard brésilien sur le monde. Ils ont pris conscience du lien naturel existant entre leur réalité nationale, l’existence de leur pays et la mer. Cette évidence avait il est vrai été ignorée, pour deux grandes raisons. La première vient du paradoxe existant entre un lien originel avec la mer qui est colonial ou ingérant. Le Brésil est né d’une ambition européenne au XVIe siècle. Française, hollandaise et finalement portugaise, ces rivalités ont laissé en héritage une culture de résistance à tout ce qui vient de la mer. L’indépendance n’a pas vraiment changé la perspective. Le Royaume-Uni a interdit au Brésil le contrôle du Rio de la Plata. Les États-Unis ont tenté d’obtenir un libre accès à l’Amazone. Le fleuve a été descendu Études marines / 63 par des aventuriers et des explorateurs venus d’Amérique espagnole. Tout cela a créé un esprit d’îlien. Les Brésiliens se sont repliés sur leurs cités côtières. Ils ont développé de façon paradoxalement envahissante une géopolitique de défense mordant sur le territoire de leurs voisins. Le deuxième paradoxe, venu lui aussi de la mer, touche une corde encore sensible du vécu national. L’économie du Brésil colonial et des années impériales 7, précocement mondialisée, reposait sur le commerce triangulaire avec l’Europe et les États-Unis, où se vendait son sucre de canne, et l’Afrique pourvoyeuse de main d’œuvre esclave. Le Brésil a été le pays des Amériques à avoir importé le plus d’esclaves africains, sans doute entre trois et quatre millions. Ce passé est aussi une dette historique nationale, qui pèse sur les mentalités et le quotidien. Le Brésil a pu être qualifié de pays du « racisme cordial » 8. La géopolitique brésilienne a cultivé des valeurs continentales. Sa littérature est urbaine et terrestre. Seul Jorge Amado a écrit des romans situés en bord d’eaux, à Salvador de Bahia, port principal d’arrivée d’esclaves africains, où survivent leurs descendants, dockers sur les quais et pêcheurs. L’un de ses livres porte un titre éclairant cette approche de l’océan, Mar Morto 9. Dans l’esprit de ses inventeurs, la géopolitique brésilienne a pour vocation la préservation d’un territoire perçu comme une île menacée par des envahisseurs extérieurs, venus de la mer ou d’au-delà de l’Amazone. De façon révélatrice, la seule épopée de référence de la marine brésilienne, renvoie aux batailles fluviales gagnées sur le Paraguay en 1865 10. Invention d’une géopolitique maritime Cette culture d’îlien a pris une dimension extravertie. En raison des éléments matériels, économiques et commerciaux, comme culturels signalés supra, l’Amazone a été pris comme référence. La mer définie comme une nouvelle frontière a été baptisée « Amazone bleu » et un programme de surveillance des côtes, sur le modèle de celui lancé pour la forêt amazonienne, a vu le jour visant à mettre en place un système combinant satellites, radars, aéronefs, drones, navires et sous-marins. 7. L’esclavage a été aboli en 1888. La République, mettant fin à l’Empire, a été proclamée en 1889. 8. Titre d’un ouvrage publié en 1995 par Cleusa Turra (São Paulo, Atica ed.). 9. Jorge Amado, Mar Morto, Paris, GF, 1982. 10. Bataille de Riachuelo sur le Rio Parana, le 11 juin 1865. 64 / Études marines Une politique africaine a été fabriquée, afin de veiller en partage sur la sécurité de l’Atlantique sud. Au côté de la Zopacas et de la sécurisation partagée de la zone 11, un lien contractuel disposant d’une composante maritime a été mis en place avec les membres de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) 12. La CPLP organise tous les deux ans depuis 2008 des symposiums des marines militaires des pays membres. Cette dimension africaine a été abondée de façon bilatérale, sous couvert de sommets organisés avec les pays africains et l’Amérique du Sud depuis 2006 13. Le Brésil a, en outre, ouvert de nouvelles ambassades dans une trentaine de pays africains, en particulier avec ses vis-à-vis atlantiques. L’Afrique du Sud, qui a intégré en 2010 le groupe BRIC 14, entretient des relations montant en puissance avec le Brésil, dans plusieurs domaines dont le maritime. Plusieurs accords de coopération militaire, parfois assortis de ventes d’armements, ont été signés par le Brésil avec des États africains, en particulier le Cap-Vert (1994), la Namibie (1994), l’Afrique du Sud (2003), la Guinée Bissau (2006), le Mozambique (2009), l’Angola (2010), le Sénégal (2010), le Nigéria (2010), la Guinée équatoriale (2010 et 2013), Sao Toméet-Principe. Une corvette ainsi a été vendue à la Guinée équatoriale. Le Brésil est le partenaire de référence de la marine militaire namibienne. Une mission navale brésilienne a été ouverte au Cap-Vert. Soucieux d’affirmer sa présence face aux puissances maritimes ingérentes d’hier, comme aux initiatives des États-Unis dans la période récente, le Brésil a joué un rôle actif en vue de créer un réseau mutualisant les moyens militaires avec ses voisins. L’Unasur/Unasul 15 est issue en 2008 de cette préoccupation. L’Unasur a été dotée d’un Conseil de coopération militaire. Le Brésil a souhaité nourrir ces coopérations de projets à dimension industrielle. Étant pratiquement le seul constructeur aéronautique militaire du continent latino-américain, le Brésil s’est allié à la Colombie pour la production commune d’un avion de transport de troupes qui fait le pendant à la coopération déjà entamée entre ces deux pays dans le domaine des patrouilleurs fluviaux. Puissance économique émergente, seul État latino-américain doté de bâtiments de projection de force et de puissance, le Brésil a souhaité signaler cette double réalité en jouant un rôle international plus actif. Il a donc élargi au domaine maritime son soutien aux opérations de paix des Nations unies. Le Brésil a ainsi intégré la structure 11. Cf. GRIP, Observatoire pluriannuel des enjeux socio-politiques et sécuritaires en Afrique équatoriale et dans les îles du golfe de Guinée, Note no7, 25 avril 2014. 12. Angola, Brésil, Cap-Vert, Guinée Bissau, Guinée équatoriale, Mozambique, Portugal, Sao Tomé-et-Principe et Timor oriental. 13. Les conférences ASA, Amérique du Sud-Afrique. La première s’est tenue en 2006 au Nigéria. 14. Ce terme désigne le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud comme les grandes puissances émergentes actuelles. 15. Union des Nations d’Amérique du Sud. Études marines / 65 maritime de la Finul. Il en a assuré le commandement à deux reprises dans la période récente. Il a par ailleurs instrumentalisé diplomatiquement ses capacités maritimes en proposant ses services à l’ONU en 2004 pour garantir la paix en Haïti. Le Brésil, en mesure de déployer plusieurs centaines de soldats en Haïti, a donc été le premier pays d’Amérique latine à se voir confier la direction d’une opération de paix, la Minustah 16. Enfin, dernière réinterprétation du maritime, prétendant inverser les flux d’influence, le Brésil a instrumentalisé les migrations volontaires des XIXe et XXe siècles. Il a en effet construit une politique d’influence brésilienne en direction des pays ayant émis des courants d’émigration, Japon, Liban et monde arabe, Espagne, Italie. C’est autour des commémorations de l’arrivée en 1907 du premier bateau de migrants japonais qu’a été bâtie par exemple une nouvelle coopération avec le pays du Soleil Levant. La mer a également joué un rôle particulier dans la mise en œuvre d’une nouvelle politique en direction de l’Italie. Crise économique, crise du projet de modernisation maritime Ultime paradoxe, cette ambition maritime brésilienne s’est heurtée à un récif redoutable. L’émergence du pays était en effet très dépendante de la demande extérieure en produits primaires, agricoles comme minéraux. La Chine a tiré la croissance brésilienne, comme celle de nombreux autres États africains et latino-américains. Le repli chinois a retourné brutalement les conjonctures locales. Les années de vaches grasses n’ont en effet pas été mises à profit pour élargir la palette du développement. Au contraire, elle s’est rétrécie sous l’effet du « mal hollandais ». Les activités à valeur ajoutée ont souffert du ciblage de la demande chinoise en produits bruts. Le real a été surévalué, créant des conditions de compétitivité difficiles, pour les industries brésiliennes. Qui plus est, le repli de la demande chinoise, couplé à la montée en puissance des pétroles de schiste, ont provoqué un effondrement du prix du baril. La mise en exploitation du pétrole offshore brésilien n’est, depuis, plus rentable. L’ensemble du secteur pétrolier maritime est aujourd’hui en difficulté : trente bâtiments de soutien logistique de haute mer, soit 8 % de la flotte totale, étaient à quai à la fin de l’année 2015. L’économie brésilienne est entrée en récession. Les rentrées fiscales ne sont plus au rendez-vous. Le gouvernement n’a donc plus les moyens de respecter le calendrier des ambitieux plans de modernisation de ses forces armées et de sa marine. Ils sont 16. Mission des Nations unies pour la stabilité d’Haïti. 