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Gustav
Radbruch
Juriste de gauche
sous
la République
de Weimar
Nathalie Le Bouëdec est titulaire d’un doctorat en études
germaniques de l’Université de Paris-Sorbonne et est actuellement maître de conférences en études germaniques (civilisation) à l’Université de Bourgogne. Ses travaux portent sur
l’engagement des intellectuels et sur les discours juridiques et
politiques sous la République de Weimar.
ISBN 978-2-7637-8798-5
chaire d’étude des fondements philosophiques
de la justice et de la société démocratique
chaire d’étude
des fondements
philosophiques
de la justice
et de la société
démocratique
Nathalie Le Bouëdec
Nathalie Le Bouëdec
Gustav Radbruch
Juriste de gauche sous
la République de Weimar
Gustav Radbruch
Nathalie Le Bouëdec
Qu’est-ce qu’un juriste de gauche sous la République
de Weimar ? Cet ouvrage tente de répondre à la
question à partir de l’exemple de Gustav Radbruch
(1878-1949), philosophe du droit, mais aussi militant social-­démocrate, défenseur de la démocratie
et, pour un temps, député et ministre. Moins connu
que Hans Kelsen ou Carl Schmitt, Radbruch est
néanmoins intervenu dans les principaux débats
juridiques de l’époque, où se cristallisent finalement les enjeux essentiels de cette période de crise
que fut Weimar. En étudiant comment ce juriste a
tenté de concilier théorie et pratique et de répondre
au défi de la crise du droit et de la démocratie,
l’ouvrage entend ainsi également contribuer à une
meilleure compréhension de la culture politique et
intellectuelle de Weimar.
Collection Dikè
DIKÈ
Collection dirigée par Josiane Boulad-Ayoub et Bjarne Melkevik
« Le soleil ne transgressera pas son orbe
(métra).
Ou alors les Érinyes, aides de la justice,
le découvriront. »
(Héraclite, Aphorisme 94)
Les Érinyes, déesses de la vengeance, dont Héraclite fait les auxiliaires de la
justice, se métamorphosent à la fin de l’Orestie d’Eschyle en bienveillantes
Euménides. Fille de Thémis dans la mythologie, DIKÈ, alliée cependant aux
nouvelles divinités Athéna et Apollon, s’humanise dans la tragédie, se laïcise, se
politise en s’associant aux progrès de la démocratie, du débat juridique et politique, du développement des lois.
DIKÈ n’était pas, à Athènes, la mimésis d’une essence de la justice, elle était
à la fois l’idée abstraite du droit et, sous de multiples formes, l’action judiciaire.
La collection « DIKÈ », comme la Pnyx et l’Agora athéniennes, offre un
espace public, un lieu de rencontre pour penseurs venus d’horizons et de disciplines différents, du droit, de la philosophie du droit, de la philosophie politique,
de la sociologie, prêts à débattre des questions juridiques urgentes et disposés à
une critique aussi polymorphe et diverse que les structures complexes du droit
contemporain qu’ils tenteront de mettre à jour. Penseurs persuadés que DIKÈ,
élevée à la dignité autonome du concept, est toujours enchaînée au juste et à
l’injuste et que, privée de déterminations concrètes, la justice n’est qu’une forme
vide. Persuadés aussi que l’ambivalence des structures juridiques invite à procéder
à une enquête sur la généalogie des formes historiques du droit.
Gustav Radbruch,
juriste de gauche
sous la République de Weimar
Livres parus dans la collection DIKÈ
Françoise Michaut et Frank I. Michelman, Le mouvement des Critical Legal Studies entre républicanisme
et libéralisme (F. Michaut) et Traces de gouvernement de soi par soi. Préface à la session 1985 de la Cour suprême.
La république du droit (Frank I. Michelman) (2010).
Bjarne Melkevik, Droit, mémoire et littérature (2010).
Agata C. Amato Mangiameli, Dans un monde post-national (2009).
Patrick Forest (dir.), Géographie du droit. Épistémologie, développement et perspectives (2009).
Gilles Lhuilier, La loi, roman (2008).
Norbert Campagna, La souveraineté. De ses limites et de ses juges (2008)
José Calvo González, Octroi de sens. Exercices d’interprétation juridique-narratif (2008).
Olivier Juanjan et Friedrick Müller, Avant dire droit. Le texte, la norme et le travail du droit
(2007).
Pascal Richard, Le jeu de la différence. Réflexions sur l’épistémologie du droit comparé (2007).
Bjarne Melkevik, Tolérance et modernité juridique (2006).
Bjarne Melkevik et Luc Vigneault (dir.), Droits démocratiques et identités (2006).
Pierre Rainville, Les humeurs du droit pénal au sujet de l’humour et du rire. Préface de Jean Pradel
(2005).
Bjarne Melkevik, Considérations juridico-philosophiques (2005).
Francisco D’Agostino, La bioéthique dans la perspective de la philosophie du droit (2005).
Stamatios Tzitzis, La personne. Criminel et victime (2004).
Vida Amirmokri, L’Islam et les droits de l’homme : l’islamisme, le droit international et le modernisme
islamique (2004).
Norbert Campagna, Le droit, le politique et la guerre. Deux chapitres sur la doctrine de Carl Schmitt
(2004).
Carlos Miguel Herrera, La philosophie du droit de Hans Kelsen. Une introduction (2004).
Bjarne Melkevik, Horizons de la philosophie du droit (2004).
Paulo Ferreira Da Cunha, Droit et récit (2003).
Henri Pallard et Stamatios Tzitzis (dir.), La mondialisation et la question des droits fondamentaux
(2003).
Carlos M. Herrera, Droit et gauche. Pour une identification (2003).
Stéphane Bauzon, Le métier de juriste. Du droit politique selon Michel Villey (2003).
Bjarne Melkevik, Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit (2002).
Lukas K. Sosoe (dir.), Diversité humaine. Démocratie, multiculturalisme et citoyenneté (2002).
Sergio Cotta, Pourquoi la violence. Une interprétation philosophique (2002).
Stamatios Tzitzis, La Personne, l’humanisme, le droit (2001).
Niklas Luhmann, La légitimation par la procédure (2000).
Paul Dumouchel (dir.), Comprendre pour agir. Violences, victimes et vengeances (2000).
Bjarne Melkevik, Réflexions sur la philosophie du droit (2000).
Pierre Livet (dir.), L’argumentation. Droit, philosophie et sciences sociales (2000).
Pour l’achat en ligne: www.pulaval.com
Nathalie Le Bouëdec
Gustav Radbruch,
juriste de gauche
sous la République de Weimar
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles
du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
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Mise en pages :
Maquette de couverture : Mariette Montambault
Logotype de la collection Dikè :
© Conception Céjibé inc. (Christian Boulad)
ISBN 978-2-7637-8798-5
PDF 9782763707983
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Table des matières
Table des abréviations........................................................................... X
Préface.................................................................................................. XI
Avant-propos........................................................................................ XVII
Introduction......................................................................................... 1
Première partie
Les données du problème
Les premiers travaux de Radbruch avant Weimar.................................. Philosophie et théorie du droit........................................................ Positivisme et néokantisme......................................................... Les Grundzüge der Rechtsphilosophie de 1914.............................. Science juridique et création de droit ......................................... Droit pénal et politique criminelle................................................... 19
19
19
22
34
39
Les fondements de l’engagement socialiste............................................ Éléments biographiques................................................................... Sa conception du socialisme............................................................ Néokantisme, éthique et socialisme ........................................... Le socialisme de Radbruch......................................................... Proposition théorique ou choix politique ?.................................. 51
51
53
53
58
66
« L’État populaire social exige un type complètement nouveau de juriste » : Ihr
Jungen Juristen (1919)........................................................................... 73
Fonction du droit et rôle du juriste . ............................................... 74
La réforme de la formation des juristes............................................ 76
« De la science juridique, pas de la politique » ?................................. 79
Deuxième partie
Radbruch à l’épreuve de la politique
Modalités et impasses de la pratique politique...................................... Le député Radbruch........................................................................ Le contexte................................................................................. Son programme de réforme du droit et de la justice.................... 89
91
91
98
VIII
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
Le député Radbruch au Reichstag................................................ Radbruch ministre de la justice........................................................ Radbruch contre Radbruch ?...................................................... Quels discours possibles pour le ministre Radbruch ? . ............... Le discours et l’action du ministre : Analyse critique................... 104
120
121
129
134
Le juriste engagé après son retrait de la vie politique............................. Réflexions sur l’engagement politique . ........................................... Le professeur et la République.................................................... L’universitaire socialiste : « une nature problématique »................ Formes et stratégies de l’action politique après 1924........................ Éducation politique et défense de la République......................... La « protection constructive de la République » selon Radbruch .
