Perspectives : vers une co-construction de savoir

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UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN
Département des Sciences Politiques et Sociales
D.E.S. en Anthropologie
PERSPECTIVES :
VERS UNE CO-CONSTRUCTION DU (DES) SAVOIR(S)
ANTHROPOLOGIQUE(S) ?
Expérimentations épistémologiques et méthodologiques
Epreuve de jury
Charlotte Bréda
Jean Hermesse
Bregje Stockbroekx
Année académique 2005-2006
Céline Tignol
Illustration : Escher, Concave and Convex, 1955.
2
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
p. 7
I. GLISSEMENTS DE TERRAINS – OU LE TERRAIN ET SES DOUBLES
p. 10
1) « Initiation » ; une poïétique du terrain ?
p. 11
1.1. Préparer le « terrain »
p. 11
1.2. Le terrain de l’enquête et l’autorité de l’universitaire
p. 11
1.3. Espace expérientiel, spectacle et implication
p. 13
1.4. Vers une révision de la notion de « terrain » ?
p. 15
2) Un « objet » humain pour l’homme… ?
p. 17
2.1. Fractures originelles
p. 17
2.2. Perméabilité des frontières
p. 18
2.3. Objet et démarche
p. 19
2.4. Passage à l’acte – critique de la charité épistémologique
p. 20
II. « CRISE DE CONSCIENCE » - BOULEVERSEMENT DES
PERSPECTIVES
p. 25
1) Mouvance et fluidité des frontières
p. 26
2) Critique orientale d’une rhétorique dominatrice
p. 26
3) Entre ici et là-bas
p. 27
4) Panoptique et fragmentation
p. 30
3
III. POLYPHONIES EN LABORATOIRES
p. 32
A. LA VOIX DE L’AUTRE – EXPERIMENTATIONS SCRIPTURALES
p. 32
1) Une période « expérimentale » dans les sciences humaines
p. 33
1.1. Remise en question de l’autorité monologique de l’ethnologue
p. 34
1.2. La crise des représentations et la réponse des postmodernes
p. 36
1.3. L’anthropologie interprétative
p. 37
2) Autoréférentialité et dialogisme
p. 39
2.1. L’Auto-référentialité
p. 39
2.2. Dialogisme ou écriture multivocale
p. 41
3) L’utopie du dialogue ? –Vers une approche réflexive
p. 43
B. DU DISCOURS ANTHROPOLOGIQUE UNIVOCAL AU MUSEE
PROSPECTIF CO-CONSTRUIT
p. 46
1) La voix de l’Autre dans l’exposition autochtone
p. 47
2) Rétrospective sur l’éprouvette : naissance de l’anthropologie, des musées
et du Grand Partage
p. 48
2.1. Avènement de la modernité et segmentation des sciences
p. 48
2.2. Idéologie évolutionniste
p. 48
2.3. Revendications autochtones : le cas du Canada
p. 50
4
3) Conséquences épistémologiques sur le discours anthropologico-muséal
p 52
3.1. Paroles d’experts en blouse blanche
p. 52
3.2. Entre crise de l’objet et dynamique du sujet
p. 53
3.3. Expérimentation sur la réappropriation du discours muséal : l’exemple
du musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam
p. 55
4) Pour une approche prospective du discours muséal
p. 56
4.1. La voie métisse
p. 56
4.2. La voie réflexive
p. 57
4.3. La voix de l’anthropologue prospectif au musée
p. 58
C. POLYPHONIE DISCIPLINAIRE : DE LA PHOTOGRAPHIE
COMME REVELATEUR ANTHROPOLOGIQUE
p. 60
1) Non-liens. Anthropologie de la surindustrialité
p. 61
2) Histoire, Ethnologie…Polyphonie
p. 62
2.1. Source orale
p. 63
a. D’une mémoire à l’autre
p. 63
b. La mémoire affective
p. 64
2.2. Source « sensible »
p. 65
3) La photographie
p. 66
3.1. Phôtos-graphein
p. 66
3.2. Le quoi de l'acte du clic-clac
p. 67
3.3. Apparemment…"ça a été"
p. 67
5
4) Une fenêtre sur le passé
p. 68
4.1. Le photographe
p. 69
4.2. La photographie
p. 70
4.3. Le photographié
p. 71
5) "Une fenêtre anthropologique sur la culture"
p. 73
6) Pour un "ars inviniendi"
p. 74
D. (RE-)CONSTRUCTIONS DU SAVOIR ANTHROPOLOGIQUE
– D’UN DEPLACEMENT DES PERSPECTIVES ?
p. 77
1) Un savoir métis ?
p. 78
2) (Re)construction ; vers un « nouveau » paradigme ?
p. 81
3) D’un positionnement du savoir ; la co-construction dans une perspective
pragmatique et prospective
p. 83
MISE EN PERSPECTIVE
p. 86
BIBLIOGRAPHIE
p. 88
6
INTRODUCTION
1
« Un discours sur la méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance. »
La question du « dialogique » (Paul Rabinow), du « symétrique » (Bruno Latour), de
la réciprocité ou de la « co-construction », sans vouloir d’emblée les entremêler dans un
même « paquet-cadeau épistémologique », hante peut-être une évolution (ou une forme de
« révolution » ?) dans la discipline anthropologique aujourd’hui. Et pourtant, certains diront
que, de facto, l’anthropologie a toujours été dialogique et que le débat n’a dès lors qu’un
sens limité. D’autres diront encore qu’il y a maintenant un mouvement (symétrique et
inverse) de « charité épistémologique » post-coloniale somme toutes bien naïf, tandis que
certains se retranchent dans une pure autocritique épistémologique de notre conception
occidentale de l’altérité. À ceux-ci nous répliquons maintenant, tout en prenant en compte
leurs apports respectifs, qu’une « naïveté » présumée témoignerait peut-être tout de même
d’une envie de pratiquer l’anthropologie autrement (ou, devrions-nous dire, l’ethnographie
ou l’ethnologie), qu’elle naît sans doute de relations effectives en transformations, et que le
de facto noie le bébé dans l’eau du bain en renvoyant à une soi-disant évidence occultée.
Pour notre part, il nous semble qu’il y a des évolutions dans la pratique de l’anthropologie et
dans l’épistémologie qu’elle revendique, et que la question susmentionnée nous y fait entrer
de pleins pieds. Elle s’inscrit dans différents « dilemmes » de la discipline ; le rapport de
l’anthropologue à son terrain, à ses informateurs, à son « objet », à son public, mais encore
dans le rapport entre singularité et universalité, plurivocalité et monologique, pluralité et
« mondialisation », configurations de pouvoir, visée de l’anthropologie, et tutti quanti. Elle
s’atteste de facto dans de nouvelles expérimentations autour de la représentativité, et dans
certains types de réflexions au niveau de la construction du savoir anthropologique. Elle
émerge dans une époque où l’idée de « scientificité » et de « connaissance pure »
s’émousse, où les hybrides et le brassage apparaissent2 et où la séparation entre nature et
1
BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, Vrin, 1934, p. 139.
Par exemple, si on lit les travaux de Bruno Latour. « La modernité n’a rien à voir avec l’invention de
l’humanisme, avec l’irruption des sciences, avec la laïcisation de la société ou avec la mécanisation du monde.
Elle est la production conjointe de ces trois couples de transcendance et d’immanence, à travers une longue
histoire (…). Le point essentiel de cette Constitution moderne, c’est de rendre invisible, impensable,
irreprésentable le travail de médiation qui assemble les hybrides. Ce travail est-il interrompu pour autant ?
Non, car le monde moderne s’arrêterait aussitôt de fonctionner puisqu’il vit du brassage comme tous les autres
2
7
culture est remise en question3. Sans vouloir verser dans une schizophrénie généralisée, il
semble qu’une forme de bricolage s’impose.
Parler d’impérialisme, de colonisation, c’est parler d’une forme d’unification des discours,
aujourd’hui difficilement pensable hors des « savoirs-pouvoirs » (Foucault) qui les
traversent. L’anthropologie, « fille du colonialisme occidental », a bien une « histoire » par
laquelle elle se reconstruit une continuité. Ce ne sera pourtant pas ici notre propos que de
proposer une lecture historique. Davantage, nous tenterons de saisir des éléments
épistémologiques et des tentatives concrètes de réélaboration de la pratique anthropologique
qui nous permettraient, à notre manière, de réassumer cette discipline, en prenant d’abord en
compte les questions qui la traversent aujourd’hui. Peut-être sera-ce l’occasion de nous
resituer au travers de rencontres avec ces « autres », qui changent en même temps que
change notre monde et nos conditions pour le et les penser.
« Ce n’est qu’aujourd’hui, à la lumière (à vrai dire un peu aveuglante) d’une situation
généralisée de circulation culturelle, que nous pouvons prendre une certaine conscience
de ce qu’a signifié pour un certain nombre de peuples l’irruption de l’extérieur. Ce n’est
qu’aujourd’hui, de même, qu’apparaissent les conditions d’une anthropologie
contemporaine (au sens où le dialogue entre l’observateur et l’observé s’inscrit dans un
univers où ils se reconnaissent l’un et l’autre – même s’ils y occupent des positions
différentes et inégales). La contemporanéité ne se décrète pas : c’est la transformation
4
du monde qui l’impose. »
Chacun de nous se veut résolument inscrit dans une vision de l’anthropologie comme
discipline particulièrement réceptive, attentive et impliquée aux/dans les transformations et
les enjeux du monde actuel. Nous avons choisi ensemble un thème et une problématique
épistémologique commune – la « co-construction » - qui suscitait les échanges et les débats
tout en s’articulant aux questions qui naissaient de nos premières expériences de terrain (ou
de la perspective de ces premières expériences). Davantage, ce travail est lui-même le
collectifs. La beauté du dispositif apparaît ici en pleine lumière. La Constitution moderne permet au contraire
la prolifération démultipliée des hybrides dont elle nie l’existence et même la possibilité. En jouant trois fois
de suite de la même alternance entre transcendance et immanence, il devient possible de mobiliser la nature,
de chosifier le social, et de sentir la présence spirituelle de Dieu, tout en maintenant fermement que la nature
nous échappe, que la société est notre œuvre et que Dieu n’interfère plus. Qui aurait résisté à une telle
construction ? Il faut vraiment que des événements inouïs aient affaibli ce puissant mécanisme, pour que je
puisse le décrire aujourd’hui avec cette distance et cette sympathie d’ethnologue pour un monde en train de
disparaître. » LATOUR, B., Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La
découverte, 1991, p. 53.
3
Voir, entre autres, DESCOLA, P., Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
4
AUGÉ, M., Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, pp. 75-76.
8
résultat d’une co-construction. Non seulement par la recherche d’un équilibre entre travail
commun et espaces personnels, qui rejoint cette tension d’un espace « commun mais
pluriel » (ou l’inverse), mais encore par l’interdisciplinarité qui s’est trouvée au cœur de
notre démarche puisque nous venons chacun d’horizons d’expérience variés.
Ainsi, Bregje, de par sa formation en traduction, se tournera vers la question de la
production du récit ethnographique, en interrogeant les expérimentations de la plurivocalité
mise en place à partir des années soixante. Cette question de la place de l’autre trouve un
écho également au sein des institutions muséales. Formée à l’anthropologie de la
communication et à la médiation culturelle, Charlotte envisagera cette problématique dans
une dimension prospective. Issu de la même discipline, Jean interrogera, dans une optique
interdisciplinaire, la possibilité de co-construire un savoir par la médiation de l’objet
ethnographique qu’est la photographie locale. Enfin, pour Céline, formée à la philosophie, il
s’agira de questionner les modifications de la perception du rapport de l’anthropologue à
son terrain, pour ensuite proposer une lecture de quelques éléments constitutifs d’un
paradigme qui semble émerger dans la discipline. Avant de développer ces expériences au
sein de notre « laboratoire polyphonique », nous exposerons les nombreux glissements
survenus au sein de la discipline, glissements alimentés par une crise de conscience dont il
conviendra de saisir la nature.