66 / Études marines au pire suspendus, au mieux étalés sur un nombre d’années sans rapport avec les schémas initiaux. La crise politique qui s’est greffée sur les difficultés de l’économie a aggravé la situation. Non seulement le gouvernement a perdu toute capacité d’initiative, mais la justice a mis en examen au-delà de responsables politiques, des cadres d’entreprises concernées par le programme de modernisation des forces armées et de la marine. Le calendrier de mise en chantier de corvettes, des deux porte-avions, du sous-marin nucléaire et la poursuite du chantier d’assemblage des sous-marins sont donc nécessairement soumis aux aléas de la conjoncture de crise que vit aujourd’hui le Brésil. Études marines / 67 68 / Études marines MARINES éMERGENTES Le HMAS Sheean conduit un exercice d’hélitreuillage avec l’hélicoptère de type Seahawk au large de Garden Island (Australie). © Commonwealth of Australia. Études marines / 69 Naître ou renaître Cyrille P. COUTANSAIS Directeur de recherches au CESM 70 / Études marines E n 1950, 18 pays possédaient des sous-marins. Ils sont aujourd’hui 42, avec des nouveaux entrants aussi variés que l’Algérie, l’Indonésie ou encore le Vietnam. Cette « démocratisation » de l’arme sous-marine témoigne d’une dynamique plus générale qui voit la plupart des régions du globe être gagnée par une course à l’armement naval. L’Asie du Sud-Est attire les regards mais le mouvement est loin de se cantonner à cette zone. Il suffit de se pencher sur la Méditerranée pour constater que Maroc, Algérie, Égypte, Israël ou encore Turquie sont engagés dans une démarche similaire. Le continent américain n’échappe pas plus à la règle tout comme l’Afrique subsaharienne. Les équipements ne sont certes pas du même ordre – les patrouilleurs mozambicains ne jouent pas dans la même cour que les frégates ou corvettes égyptiennes – mais la logique est identique : il s’agit de contrôler ses approches, sécuriser son espace maritime. Les richesses reposant dans les zones économiques exclusives (ZEE) – faune, flore ou matières premières – demandent à être protégées des convoitises tandis que l’insertion de la plupart de ces États dans les échanges internationaux les rend dépendants du commerce maritime et par conséquent de sa quiétude. Lutter contre les menaces risquant de l’interrompre ne peut plus être accessoire : un pirate n’est plus une résurgence folklorique du passé, mais une menace qu’il faut canaliser, ce qui suppose de se doter des moyens idoines. Or cela est aujourd’hui possible. Ces différentes nations, du fait notamment de la globalisation, ont désormais les moyens de leurs ambitions navales. Le panorama général étant posé, et la dynamique en cours soulignée, reste à s’intéresser aux impératifs locaux. Car chaque équipement répond aussi à un besoin précis, ancré dans les problématiques de telle ou telle zone. Afrique subsaharienne : naître Avec l’entrée dans la mondialisation, l’Afrique subsaharienne s’éveille véritablement à la mer. Si l’on met de côté le cas particulier de l’Afrique du Sud, les États de cette vaste zone n’ont pendant longtemps pas ressenti la nécessité de disposer de forces navales conséquentes. Ils étaient bien tournés vers la mer pour quelques activités de pêche ou de commerce, il existait certes quelques querelles de délimitations héritées de la période coloniale mais, somme toute, rien de véritablement décisif pour justifier un investissement dans une marine. C’est aujourd’hui ce qui change. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) leur a confié de vastes espaces maritimes dont les ressources constituent autant de richesses à protéger des convoitises étrangères. Les ressources halieutiques attisent ainsi des velléités prédatrices et induisent la nécessité d’en assurer Études marines / 71 la surveillance, de se doter de moyens de police en mer. L’admission au service actif du Kedougou sénégalais en 2015 témoigne de ce mouvement : patrouilleur de haute mer – construit pour Raidco marine dans les chantiers STX de Lorient –, il s’inscrit dans la volonté de Dakar de renforcer ses moyens de surveillance dans sa ZEE. La logique est semblable côté Afrique orientale avec la commande par le Mozambique des six patrouilleurs HSI 32 et des trois Ocean Eagle 43 au chantier CMN de Cherbourg : la protection des futures installations d’exploitation de gaz offshore est à ce prix. La manne en hydrocarbures offshore est, en effet, une autre raison de cette course à l’équipement en moyens navals. L’or noir ou bleu attise en effet les convoitises des acteurs étatiques – qui ne dédaignent pas d’accorder des permis dans des espaces maritimes contestés – comme non étatiques. L’expansion de la piraterie dans le golfe de Guinée ne s’explique pas autrement et éclaire les programmes du Nigéria ou du Ghana – qui se sont dotés de patrouilleurs océaniques ou côtiers de fabrication chinoise – ou la série d’acquisition en un temps réduit du même type de bâtiment par la Guinée équatoriale. Sur la façade orientale, seul le Kenya a cherché à se prémunir du risque de piraterie via l’achat, en 2013, de l’ex-Rieuse et de deux patrouilleurs de type Nyago modernisés. Autres effets collatéraux des ressources en hydrocarbures : la capacité financière d’investir dans ses forces navales et l’entrée en lice de nouveaux acteurs pour la fourniture de ce type de « produits ». Ainsi Pékin, loin de se contenter de fournir Lagos ou Accra, a bousculé le marché de l’armement naval traditionnel en faisant tomber Quand l’Afrique du Sud prend la mer La nation arc-en-ciel est le principal acteur naval de l’Afrique subsaharienne. Incontournable, elle a engagé une vague de modernisation de sa flotte jusqu’en 2008 (sous-marins de classe Heroine et frégates de type Meko A200, de classe Valour). Les difficultés budgétaires ont ensuite restreint et repoussé les programmes prévus (projet Biro de remplacement des patrouilleurs de type Reshef toujours non lancé). Dotée d’une capacité océanique et d’une véritable volonté d’assurer ce rang, la marine sud-africaine s’est d’ailleurs réapproprié la base navale de Durban en décembre 2015, après l’avoir longtemps délaissée. Elle servira de soutien aux bâtiments opérant dans le canal du Mozambique et plus largement sur la côte est de l’Afrique. — 72 / Études marines dans son escarcelle l’Angola, la Namibie ou encore le Congo. Les Occidentaux restent bien entendu présents – au Sénégal, au Bénin, au Congo ou au Cameroun – mais l’arrivée de nouveaux acteurs offre la possibilité pour les États du cru de diversifier leurs approvisionnements et de tirer les prix. Ce panorama ne doit cependant pas nous masquer la vocation de surveillance et de protection des approches de ces investissements : à l’exception de l’Afrique du Sud, nous sommes encore dans le cadre de marines côtières, certes modernisées, mais toujours très loin d’une vocation ne serait-ce que régionale. Le Nigéria par exemple, géant démographique et acteur économique prometteur, aligne 16 000 tonnes, ce qui le place au niveau de l’Irlande… Amériques : renaître ? D’un point de vue maritime, les Amériques se rapprochent assez de l’Afrique subsaharienne : risque de conflits inter-étatiques en mer improbable et nécessité de protéger ses approches du fait de ressources marines abondantes ou de nouvelles voies de navigation tel le passage du Nord-Ouest. Seule différence, mais de taille : le poids de l’hyperpuissance américaine qui implique une menace dérisoire dans la zone et n’incite pas à moderniser ses unités. Au final, quelques investissements se font jour mais sur une base différente de l’Afrique subsaharienne : il ne s’agit pas ici de faire naître ex-nihilo une marine mais de la faire renaître. On se souvient en effet que les années 1970 avaient été le théâtre d’investissements considérables dans les forces navales. L’exemple le plus emblématique est sans doute l’Argentine qui, forte d’une capacité aéronavale, n’avait pas hésité à croiser le fer avec le Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines. La crise, le retour à la démocratie ont fait s’effriter ces ambitions et il a fallu attendre l’entrée dans la mondialisation et un nouveau cycle de croissance économique pour que certains de ces États se lancent dans une modernisation de forces navales pour le moins vieillissantes. Si on connaît les ambitions du Brésil, le Chili attire moins les projecteurs mais dispose cependant d’une marine rajeunie et cohérente. Le Venezuela a fait montre d’ambitions du temps de Chavez mais devra vraisemblablement freiner ses programmes de modernisation des frégates de type Lupo du fait des difficultés économiques et de la défaite du parti chaviste aux législatives de 2015. L’Argentine de son côté ne dédaignerait pas de retrouver une capacité aéronavale mais la crise financière de 2001 et ses conséquences ont longtemps freiné ses ardeurs. La Colombie quant à elle Études marines / 73 procède certes au renouvellement de certaines de ses unités mais cela est très lié au soutien de Washington dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic. Ce parapluie américain explique pour beaucoup les faibles investissements des autres pays du continent. Le Canada a ainsi longtemps tergiversé au point d’être devenu une puissance navale de quatrième rang, essentiellement cantonnée à la protection de ses approches. Le plan « Canada d’abord », annoncé en 2010, avait pour ambition de régénérer la Royal Canadian Navy via un investissement de 27 milliards d’euros sur trente ans et un format, à terme, de 28 grands navires et 116 petites unités. Le retard est d’ores et déjà conséquent et ce, malgré les enjeux du passage du Nord-ouest qui devrait inciter à maintenir le cap. Pour le reste, un certain lymphatisme est de mise : Pérou et Mexique font certes partie du top 20 des marines mondiales mais ne comptent pour l’essentiel que des unités vieillissantes. Lima aligne encore le croiseur Almirante Grau, l’ex-de Ruyter néerlandais mis sur cale en 1939 quand Mexico est dépourvu de toute frégate lance-missiles ou bâtiment de surface récent. Chili, la marine du bout du monde Compte-tenu de sa géographie, de ses possessions ultramarines – base Arturo Prat sur l’île Greenwich, île de Pâques –, d’une ZEE qui se classe au dixième rang mondial, le Chili se doit d’avoir une force navale hauturière. Grâce à sa cohérence, son équipement et la qualité de son personnel, cette marine bicentenaire est apte à remplir l’ensemble des missions qui lui sont confiées avec un fort accent sur la présence, la souveraineté et l’assistance humanitaire. Composée en grande partie d’unités de « seconde main » mais récentes, elle est au premier rang des marines d’Amérique latine si l’on exclut la capacité aéronavale du São Paulo dans l’ordre de bataille