Bilan : les stratégies du juriste engagé ......................................... 153
153
153
177
181
183
188
201
Troisième partie
État, démocratie et socialisme
Positivisme, légitimité et valeurs........................................................... Critique du positivisme et querelle des méthodes............................ La cible de la critique : le positivisme.......................................... L’offensive antipositiviste des années 1920.................................. Un débat purement méthodologique ?........................................ Radbruch face aux nouvelles orientations théoriques....................... Entre critique du positivisme et relativisme ................................ Les antinomies de sa philosophie du droit ................................. 217
217
217
222
230
236
237
241
Défense de l’État de partis et théorie de la démocratie ......................... La critique de l’État de partis sous Weimar...................................... « L’État populaire est inévitablement un État de partis »................... Droit constitutionnel et réalité de la démocratie ........................ Une théorie relativiste de la démocratie ..................................... Une alternative pertinente aux discours anti-Weimar ?..................... 253
255
262
262
273
277
Une conception socialiste de la démocratie ?......................................... Démocratie politique et démocratie sociale...................................... Le rapport ambivalent du SPD à la démocratie .......................... Les positions des juristes sociaux-démocrates.............................. De la démocratie « individualiste » à la démocratie « collectiviste ».... Homogénéité et pluralisme......................................................... La démocratie « collectiviste » selon Radbruch............................. 285
285
285
288
296
296
300
Évolution du discours sur l’État et la démocratie ................................. 315
Table des matièresIX
Revalorisation de l’individualisme et de l’État de droit . .................. 315
La crise de 1930-32 : analyses et réactions........................................ 317
L’évolution de la philosophie du droit après Weimar ....................... 321
Quatrième partie
La théorie du droit social
Les précurseurs du droit social.............................................................. 331
La remise en cause de la conception individualiste du droit............. 332
Droit social et socialisme................................................................. 339
La théorie du droit social chez Radbruch.............................................. Émergence....................................................................................... « Du droit individualiste au droit social » ........................................ Radbruch et les autres juristes socialistes : éléments de comparaison.
Convergences............................................................................. Spécificités de la conception de Radbruch.................................. 343
343
346
355
355
360
Interprétation et analyse critique.......................................................... 369
La clé de la cohérence entre discours théorique et politique ?........... 369
Statut du droit social dans l’œuvre de Radbruch......................... 369
Le fondement juridique d’une politique réformiste ?................... 375
De la difficulté de concilier théorie et pratique : les tensions entre droit
social et formalisme juridique .................................................... 378
Individu et communauté : les ambivalences de la théorie du droit social _
389
Critique de l’individualisme libéral et primat de la communauté _
390
L’« individualisme social » de Radbruch . .................................... 403
Conclusion........................................................................................... 415
1. Sources................................................................................... 423
2. Littérature secondaire............................................................. 430
Index.................................................................................................... 445
Table des abréviations
Ouvrages :
– GRGA : Gustav Radbruch Gesamtausgabe
– GS : Gesammelte Schriften
– MEW : Marx-Engels Werke (Karl Marx, Friedrich Engels, Werke, Institut für
Marxismus-Leninismus beim Zentralkomitee der SED, Berlin, Dietz)
– WuW : Hans Kelsen, Vom Wesen und Wert der Demokratie (1929), Aalen,
Scientia-Verlag 1963.
Revues :
– AöR : Archiv des öffentlichen Rechts
– ARWP : Archiv für Rechts- und Wirtschaftsphilosophie. Au début des années
1930, la revue prend le nom qu’elle porte encore aujourd’hui, soit ARSP :
Archiv für Sozial- und Rechtsphilosophie.
– DJZ : Deutsche Juristen-Zeitung
– DRZ : Deutsche Richterzeitung
– JuS : Juristische Schulung
– VVdStL : Veröffentlichungen der Vereinigung der deutschen Staatsrechtslehrer
Préface
Gustav Radbruch est certainement une figure importante dans l’histoire de
la science juridique allemande. Mais au fond, il l’est moins par le contenu même
de sa pensée – disons ses apports substantiels à la philosophie du droit – qu’à
titre de symptôme, que par ce qu’il révèle d’une époque dans l’histoire juridique
et politique de l’Allemagne. Il faudrait même dire : des époques si hétérogènes
entre elles qui font le xxe siècle allemand. Né en 1878, il est un jeune juriste
reconnu à la fin de l’Empire. Sa pleine maturité intellectuelle et sa réputation, il
les acquiert sous la République de Weimar, durant laquelle il aura un rôle politique actif, notamment comme ministre de la justice. Condamné à l’« émigration
intérieure », il traverse le régime hitlérien en silence avant de contribuer de manière
éclatante à la discussion de l’après-guerre, chez les juristes, en proposant dès
l’année 1946, dans un article qui fit grand bruit, la célèbre « formule de
Radbruch » : « De fait, le positivisme, avec sa conviction selon laquelle “la loi est
la loi”, a rendu la corporation des juristes allemands sans défense face aux lois de
contenu arbitraire et criminel1. » En plaidant là pour un « dépassement du positivisme » qui affirme « la loi est la loi » sans pouvoir, « par ses propres forces, fonder
la validité de la loi » et qui, à défaut de pouvoir la « fonder », justifie la force de
la loi par la puissance de ceux qui l’édictent – confondant ainsi l’ordre du fait (la
puissance) avec l’ordre de la norme (les valeurs) – ce court essai de Radbruch,
qui examinait avec nuance la question de savoir si les juges du régime nazi, faisant
application de la peine de mort prévue par des « lois » injustes, pouvaient être
juridiquement qualifiés, après 1945, d’« assassins », signait la conversion de
l’auteur : l’ancien positiviste relativiste de l’époque de Weimar, ayant fait l’expérience de l’État de non-droit, ralliait le camp jusnaturaliste. Ce faisant, Radbruch
incarnait, ou semblait incarner ce retournement, ou cette inversion qui se réalisait
dans la pensée et la pratique juridiques allemandes au lendemain de la guerre,
non pas seulement par rapport à l’attitude des juristes – juges, professeurs, avocats – sous le joug nazi, mais aussi par rapport aux doctrines dominantes avant
1933, sous l’Empire, puis encore sous Weimar et qui avaient conduit toute la
corporation à ne plus pouvoir se défendre contre l’injustice dans sa forme la plus
1.
« Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht », Süddeutsche Juristenzeitung, 1 (1946),
p. 105 et s.
XII
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
brutale. C’est ainsi que, à la fin de sa vie, Radbruch, juriste éminent et réputé,
devint le symbole même de cette histoire mouvementée et du virage qu’avait
connus toute une génération de juristes allemands. Il en devint l’emblème.
Au début de sa carrière, Radbruch fut l’un de ces nombreux juristes qui, à
partir de 1900 environ, prirent la philosophie du droit au sérieux. Il le fit à côté
de sa spécialité particulière dans le champ juridique, le droit pénal, conformément
à une tradition puissamment ancrée en Allemagne jusqu’à aujourd’hui et dans
laquelle les « pénalistes » fournirent un contingent particulièrement important à
la philosophie du droit. Depuis Anselm Feuerbach, au début du xixe siècle, jusqu’à
Arthur Kaufmann, décédé en 2001, en passant par Karl Binding (1841-1920),
la discipline philosophique fut, parmi les juristes, électivement associée au droit
criminel. Radbruch s’inscrit pleinement dans cette tradition. Mais il est aussi le
fils de son temps philosophique, marqué par la renaissance de la philosophie du
droit dans le contexte néo-kantien qui anime largement la pensée allemande en
général à partir de la fin du xixe siècle. C’est bien dans ce contexte que la philosophie juridique, et notamment ce qu’avec Norberto Bobbio l’on peut appeler
la « philosophie du droit des juristes »2, prend un nouvel essor, notamment grâce
à Rudolf Stammler (1856-1938). Nathalie Le Bouëdec rappelle d’ailleurs, au
début de la première partie de son ouvrage, les recensions que fit le jeune Radbruch
de certains travaux de Stammler. Radbruch était donc dans la tradition et dans
l’ambiance. Dans ce cadre-là, l’intérêt de l’œuvre de Radbruch tient moins à
quelques percées conceptuelles majeures, qu’on ne trouve guère, ou à l’établissement de fondations épistémologiques radicales et rigoureuses de la science
juridique – Radbruch n’est pas Kelsen, dont il est au fond très éloigné, malgré
l’étiquette commune du « positivisme »3 – qu’au rapprochement qu’il opère entre
différents champs de la théorie et de la doctrine juridiques jusque là plutôt
séparés. Comme le note très justement Nathalie Le Bouëdec, c’est le « lien entre
théorie du droit social, théorie du droit pénal et philosophie du droit » qui fait
l’« originalité de Radbruch » (voir l’importante quatrième partie de l’ouvrage
consacrée à la théorie du droit social, notamment section 2.3.2). Radbruch fut
ainsi moins un défricheur qu’un synthétiseur de théories, sans doute parce qu’il
était aussi, comme l’écrit Nathalie Le Bouëdec au début de sa conclusion, « un
vrai pragmatique, capable d’aller très loin dans le compromis et dans l’adaptation
stratégique à son public ».