Méthodologiquement, la construction de ce travail a été traversée par différents parcours et
différentes étapes. Le thème s’est dessiné oralement dans de multiples échanges et
négociations réciproques. Chacun de nous ayant nos intérêts spécifiques et notre propre
continuité tout en se rencontrant dans un espace susceptible de les intégrer, nous avons
choisi de commencer par rédiger personnellement l’une des parties de ce travail en
l’inscrivant dans les échanges qui lui avaient donné naissance. L’une de ces parties a
finalement été co-rédigée, étant donnée une complémentarité flagrante de certaines de nos
approches. La dernière étape a renoué, sur un autre plan, avec l’approche spontanée qui
avait posé les prémisses de notre travail ; relectures réciproques dans lesquelles de
nouveaux liens et de nouvelles tensions apparaissaient, suggestions variées que chacun des
« auteurs » a pu choisir – ou non – d’intégrer, re-négociations multiples, re-définitions, retravail et re-réflexion sur notre propre posture au vu des proximités et des divergences que
nous pouvions observer. Ce sont les linéaments de cette réflexion toujours en court que nous
vous présentons maintenant, abordée depuis différentes perspectives.
9
I. GLISSEMENTS DE TERRAINS – OU LE TERRAIN ET SES DOUBLES
« Anthropologue et apôtre, je suis parti en Afrique animé par un profond souci d’autrui,
aussi professionnel que pieux. Mais une fois sur le terrain en Tanzanie je me suis très
vite rendu compte que mon peuple choisi, les Wakonongo, se souciaient autant de moi
que moi d’eux – et cela en outre dans tous les sens où je me voyais mandaté auprès
d’eux, du scientifique au plus spirituel ! À mes enquêtes ethnologiques sur les Noirs et
l’Afrique, ils répondaient par des questions ethnographiques sur les Blancs et l’Europe.
Mes efforts ponctuels pour améliorer leur sort matériel et spirituel faisaient faiblement
5
écho à leur souci permanent pour ma santé physique et psychique. »
L’un des éléments (revendiqué comme) central de la discipline anthropologique
actuelle est le « terrain ». Au sein de notre réflexion épistémologique sur la co-construction
en anthropologie, la pratique et la perception du terrain – la manière dont cette perception a
pu se déplacer – peuvent questionner la dimension empirique et théorique de
l’anthropologie et le rapport de l’anthropologue à ses « informateurs » et à l’« objet » de sa
démarche, en soulevant des préoccupations que nous retrouverons à différents niveaux de
notre parcours.
Dans un premier temps, nous initierons ici la réflexion en traitant des glissements qu’a pu
supposer l’importance actuelle attribuée au « terrain », du nouvel espace d’expérimentation
que celui-ci dégage, et d’une problématique liée à sa dénomination. Dans un deuxième
temps, nous traiterons de la construction d’un « objet » ou d’une « démarche » en
anthropologie, articulée à ces perceptions du « terrain » et des « sujets » qui s’y meuvent. La
co-construction pourrait-elle s’entendre et se problématiser, dès les prémisses de la
discipline actuelle, dans un certain rapport entretenu avec le « terrain » ?
5
SINGLETON, M., Critique de l’ethnocentrisme. Du missionnaire anthropophage à l’anthropologie postdéveloppementiste, Paris, Paragon, 2004, p. 130.
10
1) « Initiation » ; une poïétique du terrain ?
1.1 Préparer le « terrain »
Comme l’écrivait Paul Rabinow en revenant sur son parcours, l’anthropologie
« seemed to be the only academic discipline where, by definition, one had to go out of the
library and away from other academics. »6 Il ajoute que, dans son département
d’anthropologie à Chicago, le monde était divisé en deux catégories de personnes ; ceux qui
avaient fait du « terrain » et ceux qui n’en avaient pas fait, ces derniers n’étant pas
considérés comme de « vrais » anthropologues. Paul Rabinow raconte alors comment il a
fini par accepter le « dogme », et comment Mircea Eliade, tout en jouissant d’une
impressionnante érudition dans le domaine de la religion comparative, n’était pas réellement
reconnu au sein du « clan » et ses secrets7.
Aujourd’hui, le « terrain » est parfois mythifié, mystifié, ou encastré dans une méthodologie
stricte ; il reste qu’il y a un « art du terrain » qui témoigne de l’empiricité de la discipline
anthropologique, de sa volonté d’ancrer ses théorisations dans l’expérience, d’une forme
d’imprévisibilité de la rencontre, et des déplacements que peut introduire l’observation
participante (ou participation observante). « Épaississement empirique », « ampliation
analogique » et « interpellation interprétative », nous écrit Mike Singleton8, « description
dense », écrit Clifford Geertz9, « acculturation à l’envers » ou « expérimentation in vivo »,
souligne François Laplantine10.
1.2 Le terrain de l’enquête et l’autorité de l’universitaire
Il semble difficile aujourd’hui de prétendre adopter une posture d’abord théorisante
(pour autant qu’une distinction entre « pratique » et « théorie » garde encore du sens). À
6
RABINOW, P., Reflections on Fieldwork in Morocco, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 3.
Ibid., p. 3.
8
SINGLETON , M., « De l’épaississement empirique à l’interpellation interprétative en passant par
l’ampliation analogique : une méthode pour l’Anthropologie Prospective », in Recherches sociologiques, vol.
XXXII, n°1, 2001, pp. 15-40.
9
Voir GEERTZ, C., « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », in Enquête.
Anthropologie Histoire Sociologie, n°6, (1998), pp. 73-105.
10
LAPLANTINE, F., La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005, p. 22.
7
11
l’un de ce qui est maintenant considéré comme un extrême, certains des « pères fondateurs »
- par exemple, Marcel Mauss – appréhendaient leurs « objets » en s’appuyant
principalement sur les écrits d’autres personnages de terrain (les explorateurs, les
missionnaires, les colons, etc.), pour établir une théorie générale, et/ou dégager des
« formes » (Durkheim) et des « structures » (Lévi-Strauss) de la réalité sociale. Marcel
Mauss a pourtant poussé ses étudiants à « faire du terrain », et cela modifiera profondément
la nature des relations que soutiennent les anthropologues avec les missionnaires et les
colons, en ouvrant un nouvel espace de savoir en redéfinition et en renvoyant à la nécessité
d’établir une nouvelle forme d’autorité.
À la fin du XIXe siècle, écrit James Clifford dans Malaise dans la culture, rien ne
garantissait a priori que l’ethnographe fût, par son statut, meilleur interprète de la vie
indigène que le missionnaire et l’administrateur. Certains de ces derniers avaient des
contacts de recherche et des compétences linguistiques bien supérieures11. Selon notre
auteur, l’autorité de l’« enquêteur de terrain – théoricien » fut fondée entre 1920 et 1950,
comme étrange amalgame de l’expérience personnelle intense et de l’analyse scientifique,
appuyée par l’image de la validité qu’il acquerra dans le « grand public » (image peut-être
soutenue par l’idée que les abstractions théoriques mèneraient plus vite les ethnographes au
« cœur » d’une culture). Malinowski aurait d’ailleurs entretenu un débat sur son « terrain »
avec un colonel, conclu par le reproche d’amateurisme que Malinowski aurait adressé à ce
dernier.
« Pour schématiser, on pourrait dire qu’avant la fin du XIXè siècle, l’ethnographe et
l’anthropologue, le descripteur-traducteur d’une coutume et le bâtisseur de théories
générales sur l’humanité, se distinguaient l’un de l’autre (il importe de bien comprendre
la tension entre l’ethnographie et l’anthropologie pour percevoir correctement la
convergence récente, et peut-être provisoire, des deux projets). Malinowski nous propose
l’image du nouvel « anthropologue » - qui bivouaque près d’un feu de camp, regarde,
12
écoute et pose des questions ; enregistre et interprète la vie trobriandaise. »
11
Pour une réflexion sur l’évolution des rapports entre anthropologie et missiologie en fonction de leurs
projets respectifs, voir. VAN BEEK, W. E. A, « Anthropologie et missiologie ou la séparation graduelle des
partenaires », in SERVAIS, O. et VAN’T SPIJKER, G (dir.), Anthropologie et missiologie. XIXe-XXe siècles.
Entre connivence et rivalité, Paris, Karthala, 2004, pp. 25-44.
12
CLIFFORD, J., Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, Ecole
nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, p. 35.
12
L’observation participante permettra une autre forme de connaissance. Pour Jean-Pierre
Olivier de Sardan dans « La politique du terrain. Sur la production des données en
anthropologie », l’expérience acquise lors d’un séjour sur le terrain permet de développer
une forme de maîtrise du système de sens du groupe auprès duquel le chercheur enquête.
Acquise pour une bonne part inconsciemment, elle interviendra directement dans la manière
de mener le processus de recherche et dans la façon d’interpréter les données relatives à
l’enquête. « C’est là toute la différence, particulièrement sensible dans des travaux
descriptifs, entre un chercheur de terrain, qui a ce dont il parle une connaissance sensible
(par imprégnation), et un chercheur de cabinet travaillant sur des données recueillies par
d’autres. »13. Nous verrons, dans notre partie « polyphonie disciplinaire », que de nouvelles
questions peuvent être posées à ce propos lorsque l’on adopte une démarche d’ordre
historiographique.
1.3 Espace expérientiel, spectacle et implication
La nouvelle importance que revêtira le « terrain » permet également d’accéder à un
nouvel espace – et temps – d’expérience et d’implication, comme l’illustrent, par exemple,
les expériences de terrain de Clifford Geertz et de Jeanne Favret-Saada, qui permettent de
re-questionner le point de vue théorisant. « À Bali, être taquiné, c’est être accepté »14, écrira
Geertz dans Bali, interprétation d’une culture ; sa fuite, avec son épouse, accompagnant la
fuite des balinais suite à une descente de police, permettra leur acception dans le village.
L’expérience de terrain comme celle de Favret-Saada – la sorcellerie dans le Bocage
normand – peut, également, nous rendre particulièrement attentifs aux rapports de force et
de pouvoir dans lesquels nous nous faisons impliquer, et dans lesquels nous sommes
effectivement d’emblée impliqués.
« Pour que l’ethnographie soit possible, il fallait, au moins, que l’enquêtant et l’indigène
s’accordent à reconnaître à la parole une fonction d’information. (…) Or, la sorcellerie,
c’est de la parole, mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information. (…)
Quand la parole, c’est la guerre totale, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre
15
ethnographie. »
13
. OLIVIER DE SARDAN, J.-P., « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie »,
in Enquête, n°1, 1995, pp. 71-109
14
GEERTZ, C., Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 170.
15
FAVRET-SAADA, J., Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, p. 21.
13
Favret-Saada nous dit n’avoir rencontré « que du langage » sur son terrain, d’un verbe qui
était « en acte ». Lorsque rien n’est dit de la sorcellerie qui ne soit étroitement commandé
par la situation d’énonciation, le travail théorique consisterait en un retour sur la situation
d’énonciation et sur la manière dont l’enquêteur y a été « pris », l’objet même de la
réflexion s’instaurant dans un va-et-vient entre la « prise » initiale et sa « reprise »
théorique.