de la marine brésilienne. La projection de puissance n’étant pas dans ses ambitions actuelles, Santiago maintiendra ses efforts de modernisation et d’acquisition pour demeurer la puissance maritime dominante du sud-ouest du Pacifique. — 74 / Études marines Mare nostrum ? La Méditerranée est un concentré des problématiques maritimes actuelles. Elle est à la fois une voie de passage essentielle du commerce international – via Suez et Gibraltar –, du transit d’hydrocarbures – en provenance du golfe Persique comme de la mer Noire –, une source de richesses marines dont témoignent les gisements israéliens ou chypriotes. Elle est aussi confrontée aux trafics divers et variés – de migrants, de drogue, etc. –, tout en abritant une densité de forces navales et de conflits – ouverts ou mal éteints – impressionnante. Rien d’étonnant dans ces conditions de voir un développement exponentiel des marines riveraines 1. La traditionnelle rivalité algéro-marocaine est ainsi toujours présente mais n’est plus le seul facteur explicatif des programmes de Rabat et d’Alger : si la marine du royaume chérifien s’est dotée par exemple de la frégate multimission (FREMM) Mohamed VI, il faut aussi y voir une volonté de monter en gamme liée à des motifs de lutte contre les trafics et le désir de compter dans le cadre régional. Ajoutons que le pays est tourné de plus en plus vers la mer et se positionne – avec le hub de Tanger Med – comme un nœud logistique essentiel : assurer sa protection devient primordial. L’Algérie est dans un registre un peu différent. Si elle veut compter au niveau régional – ses quatre sous-marins de classe Kilo et ses deux à venir sont, de ce point de vue, des arguments de poids –, elle est aussi préoccupée par les déstabilisations liées aux printemps arabes : l’anarchie libyenne n’est pas loin et la Tunisie ne pourra seule y faire face. C’est dans ce contexte que s’inscrit la réception d’un bâtiment de transport de chalands de débarquement italien, d’une frégate allemande du type Meko A200N et, tout récemment, de corvettes chinoises. Les conséquences des printemps arabes se lisent aussi dans les investissements égyptiens : les deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) destinés originellement à la Russie ont finalement pris la route du Caire assortis d’une FREMM. La marine s’est déjà équipée de quatre patrouilleurs de haute mer classe Ambassador Mk3, la deuxième corvette type Gowind 2500 sur une série de quatre a été livrée en 2016 et la presse bruisse d’une nouvelle commande tournée autour de deux corvettes supplémentaires, de BPC et d’un achat du patrouilleur L’Adroit… La sécurité du transit par le canal de Suez joue évidemment son rôle mais il faut aussi y ajouter la problématique libyenne et celle du Sinaï, parcouru de groupuscules islamistes. 1. Les marines européennes sont traitées dans la contribution de Vincent Groizeleau : « L’Europe peine à maintenir sa puissance navale ». Études marines / 75 Cette dernière question préoccupe aussi Israël qui, fort d’une solide tradition sousmarine 2, s’efforce de développer aujourd’hui des capacités de surface liées à la situation sécuritaire de la zone mais tout autant à la protection de l’exploitation du gisement gazier de Leviathan. Si l’ordre de bataille a longtemps reposé sur les trois corvettes lance-missiles Saar V renforcées par les patrouilleurs de 500 tonnes type Hetz, la petite quinzaine de Super Dvora Mk3 qui vient s’ajouter aux cinq Shaldag Mk3 permet aujourd’hui de disposer d’une flotte de patrouilleurs récents, produits localement, et d’une véritable efficacité opérationnelle. Il ne faut pas négliger par ailleurs une politique d’acquisition de frégates toujours soutenue : quatre exemplaires du type Meko A100 ont été commandés fin 2014 à l’Allemagne. Les autres marines de la rive sud ne jouent pas dans la même cour : les capacités libyennes ou syriennes, du fait des conflits ou de l’anarchie dans lesquels leurs États sont plongés, sont ravalées à un rang insignifiant. Au Liban, la modestie a toujours été de mise et, de ce point de vue, la tendance récente ne laisse pas présager d’inflexion majeure. Golfe Persique : nos chers voisins… Les problématiques maritimes du Golfe sont bien évidemment sous-tendues par le prisme des hydrocarbures. Zone d’approvisionnement essentielle de pays comme la Chine ou le Japon, le transit s’effectue majoritairement par la mer. Cette voie doit donc rester ouverte et explique pour une bonne part la présence de forces étrangères dans la zone, au premier rang desquelles se trouve l’US Navy. Cela ne veut pas dire que les États côtiers se désintéressent de cette question et ce d’autant plus que de vieilles querelles autour de délimitations – qui dessinent aussi la souveraineté sur les champs gaziers ou pétroliers – sont loin d’être soldées. Les Émirats arabes unis s’opposent ainsi à leur grand voisin iranien concernant la souveraineté des îles Abu, Grande et Petite Tomb, que Téhéran occupe depuis 1971 et l’accord signé avec l’émirat de Shajah, alors sous tutelle britannique. Soutenu dans ses prétentions par le conseil de coopération du Golfe, Abu Dhabi ne s’engage pas pour autant dans une confrontation directe, se contentant d’investir dans ses forces navales pour contrôler ses approches. Les émiriens sont proches en cela du Qatar ou du Koweit. Oman est plus ambitieux de ce point de vue, le Sultanat considérant l’achat de nouvelles unités comme une priorité. Largement ouvert sur l’océan Indien, 2. Les sous-marins Dolphin II sont vraisemblablement dotés d’une capacité de lancement de missiles Turbopopeye à tête nucléaire. 76 / Études marines Turquie, une marine discrète mais qui compte Neuvième marine du monde en tonnage, la Turquie est naturellement tournée vers la mer. Son rôle de « gardienne des détroits », le contentieux avec la Grèce autour de la mer Égée et la question chypriote expliquent ce tropisme. Très impliquée dans les exercices de l’OTAN – y compris hors de Méditerranée –, la marine turque participe aux missions de lutte contre le terrorisme, la piraterie et se retrouve en première ligne pour la gestion des flux migratoires qui transitent par, ou à proximité de l’espace maritime d’Ankara. Le renouvellement de la flotte russe de la mer Noire avec des sous-marins et des corvettes équipés de missiles de croisière Kalibr explique pour beaucoup un effort porté sur les forces sous-marines et les capacités anti-sous-marines. Parmi les forces sous-marines conventionnelles présentes sur le théâtre, celle d’Ankara est la plus nombreuse et probablement la plus puissante. Équipée exclusivement de sousmarins d’origine allemande, elle dispose de treize unités, construites localement à l’exception des trois premiers du type 209/1200 (classe Ay). En 2009, Ankara a commandé six unités du type 214 qui devront remplacer les 209/1200 à partir de 2017 au rythme de un par an. Les forces de surface, quant à elles, font l’objet d’un profond renouveau tant au niveau des matériels que des missions. Longtemps cantonnées à des équipements américains, allemands et français de seconde main, elles s’orientent vers l’acquisition de matériels locaux pour remplir un spectre de missions plus large que la simple rivalité avec le voisin grec ou la sécurisation des détroits. Ces ambitions nouvelles s’articulent autour du programme Milgem – décliné en quatre corvettes et quatre frégates multirôles – auquel s’ajouteraient quatre destroyers de défense aérienne TF 2000. Le programme des deux bâtiments de projection est bien engagé avec la construction par les chantiers Sedef (Istanbul) de la première unité, l’Anadolu – dérivée du type Juan Carlos I de Navantia (27 500 t) – qui devrait être admis au service actif en 2017. Le bâtiment de débarquement de chars (LST, landing ship tank) de 7 100 t, Bayraktar, lancé en octobre 2015, est enfin le premier d’une série de deux qui complètent la capacité amphibie existante de trois LST. — Études marines / 77 il renouerait ainsi avec une histoire maritime glorieuse qui a vu ses ancêtres monopoliser de juteux trafics en s’appuyant sur Zanzibar. Si le Yémen avait une vision plus modeste, elle n’est plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir, ensevelie sous les décombres de la guerre civile. L’Arabie saoudite pourrait être un acteur naval qui compte. Sa marine date de 1960 et dispose d’une flotte pour chacune de ses façades maritimes. Longtemps tournée vers des missions de contrôle et de surveillance, elle s’est lancée avec SNEP II (Saudi Naval Expansion Program) dans une modernisation ambitieuse en caressant l’idée de se doter de quatre bâtiments multimissions. Dépourvue d’arme sous-marine, elle ne semble pas vouloir s’en doter à plus ou moins brève échéance. Iran, le trublion Les forces navales iraniennes sont divisées entre marine militaire et flotte des gardiens de la révolution (Pasdarans). La première a sous sa responsabilité la haute mer – dont le golfe d’Oman –, la seconde la frange côtière, dont le détroit d’Ormuz et ses îles fortifiées. Ne pouvant rivaliser avec une marine « occidentale » moderne, le mode opératoire de ces deux composantes est axé sur une première ligne de défense en haute mer puis des tactiques non-conventionnelles mises en œuvre par les Pasdarans dans une recherche de déni d’accès. Au total, Téhéran peut compter sur plus de 150 unités légères de surface (patrouilleurs et vedettes) et une vingtaine de sous-marins de poche midgets. La marine hauturière reste modeste : trois frégates Vosper Mk 5 de plus de 40 ans, deux vieilles corvettes américaines de 1964 et trois corvettes récentes de construction locale, la classe Mowj. La composante sous-marine n’échappe pas au système dual : les Pasdarans mettent principalement en œuvre l’essentiel des midgets, la marine arme les sous-marins conventionnels océaniques et côtiers. Pour être complet sur les ambitions perses, il faut évoquer deux projets en cours : équiper la marine de sous-marins d’attaque classe Fateh (600 t en plongée, les plus grands sous-marins construits en Iran) qui permettraient d’opérer de part et d’autre d’Ormuz et poursuivre le programme Besat (1 200 t en plongée) qui donnerait une réelle capacité en mer d’Oman voire en mer Rouge. — 78 / Études marines Asie du Sud-Est : l’ombre chinoise et nord-coréenne S’il y a une zone pour laquelle on peut parler de course à l’armement naval, c’est bien l’Asie du Sud-Est. Quelques chiffres permettront de prendre conscience du phénomène : en 1979, la Corée du Sud alignait 33 000 tonnes, aujourd’hui 182 000. Le Japon ? 