C’est pourquoi le présent ouvrage doit se lire moins comme l’analyse technique d’une philosophie du droit que comme une contribution, à travers la figure
d’un auteur symptomatique, à l’étude de l’histoire de la culture juridique
2.
3.
Sur la distinction « philosophie du droit des juristes » et « philosophie du droit des philosophes », voir en français : Michel Troper, La philosophie du droit, Paris, PUF, 2003,
p. 12 sq.
En toute rigueur, on ne devrait employer le mot « positivisme », pour désigner à tout le
moins des attitudes et des positions juridiques, qu’au pluriel.
Préface
XIII
a­ llemande. C’est d’ailleurs l’ambition affichée par l’auteur dans l’introduction
du livre : en ne s’arrêtant pas au seul cas Radbruch, il s’agit de « contribuer, à
travers les discours juridiques, à une meilleure connaissance de la culture de cette
époque ».
Cette perspective devrait avoir quelque chose de profondément réjouissant
pour les juristes. Malheureusement, je ne suis pas sûr que la majorité d’entre eux
soient, aujourd’hui, en mesure de saisir le plaisir de cette joie particulière que
suscitera, chez certains, cette singulière performance réalisée par Nathalie Le
Bouëdec dans son livre : qu’une « germaniste » s’intéresse au discours des juristes
devrait déjà constituer, en soi, un petit bonheur ; qu’elle le fasse avec autant de
compétence, à la fois dans la maîtrise des notions techniques du droit et dans la
capacité d’analyse intellectuelle et philosophique, voilà qui devrait être franchement réjouissant. Nathalie Le Bouëdec a réalisé ce tour de force d’assumer seule,
par elle-même et en elle-même, cette interdisciplinarité, tant célébrée mais que
bien des recherches collectives aujourd’hui ne parviennent à rendre féconde, se
limitant à juxtaposer des discours hétérogènes dont on chercherait en vain les
interactions et la communauté de résultats – il y a bien sûr d’heureuses et formidables exceptions. Malheureusement le mot d’ordre de la formation des juristes
est aujourd’hui celui de la professionnalisation et celui de la « recherche » en droit
– comme en écho, celle-ci devant conforter celle-là – tient largement à la technicisation. Bien sûr, le droit est aussi et dans une grande mesure « technique » au
profit de fins qui lui échappent en grande partie. Mais au pragmatisme aveugle
de l’instrumentalisation exclusive, qui rompt le lien du droit au monde de la
culture, on peut précisément opposer ce pragmatisme intellectuel et réfléchi qui
fut celui d’un Radbruch. C’est même la grande tradition occidentale du droit :
aussi technique soit-il, il fut toujours, dans ses heures lumineuses, au cœur du
« monde de l’esprit », chez les Romains déjà, puis à l’époque des glossateurs et
postglossateurs ; un « humaniste » du xvie siècle s’intéressait au droit autant qu’un
juriste se voyait « humaniste », pour ne rien dire des Lumières et de la grande
tradition juridique du xixe siècle. Aussi technique que fût toujours le droit, il ne
fut pas traité, par les juristes mêmes – ou les meilleurs d’entre eux, si l’on me
concède cette discrimination simplificatrice – seulement comme un moyen, mais
toujours aussi comme une fin en soi. Une atmosphère scientiste et positiviste a
mis à mal, à partir de 1840 environ, cette prétention du droit, mais une sorte de
regain s’est manifesté autour de 1900, regain dont participe pleinement Gustav
Radbruch, mais qui anime tant d’auteurs européens et, en Allemagne particulièrement, la vive discussion méthodologique qui divise la « communauté » des
juristes sous Weimar. Ce regain fut d’ailleurs pour une part significative causé
par l’essor des « sciences sociales » à l’époque, ce qui ne pouvait manquer d’interroger les principes et les méthodes du droit. L’importance de la question du « droit
social », qu’on retrouve pleinement chez Radbruch, en témoigne suffisamment.
C’est pourquoi tout l’intérêt de l’étude proposée par Nathalie Le Bouëdec tient
XIV
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
à la particularité de cette situation de la science juridique européenne entre 1900
et 1930 environ, un moment intense de réflexion sur les pratiques du droit et
ses enjeux. Un moment, donc, qui s’offre pleinement à cette analyse « culturelle »
du discours juridique qui nous est proposée dans cet ouvrage. Les tergiversations
de Radbruch sous Weimar, ses incertitudes, ses nuances et ses apories mêmes
disent toute la tension de cette culture tourmentée du droit weimarien.
1933 marque un passage brutal du droit de la culture à l’idéologie et à la
pure instrumentalisation au service d’une « vision du monde ». C’est d’ailleurs
pourquoi la « formule de Radbruch », en mettant le poids de la responsabilité
intellectuelle sur le positivisme juridique, n’est pas pleinement vraie : le discours
des juristes, jusque dans la motivation des décisions de justice, est largement
idéologisé, rompant alors consciemment avec tous les présupposés de base des
divers positivismes et, surtout, avec le principe de neutralité axiologique et donc
avec un certain relativisme inhérent au positivisme. Ce relativisme posé par tout
positivisme juridique et dont Radbruch, avec Kelsen, sera un des plus importants
représentants à l’époque de Weimar, n’interdit pas, toutefois, la conviction politique et l’engagement : il est un principe de méthode scientifique et non un
impératif éthique général. C’est bien pourquoi une figure majeure du positivisme
weimarien comme Gerhard Anschütz demandera sa mise à la retraite anticipée
dès le printemps 1933 en invoquant l’absence d’affinité ressentie à l’égard du
droit nouveau. C’est bien pourquoi Hans Kelsen prit la défense de la démocratie
à la veille de la chute de la République4. C’est aussi pourquoi Gustav Radbruch
pouvait être à la fois, avant 1933, un juriste positiviste et relativiste et un homme
politique actif, engagé au sein du parti social-démocrate. Nathalie Le Bouëdec
apporte sur ce lien entre la science de Radbruch et son engagement tous les
éléments d’information et de réflexion nécessaire. Car son projet, dans ce livre,
c’est aussi d’offrir, à partir mais aussi au-delà de Radbruch, une réflexion
­approfondie sur ce groupe restreint et désuni mais à bien des égards important
des juristes « de gauche » sous Weimar. L’attention s’est bien souvent focalisée sur
les intellectuels de la révolution dite « conservatrice ». Depuis quelques années,
grâce à Carlos-Miguel Herrera, à Gérard Raulet ou à Manfred Gangl5, un certain
intérêt commence de s’attacher, en France, à ces « juristes de gauche » et cela est
particulièrement heureux puisque, quelle que fût son influence – même sur
certains de ces juristes « de gauche », et l’on pense notamment à Otto
Kirchheimer – Carl Schmitt ne résume pas à lui seul – loin de là ! – un débat
weimarien pour le moins très contrasté. Il est donc temps de rappeler à nos
mémoires les figures d’Hugo Sinzheimer, de Franz Neumann, d’Otto Kircheimer,
d’Hermann Heller et de quelques autres encore. Parmi ceux-ci, il y eut Gustav
4.
5.
« Verteidigung der Demokratie » (1932), rep. dans Hans Kelsen, Verteidigung der Demokratie,
éd. par M. Jestaedt et O. Lepsius, Tübingen, Mohr Siebeck, 2006, p. 229 et s.
Pour les références, il me suffit ici de renvoyer à la bibliographie exemplaire de Nathalie Le
Bouëdec.
Préface
XV
Radbruch, et, pour celui-ci du moins, nous disposerons désormais de cette
monographie exemplaire, tirée d’une thèse dont la qualité exceptionnelle avait
été saluée par un jury unanime auquel j’eus l’honneur d’appartenir. Ce fut à
l’époque, pour moi, une chance rare que de pouvoir participer à cette soutenance
et c’est avec un plaisir particulier que je vois aujourd’hui ce travail trouver son
juste débouché éditorial grâce à Bjarne Melkevik et aux Presses de l’Université
Laval. Ceux qui prennent intérêt à l’Allemagne en général et à la République de
Weimar plus spécialement ne sauraient passer à côté de cet ouvrage : Nathalie Le
Bouëdec nous donne un beau et grand livre.