« Qu’il s’agisse d’y être « repris » et non de s’en « déprendre », c’est ce dont je voudrais
introduire ici la nécessité – abandonnant au reste de l’ouvrage la possibilité de le
démontrer. J’entends ainsi marquer sans équivoque la distance qui me sépare de
l’anthropologie classique comme de la pensée post-structurale en France, dans leur
16
commun idéal de totale a-topie du sujet théoricien. »
Nous entrons alors au cœur d’un débat à ramifications très étendues. D’une certaine
manière, par cette distinction entre « théorie » et « pratique », nous retrouvons (sans doute
de manière un peu caricaturale) cette distinction établie par Henri Bergson entre « espace »
et « durée », « analyse » et « intuition »17, et cette distinction que Dilthey introduit entre
« explication » et « compréhension ». Mais il est extrêmement difficile de faire la part des
choses, d’autant plus si nous nous interrogeons sur le sens de la « théorie » et les formes de
pouvoir dans lesquelles elle pourrait s’inscrire, tout en défendant l’idée qu’il n’y a pas de
« faits » sans « théorie » qui soutienne notre perception de ceux-ci. Les rapports complexes
entre un processus de « théorie-empiricité-théorie » ou de « terrain-théorie-terrain » se
côtoient souvent, s’enrichissent l’un de l’autre, et se confondent peut-être parfois.
Pierre Bourdieu, dans Le sens pratique, tentera de dépasser l’une des oppositions les plus
ruineuses à son sens pour les sciences sociales ; la distinction qui s’établit entre le
« subjectivisme » et l’« objectivisme ». Il récuse ainsi la « distance objectivante »
lorsqu’elle implique le privilège « théorique » (l’étymologie est bien empruntée au grec
theôros, « spectateur ») et épistémologique de l’ethnologue, sa mise « hors jeu » de son
objet (particulièrement dans le structuralisme), pour, dans sa perspective, proposer une
16
Ibid., p. 26.
Voir, par exemple, BERGSON, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2001, et
BERGSON,.H., « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2003, pp. 177227.
17
14
« objectivation de la distance objectivante », qu’il mettra en « pratique » dans Leçon sur la
leçon18.
« Si, contre l’intuitionnisme, qui nie fictivement la distance entre l’observateur et
l’observé, je me tenais du côté de l’objectivisme soucieux de comprendre la logique des
pratiques, au prix d’une rupture méthodique avec l’expérience première, je ne cessais de
penser qu’il fallait aussi comprendre la logique spécifique de cette forme de
« compréhension » sans expérience que donne la maîtrise des principes de l’expérience ;
qu’il fallait non abolir magiquement la distance par une fausse participation primitiviste,
mais objectiver cette distance objectivante et les conditions sociales qui la rendent
possibles, comme l’extériorité de l’observateur, les techniques d’observation dont il
19
dispose, etc. »
S’il y a aujourd’hui plusieurs types d’options épistémologiques, nous nous situons bien
actuellement dans une configuration qui permet une re-situation. Conjointement, le rapport
au « terrain » porte la possibilité d’une considération particulière des informateurs et des
personnages (y compris nous-mêmes) qui s’y déplacent, jusqu’à, pour certains, pouvoir
penser le « don- contre-don » (« Ma dette envers tous est immense », écrit P.J. Laurent20) et
la « contractualité » inhérente à toute entrée en terrain au cœur de l’entreprise
ethnographique.
1.4. Vers une révision de la notion de « terrain » ?
Dans La pluralité des mondes, Francis Affergan, parmi d’autres21, préfère parler de
« monde-entre » que de « terrain », monde révélé par la réflexion sur le « relief
épistémologique inattendu » de ce dernier. Cette notion permet, à notre sens, de dépasser les
abus possibles de l’indication d’un « terrain » comme étant réellement différencié, et nous
18
« Parabole ou paradigme, la leçon sur la leçon, discours qui se réfléchit lui-même dans l’acte du discours,
aurait au moins pour vertu de rappeler une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je
la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la
science. C’est lorsqu’il ne sait pas introduire cette distance objectivante, donc critique, que le sociologue
donne raison à ceux qui voient en lui une sorte d’inquisiteur terroriste, disponible pour toutes les actions de
police symbolique. » BOURDIEU, P., Leçon sur la leçon, Paris, Edit°d. De Minuit, 1982, p. 9.
19
BOURDIEU, P., Le sens pratique, Paris, Edit. De Minuit, 1980, pp. 30-31.
20
. LAURENT, P.J, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, Paris, Karthala, 2003,
p. 5.
21
Clifford parlerait également d’un « moment de pensée interculturelle », et Rabinow décrirait la rencontre
ethnographique comme un « liminal world » où naissent « the beginnings of a hybrid, cross-cultural object or
product », voir SPENCER, J., I, « Anthropology as a kind of writing », in Man, vol. 24, n°1, 1989, pp. 145164.
15
introduire vers une nouvelle forme de la co-construction. Le « monde-entre », dans La
pluralité des mondes, est un monde croisé et original, né de la rencontre, où les œuvres en
gestation s’expérimentent plus que ne s’observent dans un lieu de travail commun et de
confrontation. Francis Affergan désigne les insuffisances de la notion de terrain en
introduisant les notions d’« objet-mondes » (pour éviter la restriction d’un « objet » à des
contours arbitrairement désignés) et de « cultures-en-dialogue » (ou entremêlement de
plusieurs interprétations). « L’insuffisance de cette notion (la notion de terrain) réside tout
entière dans l’absence d’une idée de croisement relationnel et d’échange interlocutif. »22
C’est au même type de réflexion que souscrit Pablo Wright lorsque, dans Being-in-thedream, postcolonial explorations in Toba ontology, il évoque l’« intersujet » en s’appuyant
–entre autres - sur le courant de l’anthropologie critique23.
Si cette flexion peut également s’inscrire dans des courants philosophiques (par exemple,
citons, simplement à titre de pistes de réflexion, un débat intra-phénoménologique entre
Husserl et Merleau-Ponty, la présence d’une « pro-flexion intersubjective » chez Martin
Buber et Lévinas24, etc), elle témoigne d’une réflexion épistémologique généralisée qui
implique également le type de construction de l’« autre » et de l’« objet » de la discipline au
travers de ses différentes approches.
22
AFFERGAN, F., La pluralité des mondes : vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, 1997,
p. 135.
23
En s’appuyant sur le courant de l’« anthropologie critique » (terme recouvrant pour P. Wright les travaux
influencés tant par le marxisme, la phénoménologie existentialiste, les théories critiques et la philosophie du
langage), il écrit en reprenant Scholte : « Critical anthropology propose an epistemological evaluation of
anthropological knowledge agreeing on the intersubjective nature of field data. This entails a critique of the
notions of truth and certainty, which can be well placed aside theoretical development produced by hard
sciences such as physics. (…) Fieldwork is also defined, especially by Scholte (1974), Fabian (1974, 1979,
1983), Ulin (1984), and Rigby (1985) as a communicative process rather than as simply an instrument for
data-collection. » WRIGHT, P., Being-in-the-dream. Postcolonial explorations in Toba ontology, Thèse de
doctorat, Temple University, 1998, pp. 106-107.
24
Voir MÜNSTER, A., Le principe dialogique. De la réflexion monologique vers la pro-flexion
intersubjective (essais sur M. Buber, E. Lévinas, F. Rosenzweig, G. Scholem et E. Bloch), Paris, Kimé, 1997.
16
2) Un « objet » humain pour l’homme… ?
2.1 Fractures originelles
Au cœur de cette espèce de « paradoxe » des sciences humaines (l’homme est en
même temps regardé et regardant, « touchant et touché », dirait Maurice Merleau-Ponty), la
sociologie et l’anthropologie s’établissent d’abord sur des fractures originelles25. « Rupture
épistémologique » entre savoir scientifique et savoir vulgaire, écrit Émile Durkheim, tentant
de modeler son savoir sur celui des sciences de la nature26. « Grand Partage » entre sociétés
historiques et anhistoriques27, et leurs concomitants ; fracture entre ici et là-bas, entre
solidarité organique et mécanique (ou entre communauté et société), entre « primitifs » et
« évolués », entre le même et l’autre, entre totalité et discontinuité. Si l’évolutionnisme du
XVIIIe siècle a été critiqué (parfois avec une tendance « inverse »28) et qu’un « exotisme »
né de la colonisation a été dénoncé (Ségalen29), il reste que la faille demeure, dans l’esprit
des Lumières, que l’« autre » ou que la « différence » soit idéalisée (le bon sauvage),
déprimée (le « primitif »), ou que nous ayons un subtil mélange entre l’un et l’autre. « Alors,
vous allez nous étudiez comme vous étudiez vos sauvages ? » demande un patron
25
Pour une réflexion sur une genèse de l’une de ces fractures au niveau de la représentation, voir
FOUCAULT, M., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
26
Celui-ci écrit en effet, au début de sa préface aux Règles de la méthode sociologique : « s’il existe une
science des sociétés, il faut bien s’attendre à ce qu’elle ne consiste pas dans une simple paraphrase des
préjugés traditionnels, mais nous fasse voir les choses autrement qu’elles n’apparaissent au vulgaire ; car
l’objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions
reçues. » DURKHEIM, E., Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1937, VII. Dans « De quelques
enjeux épistémologiques d’une méthodologie générale pour les sciences sociales », A.P. PIRES dégage que
les sciences sociales ont suivies à l’égard du sens commun la voie ouverte par les sciences de la nature. Mais
la position aujourd’hui est beaucoup plus complexe et ambiguë : Santos aurait parlé de « rupture avec la
rupture épistémologique » - ou effort de retour éclairé vers le sens commun, Stengers de « démarcation », et
d’autres encore dénient qu’il y ait réellement eu rupture.
27
Pour une réflexion sur le rapport entre l’histoire et la non-histoire dans le discours ethnographique, attentive
à la philosophie de l’histoire et à la perception des sociétés « exotiques » au travers des écrits de Lafitau,
Voltaire, Malthus, Hegel, Morgan et Lévi-Strauss, voir DUCHET, M., Le partage des savoirs. Discours
historique, discours ethnologique, Paris, La Découverte, 1984.
28
LÉVI-STRAUSS, C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 58. Nous parlons de tendance inverse – et
par là même, problématique -, car Lévi-Strauss ira jusqu’à faire des sauvages des « grands philosophes »,
dotés d’une pensée « rompue à tous les exercices de la spéculation ».
29
« Ce livre décevra le plus grand nombre. Malgré son titre exotique, il ne peut y être question de tropiques et
de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux, ni de vaisseaux, ni de grandes houles, (…) »,
« Exotisme ; qu’il soit bien entendu que je n’entends par là qu’une chose, mais immense : le sentiment que
nous avons du Divers » SÉGALEN, V., Essai sur l’exotisme. Une esthétique du divers, Paris, Fata Morgana,
1978, p. 63.
17
d’entreprise à I. Bellier, venue faire une enquête ethnographique dans le milieu de
l’entreprise30.
2.2 Perméabilité des frontières
Même si, dans le discours ambiant, une certaine catégorisation de la discipline reste
établie, il reste que ses « fractures » se distendent aujourd’hui. La « rupture » entre savoir
scientifique et savoir vulgaire est sans cesse re-questionnée à différents niveaux, tant dans le
champ de la sociologie que de l’anthropologie que, pour certains, des « sciences de la
nature » (Heisenberg, Kuhn, Feyerabend, Latour, Descola, etc). Également, la distinction
entre sociétés historiques et sociétés anhistoriques est profondément remise en question (et
l’on sait comme Lévi-Strauss avait dû se débattre, dans La pensée sauvage, avec la notion
d’événement). C’est d’ailleurs l’un des enjeux de l’anthropologie dynamique de Georges
Balandier que de récuser la dé-politisation des sociétés archaïques, conséquence d’un
dogme qui nie leur qualité historique et privilégie leur situation d’équilibre31. Au contraire,
sa démarche entend saisir la dynamique des structures et le système des relations qui les
constituent, en prenant en considération les tensions et le mouvement inhérents à toute
société.