150 000 à l’époque contre 410 000 de nos jours. Et l’on pourrait parcourir l’ensemble des États de la région pour trouver une tendance semblable. Les raisons ? Les ambitions chinoises bien évidemment mais pas uniquement : des problématiques locales jouent leur rôle. Ainsi, le format des forces navales singapouriennes, malaisiennes ou indonésiennes est aussi dimensionné pour réduire la piraterie qui infeste le détroit de Malacca quand la Corée du Sud est, avant tout, tournée vers son frère ennemi du nord et l’impératif de sécuriser ses liaisons maritimes. Séoul est en effet une sorte d’île : la fermeture de son unique frontière terrestre la rend entièrement dépendante de la mer pour ses liaisons, ses approvisionnements et requiert des moyens en conséquences. Corée du Sud, la possibilité d’une île Depuis la partition du pays au niveau du 38e parallèle, la Corée du Sud est de facto une île, totalement dépendante de la mer. La stratégie navale de Séoul découle de cette situation et suit trois grandes lignes directrices : être en capacité de repousser les intrusions de son frère ennemi du Nord, assurer la sécurité de ses voies maritimes et devenir une force navale « moyenne » incontournable en Asie du Nord-Est. Dans cet esprit, le pays du matin calme a développé des forces navales conséquentes, visant un juste équilibre entre défense côtière et protection hauturière d’intérêts plus larges. L’heure est aujourd’hui au renouvellement et il est peu de dire qu’il est d’ampleur. Les neuf sous-marins de type 209 (1 300 t) seront ainsi remplacés à l’horizon 2025 par une nouvelle classe de sous-marins océaniques AIP KSS III (3 600 t) tandis que la gamme des type 214 (1 900 t) sera élargie à neuf unités. La flotte de surface pourra compter quant à elle sur le remplacement, d’ici 2020, des neuf frégates anti-navires classe Ulsan et 21 corvettes de classe Pohang par six unités multimissions, six frégates anti-sous-marines et huit frégates anti-aériennes. Soulignons enfin, l’effort mené en matière amphibie avec la construction de deux porte-hélicoptères d’assaut de classe Dokdo (19 000 t). — Études marines / 79 Reste que la montée en puissance de la marine chinoise et sa politique agressive en mer de Chine n’est pas neutre. Les Philippines usent certes de l’arme juridique en se tournant vers le tribunal arbitral de La Haye pour trancher leur différend avec Pékin mais ne négligent pas les forces navales pour autant à l’image de l’ensemble de ses voisins. Le Vietnam renouvelle ainsi à marche forcée sa marine, alignant frégates légères Gepard, corvettes lance-missiles Tarantul V et sous-marins de classe Kilo, tous d’origine russe… Cette pression de Pékin n’est pas nouvelle pour un des acteurs de la zone : Taïwan. Huitièmes du monde en tonnage, les forces navales de la république de Chine ont pour mission principale de prémunir l’île d’une éventuelle invasion de Pékin, d’assurer le maintien des lignes de communication avec les Pescadores, Quemoy et Matsu et bien entendu de garantir l’ouverture de voies maritimes en cas de tentative de blocus. Devant des fournisseurs potentiels soucieux de ne pas froisser la Chine continentale, Taipeh s’est efforcée de développer des solutions locales. C’est le cas de la fameuse corvette « tueuse de porte-avions » dont la première unité est entrée en service en 2015. Première d’une série de douze bâtiments lance-missiles conçus pour le combat en zone littorale, elle doit donner à Taïwan la capacité de lutter contre des navires ennemis d’une taille bien supérieure… Comme un certain porte-avions chinois Liaoning… Mais la grande affaire est bien évidemment celle des forces sous-marines qui ne disposent que de deux bâtiments de construction néerlandaise. L’achat se révélant problématique, l’île a décidé de se lancer dans un programme de fabrication locale : il devrait aboutir, pour la première unité, en 2024. Autant d’atouts pour contrer d’éventuelles velléités de réunification contrainte. Mais loin de se cantonner à la mer de Chine, ou au détroit de Formose, l’ombre de Pékin s’étend sur l’ensemble du Pacifique comme le souligne la politique volontariste de l’Australie, devenue le troisième importateur d’armement de la zone Asie-Pacifique, derrière l’Inde et la Chine. Si les relations avec les États-Unis restent le socle de la politique de défense australienne, un triangle Canberra-Tokyo-New Delhi s’esquisse pour faire face aux menées de Pékin. Car c’est aussi une des caractéristiques de cette nouvelle ère globale : la plupart de ces marines qui naissent ou renaissent ne comptent pas se cantonner à leurs approches, le grand large les attire. Quand l’Australie s’intéresse au Pacifique comme à l’océan Indien, la Chine s’aventure en Atlantique ou en Méditerranée. Nous n’avons pas affaire ici à une politique d’armement naval pour le prestige comme cela a pu être le cas par le passé, nous sommes dans une logique opérationnelle ce qui change beaucoup de choses… 80 / Études marines Quand les kangourous reprennent la mer… La Royal Australian Navy (RAN) était au lendemain du second conflit mondial une marine importante et alignait encore deux porte-avions dans les années 1980. Puis l’ensemble a vieilli, la fin de la guerre froide et la récession du début des années 1990 entraînant une réduction des budgets mais contenue : l’Australie est une île. Cette dépendance à la mer s’est retrouvée démultipliée par la mondialisation : les ressources minières de Canberra s’exportent aussi bien en Chine qu’au Japon ou aux États-Unis. À cette problématique classique mais plus prégnante de sécurisation des voies de communication sont venues s’ajouter la question migratoire – qui impose une surveillance des approches renforcée – ainsi qu’une diplomatie navale et humanitaire très active dans la région, le Timor en étant l’exemple le plus emblématique. Au final, l’Australie est plus intégrée dans son aire régionale tout en conservant un lien étroit avec le grand allié américain. Cette géopolitique nouvelle se traduit bien évidemment dans un programme de modernisation des forces navales particulièrement ambitieux. Le remplacement des six sous-marins classiques de la classe Collins par les douze Shortfin Barracuda Block 1A à propulsion conventionnelle, conçus par DCNS, démontre ainsi une vision qui ne se cantonne pas aux approches mais s’ouvre au grand large. Elle s’inscrit pleinement dans le cadre du Livre blanc de 2016 qui rappelait que « d’ici 2035, environ la moitié des sous-marins du monde opèreront dans la région indo-pacifique, où l’Australie a le plus d’intérêts à défendre ». Les autres composantes ne sont pas pour autant oubliées. Ainsi, pour les forces de surface, les huit frégates de classe Anzac sont en cours de rénovation avant d’être remplacées par neuf unités dans le cadre du programme Sea 5000 à l’horizon 2030. Notons également que trois destroyers lance-missiles du type Hobart vont finalement remplacer les trois frégates classe O.H. Perry encore en ligne. La composante amphibie, après une période blanche depuis 2011, est, quant à elle, en plein renouveau tandis que l’admission au service des deux porte-hélicoptères d’assaut classe Canberra de 27 500 tonnes donne non seulement une capacité de projection de forces mais aussi des facilités d’accueil d’un état-major. Soulignons enfin une nouvelle flotte de douze patrouilleurs hauturiers, qui viendront compléter les moyens actuels et le remplacement des avions de patrouille maritime P-3 C Orion (18 exemplaires transférés par les États-Unis entre 1978 et 1986) par de nouveaux P-8A Poseidon pour comprendre que l’Australie est véritablement décidée à reprendre la mer. — Études marines / 81 82 / Études marines Union européenne : sursaut ou déclin ? 7 mars 2016, exercice interalliés Cold Response organisé au large de la Norvège. Du premier au dernier plan : la frégate anglaise Iron Duke, la frégate danoise Niels Juel et la frégate espagnole Alvaro de Bazan. © Marine nationale / F. Ledoux. Études marines / 83 L’Europe peine à maintenir sa puissance navale Vincent GROIZELEAU Journaliste spécialisé sur les questions maritimes, rédacteur en chef du site Mer et marine 84 / Études marines L es rivalités régionales comme la nécessité de surveiller et protéger les espaces maritimes pour des raisons économiques et territoriales poussent de nombreux pays à développer leurs marines. Non seulement avec des bâtiments de souveraineté, mais aussi au travers d’unités conçues pour les combats de haute intensité. La montée en puissance des forces navales est très nette de la zone Asie-Pacifique au Moyen-Orient, avec en particulier l’impressionnante montée en puissance des marines chinoise et indienne. Et on la constate progressivement en Amérique latine et en Afrique, sans oublier bien entendu le retour sur la scène internationale de la flotte russe. Quant à l’US Navy, elle veille à conserver sa suprématie en renouvelant méthodiquement ses moyens dans tous les grands compartiments capacitaires (porteavions, sous-marins, destroyers, projection, aéronautique navale) et en poursuivant des programmes de recherche et développement innovants. Face à ce « réarmement naval » mondial, l’Europe reste en marge. La faute probablement à une opinion publique