Olivier Jouanjan
Professeur aux Universités de Strasbourg
et Fribourg-en-Brisgau
Avant-propos
L’ouvrage qui suit reprend le texte d’une thèse de doctorat en études germaniques soutenue à l’université Paris IV en décembre 2007. Certains lecteurs
pourront peut-être s’étonner qu’une germaniste se penche sur une figure qui,
jusque-là, a d’abord été un sujet de préoccupation pour les juristes. On pense
souvent, et à juste titre, que la spécificité des discours juridiques les rend difficiles d’accès, voire inaccessibles, pour des non juristes. Si cette difficulté, nous ne
le cachons pas, a pu au cours de nos recherches nous plonger parfois dans le
doute, nous avons néanmoins acquis la conviction que les discours juridiques,
trop souvent étudiés par eux-mêmes alors qu’ils font partie intégrante des cultures intellectuelles de leur temps, gagnent à être pris en charge par d’autres disciplines et d’autres regards. Nous espérons ainsi démontrer, à travers l’exemple de
Gustav Radbruch, que ces discours juridiques ont beaucoup à nous dire sur la
fameuse « crise » de Weimar et sur cette « culture de gauche » dont on a souvent
recherché les témoignages dans le domaine des lettres, des arts ou de la philosophie, mais beaucoup moins dans le domaine du droit.
Si par rapport à la première version le texte a été quelque peu allégé et
remanié sur le plan formel, nous avons cependant renoncé, à quelques rares
exceptions près, à en compléter, voire à en réviser le contenu. Non que nous
ayons la prétention de proposer là la lecture ultime de l’œuvre de Gustav
Radbruch, bien au contraire ; mais trop de modifications auraient fini par changer la nature de ce texte alors que nous souhaitions le présenter pour ce qu’il est,
à savoir une thèse. Nous aurions pu passer encore beaucoup de temps à le compléter et le corriger, mais tous ceux qui sont passés par là le diront : à un moment
donné, il faut savoir finir et accepter que tout ne soit pas dit – à charge pour
d’autres, peut-être, de prendre la suite. Pour cette raison, nous avons renoncé à
intégrer à cet ouvrage les derniers travaux publiés sur Radbruch. Le lecteur
intéressé en trouvera néanmoins les références dans la bibliographie.
Je souhaiterais pour terminer remercier tous ceux qui m’ont permis de mener
à bien cet ouvrage. Je tiens tout d’abord à exprimer toute ma gratitude au professeur Gérard Raulet, mon directeur de thèse, qui m’a incitée à m’intéresser à
Gustav Radbruch et m’a suivie tout au long de mon travail. Je remercie également
XVIII Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
le professeur Olivier Jouanjan, qui m’a aidé à trouver un éditeur et m’a fait
l’honneur de rédiger une préface à cet ouvrage, et le professeur Bjarne Melkevik,
directeur de la collection Dikè, qui a soutenu ce projet et fait preuve en la matière
de beaucoup de patience. Mes remerciements vont aussi aux professeurs Carlos
Herrera et Gilbert Merlio ainsi qu’à Monsieur Manfred Gangl, dont les remarques
pendant la soutenance m’ont été très utiles et le seront aussi pour mes futures
recherches. Je dois enfin réserver une catégorie particulière à mon père, Gérard
Le Bouëdec, relecteur attentif et courageux de ma thèse, qui m’a transmis son
goût de l’histoire et de la recherche, et à ma mère, Jacqueline Le Bouëdec, qui a
su nous communiquer sa passion de l’allemand et de l’Allemagne.
Dijon, juillet 2010
Introduction
« Je me réjouis que la fondation Friedrich Ebert évoque encore une fois […]
la mémoire de celui qui fut à la fois l’un des grands et des plus importants penseurs du droit de la social-démocratie en Allemagne et l’un des philosophes du
droit les plus renommés de l’époque récente »1. Le juriste auquel la ministre
allemande de la justice Brigitte Zypries rendait ainsi hommage en 2004, soit
80 ans après qu’il eut choisi de mettre fin à sa carrière politique, n’est autre que
Gustav Radbruch (1878-1949). Cet hommage est une illustration parmi d’autres
de l’écho qu’ont rencontré et que rencontrent encore aujourd’hui, et ce bien
au-delà du domaine germanique2, le parcours et les travaux de ce juriste. Sa
philosophie du droit, notamment, n’a jamais cessé d’être commentée et débattue
depuis sa mort en 1949. Vouloir jeter un nouvel éclairage sur Gustav Radbruch
se présente donc à maints égards comme une véritable gageure. Pour répondre à
ce défi, il fallait adopter une perspective qui permît de sortir des champs déjà
largement explorés de la biographie et de l’étude philosophique – en l’occurrence
une double perspective consistant à considérer ce juriste allemand à la fois comme
un cas spécifique et comme un cas représentatif des « juristes de gauche » sous la
République de Weimar. Autrement dit, nous avons choisi de ne pas nous arrêter
au seul Gustav Radbruch, mais de voir dans quelle mesure il est possible, à partir
de son exemple, de déterminer ce qu’était un « juriste de gauche » sous Weimar.
Cette double interrogation s’inscrit elle-même dans une démarche qui entend
contribuer, à travers les discours juridiques, à une meilleure connaissance de la
culture de cette époque.
1.
2.
Cf. Gustav Radbruch als Reichsjustizminister (1921-1923), conférence de la fondation
Friedrich Ebert à Berlin, 24 Mai 2004, p. 9. Sauf indication contraire, toutes les traductions
contenues dans cet ouvrage sont de notre fait.
Pour les États-unis, on peut renvoyer par exemple aux travaux d’Ian Ward ou de Stanley L.
Paulson, qui en 1999 a établi avec Ralf Dreier une nouvelle édition de la philosophie du
droit de Radbruch. L’œuvre de ce dernier a également connu une réception particulière au
Japon – ses œuvres théoriques avaient même déjà été traduites de son vivant en japonais.
Sa réception a été moins importante en France, à l’exception toutefois des travaux pionniers
de Carlos Miguel Herrera.
2
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
Qu’est-ce qu’un juriste de gauche sous la République de Weimar ? Question à
laquelle il est bien difficile de répondre, même si l’on est prêt à se contenter d’une
définition minimaliste. Associer République de Weimar et juristes de gauche est tout
sauf évident, surtout quand le premier nom qui vient à l’esprit à l’évocation des
juristes weimariens est celui de Carl Schmitt. On ne peut pas non plus identifier un
groupe de juristes qui se seraient à l’époque définis en tant que « juristes de gauche »
ou reconnus dans cette appellation. On pense certes à un certain nombre de personnalités ayant exercé une activité dans le domaine du droit et s’étant engagées politiquement au sein de la social-démocratie : Hugo Sinzheimer (1878-1945), Hermann
Heller (1891-1933), Ernst Fraenkel (1898-1975), Franz L. Neumann (1900-1954),
Otto Kirchheimer (1905-1965), ou bien encore justement Gustav Radbruch. On
peut ajouter à ces noms celui de l’Autrichien Hans Kelsen (1881-1973), qui constitue la figure de référence du débat juridique et méthodologique weimarien même s’il
n’a enseigné que brièvement en Allemagne. Le problème est que quand on s’intéresse
aux profils et aux parcours de ces juristes, leur diversité frappe bien davantage que
leurs points communs. On a ainsi affaire à des juristes appartenant à deux, voire à
trois générations différentes, certains, comme Radbruch, ayant été formés sous
l’Empire et ayant déjà acquis une certaine réputation avant 1918 tandis que d’autres
achèvent encore leurs études au début de la République de Weimar. Aux décalages
chronologiques dans les parcours de ces juristes s’ajoutent des profils très différents.
Quoi de commun par exemple entre Radbruch, universitaire et philosophe du droit,
et Neumann, avocat spécialisé en droit du travail et conseiller juridique auprès des
syndicats ? Ou encore entre Radbruch, le philosophe du droit et pénaliste, et Heller,
le théoricien du droit public et de l’État ?
Difficile donc de dire d’emblée si la notion de juriste de gauche sous Weimar
renvoie alors à un profil sociologique particulier lié à la conjugaison d’une activité
juridique et d’un engagement politique, à des prémisses théoriques communes,
à des prises de position politiques spécifiques, ou à tous ces éléments à la fois.
Radbruch était membre du parti social-démocrate allemand, mais cela en fait-il
pour autant une condition suffisante, voire nécessaire, pour le qualifier de « juriste
de gauche » ? Hans Kelsen, par exemple, n’a jamais adhéré à aucun parti politique,
ce qui ne l’a pas empêché d’être un fervent défenseur de la social-démocratie et
de la République. Plus encore, la convergence des sympathies politiques ne suffit
pas à construire une catégorie qui met certes en jeu un moment politique, mais
pose le problème de l’articulation entre ce moment politique et l’œuvre juridique.
L’enjeu consiste justement à déterminer s’il existe une corrélation entre un certain
type de convictions politiques et un certain type de discours juridique. En d’autres
termes, peut-on dégager sous Weimar un discours sur le droit qui soit spécifiquement « de gauche » ?