Si le « terrain » a maintes fois été abordé dans un « présent ethnographique » en supposant
une homogénéité constitutive (pensons à la « mentalité primitive » chez Lévy-Bruhl), nous
sommes aujourd’hui entraînés vers de nouvelles perspectives qui questionnent le rôle de
l’anthropologue et la construction de ses « objets ». Sans doute n’est-ce plus le temps de se
retourner vers une quelconque « terre sans mal » ou « paradis perdu », mythe d’une certaine
anthropologie, ou de pratiquer une « anthropologie de sauvetage ». Il nous semble qu’il est
possible d’aborder aujourd’hui les sociétés en transformation de manière prospective, dans
un monde où la globalisation et la revendication des différences se côtoient et où « les purs
produits deviennent fous » (Clifford).
30
BELLIER, I., « Du lointain au proche. Réflexions sur le passage d’un terrain exotique au terrain des
institutions politiques », in GHASARIAN, C., De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux
terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, pp. 45-62.
31
« Cette démarche (l’anthropologie politique) ne pouvait éluder le problème de l’État – et elle examine
longuement les caractères de l’Etat traditionnel -, mais elle révèle à quel point il devient urgent de dissocier la
théorie politique de la théorie de l’Etat. Elle montre que les sociétés humaines produisent toutes du politique
et qu’elles sont toutes ouvertes aux vicissitudes de l’histoire. Par là même, les préoccupations de la
philosophie politique sont retrouvées et d’une certaine manière renouvelées. » BALANDIER, G.,
Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967, p. 2.
18
2.3 Objet et démarche
L’anthropologie aurait-elle encore un « objet » défini lorsqu’elle se veut
dynamique ? Si cette discipline s’est d’abord développée dans des terrains « exotiques » et
maintenant « endotiques », y aurait-il une continuité dans sa démarche ?
Peut-être pourrions-nous la trouver dans les notions de l’altérité et de la distanciation,
comme « approche épistémologique et méthodologique sans objet »32. Si le rapport entre
identité et altérité ont beaucoup évolué dans les discours des anthropologues, l’altérité reste
l’un des fondements de l’approche anthropologique (soit la plus grande de ses impasses,
pour Affergan33). Cependant, depuis Marx, Nietzsche et Freud (les fameux « maîtres du
soupçon »), l’altérité « interne » est pensée. « Je est un autre », nous disait Rimbaud. Et,
tandis que nous sommes « dépossédés » d’une part de notre conscience, l’« autre » se fait
soi également, que cela soit dans l’universalité d’une « nature humaine » ou dans la
rencontre au travers de laquelle différentes identités dynamiques se construisent. Dans ces
nouvelles manières d’envisager le rapport entre « soi » et l’« autre », les rapports entre
singularité et universalité sont sans cesse remis en question. Maurice Merleau-Ponty nous
parlera d’« universel latéral ».
« L’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous
pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie vers l’universel :
non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un
universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique,
incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. »
34
C’est dans cette « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » que
peuvent également s’inscrire des préoccupations concernant l’attitude « coloniale » qui a pu
sous-tendre l’approche anthropologique dans la construction de ses « objets » d’observation.
Michel de Certeau, par exemple, souligne la forme de colonisation que représente
32
Voir PICCOLI, E., Quelle place pour l’autre dans une ethnologie prospective ? De la définition d’un objet
à une attitude méthodologique et épistémologique, (épreuve de jury pour le Diplôme d’Etudes Spécialisées en
Anthropologie), UCL, 2005.
33
Dans Critiques anthropologiques, Francis Affergan traite des crises au fondement du discours
anthropologique, dont les contradictions se résolvent pour celui-ci en une seule : « comment la raison peutelle rendre compte du problème de l’altérité sans l’altérer ? » AFFERGAN, F., Critiques anthropologiques,
Paris, PFNSP, 1991, p. 9. Ainsi, soit l’anthropologie intègre les autres et ne parle plus que d’elle-même au
travers de ses miroirs, soit elle ne parvient pas à intégrer un objet étranger et inassimilable au concept et verse
dans l’aporie. Ce sera l’objet de son ouvrage que de montrer la déconstruction de cette impasse.
34
MERLEAU-PONTY, M., Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 150.
19
l’ethnologie ; le fait de créer un objet d’observation a comme postulat un rapport de force,
qui suppose qu’à cet endroit les hommes ne sont plus des sujets et des citoyens à part
entière35. « Où sommes-nous ailleurs que dans la culture savante ? Ou, si l’on veut : la
culture populaire existe-t-elle ailleurs que dans l’acte qui la supprime ? »36 Les fondements
mêmes de l’analyse ethnologique et la définition de son objet sont remis en question à partir
de la réelle activité des « sujets observés » pour De Certeau.
« Une ethnie, est-ce un objet de savoir, ou bien ce qu’un groupe définit par son acte ?
(…) Ce qui constitue une ethnie, ce n’est pas le fait qu’un ethnologue ou un sociologue
peut définir quelque part le Breton comme l’objet de son intérêt et d’un savoir. Cet
« objet » est d’ailleurs constamment « évanouissant » : car l’a priori de la méthode
ethnologique « supprime » l’acte par lequel les Bretons se font Bretons et parlent, en leur
nom, comme le langage de leur volonté de vivre, les éléments analysés par l’observateur.
Or on ne peut pas faire abstraction de l’acte qui tient tous ces éléments ensemble. »
37
Dans une approche dynamiste, nous pouvons tenir compte des stratégies des sujets
« observés », tout en renvoyant à la question (que nous soulèverons ci-dessous) de savoir
sur quel « plan de discours » s’élabore le savoir anthropologique.
2.4 Passage à l’acte – critique de la charité épistémologique
Lorsque l’on parle d’acte, de ruse ou de stratégie, on prend également en compte
l’activité des indigènes face à l’ethnologue, ce qui rend presque dérisoires et obsolètes les
préoccupations (peut-être condescendantes) pour leur laisser une « voix au chapitre »,
jusqu’à questionner le fondement d’un appel à la co-construction ou au dialogique (surtout
lorsqu’elle s’effectue a posteriori). Comme le souligne Marc Abélès dans « Le terrain et le
sous-terrain », il y a de la contractualité dans le « pacte ethnographique », instaurée dès les
premiers pas de l’anthropologue sur le « terrain ».
« Quand on cherche, au terme de l’enquête, à réintroduire les voix de nos interlocuteurs
dans le texte ethnographique, il y a là une double naïveté. D’une part, on pense
contrebalancer l’intrusion inaugurale qui caractérise la démarche par cet acte de charité
épistémologique. D’autre part, on présuppose que les « ethnographiés » ont subi de part
35
CERTEAU, M, (DE), La culture au pluriel, Paris, Seuil, 1993, p. 135.
Ibid, p. 70.
37
Ibid, p. 133.
36
20
en part la présence (dominatrice) du chercheur. Sans s’attarder sur la naïveté
moralisante, c’est bien plutôt la passivité imputée à l’« objet » ethnographique qui fait
38
problème. »
Lorsque l’on est attentif à cette problématique, à la considération des acteurs comme
stratèges, la porte est ouverte à la considération de nombreuses situations de dons- contredons dans lesquelles intervient souvent la ruse39, à la reconnaissance d’une « frontière des
conventions », par exemple dans le champ de la coopération (P.-J. Laurent40).
Le statut attribué par l’anthropologue au discours de l’autre garde cependant une spécificité,
car la parole « enregistrée » par celui-ci n’a pas la même « valeur » que celle qu’elle détient
pour l’indigène, ce qui peut entraîner diverses ambiguïtés. « Est-ce que tu peux me faire une
interview ? Parce que cela fera peut-être de la publicité… » - m’a demandé un jeune toba
du Teuco-Bermejito. Tour à tour, dans mon entrée sur le « terrain » (Chaco argentin), j’ai
été prise pour une journaliste, pour une coopérante, pour une missionnaire, pour une
« indigéniste », et, également, pour une étudiante par certains, qui m’ont alors invitée à aller
parler d’anthropologie dans les églises et sur un programme de radio évangéliste. Plus
encore, certains Tobas ont emprunté mes livres d’anthropologie, et l’un d’entre eux a voulu
les utiliser dans un atelier d’études bibliques : « regardez, c’est écrit ici, Elmer Miller parle
de vous41 ! Vous vous souvenez de lui ? ». Un autre a réagi également : « mais… mais Elmer
Miller parle de machin, et machin a vécu chez mon grand-père ! Je m’en souviens bien, on
prenait le maté ensemble quand j’étais petit ! » Là, très concrètement, se pose à nouveau la
question (avec celle de la symbolique de l’écriture) de savoir sur quel plan de discours une
parole est « comprise » dans l’élaboration du savoir anthropologique, tant pour
l’anthropologue que pour l’indigène (ce terme étant entendu dans son sens le plus large).
38
.ABÉLÈS, M, « Le terrain et le sous-terrain », in GHASARIAN, C. (dir.), De l’ethnographie à
l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin,
2002, pp. 35-43
39
Voir LAURENT, P.-J., Une association de développement en pays mossi : le don comme ruse, Paris,
Karthala, 1998.
40
« Elle (la frontière des conventions) instaure entre les parties prenantes une communication étrange, inégale
(certains sont donateurs et d’autres bénéficiaires), rusée parfois, qui n’implique pas la reconnaissance de
conventions mutuellement partagées, mais la coexistence de projets différents à faire valoir. ». LAURENT,
P.-J, « L’espace public dans une ville émergente d’Afrique de l’Ouest. Aux frontières de la théorie des
conventions, l’anthropologie prospective ? », in Recherches sociologiques : Anthropologie prospective, n°1,
2001, p. 121.
41
Elmer Miller est l’auteur de l’un des « classiques » de l’anthropologie en ce qui concerne l’étude des tobas
du Chaco argentin. Voir. MILLER, E. S, Los tobas argentinos. Armonia y disonancia en una sociedad,
Mexico, siglo veintiuno editores, 1979.
21
En s’appuyant sur Fabian, Augé évoque l’« allachronisme » dans Pour une anthropologie
des mondes contemporains. Ce concept vise plusieurs aspects (interdépendants) de la
recherche anthropologique : l’autre n’est jamais pris comme un contemporain de celui qui
l’observe, et n’est jamais considéré comme un producteur : « nous ne nous intéressons pas à
ce qu’il pense, mais à la manière dont il pense. »42 Les préoccupations comme les finalités
de l’enquêteur et de l’indigène restent ainsi bien distinctes.
Fort de son expérience parmi les oasiens, Kilani, quant à lui, dans L’invention de l’autre,
nous parle de différence de degré plutôt que de différence de nature dans les deux types de
savoirs que sont le savoir indigène et le savoir scientifique ; ces deux « connaissancesactions » n’ont pas la même longueur de réseau, et c’est le temps de l’écriture qui
reconstruit à distance le réseau des positions.
« Même si l’anthropologue ne peut comprendre les formes locales qu’en agissant sur
elles ou en étant agi par elles, comme ce fut mon cas, il lui reste à effectuer un autre
mouvement, celui qui consiste à rapporter et à expliquer ces formes à un public
43
lointain. »
Quant à lui, Térence Turner évoque, dans « Representing, résisting, rethinking. Historical
transformations of Kayapo Culture and Anthropological Consciousness », la manière dont il
a modifié sa posture dans l’élaboration d’un savoir anthropologique devenu partie intégrante
des transformations de son sujet d’étude. Arrivé sur le terrain, il a découvert des Kayapos
très influencés par les contacts avec les missionnaires et avec la société brésilienne.