peu sensible aux enjeux maritimes et habituée depuis de longues décennies à vivre en paix : le danger lui semble loin, diffus. Une impression de sécurité que quelques crises, comme l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 et plus récemment l’Ukraine, sont brièvement venues troubler, pour être aussi vite oubliées. L’émergence de nouvelles menaces et une instabilité planétaire croissante, soit autant de périls pour une société basée sur la mondialisation des échanges, devraient pousser l’Europe à renforcer sa défense, et notamment sa capacité d’intervenir au loin, c’està-dire sa puissance navale. Si la coopération ne cesse de se développer, tant sur le plan industriel qu’opérationnel, avec des initiatives bilatérales, comme la constitution d’un corps expéditionnaire conjoint franco-britannique ainsi que de remarquables missions sous bannière européenne, à l’image d’Atalante et de Sophia, la question des moyens est bien plus problématique. Car à l’heure des choix, les gouvernements, confrontés à la récurrence des difficultés financières et à des populations peu sensibles à la chose militaire, optent pour d’autres priorités budgétaires. De ce fait, à quelques rares exceptions près, les marines européennes parviennent tout juste à conserver leur format et moderniser leurs équipements. La Royal Navy Disposant historiquement de la première puissance navale d’Europe, le Royaume-Uni a fait les frais de coupes budgétaires répétées qui ont réduit significativement sa flotte depuis 15 ans. Ombre de ce qu’elle était autrefois, la Royal Navy doit désarmer Études marines / 85 le porte-hélicoptères HMS Ocean en 2017 mais va reprendre de la vigueur avec ses deux nouveaux porte-avions. Le HMS Queen Elizabeth prépare ses premiers essais en mer alors que l’assemblage de son sistership, le HMS Prince of Wales, s’achève en Ecosse. Dotés du F-35B à décollage court et appontage vertical, ces bâtiments permettront aux Britanniques de recouvrer une véritable projection de puissance aéromaritime, sans pour autant disposer de capacités aussi importantes que celles offertes par un porte-avions à catapultes comme le Charles de Gaulle qui peut mettre en œuvre des aéronefs lourds comme des chasseurs multi-rôles conventionnels et des avions du guet aérien. Pour le reste, la Royal Navy renouvelle progressivement ses moyens. Après les six destroyers antiaériens du type 45, la prochaine décennie sera consacrée au remplacement des treize frégates anti-sous-marines du type 23 par les futures type 26, complétées par des frégates multi-missions plus légères, les type 31. En matière de sous-marins, Londres a acté le renouvellement de ses quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de la classe Vanguard et poursuit le programme des sept nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) du type Astute, dont le troisième exemplaire est entré en service en mars 2016. La future composante de guerre des mines fait l’objet d’une coopération avec la France. Quant au trou capacitaire en matière de patrouille maritime, lié à l’abandon du programme Nimrod MRA4 1 en 2010 et qui fragilise la dissuasion nucléaire britannique, il doit être comblé par l’achat de P-8A Poséidon américains (en ligne en 2018). Enfin, la Royal Fleet Auxiliary va s’enrichir à partir de 2016 de quatre nouveaux bâtiments logistiques du type Tide. L’importance du soutien a toujours été une priorité britannique, ce qui caractérise une marine vraiment océanique. La Marine nationale Subissant elle aussi les contraintes budgétaires, la flotte française est néanmoins parvenue à conserver l’ensemble de ses capacités, faisant d’elle la seule marine globale d’Europe. Son groupe aéronaval, qui s’est illustré sur de nombreux théâtres d’opérations, va gagner en puissance avec une chasse embarquée axée uniquement autour du Rafale et la prochaine modernisation du Charles de Gaulle. Dans le domaine des frégates, le renouvellement bat son plein. Après les deux frégates de défense aérienne (FDA) de classe Forbin, les frégates multi-missions (FREMM) succèdent aux F70 et constituent avec l’hélicoptère Caïman un redoutable tandem, notamment dans le domaine de la lutte anti-sous-marine. Fin 2016, trois FREMM seront en service, cinq autres s’y ajouteront d’ici 2022, dont deux aux capacités de défense aérienne renforcées 1. Le Programme Nimrod MRA4 (Maritime reconnaissance and attack) prévoyait initialement l’achat de 18 avions de patrouille maritime pour remplacer les MR2 de la Royal Air Force. En raison de l’explosion des coûts, ce programme a été abandonné en 2010. 86 / Études marines (FREDA). Ce programme sera suivi par celui des frégates de taille intermédiaire (FTI), en cours de définition, qui devraient être livrées à partir de 2023. Les FTI permettront à la Marine nationale de disposer d’un parc de quinze frégates de premier rang modernes et dotées d’importantes capacités dans tous les domaines de lutte. Dans le domaine des sous-marins, la refonte des SNLE du type Le Triomphant s’achèvera d’ici 2019, les études concernant leurs successeurs ayant déjà débuté. Le premier des six SNA, type Barracuda, le Suffren, doit être mis à l’eau cette année. Ces bâtiments, plus grands et plus puissants que les actuels Rubis, vont apporter de nouvelles capacités stratégiques, à commencer par la mise en œuvre du missile de croisière naval, dont sont également dotées les FREMM. Une arme très précieuse et unique en Europe – car elle équipe aussi bien des frégates que des sous-marins –, et permet à la France d’enrichir sa palette d’outils militaires pour traiter des cibles ou des menaces terrestres depuis la mer. Il est également à noter l’accent qui a été porté à la mise en œuvre des forces spéciales à partir de ces SNA. La situation est en revanche plus complexe dans le domaine des patrouilleurs, le programme des bâtiments de surveillance et d’intervention maritime (Batsimar) ayant été renvoyé à la prochaine loi de programmation militaire (2020-2025), tout comme le programme Flotlog, destiné à remplacer par seulement trois nouveaux bâtiments logistiques le Var, la Marne et la Somme, mais aussi la Meuse, le Jules Verne et la Loire déjà retirés du service. Le déficit en patrouilleurs va être partiellement compensé outremer par les quatre nouveaux bâtiments multimissions (B2M), dont les trois premiers exemplaires seront opérationnels dans l’année qui vient. Ce programme va permettre d’attendre l’arrivée prévue en 2021 des Batsimar destinés à marquer la souveraineté française, défendre les intérêts stratégiques et remplir une grande variété de missions (assistance, sauvetage, lutte contre la pollution…). Mais la mission principale de ces B2M restera le soutien logistique – notamment en cas de catastrophe naturelle – en remplacement des Batral. Ce programme est si important pour les besoins maritimes dans les immenses territoires ultramarins que son avancement a été demandé. Alors que les études se poursuivent en vue du remplacement des chasseurs de mines par des moyens basés sur l’emploi de drones, la modernisation des avions de patrouille maritime Atlantique 2 a débuté, quinze appareils devant être rénovés afin de pouvoir voler au-delà de 2030 avec un système d’armes répondant aux besoins prévisibles dans la lutte contre les sous-marins ou d’actions au-dessus de la terre le cas échéant. Enfin, concernant la composante amphibie, les capacités et la disponibilité des bâtiments de projection et de commandement (BPC) permettent à un format à trois bâtiments de répondre aux besoins d’aujourd’hui. Études marines / 87 Dans l’ensemble, la Marine nationale parvient donc à maintenir son rang mais fonctionne à flux tendu compte tenu de la démultiplication de ses engagements et de sa présence désormais permanente sur quatre à cinq théâtres d’opération (au lieu de deux prévus par le dernier Livre blanc). Heureusement, l’attention portée aux équipages et les efforts conjoints réalisés par le service de soutien de la flotte et DCNS ont permis d’accroître le taux de d’utilisation des bâtiments, qui atteint un niveau remarquable et dépasse significativement celui constaté dans la plupart des grandes marines. La marine italienne La Marina militare fait figure d’exception en Europe. L’Italie est en effet le pays qui investit le plus dans le renouvellement de sa flotte. Le quatrième sous-marin de la classe Todaro (type 212A allemand) sera livré cette année, le programme FREMM a été maintenu à dix frégates (la sixième sera livrée cette année) et un nouveau programme, baptisé PPA (Pattugliatori Polivalenti d’Altura) a été lancé. Il porte sur dix nouveaux bâtiments polyvalents (sept déjà commandés pour des livraisons entre 2021 et 2026) de 132 mètres et plus de 4 500 tonnes en charge. Certains seront gréés en véritables frégates, d’autres serviront à l’action de l’État en mer. Alors que la marine italienne s’est enrichie en 2009 d’un nouveau porte-aéronefs, le Cavour, le Garibaldi sera remplacé en 2022 par un bâtiment de projection de 200 mètres et 20 000 tonnes. De nouveaux patrouilleurs hauturiers ont été livrés aux garde-côtes et l’Italie a mis en chantier en février 2016 un grand bâtiment logistique (20 000 tonnes) appelé à remplacer les petits Vesuvio et Stromboli en 2019. L’effort italien en matière de constructions neuves est donc conséquent et lié à la volonté du gouvernement de soutenir ses chantiers navals. Toutefois, la marine italienne, accaparée depuis plusieurs années par la crise des migrants en Méditerranée, manque de moyens pour s’entraîner et voit l’essentiel de son potentiel consacré aux missions d’action de l’État en mer, que ce soit le sauvetage de naufragés et la lutte contre les trafics au large de ses côtes ou la participation à l’opération européenne anti-piraterie Atalante devant la corne d’Afrique. L’Armada espagnole La flotte espagnole vit à peu près la même situation, les problèmes