Pour toutes ces raisons, prétendre identifier un discours juridique de gauche
sous Weimar s’apparente, si ce n’est à une provocation, tout au moins à « une
Introduction
3
entreprise quelque peu risquée »3. De fait, l’on court à l’échec si l’on tente d’appréhender le cas de Radbruch et au-delà le problème des juristes de gauche à
partir de nos critères contemporains. L’exigence d’historicisation implique d’envisager le discours de Radbruch dans son inscription dans le contexte weimarien,
c’est-à-dire dans la perspective des enjeux philosophiques, juridiques, politiques
propres au contexte dans lequel il se construit et se déploie. Or ce contexte – lieu
commun qu’il n’est toutefois pas inutile de rappeler – est un contexte de crise :
crise théorique et philosophique, qui conduit à la remise en cause des fondements
positivistes et individualistes de la science juridique, crise des valeurs, crise de la
légitimité de l’État et de la démocratie – autant d’enjeux fondamentaux qui sont
pris en charge sous une forme qui leur est propre par les discours juridiques. Si
l’on veut tenter de définir un discours juridique de gauche, ce ne peut être qu’à
partir et en fonction des débats et des problématiques spécifiques commandés
par ce contexte de crise. Mais on se heurte alors immédiatement à un autre
problème de taille, à savoir la pertinence même du schéma traditionnel droitegauche. Ces deux concepts n’ont qu’un caractère relatif dans un espace politique
et cette indétermination les rend particulièrement délicats à manier4, et ce d’autant
plus quand on tente de les appliquer à la période weimarienne5. Comment, en
effet, distinguer une pensée « de droite » et « de gauche » lorsqu’on retrouve partout les mêmes concepts et les mêmes catégories ? L’usage du concept de
Gemeinschaft, le mot magique de la République de Weimar, en est sans doute
l’illustration la plus spectaculaire, mais elle est loin d’être unique. Le même
problème se pose lorsqu’on tente de tracer une frontière entre pensée démocratique et antidémocratique. Si l’on tombe dans le piège de l’illusion rétrospective
en appliquant à la période weimarienne nos critères actuels de définition de la
démocratie pluraliste, pratiquement aucun des juristes de l’époque ne peut être
considéré comme un démocrate. Inversement, si l’on se contente de dresser la
liste les auteurs qui se réclamaient de la démocratie, on en arrive à la conclusion
intenable que la pensée démocratique, catégorie dans laquelle il faudrait ranger
aussi bien Hans Kelsen que Carl Schmitt (!), aurait été dominante6. Ce sont ces
lignes de démarcation floues entre les pensées de juristes pourtant diamétralement
opposés sur le plan politique qui sèment le doute quant à la possibilité de déter3.
4.
5.
6.
Cf. M. Gangl, « Einleitung », dans M. Gangl (dir.), Linke Juristen in der Weimarer Republik,
p. 7.
Cf. C. Herrera, Les juristes face au politique. Le droit, la gauche, la doctrine sous la IIIe
République, p. 6 sq.
Voir sur ce point les travaux du Groupe de recherche sur la République de Weimar. Cf. notamment M. Gangl, G. Raulet (dir.), Intellektuellendiskurse der Weimarer Republik et G. Merlio
(dir.), Ni gauche, ni droite. Les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands
dans l’entre-deux guerres.
Voir la conclusion de Christoph Schönberger dans l’ouvrage sur la pensée démocratique
sous Weimar paru en 2001 sous la direction de Christoph Gusy : « Demokratisches Denken
in der Weimarer Republik : Anfang und Abschied », dans C. Gusy, Demokratisches Denken
in der Weimarer Republik, p. 664 sq.
4
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
miner ce qu’était un juriste de gauche sous Weimar sans tomber dans la caricature.
Reste alors une solution : partir d’un cas particulier, en l’occurrence celui de
Gustav Radbruch.
Pourquoi cependant s’intéresser à ce juriste plutôt qu’à un autre ? La réponse
est – au premier abord – très simple : Radbruch se présente à maints égards
comme le juriste de gauche idéal. Auteur d’une philosophie du droit dès 1914,
entré au parti social-démocrate à l’automne 1918, Radbruch allie durant toute
la République de Weimar un engagement politique constant à la poursuite de
sa réflexion théorique sur le droit. Son mandat au Reichstag (1920-1924), qui
fut marqué par ses nominations au poste de ministre de la justice sous les
chanceliers Wirth et Stresemann7, constitue l’apogée de son parcours politique.
Mais même après avoir abandonné la carrière politique proprement dite,
Radbruch n’a jamais cessé d’intervenir dans les débats sur le droit et la justice,
comme par exemple sur la réforme du droit pénal, et dans le débat politique
en général, se faisant en de multiples occasions le fervent défenseur de la
République de Weimar. Les césures historiques de 1918 et 1933 correspondent
de surcroît à deux césures dans son parcours personnel : 1918 est l’année de son
adhésion au SPD, tandis que l’année 1933 est marquée par son renvoi de
l’Université, son retrait forcé du débat politique et un repli sur des travaux
essentiellement historiques. Juriste aux multiples facettes, à la fois théoricien,
spécialiste de politique juridique prônant une réforme sociale du droit dans
l’esprit de la constitution, militant social-démocrate et même pour un temps
homme d’État, Radbruch semble donc constituer le parfait point de départ
d’une réflexion sur les juristes de gauche.
Ce cas en apparence idéal présente pourtant un défaut majeur : il s’agit aussi
d’un cas unique. La position d’outsider de Radbruch revient ainsi de manière
récurrente, et à juste titre, dans les jugements de ses contemporains comme des
commentateurs ultérieurs. Car Radbruch n’a en fait pas du tout le profil traditionnel du juriste. Son appartenance politique suffisait déjà à faire de lui une
rareté dans son milieu sociologique et professionnel. Devenu en quelque sorte
juriste malgré lui, alors que son inclination le portait plutôt vers les arts, Radbruch
n’a de plus jamais pratiqué le droit, interrompant son stage pratique pour se
lancer dans un doctorat. La fonction de ministre de la justice lui a certes apporté
une expérience « pratique », puisqu’il était chargé de la rédaction de projets législatifs et de leur mise en œuvre, mais une expérience très particulière qui ne peut
être comparée ni à celle d’avocat ou de juge, ni à celle d’autres juristes situés
politiquement à gauche, puisque mis à part Otto Landsberg, ministre de la
justice dans les premiers mois de la République, Radbruch fut le seul ministre
7.
Radbruch fut ministre d’octobre 1921 à novembre 1922 au sein du second gouvernement
Wirth, puis du 13 août au 3 octobre et du 6 octobre au 3 novembre 1923 au sein des
gouvernements Stresemann.
Introduction
5
de la justice social-démocrate sous Weimar. Il ne présente pas non plus ce qu’on
pourrait appeler le profil « typique » du socialiste, que ce soit sur un plan sociologique – il est issu d’une famille de la bourgeoisie de Lübeck – ou intellectuel
– l’influence néo-kantienne, et non l’influence marxiste, prédomine dans sa
philosophie du droit. Enfin, sa spécialisation en philosophie du droit et droit
pénal le différencie des juristes weimariens considérés comme les plus importants :
Hans Kelsen, Carl Schmitt, Hermann Heller ou Rudolf Smend. Cette spécificité
aboutit à un paradoxe étonnant : Radbruch dispose d’une édition complète de
ses œuvres8, mais occupe finalement une place marginale dans les études globales sur la théorie juridique sous Weimar, essentiellement centrées sur le droit
public et la théorie de l’État. On aurait cependant tort de sous-estimer les
réflexions théoriques de Radbruch, de même que l’importance de ses domaines
de prédilection. Le droit pénal, qui a une longue et très riche tradition dans
l’histoire du droit allemand et est associée à des figures aussi emblématiques
qu’Anselm Feuerbach au XVIIIe siècle ou Franz von Liszt à la fin du XIXe siècle,
se situe ainsi au carrefour de la philosophie du droit (réflexions sur le problème
de la responsabilité, de la culpabilité, de la justification et du but de la peine),
de la politique juridique et également de la théorie de l’État, car la politique
criminelle, comme l’avait très bien vu Radbruch, est inséparable d’une conception
de l’État. Ce profil particulier permet du même coup d’élargir le champ d’investigation au-delà du domaine traditionnel du droit public et du droit constitutionnel et d’aborder des débats souvent négligés dans les études générales sur la
période, comme l’offensive contre le droit pénal « libéral » à la fin de la République.