Refusant de se détacher de l’actualité de leur contexte social et politique et abandonnant
l’intérêt anthropologique qui pourrait vouloir retrouver une culture Kayapo « authentique »
en deçà de ces contacts, ce sont les transformations de la conscience sociale Kayapo que
Turner se verra étudier, dans laquelle le savoir développé par les anthropologues joue pour
celui-ci un rôle actif (ne fut-ce que, d’abord, dans l’idée que leur culture traditionnelle
pouvait être l’objet d’un intérêt pour une société étrangère). Pour Turner, les contacts avec
des anthropologues sont susceptibles de modifier tant la conscience réflexive des Kayapo
que la relation de l’anthropologue à cette culture. Son activité d’anthropologue a ainsi, à son
sens, pleinement participé aux phénomènes qu’il se proposait d’étudier.
42
43
. AUGÉ, M, op. cit, p. 70.
KILANI, M., L’invention de l’autre. Essai sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot, 1994, p. 257.
22
« The changes in Kayapo culture and in the social and political relation of the Kayapo to
national and international society that have been described involved not only changes in
structure and level of reflexive consciousness but also fundamental changes in the
relation of the anthropologist to Kayapo culture and society. Theses changes included
(here I speak for myself) a raising of consciousness on the part of the anthropologist of
the historical conditions and political implications of his own role analogous to the
raising of Kayapo social and cultural self-consciousness that has been described. They
also included a shift in methodological and political stance from that of objectively
detached « participant observed » to that of an observing and communicating actor,
aware that his very activities of observation and communication had become integral
44
parts of the process he was struggling to observe and understand. »
Evoquant son expérience de tournage de documentaire sur la culture Kayapo avec les
Kayapo (« As an anthropologist, in short, I had become a cultural instrument of the people
whose culture I was attempting to document. »45), Térence Turner souligne alors comment
la ligne entre « observateur » et « observé » s’est distendue, tout en lui permettant de
développer, encore, un « métalangage », qui rencontrait une forme de « réalisation
commune ».
« The line between observer and observed, I realized, had shifted, and now passed
somewhere through myself, in ways not always easy to follow. The colonial situation that
had made my original detached posture of methodological objectivity seem « natural »
had been transformed by my original objects of study into a quintessentially modern
struggle to control the cultural terms of collective identity and the means to represent
and reproduce it. In the process, we had become co-participants in a project of resisting,
representing and rethinking, and both their « culture » and my « theory » had become, in
46
some measure, our joint product. »
Si ce type d’expériences (celle-ci se déroule à la fin des années ‘80) permet de repenser le
rôle de l’anthropologue dans nos mondes contemporains, nous verrons, dans notre
« polyphonie en laboratoire » traitant du discours muséal que ce type de co-construction,
s’illustrant dans une co-représentation, n’a strictement rien d’évident. Quant à la
réintroduction dans le savoir anthropologique d’une perspective agissante et du
protagonisme des acteurs du « terrain », elle est effective à différents niveaux, et Turner
44
TURNER, T., « Representing, resisting, rethinking. Historical transformations of Kayapo Culture and
Anthropological Consciousness », in STOCKING, G. W. Jr. (dir.), Colonial situations. Essays on the
Contextualization of Ethnographic Knowledge, Wisconsin, The University of Wisconsin press, 1991, p. 305.
45
Ibid., p. 310.
46
Ibid., pp. 311-312.
23
montre à quel point la « longueur du réseau » dont parle Kilani peut être particulièrement
bouleversée aujourd’hui (nous le verrons en détail dans notre prochain chapitre).
Le rôle central que joue aujourd’hui le « terrain » en anthropologie nous a introduit, en
même temps qu’à des questionnements incessants dans la discipline (la question de la
distance et de l’altérité, de l’universalité et de la singularité, de la construction d’une
démarche et/ou d’un objet, des configurations de pouvoir dans un discours historicisé), dans
le thème de la co-construction. Au travers d’une démarche anthropologique qui s’appuie sur
la possibilité de déroger aux théoriciens les plus totalisants – tout en créant de nouvelles
formes d’autorité -, les frontières de l’« objet » comme celles du « terrain » semblent
devenir fluentes. Avec les modifications des perceptions du « terrain » et des « sujets » qui
s’y meuvent s’est profilée une véritable « crise de conscience » ou « crise de légitimité » des
discours. Qui est présent ? Avec quelles conditions socio-politico-économico-historiques ?
Et qui (ou que) rencontre-t-il ? Comment pourrait-il en « rendre compte » ou en
« témoigner » ?
24
II. « CRISE DE CONSCIENCE » – BOULEVERSEMENT DES PERSPECTIVES
“À l’automne 1977, au tribunal fédéral de Boston, on exigeait des descendants des
Indiens Wampanoag résidant à Masphee, “la ville indienne du cap Cod”, qu’ils prouvent
leur identité. Pour établir leurs droits sur des terres qu’ils avaient perdues, on demandait
à ces citoyens du Massachusetts moderne d’établir la preuve d’une vie tribale
ininterrompue depuis le XVIIe siècle. (...) Dans le conflit des interprétations, des
concepts comme “tribu”, “culture”, “identité”, “assimilation”, “ethnicité”, “politique”
et communauté”, faisaient eux-mêmes l’objet d’un procès. (...) Des Indiens modernes, qui
parlaient du Grand Esprit avec l’accent anglais de la Nouvelle-Angleterre, devaient
convaincre un jury blanc de Boston de leur authenticité. Le processus de traduction était
lourd d’ambiguïtés, car toutes les frontières culturelles dont il était question semblaient
floues et mouvantes. Le procès soulevait des questions plus vastes sur les modes
d’interprétation culturelle, les modèles implicites d’entité, sur la façon de maintenir une
47
distance, de décrire le développement historique.”
Avec le mouvement de décolonisation et l’émergence d’un nouveau type de
conscience discursive, le discours anthropologique (entre autres) se voit remis en question
dans sa prétention hégémonique. Les perspectives sont bouleversées, ne disposant plus de
référent sur lequel le doute ne pourrait s’exercer. Dans ce chapitre, nous allons nous pencher
plus attentivement sur des éléments de la trame de ce moment particulier où, en
anthropologie, le discours occidental totalisant est dénoncé en même temps que s’ouvre une
porte pour de nouvelles expérimentations.
Dans un premier temps, nous allons traiter de la fluidité et de la mouvance des frontières à
la source de la crise post-coloniale de l’autorité ethnographique, pour, dans un deuxième
temps, présenter l’un des ouvrages les plus marquant (L’Orientalisme) qui critique les
stratégies d’écriture (entre autres) anthropologiques. Entrant alors dans cette notion de
stratégie scripturale, nous dégagerons quelques apports de l’ouvrage de Clifford Geertz (Ici
et là-bas. L’anthropologue comme auteur), pour enfin dessiner une tension théorique entre
« panoptique » et « fragmentation » au niveau de la perception du discours.
47
CLIFFORD, J., Malaise…op. cit., p. 275.
25
1) Mouvance et fluidité des frontières
La citation de James Clifford ci-dessus nous fait entrer de pleins pieds dans la nature
de la « crise d’identité » dans laquelle l’anthropologie s’est vue plongée après la Seconde
Guerre mondiale. Avec le mouvement de contestation des relations coloniales, de nouvelles
tendances ont commencé à se manifester mondialement. Des peuples qui ne s’étaient jamais
exprimés jusque-là, puisqu’on le faisait à leur place, commençaient à se faire entendre et à
agir pour eux-mêmes. Des formes d’ « être au monde différemment » se réaffirmaient d’une
nouvelle façon, non pas séparées mais en contact avec la modernité, de manière à ce que les
frontières entre « eux » et « nous », l’ « autre » lointain et le « même » proche, le monde
traditionnel et le monde moderne, étaient devenus floues. Cette situation est à la source de la
crise post-coloniale de l’autorité ethnographique. En effet, dans un monde où il y a de plus
en plus de mobilité et d’interaction entre les cultures (tourisme, immigration, multimédias,
transport de masse, etc.) et où il est devenu difficile de s’imaginer un endroit complètement
vierge de toute « modernité », les sciences humaines, qui se donnent pour but de représenter
la réalité sociale, seront « désorientées ». La différence culturelle ne s’avère plus être une
altérité exotique et stable. On se rend compte que les relations entre les « cultures » ne sont
pas essentielles (ou « essentialisables »), mais, tout au contraire, étroitement liées au
pouvoir, à la rhétorique, et aux situations d’interactions réciproques. Dès lors, les discours
occidentaux hégémoniques qui prétendaient à la description objective d’autres cultures
seront contestés.
2) Critique orientale d’une rhétorique dominatrice
L’un des ouvrages le plus marquant, critiquant la rhétorique et les stratégies
d’écriture utilisées par les disciplines des sciences humaines, comme l’anthropologie, pour
parler d’autres cultures, est L’Orientalisme de Saïd. Comme l’indique bien le sous-titre de la
traduction française, L’Orient créé par l’Occident, cet ouvrage attaque les genres d’écriture
développés en Occident pour représenter les sociétés non-occidentales -l’Orient en
l’occurrence- en argumentant que la rhétorique utilisée donne toujours une place active aux
acteurs occidentaux en rendant passifs leurs sujets orientaux. En même temps, les sujets
pour lesquels (ou faudrait-il dire à la place desquels?) on parle, se situent dans le monde
dominé par le (néo-)colonialisme. Dès lors, la rhétorique renforce cette domination
occidentale, ne laissant pas de place à des points de vue différents de la part des sujets.
26
Même si Saïd a été critiqué pour avoir utilisé le même discours autoritaire dans son ouvrage
que celui qu’il récriminait aux experts occidentaux (cf. Singleton, dans « L’Afrique aux
africains »48), il est intéressant de voir comment il montre l’influence du contexte politique
et historique -auquel l’étude et l’écriture d’autres cultures ne sauront pas échapper- sur la
façon d’appréhender l’ “Autre”. Ce type de critique des modes de représentation coloniaux a
montré que l’écriture ethnographique devrait renoncer à l’idée de pouvoir représenter les
groupes humains étrangers de façon objective et anhistorique, car les images que les peuples
ont les uns des autres seront toujours constituées par des relations historiques spécifiques au
sein desquelles les rapports de pouvoir ne sont pas innocents.
Cette « crise de conscience de l’anthropologie quant à son statut libéral dans l’ordre
impérialiste »49 et le questionnement de ses styles de représentation prépareront le terrain
pour de nouvelles réflexions sur le statut de l’anthropologie et sur de nouvelles possibilités
de description culturelle.
3) Entre ici et là-bas
Dans Ici et là-bas, l’anthropologue comme auteur, Clifford Geertz souligne la
fonction rhétorique de l’anthropologie et le pouvoir de persuasion (l’aptitude à nous
persuader qu’« ils ont vraiment été là-bas ») qui sous-tend sa littérature (les anthropologues
sont réellement des auteurs, et non pas seulement des écrivains – ils créent un monde en
même temps que de nouvelles images paradigmatiques pour l’interpréter). Mais ce
« pouvoir » est remis en cause à partir de la proximité qu’il entretiendra avec ses « objets de
descriptions » dans l’observation participante, ainsi qu’à partir de l’impossibilité actuelle
d’indiquer des frontières stables entre l’« ici » et le « là-bas » (voir ci-dessus).
48
« Personne ne contestera le droit d’un indigène à sa parole. Mais ce que je conteste personnellement c’est
qu’il n’y ait en définitive qu’une parole et qu’elle appartienne de droit à celui qui se trouve le plus près de la
parole dont on parle. Peu d’anthropologues nieront que la vision occidentale du monde oriental est construite
et parfois mal construite. Mais d’un point de vue épistémologique, le débat est hypothéqué par l’opposition
faite à un orientalisme, pur produit de l’imagination occidentale et les faits véritables tels qu’un oriental
d’origine peut les connaître. De fabrication locale ou étrangère, tout orientalisme est construit. En définitive,
on ne peut que soupeser leur crédibilité respective et pas leur degré de rapprochement à un réel de référence
qui existerait au préalable, indépendamment de tout point de vue. ». SINGLETON, M, Amateurs de chiens à
Dakar. Plaidoyer pour un interprétariat anthropologique, Louvain-la-Neuve, Académia, note p. 22.