économiques rencontrés par le pays ayant donné un coup d’arrêt à la montée en puissance 88 / Études marines de l’Armada et limité son activité. Le porte-aéronefs Principe de Asturias a été désarmé en 2013, l’aviation embarquée espagnole ne sert plus que sur le bâtiment de projection Juan Carlos I (2010) et les F-35B devant succéder aux vieux Matador n’ont toujours pas été commandés (pas plus qu’en Italie). La construction de la sixième frégate lance-missiles du type F100 a été abandonnée et le programme de remplacement des six frégates du Santa Maria (classe O.H. Perry) retardé. Quant au programme des patrouilleurs océaniques, dont dix exemplaires étaient prévus, seuls quatre ont pour le moment vu le jour, la construction de deux autres étant toutefois lancée en 2014 en vue d’une livraison en 2018. L’Armada est, en outre, confrontée aux déboires du programme des quatre nouveaux sous-marins du type S80, les premiers conçus et réalisés intégralement en Espagne. Suite à des erreurs de conception, ils se sont révélés trop lourds, Navantia (avec la coopération de l’américain Electric boat) devant procéder à leur allongement pour assurer leur flottabilité. Il en résulte d’importants surcoûts et un retard problématique, la livraison de la tête de série, l’Isaac Peral, n’étant désormais pas prévue avant 2018, soit quatre ans après la date prévisionnelle. De ce fait, pour conserver une capacité opérationnelle et le savoir-faire de ses sous-mariniers, il est envisagé de prolonger une dernière fois les vieux Agosta, dont trois exemplaires sont encore en service. Autres marines d’Europe du Sud Concernant les autres pays d’Europe du sud, le Portugal, après avoir réceptionné en 2010 deux sous-marins du type 209 PN construits en Allemagne, a été obligé de cesser le gros des investissements prévus pour sa marine. Le projet d’acquisition d’un bâtiment de projection a été repoussé et le programme des patrouilleurs hauturiers du type NPO 2000 réduit de huit à deux exemplaires, livrés en 2011. La Grèce, en grande difficulté sur le plan économique, a également suspendu ses projets de renouvellement. Le programme des quatre sous-marins du type 214 demeure incertain et seul le cinquième patrouilleur lance-missiles du type Super Vita a été achevé (deux autres devaient être livrés avant 2014). L’une des dix ex-frégates néerlandaises du type Kortenaer, le Bouboulina, a été désarmée en 2013, alors que les deux engins de débarquement à effet de surface du type Pomornik russe ont été vendus à la Chine en 2014. Pour le reste, la composition de la flotte reste inchangée, ce qui, compte tenu de la situation financière de la Grèce, est assez inattendu, même si un certain nombre d’unités ne sont probablement plus opérationnelles. Études marines / 89 Confronté à la crise migratoire, Malte a décidé de renforcer ses moyens, avec l’acquisition d’un navire de garde-côtes irlandais du type Emer et de nouvelles vedettes. Pour le reste des pays de l’Union européenne ayant une façade maritime donnant sur la Méditerranée, l’Adriatique ou la mer Noire (Chypre, Croatie, Roumanie), peu de nouveautés sont à signaler, les plus vieilles unités sont désarmées, la plupart du temps non remplacées, seuls les moyens restant étant modernisés. Seule la Bulgarie semble vouloir relancer son projet de nouvelles corvettes. Marines d’Europe du Nord Si les pays d’Europe du Sud sont surtout confrontés aux problèmes de migration, de lutte contre les trafics illicites et de prévention des actes terroristes – avec deux zones de crise, en Méditerranée orientale et en Libye – l’Europe du Nord s’inquiète du regain d’activité de la marine russe. Suite notamment à la crise ukrainienne et aux démonstrations de force de Moscou, des mesures de réassurance ont d’ailleurs été prises par l’OTAN en Baltique et en Scandinavie. La Norvège, particulièrement sensible au voisinage russe, vient de mettre en service son nouveau bâtiment collecteur de renseignements, le Marjata, et doit commander en 2016 de nouveaux sous-marins pour remplacer les six Ula (type 210 allemand) mis en service entre 1988 et 1991. Ce programme pourrait être mené en coopération avec la Pologne et les Pays-Bas. En plus des cinq nouvelles frégates du type Fridjof Nansen, entrées en ligne entre 2006 et 2011, un bâtiment logistique sera livré l’hiver prochain. Les garde-côtes ont, par ailleurs, vu leurs moyens renforcés. Après l’intrusion de sous-marins russes près de ses côtes, la Suède a également annoncé le renforcement de ses moyens anti-sous-marins. Deux nouveaux sous-marins du type A26 ont été commandés pour des livraisons en 2022 et 2024, alors que les trois Gotland vont être modernisés. L’arrivée des hélicoptères NH90 (HKP14B) offre aussi de nouvelles capacités. Le Danemark a, pour sa part, sérieusement renouvelé sa marine, avec trois frégates classe Iver Huitfeldt livrées en 2012 et 2013, deux bâtiments de projection type Absalon et une nouvelle série de patrouilleurs hauturiers, dont le troisième exemplaire sera achevé cette année. 90 / Études marines La Finlande, qui rencontre des problèmes techniques avec ses quatre principaux patrouilleurs (Hamina), a récemment mis en service trois nouveaux chasseurs de mines. Le mouilleur de mines Pohjanmaa a, en revanche, été désarmé en 2015. La marine estonienne, après avoir repris trois anciens chasseurs de mines de la Royal Navy (type Sandown), va se doter d’un nouveau garde-côtes. Sa voisine lettonne a, de son côté, racheté cinq anciens chasseurs de mines néerlandais et mis en service en 2013 et 2014 les quatrième et cinquième patrouilleurs du type Skrunda, qui remplacent les Storm. Quant à la Lituanie, sa flotte est toujours axée sur trois ex-patrouilleurs danois du type Stanflex 300 et deux anciens chasseurs britanniques du type Hunt, intégrés entre 2008 et 2011. La Pologne, de son côté, veut renforcer sa marine. Après la mise à flot de la frégate Slazak (type Meko A100 allemand) en 2015, une nouvelle classe de corvettes doit être commandée. La priorité a toutefois été donnée aux sous-marins par le nouveau gouvernement polonais, qui compte lancer cette année le programme de remplacement des quatre anciens Kobben norvégiens. La marine polonaise a également intégré un nouveau chasseur de mines dérivé de ses dix-sept unités du type Notec. En Europe du Nord, l’Allemagne est un cas particulier. Malgré sa puissance économique, le pays n’a pas musclé sa flotte qui, au contraire, continue de décroître. Ainsi, les huit frégates du type 122A, dont deux exemplaires ont été désarmés en 2012 et 2013, ne seront remplacées que par quatre nouvelles unités du type 125, livrables entre 2017 et 2020. Elles s’ajouteront aux quatre type 123 et aux trois type 124. L’importante flottille de patrouilleurs lance-missiles, dont les quatre derniers exemplaires seront désarmés en 2017, n’a été remplacée que par les cinq corvettes du type 130, enfin en service après avoir rencontré d’importants problèmes techniques. Un nouveau programme de patrouilleurs est néanmoins à l’étude. Du côté de la guerre des mines, seuls dix chasseurs vont être conservés, les quatre derniers dragueurs allemands devant être désarmés l’an prochain. Enfin, la force sous-marine ne compte plus que six bâtiments, en l’occurrence les nouvelles unités du type 212A à propulsion anaérobie. La marine néerlandaise a également vu ses moyens se contracter sérieusement. Sa flotte ne compte plus que six frégates, quatre récents destroyers anti-aériens et deux unités anti-sous-marines classe M modernisées. Quatre nouveaux OGPV (Ocean going patrol vessels de 3 750 tonnes) du type Holland viennent de s’y ajouter. /… Études marines / 91 Les puissances navales européennes en 2016 (principaux bâtiments) SNLE > Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins SNA > Sous-marins nucléaires d’attaque SM > Sous-marins classiques PA > Porte-avions/porte-aéronefs (y compris le BPE espagnol) PH > Porte-hélicoptères/bâtiments de projection et de commandement FR > Bâtiments de combat de plus de 2 000 tonnes en charge GDM > Bâtiments de guerre des mines (chasseurs, dragueurs, mouilleurs) BA > Bâtiments amphibies (hors BPC) BS > Bâtiments de soutien 4 FRANCE 6 23 18 4 ROYAUME-UNI 3 7 1 19 10 5 ITALIE 3 1 4 2 3 17 10 3 ALLEMAGNE 6 ESPAGNE 10 3 14 11 1 2 15 6 3 PAYS-BAS 4 10 6 5 2 1 NORVÈGE 92 / Études marines 7 1 15 SUÈDE 10 5 3 GRÈCE 8 13 7 5 3 5 3 DANEMARK 9 4 PORTUGAL 2 5 1 BELGIQUE 2 6 1 POLOGNE 5 3 21 BULGARIE 4 13 2 FINLANDE 8 ESTONIE 4 1 LETTONIE 5 LITUANIE 3 Études marines / 93 Le bâtiment de ravitaillement et de projection Karel Doorman a été mis en service mais le pétrolier-ravitailleur Amsterdam a été vendu au Pérou en 2014. Concernant les sous-marins, les quatre Walrus sont rénovés en attendant le lancement d’un programme de remplacement. Travaillant de manière intégrée avec son homologue néerlandais, la marine belge est l’une des rares, en Europe, à reprendre des couleurs. Après la mise en service des frégates Léopold I er et Louis Marie, deux ex-Karel Doorman transférées en 2007 et 2008 par les Pays-Bas, elle a reçu des NH90 et a pris livraison en 2014 et 2015 de deux nouveaux patrouilleurs hauturiers, les Castor et Pollux. L’Irlande, enfin, s’est dotée en 2014 et 2015 de deux nouveaux patrouilleurs, le Samuel Beckett et le James Joyce, qui remplacent les unités du type Emer. Globalement, le tonnage des marines européennes est donc toujours orienté à la baisse. Toutefois, la courbe semble vouloir s’aplanir pour plusieurs raisons. D’abord, certaines forces navales ont atteint leur limite basse, sous laquelle elles ne seraient plus capables de remplir les contrats opérationnels qui leur sont fixés. D’autres, face à l’émergence ou la réapparition de menaces, ont décidé de stopper les réductions de format, voire de renforcer leurs moyens. Et il y a les pays qui mènent une politique volontariste de soutien de leur industrie nationale, conduisant à des commandes significatives. Mais il est clair que l’Europe est très loin de disposer de la puissance navale correspondant à son poids économique et politique. De plus, contrairement à d’autres secteurs, comme l’aéronautique, on constate le très faible nombre de programmes communs, la coopération demeurant politiquement et industriellement très complexe dans le domaine naval. Quelques frémissements encourageants sont néanmoins à souligner sur un plan politique et opérationnel : lors de son dernier déploiement le Charles de Gaulle, un des rares vecteurs de puissance de l’UE, était escorté de frégates britannique, allemande et belge. 