Gustav Radbruch représente donc le cas unique d’un juriste engagé au sein du
SPD, spécialiste de politique juridique et de politique criminelle, reconnu en
tant qu’universitaire et philosophe du droit et ayant exercé la plus haute fonction
politique possible dans le domaine de la justice. En résumé, il fait figure d’exception au sein d’une « catégorie » elle-même déjà minoritaire. Ce paradoxe a le
mérite de prémunir contre tout danger de généralisation abusive et contraint à
des allers et retours permanents entre Radbruch et les autres juristes, entre
­perspective individuelle et perspective collective.
Une autre raison justifie le choix de Radbruch. Le problème de l’articulation
entre théorie et engagement politique, on l’a dit, est au cœur de la notion même
de juriste de gauche. Or il existe un décalage important entre le parcours scientifique et la trajectoire politique de Radbruch, puisque les fondements de sa philosophie du droit sont solidement établis dès 1914 alors que l’engagement au SPD
ne date que de 1918. La chronologie de son parcours place donc d’emblée la
question de la cohérence entre théorie et engagement politique sous un angle
8.
Édition complète en 20 volumes des œuvres de Radbruch, établie sous la direction d’Arthur
Kaufmann et achevée depuis 2003 (voir la liste complète des volumes dans la bibliographie).
Sauf exception que nous signalerons, la pagination indiquée en note sera toujours celle de
l’édition complète (qui intègre quant à elle la pagination de l’édition originale).
6
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
problématique. Son engagement politique est en outre d’autant plus intéressant
qu’il a pris au cours de la République de Weimar différentes formes. Or il est évident
que la situation du député n’est pas la même que celle du ministre ou que celle de
l’intellectuel qui exprime ses convictions politiques lors d’interventions publiques.
Enfin, Radbruch a surtout lui-même problématisé la relation entre théorie et
engagement politique en commentant en ces termes son refus de reprendre le poste
de ministre de la justice que lui proposait le chancelier Hermann Müller en 1928 :
« C’était mon refus bien définitif adressé à la grande politique, le choix entre deux
tâches, qui, comme l’expérience me l’avait montré, ne se laissent à long terme pas
concilier : la politique et la science »9. Cette phrase nous conduit à formuler les
interrogations qui sont au cœur du présent ouvrage : quel type de rapport entretient
son discours théorique de juriste philosophe du droit avec son engagement socialdémocrate ? Y a-t-il effectivement des tensions, des contradictions, voire, comme
le suggère la phrase citée ci-dessus, une incompatibilité fondamentale entre les
deux ? Ces tensions sont-elles liées à des facteurs d’ordre individuel ou sont-elles
en rapport avec le statut de « juriste de gauche » de Radbruch ? Et dans ce cas,
pouvait-il y avoir une cohérence entre théorie et pratique pour un juriste de gauche
dans le contexte weimarien ? La réponse à cette question est capitale, car ce qui était
finalement en jeu pour un juriste comme Radbruch, c’était la capacité à proposer
une alternative cohérente aux discours produits par les autres juristes weimariens et
à envisager des solutions à la crise du droit et de la légitimité de l’État dans le cadre
de la République de Weimar et non en-dehors. L’on mesure alors mieux la portée
d’une étude des discours juridiques pour l’appréhension de la crise de Weimar.
Si on a beaucoup écrit et si on écrit toujours beaucoup sur Radbruch, force
est de constater que les deux aspects que sont la cohérence entre théorie juridique
et engagement politique et la confrontation avec les autres juristes « de gauche »
ont été jusqu’ici relativement peu étudiés. L’attention s’est longtemps focalisée
d’une part sur la personnalité de Radbruch, avec une forte tendance à l’hagiographie, d’autre part sur la philosophie du droit et notamment les essais postérieurs
à 1945. Cette dernière tendance s’explique par le très fort retentissement qu’ont
alors connu les thèses de Radbruch, et en particulier son essai « Injustice légale
et droit supralégal » de 1946. Rendant le positivisme responsable de la faillite
judiciaire du Troisième Reich – un positivisme qui, avec son adage « la loi est la
loi », aurait rendu les juges « sans défense » (wehrlos) face aux lois nazies10 –
Radbruch développe alors la thèse, passée à la postérité sous le nom de « formule
Radbruch » (Radbruchsche Formel), que le droit positif perd sa validité dans le cas
où il est en trop forte contradiction avec l’idée de justice et nie fondamentalement
le principe d’égalité. Il répondait ainsi aux attentes d’une époque à la recherche
9. Radbruch, Der innere Weg, dans GRGA 16. Biographische Schriften, p. 273.
10. Voir Radbruch, « Fünf Minuten Rechtsphilosophie », dans Radbruch, Rechtsphilosophie.
Studienausgabe, p. 209 ; « Gesetzliches Unrecht und übergesetzliches Recht » (1946), dans
GRGA 3. Rechtsphilosophie III, p. 88 ; « Die Erneuerung des Rechts » (1947), ibid., p. 108.
Introduction
7
de repères normatifs et d’une explication à la faillite de la justice sous le nazisme,
sans oublier la nécessité de trouver des critères pour juger les crimes commis sous
le régime national-socialiste. Pour toutes ces raisons, la « formule Radbruch » a
joué un rôle très important dans la jurisprudence des tribunaux allemands à la
fin des années 1940 et au-delà11. L’essai de 1946 se présentant par ailleurs clairement comme une autocritique, Radbruch est également entré dans l’histoire
de la philosophie du droit comme un positiviste repenti devant l’autel du droit
naturel12. La controverse autour de l’évolution de sa philosophie (« bouleversement », voire révolution marquée par une spectaculaire conversion du positivisme
au jusnaturalisme, ou bien simple évolution ?) n’est toujours pas définitivement
tranchée aujourd’hui, entretenant encore trop souvent une vision schématique
– une première phase marquée par les deux ouvrages de philosophie du droit de
1914 et de 1932 et une seconde phase postérieure à Weimar – qui n’analyse pas
la dynamique propre à la période 1914-1932 et le rôle de la césure de 1918.
La focalisation sur le philosophe du droit de l’après-guerre a surtout longtemps
laissé dans l’ombre un autre Radbruch, le juriste qui fut député et ministre de la
justice et n’hésitait pas à intervenir dans le débat public, c’est-à-dire justement le
Radbruch de Weimar. La spécificité de cette étude réside donc pour une large part
dans son centre de gravité : les textes de la période 1918-1933. Si certaines publications récentes ont remis l’accent sur les écrits weimariens13, il n’existe pas de réelle
synthèse prenant en compte l’ensemble du corpus constitué par les textes weimariens
et s’interrogeant sur l’articulation entre discours théorique et politique dans le cadre
de tous les débats auxquels a participé directement ou indirectement Radbruch.
Ce « recentrage » sur les écrits weimariens permet en outre de remettre au cœur de
l’analyse un concept théorique très important élaboré par Radbruch durant les
années 1920, mais trop souvent occulté par le débat de l’après-guerre autour du
positivisme et du droit naturel : le concept de droit social14. Quand on s’intéresse
11. La « formule Radbruch » a même connu un formidable renouveau après la réunification
dans le cadre des procès dits des « tireurs du mur » (Mauerschützenprozesse). Plusieurs jugements se sont alors explicitement appuyés sur cette formule pour contester la validité de la
loi autorisant les soldats est-allemands à abattre les citoyens tentant de fuir la RDA et pour
ainsi légitimer la condamnation des garde-frontières.
12. Cf. C. Herrera, « Compromis politique et théorie juridique chez Gustav Radbruch »,
p. 113.
13. Par exemple un article de V. Schöneburg, « Rechtsphilosophie und praktische Rechtspolitik »,
qui confronte certaines décisions du ministre Radbruch à ses conceptions théoriques et à
son programme politique, ou encore l’article consacré par Ralf Poscher à la conception de
la démocratie de Radbruch dans la perspective du débat sur le pluralisme et les partis politiques (« Vom Wertrelativismus zu einer pluralistischen Demokratietheorie. Gustav
Radbruchs rechtsphilosophisch begründete Parteienstaatslehre », dans C. Gusy, Demokratisches
Denken […]).
14. Les travaux sur la théorie du droit social ou abordant cet aspect ne sont pas légion et ne sont
pas vraiment récents, exception faite de ceux de Carlos Miguel Herrera (cf. bibliographie),
qui ont l’intérêt de souligner l’importance du droit social non seulement dans l’œuvre de
8
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
aux juristes de gauche, l’idée d’un droit plus proche de la réalité sociale et adapté
aux évolutions socio-économiques, les tentatives pour mettre en place des réformes
allant dans ce sens et le rapport entre droit social et théorie socialiste constituent
pourtant autant d’axes de réflexion incontournables. C’est à partir d’un concept
comme le droit social que l’on peut dépasser le cadre de la monographie et envisager Radbruch sous un angle nouveau – à savoir celui de sa représentativité dans
les débats juridiques weimariens.