49
CLIFFORD, J., op. cit., p. 30.
27
Pour Geertz, Malinowski, autant qu’une méthode, a légué un dilemme littéraire à la
discipline: la « description participante » et le « dilemme de la signature »; le problème
devient alors celui d’intégrer un auteur « je-témoin » dans un texte « eux-objets de
description ». Rabinow, Dwyer et Crapanzano illustreront ce dilemme où l’auteur est
intensément présent mais conscient de la domination ou de la « violence symbolique » qu’il
impose à ses « eux-objets de description », lorsqu’il s’appuie sur une épistémologie qui ne
permet pas à l’autre de défier le soi. Actuellement, pour Geertz, le fait d’intégrer “leurs”
vies dans “nos” ouvrages est devenu, en plus d’un problème politique et épistémologique,
un problème moral alourdissant le “fardeau de l’auteur”. Selon lui, cette nouvelle
configuration est sous-tendue à la fois par le passage des « sujets-coloniaux » à l’état de
citoyens souverains, par le déclin de la suprématie positiviste, et par le bouleversement des
rapports entre l’« ici » et le « là-bas ». À notre époque, l’« Euréka » de Malinowski
paraîtrait « carrément comique »50, et l’anthropologie doit maintenant prendre conscience
des sources de son pouvoir.
“Un des principes fondamentaux sur lequel les écrits anthropologiques reposaient hier
encore, à savoir que leurs objets et leur public étaient non seulement séparables mais
moralement distincts, qu’il fallait décrire les premiers mais pas s’adresser à eux,
informer le deuxième mais pas l’impliquer, s’est pratiquement désintégré -le monde
comporte toujours des compartiments, mais les passages qui les relient sont beaucoup
plus nombreux et beaucoup moins sûrs. L’imbrication de l’objet et du public (...) suscite
chez les anthropologues une certaine incertitude vis-à-vis de l’objectif rhétorique. Qui
faut-il convaincre, à présent? Les africanistes ou les Africains? Les Américanistes ou les
Indiens d’Amérique? Les japonologues ou les Japonais? Et de Quoi? De l’exactitude des
faits? De la validité de la théorie? De la puissance de l’imagination? De la profondeur
morale? Il est très facile de répondre: “de tout cela”. Il n’est pas aussi facile d’élaborer
51
un texte qui réponde ainsi.”
Cependant, souligne encore Geertz, la reconnaissance de l’ethnographie comme étant une
oeuvre de l’imagination pourrait dépasser l’idée qu’elle serait un acte inéquitable ou un jeu
impossible à jouer. Le retour du « courage d’écrire » ne manque d’ailleurs pas d’enjeux, et
50
« Le joyeux « Eurêka » de Malinowski lorsqu’il rencontra les Trobriandais – « un sentiment que cela
m’appartient ; c’est à moi qu’il est donné de le décrire ; à moi de les créer » - semble, dans un monde de
l’OPEP, de l’ASEAN, de Thing Fall Apart, où un Tongan joue dans l’équipe des Redskins de Washington
(sans parler des anthropologues yorubas, cingalais et tewas), non seulement présomptueux, mais aussi
carrément comique. » GEERTZ, C., Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métailié, 1996,
p. 133.
51
Ibid., p. 132.
28
permettrait la mise en oeuvre de moyens de communiquer de part et d’autre de frontières
sociétales :
« Ce qui s’avère désormais nécessaire (...) c’est l’élargissement des possibilités de
discours intelligible entre des peuples dont les intérêts, les perspectives, la richesse et la
puissance diffèrent, mais qui partagent un monde où, contraints qu’ils sont d’entretenir
des relations de plus en plus nombreuses, il leur est de plus en plus difficile de ne pas se
marcher sur les pieds.”
52
Dans Savoir local, savoir global, il confirme ce qui, pour lui, est un enjeu actuel de
l’anthropologie: « Le problème de l’intégration de la vie culturelle devient celui de rendre
possible à des gens habitant des mondes différents d’avoir un effet véritable, et réciproque,
l’un sur l’autre. »53
En plus de cette tension (interprétée en termes de domination) entre « eux » et « nous », qui
trouve pour Geertz son climax dans la volonté – et l’obligation - de ménager un monde
commun, le dilemme que Geertz lit chez Malinowski (encore plus latent après la parution de
son Journal) est encore particulièrement virulent aujourd’hui dans la perception de ce qu’est
la discipline anthropologique. Description ou témoignage ? Quel poids donner à la partialité
du regard ? Sommes-nous seulement habilités, ultimement, à parler de nous-mêmes dans le
rapport au « terrain » ? Olivier de Sardan, tentant de « redresser » l’anthropologie comme
discipline empirique, dénoncera la prolifération des autobiographies et la déferlante
d’introspections dont le coup d’envoi a été donné par ce même ouvrage de Clifford Geertz.
« Ne risque-t-on pas de crouler sous tant de “nouveautés” autoproclamés et ne sommesnous pas menacé aujourd’hui plus par excès que par défaut de réflexivité? »54 Entre
« objectivisme » et « subjectivisme », il nous semble que la discipline anthropologique
oscille encore dans les « choix » épistémologiques et rhétoriques qu’elle est maintenant
amenée à faire pour garder une forme d’unité.
52
Ibid., p. 145.
GEERTZ, C., Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, p. 202.
54
OLIVIER. DE SARDAN, J.-P., « Le « je » méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de
terrain », in Revue française de sociologie, 41-3, 2000, p. 419.
53
29
4) Panoptique et fragmentation
Nous définirions le panoptique comme l’affirmation (plus ou moins consciente) de la
possibilité d’avoir un discours englobant qui pourrait faire vivre en son sein tous les points
de vue, dans une sorte de théodicée. Pour Foucault, ce modèle pourrait se rapprocher de
l’emprise du « big brother », et donner naissance à une auto-discipline (une « technologie
disciplinaire »55.) pour laquelle l’armée (et les scouts) et la psychanalyse jouent encore un
rôle déterminant. Dans la pratique anthropologique, l’image du panoptique est souvent
associée à Marcel Griaule qui, aviateur et militaire de formation, cherchait à embrasser un
point de vue de survol du territoire et déployait ses anthropologues comme des troupes
militaires à l’abordage (tout en ayant une certaine ironie dans sa posture56). Mais,
aujourd’hui, la crise des représentations, la fin des méta-récits et la dissémination conjointe
des « mondes » rend problématique l’atteinte d’un « réel de référence », d’un « point de vue
englobant » ou peut-être « point de vue de Dieu ».
Dans Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Clifford assume
(apparemment57) une désintégration de la notion de culture avec la dissémination des
« mondes ». « There is no whole picture that can be « filled in », since the perception and
filling of a gap lead to the awareness of other gaps. (…) Culture is contested, temporal, and
emergent. »58. Tandis que Clifford parlera d’« allégorie » pour désigner la pratique textuelle
de l’ethnographie, Tyler parlera d’« évocation », de suspension dialogique irrésolue –
tentant d’établir un nouveau type de holisme, non pas donné mais émergent dans une
interaction entre texte-auteur-lecteur. Il en appelle à une ethnographie fragmentaire,
confirmant la nature fragmentaire du monde moderne.
« A post-modern ethnography is fragmentary because it cannot be otherwise. Life in the
field is itself fragmentary, not at all organized around familiar ethnological categories
55
Par exemple, voir FOUCAULT, M., « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits 1954-1988, IV, Paris,
Gallimard, 1994, pp. 182- 194. Ou encore M. FOUCAULT, « Le sujet et le pouvoir », ibid., pp. 222-243.
56
Voir CLIFFORD, J, Malaise dans la culture…, op. cit.
57
C’est en effet l’enjeu d’une critique de Marc Augé dans Pour une anthropologie des mondes contemporains
que d’affirmer que les exercices postmodernistes de l’anthropologie américaine se déroulent en pleine
contradiction : d’une part ils se donneraient pour objet non pas la culture comme texte mais le texte
ethnographique lui-même, entraînant dans une « relativisation généralisée » la notion même de culture, et de
l’autre ils garderaient encore une fidélité à cette notion en indiquant comme problématiques les données
factuelles. « Empirisme étroit et relativisme culturel sont ainsi réemployés pour légitimer un projet qui
associe, sous le nom de postmodernisme, une conceptualisation conservatrice à une écriture esthétisante. »
AUGE, M., op. cit., p. 59.
58
CLIFFORD, J., « Introduction : partial truth », in CLIFFORD, J. et. MARCUS, G. E (dir.), Writing Culture.
The Poetics and Politics of Ethnography, Californie, University of California Press, 1986, pp. 18-19.
30
such as kinship, economy, and religion, and except for unusual informants like the Dogon
sage Ogotemmêli, the native seem to lack communicable visions of a shared, integrated
whole (…) It is not just that we cannot see the forest for the trees, but that we have come
to feel that there are no forests were the trees are too far apart, just as patches make
59
quilts only if the spaces between them are small enough. »
Pas de climax, de réalisation parfaite, d’image stable, de conjonction ultime. Mais
l’indication de la fragmentation et de la fictionnalité ne fait pas pour autant de ceux qui se
disent « post-modernes » des relativistes radicaux. En effet, cela supposerait que l’on puisse
encore atteindre une sorte de « méta-point de vue » depuis lequel les différentes valeurs
pourraient apparaître relatives.
Finalement, les préoccupations de l’anthropologie semblent rejoindre celles des débats sur
la « démocratie ». Si nous parlons de pluralisme, il s’agit de savoir comment celui-ci
pourrait s’exprimer dans un débat commun.
Dans cette époque d’après-guerre où le mouvement de décolonisation s’amorce, nous avons
vu que l’autorité du discours occidental était profondément remise en question, tant en
fonction des évolutions effectives des réseaux qui se retissent et des interactions qui en
découlent qu’au niveau épistémologique d’une considération du discours en termes de
pouvoir et de domination. De nouvelles options épistémologiques et de nouvelles pratiques
émergent alors en anthropologie. Dans le prochain chapitre, nous allons voir comment elles
se problématisent et s’affirment, animées et taraudées par la (l’)(im)possibilité de la coconstruction.
59
TYLER, S. A., « Post-modern Ethnography : From Document of the Occult to Occult Document », in ibid.,
pp. 131-132.
31
III.
POLYPHONIES EN LABORATOIRE
Nous voici au seuil de notre laboratoire. Quatre expériences vont y être tentées,
expériences qui se veulent le reflet de nos intérêts, mais surtout des ruptures mises en
évidence précédemment. Cette notion de « laboratoire » renvoie pour nous à des lieux
particuliers qui peuvent nous permettre d’articuler tant les dimensions épistémologiques et
réflexives de la discipline anthropologique que leur inscription concrète dans sa pratique.
Ces « laboratoires » seront les lieux de formes de perception de la plurivocalité.