94 / Études marines Études marines / 95 96 / Études marines postface 26 novembre 2015, appontage d’un Rafale marine de retour de mission Close air support (CAS) lors du déploiement du groupe aéronaval en mission Arromanches 2. © Marine nationale. Études marines / 97 « La redistribution des puissances maritimes est devenue une réalité » Entretien avec l’amiral Bernard ROGEL Chef d’état-major de la Marine 98 / Études marines Études marines : À la lecture des différentes contributions de ce numéro d’Études marines, on a le sentiment d’une véritable course à l’armement naval. Est-ce une dynamique que vous constatez en mer ? Amiral Bernard Rogel : Les marins en mer sont des observateurs privilégiés et actifs du monde qui les entoure. L’activité qu’ils observent aujourd’hui, notamment celle des marines de guerre, n’a plus grand-chose à voir avec celle qui prévalait immédiatement après la fin de la guerre froide. La redistribution des puissances maritimes est devenue une réalité. La Chine, la Russie, le Japon, l’Inde ou encore le Brésil se dotent d’outils navals (porte-avions, sous-marins, frégates) leur permettant d’affirmer leur volonté de puissance en mer. C’est une nouvelle rupture stratégique. Les États-Unis conservent leur statut de super puissance maritime. Ils estiment toutefois ne plus pouvoir répondre seuls à tous les défis et enjeux qui se jouent en mer. Ils privilégient dans certains cas l’approche Leading from behind, en se plaçant en appui de leurs partenaires. En matière de gestion des crises, ils réaffirment le souhait de partager le fardeau avec les Européens. Cette bascule est accentuée par la très grande autonomie stratégique que leur procure leur place de premier producteur d’hydrocarbures au monde. D’un point de vue militaire, les États-Unis poursuivent leur politique du pivot vers l’Asie, notamment pour répondre à la montée en puissance de la Chine. La Chine poursuit la spectaculaire montée en puissance de ses capacités navales. Son Livre blanc de la défense publié en 2015 affirme toute la place qu’elle accorde aux enjeux maritimes. La Chine n’est plus une puissance régionale. Elle est bien une puissance maritime mondiale. J’ai pu le constater lors de ma visite officielle sur place l’année dernière. La marine chinoise est une marine hauturière, moderne et professionnelle. Elle construit un deuxième porte-avions. Elle se déploie loin et longtemps. Un de ses groupes navals assure une permanence en océan Indien. Elle y a déployé à plusieurs reprises un sous-marin nucléaire d’attaque. Ses bâtiments opèrent jusqu’en Afrique de l’Ouest, ou encore en Baltique. Sa 20e flotte a terminé, il y a peu, un déploiement de neuf mois autour du monde. La Russie réaffirme sa présence sur et sous les océans. Elle opère des démonstrations de puissance en mer. Présente en permanence au large de la Syrie, elle a réalisé des tirs de missiles de croisière depuis des bâtiments de surface et depuis un sous-marin. Elle s’équipe de six nouveaux sous-marins de type Kilo, qui seront stationnés en mer Noire. Elle opère des déploiements loin de ses bases : on l’a vu l’été dernier dans le golfe de Guinée. Études marines / 99 Le Japon continue à équiper sa force d’autodéfense et à se doter de capacités modernes et performantes. Je n’oublie pas l’Inde et le Brésil, qui fournissent eux aussi des efforts importants pour se doter d’instruments de puissance navale. D’autres pays encore s’équipent de moyens navals en Asie du Sud-Est, dans le golfe Arabo-Persique ou en Méditerranée. Cette dynamique est donc bien réelle. L’Europe s’inscrit-elle dans cette dynamique ? On constate une légère augmentation des budgets de défense européens. Cette remontée est toutefois encore timide. Certaines marines européennes connaissent des difficultés importantes : abandon de capacités, perte de compétences, difficultés à recruter, baisse d’activité. Les intérêts stratégiques et maritimes ne sont pas perçus de la même manière par tous les pays européens. La Marine nationale est aujourd’hui la seule marine européenne qui dispose de capacités dans l’ensemble du spectre. Elle sera rejointe prochainement par la Royal Navy. Le Royaume-Uni a publié fin 2015 sa nouvelle revue stratégique de défense et de sécurité (Strategic Defence and Security Review, SDSR), qui est l’équivalent de notre Livre blanc. Ce document prend en compte la montée des enjeux maritimes. Il prévoit un renforcement des forces navales britanniques en réponse à ces enjeux et à l’incertitude stratégique que nous connaissons aujourd’hui. On observe un léger frémissement au niveau européen, comme l’illustre la participation des frégates belge, britannique et allemande au déploiement opérationnel du groupe aéronaval français autour du porte-avions Charles de Gaulle, rare outil de puissance au sein de l’Union européenne. Quelles sont selon vous les enjeux qui motivent ce réarmement naval ? Les acteurs de cette redistribution des puissances ont pris en compte toute l’importance des enjeux qui se jouent en mer. Je résumerais ces enjeux en évoquant quatre ruptures dont nous devons tenir compte. La première rupture est économique. Les espaces maritimes agissent comme un support de la mondialisation. Nos économies sont devenues totalement dépendantes des 100 / Études marines flux maritimes. 90 % des biens échangés dans le monde le sont aujourd’hui par voie maritime. En vingt ans, nous sommes passés de 4,5 milliards de tonnes transportées à 9 milliards. On prévoit 14 milliards de tonnes en 2020. Cette explosion s’explique par le très faible coût de ce mode de transport. Cette forte dépendance s’accompagne de vulnérabilités. Le trafic maritime doit emprunter des passages obligés (Panama, Gibraltar, Suez, Bab-el-Mandeb, Ormuz, Malacca…). La fermeture d’un de ces passages aurait des conséquences pour nos économies. On assiste aussi depuis quelques années à la résurgence de la piraterie. En océan Indien, l’action des marines a permis de faire baisser ce phénomène. Il reste en revanche particulièrement actif dans le golfe de Guinée et en Asie du Sud-Est. En 2015, 150 cas de piraterie ont été dénombrés dans le golfe de Guinée et à peu près autant dans le Sud-Est asiatique. Une part importante de ces actions consiste à s’emparer de pétroliers et à siphonner leur contenu : c’est ce qu’on appelle le bunkering. Toujours dans le domaine économique, l’épuisement des ressources terrestres et les progrès de la technologie favorisent l’appétence de nos économies pour les fonds marins. Nos sociétés se tournent de plus en plus vers les espaces maritimes pour y puiser leurs ressources : hydrocarbures, ressources halieutiques, terres rares, nouvelles sources d’énergie… À titre d’exemple, les terres rares sont nécessaires à la fabrication de nos appareils électroniques. On estime que 80 % des ressources de terres rares seraient au fond des océans. Les convoitises pour ces ressources sont nombreuses. Le maintien des souverainetés sur les espaces sous responsabilité des États sera l’un des enjeux du proche futur, j’en suis convaincu. Nous assistons par ailleurs à un phénomène de territorialisation des océans. On voit ce phénomène à l’œuvre en mer de Chine, en Méditerranée orientale ou encore dans l’Arctique. Il existe un paradoxe entre la territorialisation des espaces maritimes et la libre circulation des flux. Nous y serons confrontés demain, j’en ai la certitude. La deuxième rupture est technologique. Il y a dix ans, nous pensions que l’avance technologique occidentale dans le domaine de la sécurité et de la défense était définitive. C’est ce que les américains appelaient la révolution dans les affaires militaires (Revolution in military affairs). Or nous assistons aujourd’hui à une démocratisation de la technologie. Notre avance technologique se réduit, même si elle reste importante. On le voit dans le domaine de la piraterie. Pour être pirate autrefois, il fallait être un marin expérimenté. Aujourd’hui, il suffit d’un GPS, d’un moteur hors-bord et d’une Kalachnikov. Nous avons une réelle inquiétude sur la présence dans les pays en crise, en Méditerranée ou en océan Indien, d’arsenaux non contrôlés qui pourraient servir aux organisations terroristes. Enfin, la menace cyber est une réalité. Nous la prenons avec beaucoup de sérieux. Études marines / 101 La troisième rupture est environnementale. Le changement climatique a d’ores et déjà des impacts en mer. Les phénomènes météorologiques extrêmes deviennent plus violents. L’accès par la mer est souvent le seul possible lorsque les infrastructures terrestres ont été détruites. On l’a vu récemment au Vanuatu ou aux îles Fidji. Sur les continents, la désertification pousse les populations les plus pauvres vers le littoral. Ce mouvement s’accompagne d’une hausse de la criminalité et des trafics en mer : trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains, piraterie… Criminalité, trafics, piraterie et terrorisme se nourrissent mutuellement. C’est une seule et même famille. Le réchauffement climatique est également synonyme de nouvelles opportunités. Je pense notamment à l’Arctique, où il devrait permettre à terme l’accès à de nouvelles ressources et l’ouverture de nouvelles routes. C’est un enjeu important pour un certain nombre