Cette représentativité, il est vrai, n’apparaît pas comme une évidence. Radbruch
n’est par exemple pratiquement pas évoqué dans l’ouvrage de référence de Michael
Stolleis sur l’histoire du droit public allemand15. Les auteurs se contentent la plupart
du temps d’allusions ou d’étiquettes parfois contradictoires, le rangeant tantôt
parmi les positivistes, tantôt parmi les partisans du mouvement du droit libre16.
Même les études spécifiquement consacrées aux juristes socialistes, pourtant une
espèce rare sous Weimar, ne lui accordent que très peu de place. Dans son ouvrage
sur la théorie de l’État sociale-démocrate, Joachim Blau cite certes Radbruch dans
son introduction, mais son étude est centrée sur Heller, Fraenkel et Kirchheimer.
Tout juste trouve-t-on quelques allusions à Radbruch dans l’étude de Wolfgang
Luthardt sur la théorie constitutionnelle sociale-démocrate17, qui fait en revanche
une large place à tous les auteurs cités plus haut, à savoir Kelsen, Heller, Sinzheimer,
Fraenkel et Neumann. Il serait par conséquent tentant de conclure que Radbruch
se situait en marge des principaux débats théoriques de l’époque. Ce serait toutefois
oublier un peu vite l’importance et l’intérêt du droit pénal et de sa réforme d’une
part, terrain sur lequel Radbruch joua un rôle central, et de la réflexion sur le droit
social d’autre part. Les débats autour du droit public et de la théorie de l’État sont
en effet bien loin d’épuiser tous les enjeux des affrontements entre les juristes
weimariens. Et s’il est effectivement « difficilement concevable »18 de classer
Radbruch parmi les théoriciens de l’État ou du droit constitutionnel, cela ne veut
pas dire pour autant qu’il ne s’est pas exprimé sur ces sujets. Le problème est qu’en
dehors de sa, ou plutôt de ses philosophies du droit, Radbruch n’a rédigé aucun
grand écrit systématique synthétisant ses réflexions. S’il s’est beaucoup exprimé sur
la question de la démocratie, il n’a ainsi rien produit de comparable à l’essai référence
15.
16.
17.
18.
Radbruch sous Weimar, mais également en tant qu’élément d’une théorie juridique socialiste et trait d’union entre les juristes orientés à gauche.
Lorsque son nom est mentionné, c’est pour mettre en avant sa singularité. Michael Stolleis
constate ainsi qu’au début de la République, aucun spécialiste de droit public n’était membre
d’un parti socialiste et que Radbruch et Hugo Sinzheimer constituaient des exceptions
en-dehors du champ du droit public. M. Stolleis, Geschichte des öffentlichen Rechts in
Deutschland, vol. 3, p. 64.
Qui se caractérisait justement par son hostilité au positivisme. Cf. R. Graner, Die
Staatsrechtslehre in der politischen Auseinandersetzung der Weimarer Republik, p. 30.
Cf. J. Blau, Sozialdemokratische Staatslehre der Weimarer Republik ; W. Luthardt,
Sozialdemokratische Verfassungstheorie in der Weimarer Republik.
Voir l’introduction de Hans Peter Schneider au volume 14 de l’édition complète : GRGA
14. Staat und Verfassung, p. 11.
Introduction
9
de Kelsen Vom Wesen und Wert der Demokratie. Mais lorsqu’on se plonge dans ses
textes, on s’aperçoit qu’en réalité, il a pris position sur toutes les principales questions
débattues à l’époque : le rapport entre la justice et la République, le problème de
la légitimité et des valeurs, la théorie de la démocratie et des partis, sans oublier le
défi du renouvellement de la pensée juridique et des réformes en vue de l’adaptation
du droit aux évolutions sociales. Pour prendre la mesure de la contribution de
Radbruch aux débats weimariens, il faut considérer l’ensemble du corpus, c’est-à-dire
un nombre considérable de textes parfois très brefs et disséminés dans un grand
nombre de volumes. Une telle analyse n’est évidemment pas possible dans le cadre
d’une étude globale sur les juristes weimariens, mais elle est indispensable si l’on
veut rendre justice à la complexité et à la richesse de la pensée de Radbruch sous
Weimar.
En résumé, on voit qu’aussi riche que soit la littérature sur Radbruch et les
juristes weimariens, elle n’en a pas pour autant résolu les questions découlant de
notre double perspective : étudier Radbruch en tant que cas spécifique et en tant
que cas représentatif des juristes de gauche, le tout du point de vue de la cohérence
entre théorie et pratique. Les analyses poussées de la philosophie du droit de
Radbruch sont légion, il n’est pas nécessaire de se plonger dans les archives pour
connaître les détails de sa carrière politique et il existe de nombreux travaux
intéressants sur les débats juridiques weimariens et sur certains juristes sociauxdémocrates comme Hermann Heller ou encore Hans Kelsen. Ce qui manque,
et ce que cet ouvrage tente de proposer, c’est une analyse intégrant l’articulation
de ces différents niveaux de réflexion : le niveau de la théorie juridique et celui
de l’engagement politique, le niveau individuel et celui des « juristes de
gauche ».
Pour satisfaire à cette exigence, il nous est apparu nécessaire d’adopter
une position méthodologique qui peut se résumer comme suit : rejeter l’illusion rétrospective et les reconstructions a posteriori pour faire le chemin inverse,
c’est-à-dire revenir au fonctionnement interne des discours 19. Il s’agit de
substituer à une classification statique l’étude du discours lui-même dans sa
spécificité, dans sa dynamique et ses interrelations avec d’autres discours qu’il
vient critiquer, réfuter, défendre ou compléter. L’ouvrage s’appuie pour cela
sur des analyses de texte détaillées. La démarche n’est pas réductrice, car se
plonger dans le fonctionnement interne des discours ne signifie pas se cantonner à de l’analyse textuelle. Cela consiste au contraire à combiner l’étude
approfondie des textes avec celle des débats philosophiques, juridiques, politiques dans le cadre desquels ils s’inscrivent. Le retour aux discours apparaît
en fait comme le meilleur moyen pour tenter de dépasser l’alternative entre
étude de cas individuelle et tentative d’interprétation globale dans laquelle les
19. Pour cette exigence voir G. Raulet, « Réflexions sur la pratique de “l’histoire des idées” »,
p. 18, 20 ; M. Gangl, « Einleitung », op. cit., p. 12.
10
Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
travaux sur les juristes weimariens pourraient sembler enfermés. Il doit également permettre d’éviter un écueil fréquent : celui du finalisme ou du « téléologisme » qui postulerait une corrélation nécessaire entre positions théoriques
et options politiques. La « querelle des méthodes » entre juristes positivistes et
antipositivistes qui marqua la fin des années 1920 est à ce titre le contreexemple parfait. Elle démontre de manière éclatante que la ligne de front
politique entre partisans et défenseurs de la République ne correspond pas au
clivage théorique entre positivistes et antipositivistes. Hermann Heller, républicain et social-démocrate convaincu, était ainsi avec Rudolf Smend et Carl
Schmitt, peu connus pour leurs sympathies républicaines, un adversaire acharné
de Kelsen sur le plan théorique. Radbruch, politiquement proche de Heller,
bien plus encore que ne l’était Kelsen, est pourtant lui aussi traditionnellement
classé parmi les positivistes. Vouloir séparer débats théoriques et politiques ne
revient pas pour autant à nier toute corrélation entre les deux niveaux. Il serait
au contraire tout aussi naïf de croire qu’aucun motif politique n’intervient
dans la remise en cause radicale du positivisme qui s’opère sous la République
de Weimar, alors que celui-ci régnait sans partage sur la science juridique de
l’Empire. Il n’en reste pas moins qu’il faut tenter d’étudier les positions théoriques des juristes weimariens sans les disqualifier ou les valoriser a priori en
raison de leurs convictions politiques.
Ce qui vaut pour la querelle des méthodes vaut aussi bien sûr pour Radbruch.