A. LA VOIX DE L’AUTRE - EXPERIMENTATIONS SCRIPTURALES
« La vie est une traduction dans laquelle nous sommes tous perdus. »60
A partir des années 60, les styles et les théories qui avaient jusque-là prédominé dans
les sciences sociales depuis leur naissance en tant que disciplines professionnelles
académiques à la fin du XIXe siècle, ont été fortement ébranlés. Cette remise en question a
été nourrie par de nouvelles perceptions d’un monde en changement, ce qui a entraîné un
affaiblissement considérable de la confiance dans la pertinence des façons de décrire la
réalité sociale en vigueur jusque-là. En effet, dans un monde où il y avait de plus en plus de
contact, de conscience mutuelle et d’interdépendance entre les sociétés, une nouvelle façon
d’aborder les autres cultures et un nouveau style d’écriture étaient devenus indispensables,
puisque tout changement dans le rapport à l’ « autre » entraîne également un changement
dans la façon de le décrire ou représenter. Dans ce sens, la décolonisation a joué un rôle
primordial dans la prise de conscience chez les ethnographes de la force de leur rhétorique.
La question qui se posait était alors de savoir comment on pourrait encore « représenter » la
réalité sociale comme un objet pour les sciences sociales dans ce monde changeant. Dès
lors, un bon nombre d’ethnographes, surtout du monde anglo-saxon, a commencé à chercher
des alternatives à la monographie classique, engageant le défi de trouver des moyens
60
MERILL, J. cité in GEERTZ, C., Savoir local, …op. cit., p. 59.
32
d’écriture qui laisseraient une place à la voix de l’indigène dans le compte-rendu de la
recherche de terrain.
Dans un premier temps, nous allons aborder cette « crise des représentations » et voir
comment elle a engendré une « période expérimentale » dans les sciences humaines, où la
nécessité d’une révision du projet ethnographique a conduit à l’apparition de
l’« anthropologie interprétative » et à l’avènement du postmodernisme au sein de la
discipline. Dans un deuxième temps, nous allons voir comment ces réflexions et ces
changements ont trouvé leur concrétisation au niveau de l’écriture, notamment à travers des
stratégies d’ « auto-référentialité » et de « dialogisme ». Finalement, nous tenterons de
signaler les insuffisances de ces nouvelles techniques d’écriture, afin d’aboutir sur la
nécessité d’une approche « réflexive ».
1) Une période « expérimentale » dans les sciences humaines
Dans le contexte précédemment décrit, le terrain et l’écriture ethnographiques sont
devenus le lieu par excellence de riches discussions théoriques et d’innovations. Marcus et
Fischer parlent d’un « experimental moment in the human sciences », ou encore d’un
« pregnant moment in which every individual project of ethnographic research and writing
is potentially an experiment »61. Ensemble, tous ces projets individuels contribueraient à une
reconstruction de la pratique et de la théorie de l’anthropologie moderne. Ici, nous nous
concentrerons davantage sur l’écriture ethnographique que sur la pratique de la recherche de
terrain.
La « période expérimentale » dont il est question ici, initiée pendant les années 60 et à son
apogée pendant les années 80 avec les postmodernes américains, était –comme toute
période expérimentale- caractérisée par un éclectisme de styles et d’approches. Les
ethnographes cherchaient à se libérer des paradigmes autoritaires et à pratiquer une
ethnographie critique et réflexive. Marcus et Fischer définissent ce genre de périodes
d’expérimentation comme étant relativement éphémères par nature, c’est-à-dire des périodes
transitoires entre deux périodes de styles de recherche plus figés, plus paradigmatiques. La
61
MARCUS, G. E. et FISCHER, M.M.J., Anthropology as a Cultural Critique: An experimental Moment in
the Human Sciences, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1986, p. ix.
33
force de ces périodes d’expérimentation résiderait justement dans le fait que –même si
certaines expérimentations ne mènent à rien- elles engendrent beaucoup de potentialités62.
1.1 Remise en question de l’autorité monologique de l’ethnologue
Comme nous l’avons vu plus haut, la période post-coloniale a été le moment d’une
prise (ou crise) de conscience de la force de la rhétorique employée pour parler d’autres
cultures. L’apparition d’ouvrages de critique (ex. L’Orientalisme) faisait écho à
l’autocritique croissante de la part des anthropologues de l’époque et à leur souci profond de
trouver de meilleures façons de description et analyse de cultures non-occidentales. Ce
souci était le fruit de ce qu’on appelle généralement « la crise des représentation » dans les
sciences humaines, apparue à un moment où les frontières entre les cultures (entre « ici » et
« là-bas », « eux » et « nous ») s’avéraient floues et où il était devenu difficile de nier
l’influence du contexte général (politique, historique, culturel) sur les productions
ethnographiques.
Avant de parler de cette fameuse « crise des représentations », contextualisons le problème.
Plusieurs auteurs, dont Kilani63 et Laplantine64, situent l’origine de l’ethnographie, dans le
sens de description d’autres cultures, dans le XVIe siècle. Même si on est encore loin de
parler d’ « ethnographie » en tant que telle à cette époque de la découverte du Nouveau
Monde65, on peut dire que sa genèse s’y trouve66, et il est intéressant de voir comment
l’ « Autre » était appréhendé par les voyageurs et conquistadors de cette époque. Cette
appréhension de l’autre ne passait que par les propres grilles de lectures des voyageurs, qui
rapportaient toutes les choses vues dans le Nouveau Monde à des choses connues dans
62
“Ours is a once again a period rich in experimental and conceptual risk-taking. Older dominant frameworks
are not so much denied -there being nothing so grand to replace them- as suspended. The ideas they embody
remain intellectual resources to be used in novel and eclectic ways.” “The motivating genre is thus antigenre,
to avoid the reinstatement of a restricted canon like that of the recent past. Individual works have influence on
other writers of ethnography, but are not self-consciously written as models for others to follow, or as the
basis of a “school” of ethnographic production. Particular texts can be judged as awkward, or even as failures
in terms of the goals they set themselves, but they may be interesting and valuable nonetheless for the
possibilities they raise for other ethnographers.” MARCUS, G. E. et FISCHER, M.M.J., op.cit., pp. 10, 42.
63
KILANI, M., op. cit.
64
LAPLANTINE, F., La description… op. cit. ; L’Anthropologie, Paris, Ed. Seghers, 1987.
65
Voir à ce sujet: TODOROV, T., La conquête de l’Amérique. La question de l’Autre, Paris, Seuil, 1982.
66
LAPLANTINE, F., La description… op.cit., p. 57.
34
l’Ancien67. De plus, ils avaient déjà une idée préétablie de ce qu’ils allaient rencontrer. Dès
lors, l’autre n’était pas vraiment regardé mais plutôt imaginé à travers ce qu’on savait et
connaissait déjà; le regard était souvent anticipateur, voire créateur, de l’événement68. Le
but de l’écriture qui accompagnait les grandes découvertes était de « faire voir » à un public
lointain ce que les voyageurs « voyaient » avec leurs propres yeux. Kilani établit un
parallèle (peut-être un peu osé) entre cette écriture des voyageurs du XVIe siècle et celle des
ethnologues du XXe, dans le sens où ils tentent tous les deux de convertir le voir en écriture
afin de « montrer ». De plus, cette écriture leur permet de « se constituer en l’humanité de
référence ; en celle qui a le pouvoir de nommer les autres humanités, ou les autres sociétés,
et de leur assigner une place dans la diversité des cultures. »69. Dans ce type d’écriture
ethnographique, le deuxième pôle de la relation, le pôle de l’autre, n’apparaît point.
Clifford, dans son essai « De l’autorité en ethnographie », explique comment, dans la
première moitié du XXe siècle, la recherche de terrain (l’observation participante effectuée
par un ethnologue professionnel) est devenu la norme en anthropologie, la source
privilégiée de données sur d’autres peuples. Entre 1900 et 1960, l’autorité de l’ethnologue
était pleinement fondée sur son expérience de terrain (« J’étais là, en tant que membre et
participant ») et la question de l’écriture était alors de savoir comment on pouvait traduire
cette expérience sous forme de texte.
« L’intervention de multiples subjectivités et de contraintes politiques, qui échappent au
contrôle de l’auteur, compliquent le processus [de cette traduction]. Pour répondre à ces
forces, l’écriture ethnographique met en place une stratégie d’autorité. Cette stratégie a
toujours impliquée une volonté incontestée d’apparaître comme l’unique pourvoyeur de
70
vérité dans le texte. Une expérience culturelle complexe est énoncée par un individu. »
L’ethnologue devient alors une sorte de porte-parole unique et autorisé de la société qu’il a
étudié, se basant sur sa longue et intensive expérience de terrain. C’est cette « autorité
monologique » de l’ethnologue, caractéristique pour la monographie de terrain
traditionnelle, qui a été contestée profondément à partir de la deuxième moitié du XXe
67
En témoignent des exemples qui nous paraissent comiques aujourd’hui: Acosta appelle le lama “brébis de
Pérou”, Ovieda emploie le mot “dragons” pour parler des lézards, etc. (LAPLANTINE, La description…
op.cit., p. 59).
68
KILANI, M., op.cit., p. 66 ; LAPLANTINE, F., La description…op.cit., p. 59. Il convient ici de remarquer
que ce procédé n’est pas spécifique pour les occidentaux qui allaient à la rencontre d’autres cultures. En effet,
cette médiation de la culture à travers laquelle l’autre est incorporé dans l’univers propre existe des deux côtés
de la rencontre interculturelle. Ainsi, par exemple, les Aztèques prenaient les espagnols pour leurs dieux, et
les Hawaïens faisaient la même chose avec Captain Cook. (KILANI, M., op.cit., pp. 66-68)
69
KILANI, M., op.cit., p. 69.
70
CLIFFORD, J., « De l’autorité en ethnographie », in Malaise dans la culture…op. cit.: p. 32.
35
siècle. On s’est rendu compte du fait que la rhétorique d’une telle monographie de terrain a
« le véritable pouvoir de transfigurer l’autre »71 ; elle donne au seul anthropologue la toutepuissance de fabriquer et de mettre en circulation des images sur d’autres peuples.
D’ailleurs, en représentant les cultures comme des totalités cohérentes, l’anthropologue crée
quelque part une fiction, d’autant qu’il tait la part essentielle de l’imagination dans cette
construction et dans le processus rhétorique qui en découle.
1.2 La crise des représentations et la réponse des postmodernes
Ces réflexions ont mené au constat qu’une culture ne peut pas être appréhendée une
fois pour toutes par un seul anthropologue qui s’y est immergé. Dire « la vérité » sur une
culture s’avère être une illusion, car chaque tentative de l’appréhender sera toujours le
résultat particulier d’une rencontre particulière entre un ethnologue particulier et des
personnes ethnographiées particulières. De plus, aucun ouvrage n’échappe au contexte
général dans lequel il s’inscrit et qui guide sa rhétorique de l’altérité, étant donné qu’il
n’existe pas de position « neutre » pour l’ethnographe, ni de regard « vierge » qui pourrait
appréhender la réalité sans aucune médiatisation de la culture et des catégories déjà
données.
Avec ces constats, toute une génération d’ethnographes s’est alors rendu compte que la
réalité n’est pas transparente et prête à être expliquée par un ethnographe autorisé et que le
projet de l’ethnographie était à réviser. La grande question était alors de savoir s’il était
encore possible de prétendre « représenter » la réalité de l’autre, et si oui, comment ceci
devrait être fait. C’est là où on entre dans la « période expérimentale » dont nous parlent
Marcus et Fischer, où l’autocritique des anthropologues s’est concrétisée dans de multiples
expérimentations et innovations, ceci au niveau du processus de recherche, mais surtout au
niveau de l’écriture. De multiples formes expérimentales d’écriture, altérant les formes
standardisées des comptes rendus ethnographiques, ont vu le jour.
Aux Etats-Unis, un nouveau courant appelé « postmoderne » a vu le jour. La condition de ce
postmodernisme, qui est une réaction contre les idéaux modernistes d’universalité et de
rationalité et qui s’oppose à la croyance en des cadres fixes et englobants qui nous
71
KILANI, M., op.cit., p. 70.