de pays. Nous devons être présents dans ces régions pour apprendre à les connaître et y mesurer les enjeux. La quatrième rupture est ce que j’appelle la « fissuration ». Nous assistons à une multiplication des foyers de crise et à un enchevêtrement entre militaires et civils, entre forces armées régulières et clans. La réponse appelle des forces navales polyvalentes, prépositionnées et capables d’agir rapidement, en autonomie ou au sein d’une coalition. Dans ce type d’intervention, la liberté que procurent les espaces maritimes est un atout. Elle permet d’intervenir dans les zones de crise en s’affranchissant des contraintes territoriales et diplomatiques. Nous en avons eu la démonstration au printemps 2015 : on a vu successivement la Russie, la Chine et l’Inde évacuer leurs ressortissants au Yémen par voie de mer, alors que la situation sécuritaire s’était fortement dégradée. Nous avons d’ailleurs fait de même. La voie maritime était devenue la seule praticable. Comment se situe la Marine nationale dans ce contexte ? Le format de la marine est inscrit dans le Livre blanc de 2013. Ce format résulte d’un compromis assumé entre le niveau d’ambition nationale et le nécessaire effort de redressement des comptes publics. Le Livre blanc a pris en compte la montée des enjeux maritimes. Il préserve un format de la marine cohérent et complet : celui d’une marine à vocation mondiale, capable d’agir en permanence sur l’ensemble du globe, sur l’ensemble du spectre, de la basse à la haute intensité, de la sécurité à la défense. Mais le contexte stratégique continue d’évoluer. La marine est aujourd’hui fortement sollicitée. Elle est présente en permanence sur quatre à cinq théâtres (ponctuellement six), là où le Livre blanc n’en prévoyait que « un à deux ». Ce niveau d’engagement nous conduit à faire des choix en conduite. Il est susceptible de durer, si l’on en croit les évolutions stratégiques que j’ai évoquées précédemment. 102 / Études marines La marine met en œuvre la composante océanique de la dissuasion, ainsi que la force aéronavale nucléaire (FANU). Embarquée sur le porte-avions Charles de Gaulle, celle-ci agit en complément des forces aériennes stratégiques (FAS) dans la composante aéroportée de la dissuasion. Au moins un SNLE est à la mer en permanence pour assurer la permanence de la posture de dissuasion. L’ensemble des forces de la marine participent à la mission de dissuasion. Deuxième volet de son action, la marine intervient dans nos zones d’intérêt et au plus proche des zones de crise. En Méditerranée orientale, la permanence de nos moyens nous permet de suivre la situation en mer et à terre et de tenir informées nos autorités politiques et militaires sur la situation au Levant. Nous participons aux opérations de contrôle des flux migratoires en mer Égée et en Méditerranée centrale. Le groupe aéronaval a été déployé dans le golfe Arabo-Persique au début de cette année. Il était intégré à la coalition contre Daech. Le commandant du groupe s’est vu confier la responsabilité de commandant de la Task Force 50. C’est normalement un commandement confié à un américain : c’est un signe fort de notre crédibilité et du niveau d’interopérabilité que nous avons atteint avec l’US Navy. Le porte-avions était escorté par une frégate belge, une frégate britannique et une frégate allemande. En océan Indien, nous participons à l’opération Atalante de lutte contre la piraterie dirigée par l’Union européenne. Nous contribuons à la lutte contre le terrorisme et contre les trafics : drogue, armes… La permanence que nous entretenons dans la zone nous permet de réagir rapidement en cas de besoin. Nous déployons régulièrement des moyens en mer de Chine. C’est de nouveau le cas cette année avec la mission « Jeanne d’Arc ». Ce déploiement opérationnel contribue de manière dynamique au pré-positionnement de nos moyens : ce sont les bâtiments du groupe « Jeanne d’Arc » qui, avec L’Adroit, ont assuré sous le feu l’évacuation de nos ressortissants au Yémen en avril 2015. Ce déploiement permet également de renforcer la coopération avec nos partenaires et d’affirmer notre présence dans l’ensemble des zones concernées. Dans le golfe de Guinée, nous maintenons en permanence au moins un bâtiment dans le cadre de la mission Corymbe. Nous sommes la seule marine à y assurer une telle permanence. Cette mission était initialement destinée à assurer la protection de nos intérêts dans la région : 70 000 de nos ressortissants y sont installés. J’ai fait évoluer cette mission pour y inclure un volet de formation des marines africaines : c’est le volet NEMO. Le renforcement des capacités des marines locales contribue à renforcer la sécurité maritime dans la zone. Études marines / 103 En Atlantique et dans le grand Nord, nous entretenons notre connaissance des espaces maritimes, nous veillons à préserver notre liberté d’action et nous prenons part aux mesures de réassurance de l’OTAN. Troisième volet de ses missions, la marine contribue à la protection de nos approches et de nos intérêts. Sur notre littoral en métropole et outre-mer, dans nos espaces de souveraineté et plus au large, nous assurons la posture permanente de sauvegarde maritime (PPSM). Cette posture comporte deux volets. La défense maritime du territoire, mission militaire, contribue à la protection du territoire national et de la population française. Elle repose sur un dispositif dans la profondeur, qui comprend les sémaphores, les CROSS (centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage), la gendarmerie maritime, les fusiliers marins, ainsi que les bâtiments et les aéronefs déployés au large de nos côtes et en alerte. Cette défense maritime du territoire doit répondre à une éventuelle menace terroriste sur mer ou à partir de la mer. La marine contribue également à l’action de l’État en mer, mission civile menée sous l’égide des préfets maritimes. Ce volet comprend le sauvetage en mer, l’assistance aux navires en difficulté, la police des pêches, la lutte contre les trafics en mer ou encore la neutralisation d’engins explosifs historiques. En même temps qu’elle assure ses opérations, la marine modernise son outil pour répondre aux nouveaux enjeux et aux nouvelles menaces. C’est l’objet du plan stratégique « Horizon marine 2025 », que nous mettons en œuvre aujourd’hui. Demain comme aujourd’hui, nous disposerons d’une marine capable d’agir en permanence, sur l’ensemble du spectre, de la basse à la haute intensité, de la sécurité à la défense. 104 / Études marines Études marines / 105 La revue Études marines Les numéros publiés : No1 - L’action de l’État en mer et la sécurité des espaces maritimes. La place de l’autorité judiciaire. Octobre 2011 No2 - Planète Mer. Les richesses des océans. Juillet 2012 No3 - Mer agitée. La maritimisation des tensions régionales. Janvier 2013 No4 - L’histoire d’une révolution. La Marine depuis 1870. Mars 2013 No5 - La Terre est bleue. Novembre 2013 No6 - Les larmes de nos souverains. La pensée stratégique navale française… Mai 2014 No7 - Union européenne : le défi maritime. Décembre 2014 No8 - Abysses. Juin 2015 No9 - Outre-mer. Décembre 2015 No10 - Marines d’ailleurs. Juin 2016 106 / Études marines Les publications du CESM Centre de réflexion stratégique, le CESM diffuse cinq publications régulières sur la stratégie navale et les principaux enjeux maritimes. Études marines Cette revue est une plongée au cœur du monde maritime. Qu’elle fasse intervenir des auteurs reconnus sur des questions transversales ou qu’elle approfondisse un thème d’actualité, elle offre un éclairage nouveau sur la géopolitique des océans, la stratégie navale et plus généralement sur le fait maritime. Cargo Marine Disponible sur le portail internet du CESM, les études de fond réalisées par le pôle Études et les articles rédigés par ses partenaires offrent un point précis sur des problématiques navales et maritimes. La Hune du CESM Cette veille bimestrielle, disponible sur internet, synthétise les articles de la presse nationale et internationale concernant l’actualité maritime. Cette synthèse répertorie plusieurs grandes thématiques : politique et doctrine, marine de guerre, industrie navale et domaine maritime Brèves Marines Diffusée par mail, cette publication offre chaque mois un point de vue à la fois concis et argumenté sur une thématique maritime d’actualité. Elle apporte un éclairage synthétique sur des thèmes historiques, géopolitiques et maritimes. Les @mers du CESM Cette revue de veille bihebdomadaire, également diffusée par mail, compile les dernières actualités concernant le domaine naval et maritime. Elle permet à ceux qui le désirent d’être tenus informés des récents événements maritimes. Ces publications sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : cesm.marine.defense.gouv.fr Études marines / 107 ISSN 1292-5497 Dépôt légal juin 2016 Achevé d’imprimer au 2e trimestre 2016 Impression EDIACA Saint-étienne Réalisation Marie-Laure Jouanno marines d’ailleurs Le monde post-guerre froide est bien fini. Aux lendemains de la chute du mur, les mers et océans du globe se sont progressivement vidés : la marine soviétique puis russe n’était plus en mesure de les parcourir quand les occidentaux touchaient les fameux « dividendes de la paix ». Et puis progressivement, au rythme de la mondialisation et des nouveaux enjeux maritimes, des nations se sont éveillées à la mer, ont bâti des forces navales ambitieuses et se sont mises à sillonner les océans. La Chine attire bien évidemment toutes les attentions mais si notre regard embrasse le grand large, il découvrira bien d’autres acteurs : de l’Inde à la Turquie en passant par le Brésil, une Russie de retour ou des États-Unis toujours incontournables. Si l’Europe est encore loin d’une course à l’armement naval, les marines d’ailleurs y sont déjà entrées… No10 – Juin 2016 Centre d’études stratégiques de la Marine