Autrement dit, il ne faut ni présupposer une continuité idéale entre sa philosophie
du droit et son engagement social-démocrate, ni nier qu’il y ait un lien, mais
partir des textes eux-mêmes pour étudier les facteurs de cohérence, de tension et
d’interaction. Bien distinguer les niveaux d’analyse permet également de mettre
en évidence et de prendre un compte un phénomène très important dans les
discours weimariens, celui des « chassés-croisés » ou des Austauschdiskurse, c’està-dire l’usage de prémisses ou de concepts identiques dans des pensées politiquement opposées20. Le concept de Gemeinschaft, par exemple, joue un grand rôle
à la fois dans la pensée théorique et politique de Radbruch, de même d’ailleurs
que dans celle d’autres juristes socialistes. Or, on ne peut se contenter d’ignorer
ce point commun avec le discours de juristes très marqués à droite sous prétexte
que Radbruch avait des convictions politiques diamétralement opposées et était
moralement au-dessus de tout soupçon. Ces phénomènes d’« interdiscursivité »,
d’interdépendance entre l’ensemble des discours d’une époque, sont une des
données fondamentales des débats juridiques weimariens au même titre que les
profonds clivages qui divisent leurs protagonistes. Il n’est pas question non plus
de déplorer rétrospectivement le caractère « tragique » de ces points communs21,
20. G. Raulet, « Réflexions sur la pratique de “l’histoire des idées” », op. cit., p. 22. Cf. aussi
M. Gangl, G. Raulet, Intellektuellendiskurse der Weimarer Republik, op. cit., p. 35.
21. Comme le fait Klaus Lüderssen en évoquant un article de Radbruch où celui-ci fait référence
à un texte de Franz Schlegelberger, futur secrétaire d’État et ministre de la justice sous le
Introduction
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mais de commencer par constater ces convergences et étudier quelles sont leur
portée et leurs implications.
Éviter de tomber dans les jugements moralisateurs implique-t-il pour autant
de renoncer à toute perspective critique ou d’évacuer la question de l’échec de
Radbruch et de ses collègues sociaux-démocrates dans leur défense de Weimar ?
Bien sûr que non. Il faut se demander si Radbruch a été à la hauteur de l’enjeu
consistant à défendre la démocratie sur le terrain politique tout en lui donnant
une légitimité théorique. Mais il est bien trop facile de décréter a posteriori ce que
lui et les juristes de son camp auraient dû dire ou faire à l’aune de la catastrophe
qui s’en est suivie et des leçons tirées de l’expérience nazie22. Pour porter un jugement critique, il est impératif de partir des défis auxquels était confronté Radbruch
– concilier défense de la démocratie et réforme sociale du droit, donner une légitimité à une République qui en manquait cruellement, etc. – et des termes dans
lesquels se posaient les débats à l’époque. Replacer le discours théorique et politique de Radbruch dans son contexte, c’est aussi le replacer dans son contexte discursif, c’est-à-dire dans le système des possibilités énonciatives existant à un moment
donné, l’ensemble des énoncés constituant ce que Michel Foucault appelait « l’archive »23. Ce n’est qu’en ayant conscience des discours possibles pour un ministre
de la justice sous Weimar, par exemple, que l’on peut juger l’action de Radbruch
de manière différenciée et dépasser le constat d’une faillite générale.
L’application de ces principes méthodologiques suppose de disposer d’instruments pour exploiter un corpus riche d’ouvrages théoriques, d’un nombre
considérable de textes sur le droit pénal et sa réforme, d’un projet de code pénal,
de dizaines d’essais et de discours politiques (qui remplissent deux volumes de
l’édition complète), d’une série de discours au Reichstag, sans oublier sa correspondance et ses écrits biographiques. Ces instruments doivent permettre de
classer les textes en fonction du niveau de discours dont ils relèvent – préalable
indispensable à une analyse de l’articulation entre théorie juridique et engagement
politique. Dans cette perspective, les seuls critères de distinction pertinents nous
semblent être d’ordre énonciatif et rhétorique. En se fondant sur une série limitée de critères relatifs à la situation énonciative, on peut ainsi rattacher chaque
texte étudié à une strate discursive déterminée, établir ce qu’on pourrait appeler
son « statut discursif » et à partir de là, évaluer la cohérence entre les différents
niveaux de discours. Parmi ces critères, il y a par exemple le type de publication
ou de manifestation (s’agit-il d’une publication à caractère scientifique, d’une
publication dans une revue orientée politiquement, d’un discours aux militants ?),
les destinataires du discours, la qualité en laquelle s’exprime Radbruch (juriste,
régime nazi. K. Lüderssen, « Universalität als integrierende Spezialisierung », p. 489.
22. Écueil que n’évite pas Kurt Sontheimer dans son étude sur la pensée antidémocratique. K.
Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik, notamment p. 85 et 182 sq.
23. M. Foucault, L’archéologie du savoir, p. 169. Voir aussi G. Raulet, « Réflexions sur la pratique
de “l’histoire des idées”», op. cit., p. 21.
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Gustav Radbruch, juriste de gauche sous la République de Weimar
philosophe du droit, député ou simple sympathisant social-démocrate ?), le champ
de réflexion dans lequel il se situe (réflexion théorique ou prise de position politique) ou encore les intentions qu’il affiche. Exposer une théorie ou tenter de
convaincre ses lecteurs ou auditeurs de soutenir la République implique en effet
des stratégies rhétoriques et argumentatives très différentes. Conclure hâtivement
à une contradiction entre discours théorique et politique sans avoir pris en compte
les conditions d’énonciation et les stratégies qui vont avec reviendrait à méconnaître qu’il s’agit de types de discours différents répondant chacun à une logique
spécifique.
Sur la base de ces critères, on peut avancer l’hypothèse qu’il faut en fait
distinguer chez Radbruch non pas deux, mais trois niveaux de discours :
–
–
–
le niveau « théorique » des réflexions en matière de philosophie du droit,
de théorie du droit pénal et de théorie de l’État ;
le niveau « politique » dont relèvent en fait tous les textes marqués par
la volonté d’agir à un moment déterminé et dans des circonstances
déterminées (élections, commémorations, procès, débats parlementaires, etc.) sur des lecteurs ou des auditeurs déterminés, qu’il s’agisse des
député en train d’élaborer un projet de réforme du code pénal, du
peuple allemand qu’il faut convaincre d’adhérer à la République de
Weimar ou des militants socialistes que l’on veut réunir derrière une
nouvelle conception du socialisme. Cette large définition du texte
« politique » ne doit toutefois pas empêcher d’affiner les distinctions à
l’intérieur de cette catégorie ;
enfin ce que l’on peut appeler le niveau « pratique » ou « décisionnel »,
qui correspond au discours du ministre de la justice. Ce discours n’est
pas le même discours que celui du député : Radbruch s’exprime en tant
que ministre investi d’une responsabilité envers l’État et se situe par là
non pas simplement dans le champ de la prise de la position, mais dans
celui de la décision et de l’action.
Dans la pratique, on le verra, les distinctions ne s’avèrent évidemment pas toujours
aussi simples à établir. On ne peut donc pas prétendre aboutir à une classification
nette et définitive, mais simplement dégager de grandes tendances. Le fait que
certains textes résistent à la classification tient à la spécificité de l’ordre discursif,
qui ne rentre pas dans des cases préétablies. L’intérêt des textes « hybrides » est
justement de montrer comment le politique s’infiltre dans le discours théorique
ou, inversement, comment le discours théorique vient nourrir le discours politique. Cela permet d’envisager la cohérence entre les différents niveaux de manière
dynamique, comme un tissu de liens en perpétuelle construction.
Reste toutefois à concilier l’analyse de discours avec une approche systématique permettant de replacer Radbruch dans le cadre des débats weimariens.
L’analyse s’articulera donc en quatre grands moments. Nous présenterons dans
Introduction
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un premier temps le cas Radbruch au début de la République de Weimar, c’està-dire au moment où il s’engage en politique, afin d’analyser les conséquences
de ce double bouleversement à la fois personnel et historique. Nous nous intéresserons ensuite à l’engagement politique de Radbruch dans ses différentes
formes, ainsi qu’à sa conception de l’engagement et du rôle de l’intellectuel.
Enfin, les deux derniers moments seront consacrés aux deux grands champs de
réflexion que sont la théorie de l’État et de la démocratie d’une part et la théorie
du droit social de l’autre.
Première partie
Les données du problème
Pour Radbruch, l’année 1918 ne correspond pas seulement à la naissance
de la République de Weimar. Elle marque aussi une césure dans son parcours
personnel, puisqu’elle coïncide avec son adhésion au parti social-démocrate et
les débuts d’un engagement politique actif. Ses premiers travaux en théorie du
droit, en revanche, remontent à cette époque déjà à une quinzaine d’années. À
partir du moment où l’on s’intéresse aux liens entre théorie et politique, il paraît
difficile d’ignorer ces textes qui constituent son discours sur le droit à ce moment
charnière où il « rencontre » la politique. L’œuvre théorique antérieure à Weimar
fait partie intégrante de ce que l’on peut appeler « les données du problème »,
autrement dit des éléments indispensables pour pouvoir analyser l’articulation
entre théorie juridique et engagement politique chez Radbruch : quels étaient les
lignes de force de son discours avant Weimar ? Quels nouveaux enjeux ont résulté
de la conjonction du changement de régime politique et de l’engagement socialdémocrate ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre en étudiant
tout d’abord les premiers travaux de Radbruch, au premier rang desquels sa
philosophie du droit de 1914, puis l’élaboration de ses idées politiques.
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