36
permettraient d’interpréter et de classer la réalité, est défini par Lyotard comme
« l’incrédulité à l’égard des métarécits »72, indiquant ainsi le scepticisme vis-à-vis des
paradigmes dominants dans les sciences humaines, mais aussi dans la littérature et les arts.
A partir des années 70, les développements dans le domaine de la critique littéraire et de
l’interprétation remplaçaient les modèles de la linguistique, qui, quant à eux, avaient été une
source importante pour la définition de cadres abstraits et de théories générales en
anthropologie pendant les années 50 et 60. L’influence au sein de l’anthropologie de la
critique littéraire et des réflexions sur l’interprétation a appuyé une prise de conscience des
anthropologues de l’aspect littéraire de leur rhétorique. En effet, l’ouvrage collectif Writing
Culture aborde l’aspect littéraire de l’écriture ethnographique, et Clifford Geertz vient
nourrir le débat en estimant que l’anthropologue est un auteur73. Avec cette assertion il
affirme la nature construite de toute monographie de terrain. Dès lors, sous l’influence de la
critique littéraire, on abandonna les tentatives visant à établir des théories généralisantes sur
les sociétés pour ouvrir la voie à une discussion de fond sur les problèmes d’interprétation et
de description de la réalité sociale74.
1.3 L’anthropologie interprétative
A partir des années 60, il y eu un glissement important dans les discussions
théoriques et le point d’intérêt prioritaire en anthropologie : au lieu de chercher à représenter
le plus complètement possible la structure sociale d’une façon de vivre particulière observée
de près, on commence à s’intéresser à la traduction et à l’explication du monde mental des
peuples étudiés, ce qui ouvre la voie à l’étude du sens, des symboles, de la mentalité et du
langage. Désormais, la tâche du travail de terrain serait de saisir le « point de vue de
l’indigène »75 (« L’astuce est d’arriver à comprendre ce que diable ils pensent être en train
de faire »76 ).
72
LYOTARD, J.-F., La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Les Editions de Minuit, 1979,
p. 7.
73
GEERTZ, C., Ici et là-bas…op. cit.
74
“The authority of “grand theory” styles seems to be suspended for the moment in favor of a close
consideration of such issues as contextuality, the meaning of social life to those who enact it, and the
explanation of exceptions and indetermants rather than regularities in phenomena observed –all issues that
make problematic what were taken for granted of facts and certainties on which the validity of paradigms had
rested.” MARCUS, G.E. et FISCHER, M. M. J., op.cit., p. 8.
75
Cette volonté de réussir à regarder avec les yeux de l’indigène avait déjà été exprimée par Malinowski en
1922, quand il écrivait que son but était « to grasp the native’s point of view, his relation to life, to realise his
37
L’ « anthropologie interprétative », dont Clifford Geertz est le porte-parole, a fortement
contribué à cette réorientation de la recherche ethnographique, en rédéfinissant le concept
de culture en termes de système de « sens ».
« The concept of culture I espouse (...) is essentially a semiotic one. Believing, with Max
Weber, that man is an animal suspended in webs of significance he himself has spun, I
take culture to be those webs, and the analysis of it therefore not an experimental science
77
in search of law but an interpretive one in search of meaning.”
La réalité sociale est conçue comme une interprétation et une négociation de sens, tant de la
part de l’observateur que de la part des observés. Dès lors, l’ethnographe a intérêt à montrer
comment il a construit ses interprétations, car il se base à son tour sur les interprétations de
ses informants : « that what we call our data are really our own constructions of other
people’s constructions of what they and their compatriots are up to. »78 Cette conception
romp évidemment avec l’idée de pouvoir représenter « la » réalité de l’autre. Toute
compréhension sociale ne serait qu’une approximation, car « cultural analysis is
intrinsically incomplete”79, et il ajoute : “Anthropology, or at least interpretive
anthropology, is a science whose progress is marked less by perfection of consensus than by
refinement of debate”80. Cependant, Geertz voit l’interprète plutôt comme gardant une
certaine distance envers son objet d’interprétation -il « lit » la culture (« culture comme
texte »81)- et il ne l’aborde pas en termes de « dialogue ». Néanmoins, ce dernier terme –
vision of his world. » in MALINOWSKI, B., Argonauts of the Western Pacific, New York, Dutton, 1922,
p.25. Pour Geertz, “voir les choses du point de vue de l’indigène” n’exige pas d’intimité psychologique avec
le sujet d’étude (ce mythe fut brisé avec la publication du journal de Malinowski). Par contre, il s’agirait de
conjuguer les concepts « proches de l’expérience » (concepts dont l’informateur se sert pour désigner ce que
lui ou ses compagnons voient, sentent, imaginent, etc.) avec les concepts « éloignés de l’expérience »
(concepts que le spécialist -l’ethnographe- utilise pour présenter son objectif scientifique, pour « capturer les
traits généraux de la vie ») dans un rapport éclairant. Cette conjonction est importante dans l’analyse
anthropologique, car un ethnographe qui se limite aux concepts proches de l’expérience reste enfermé dans
l’immédiat et celui qui se limite aux concepts éloignés reste dans l’abstraction et le jargon. Il s’agit alors
d’une sorte de traduction transculturelle, avec l’ethnographe comme médiateur, entre les deux types de savoir.
Il y ajoute que finalement « l’ethnologue ne perçoit pas (…) ce que ses informateurs perçoivent. Ce qu’il
perçoit (…) est ce « avec quoi » ils preçoivent » (p.75) et GEERTZ, C., « «Du point de vue de l’indigène »:
sur la nature de la compréhension anthropologique », in Savoir local…op. cit.
76
GEERTZ, ibid., p. 74.
77
GEERTZ, C., “Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture”, in The Interpretation of
Culture, New York, Basic Books, 1973.
78
Ibid., p. 9.
79
Ibid., p. 29.
80
Ibid.
81
“What the ethnographer is in fact faced with (...) is a multiplicity of complex conceptual structures, many of
them superimposed upon or knotted into one another, which are at once strange, irregular, and inexplicit, and
which he must contrive somehow first to grasp and then to render. (...) Doing ethnography is like trying to
38
désignant la façon dont l’ethnologue s’engage dans un processus de communication avec
une autre culture- est devenu une notion importante au niveau de l’écriture.
2) Auto-référentialité et dialogisme
Quel est le résultat de ces réflexions et changements dans le projet anthropologique
au niveau de l’écriture ethnographique? Comme nous l’avons dit plus haut, les années 60,
70 et 80 étaient caractérisées par un éclecticisme de stratégies d’écriture, les unes
certainement plus radicales que les autres82. Sous l’impulsion des postmodernes, un des
soucis principaux était de trouver des stratégies textuelles qui réussiraient à en finir avec
l’autorité souveraine de l’anthropologue et sa prétention à « décrire » l’autre, et qui
montreraient la part essentielle qu’occupe la “construction” dans la pratique ethnographique
(tant la “co-construction” du savoir anthropologique par l’ethnographe et ses informateurs
que la construction littéraire que suppose l’écriture du compte-rendu). Principalement, ils
ont eu recours à deux stratégies différentes pour répondre à cette nouvelle exigence: l’autoréférentialité et les techniques du dialogue.
2.1 L’Auto-référentialité
La question de l’auto-référentialité concerne la façon dont l’ethnologue peut faire
apparaître son « je » dans le texte83: comment rompre la dichotomie subjectif/objectif et
réaliser, au sein du texte, la prise en compte du vécu de l’ethnologue, du déroulement de sa
recherche et de son rapport personnel à l’autre sur le terrain ?
Pendant longtemps, dans une volonté d’objectivité, la seule place qu’occupait l’auteur au
sein de son propre texte était limité à l’introduction et quelques notes en bas de page. Si
jamais il avait envie de rendre public son expérience personnelle, il la publiait dans un
read (in the sense of “construct a reading of”) a manuscript -foreign, faded, full of ellipses, incoherencies,
suspicious emendations, and tendentious commentaries, but written not in conventionalized graphs of sound
but in transient examples of shaped behaviour.” Ibid., p. 10.
82
Cependant, il convient de signaler que, dans un certain sens, l’écriture ethnographique a toujours été le
terrain d’expérimentations. Malinowski, Evans-Pritchard, Boas ou Bateson ont eux aussi, à leur manière et à
leur époque, écrit des comptes rendus ethnographiques pionniers ; et l’ethnographie française des années 20 et
30 était déjà passée par une période expérimentale sous l’influence du surréalisme.
83
Voir aussi “Entre ici et là-bas”, p. 27 du travail ci-présent.
39
ouvrage indépendant de la monographie officielle, cette dernière étant censée être
scientifique et objective. L’un des premiers à l’avoir fait84, longtemps avant la période
« expérimentale » dont il est question ici, est Michel Leiris avec L’Afrique fantôme (1934).
Lévi-Strauss s’est également aventuré dans la publication d’un récit introspectif avec Tristes
Tropiques (1955) et du côté anglo-saxon est paru Le Rire et les songes (1957 [1955]) de
Laura Bohannan, qui avait pris le soin de se cacher sous le pseudonyme Elenore Smith
Bowen. Après ces pionniers du récit de terrain personnel, le chemin était ouvert pour que
d’autres puissent faire la même chose, cette fois-ci sans se heurter à la résistance du monde
académique85.
Avec les postmodernes et leur intérêt accru pour les aspects discursifs de la représentation
culturelle, la présence de l’auteur dans son texte et l’exposition de ses réflexions sont
devenues des caractéristiques importantes dans les comptes-rendus ethnographiques. Une
telle anthropologie « réflexive » est alors à la base d’une réflexion non seulement sur les
procédés d’écritures mais aussi sur l’implication de l’ethnologue sur son terrain.
L’ethnologue -conscient des effets de sa présence sur la situation de terrain et conscient de
l’aspect « construit » de sa monographie et du fait qu’il existe des ethnographiés qui
pourront la lire- se met alors en scène dans ses écrits, car il estime nécessaire de montrer ses
réflexions, faites tout au long de son terrain, et la façon dont il obtient son savoir sur les
gens qu’il étudie.
Un des meilleurs exemples d’une telle écriture réflexive est Un Ethnologue au Maroc de
Paul Rabinow (1988 [1977]), ou encore The headman and I : Ambiguity and ambivalence in
the fieldworking experience de Jean-Paul Dumont (1978). Les deux ouvrages contiennent
des réflexions importantes sur l’épistémologie du travail de terrain et ils sont construits
autour de dialogues entre les ethnographes et les ethnographiés, mettant ainsi l’accent sur la
communication au sein de et entre les cultures.
Certains anthropologues ont poussé cette introspection à l’extrême, jusqu’au point de
convertir la monographie en roman. En mettant en avant sa propre personnalité, sa propre
84
Nous faisons abstraction du journal de Malinowski, apparu en 1967, étant donné qu’il a été publié après sa
mort et que Malinowski ne semble pas l’avoir écrit dans l’intention de le publier.
85
Nous pensons, par exemple, à toute une série de récits ethnographiques très « signés » -pour utiliser les mots
de Geertz- apparus chez Plon dans la collection « Terre Humaine » : L’Afrique ambiguë de Georges Balandier
(1957), Chronique des Indiens Guayaki de Pierre Clastres (1972), Les lances du crépuscule de Philippe
Descola (1993), etc.
40
expérience de terrain et ses aventures, l’anthropologue introduit son « je » dans le texte
d’une façon tellement prononcée qu’il se transforme en « héros solitaire »86. Un des
exemples les plus extrêmes de cette tendance est sans doute Nigel Barley : ses ouvrages sont
devenus de véritables best-sellers qui se laissent lire comme des romans d’aventures hilares
dont l’auteur est lui-même le protagoniste.87
2.2 Dialogisme ou écriture multivocale
Ce qui nous intéresse davantage ici, ce sont les techniques du dialogue ;
l’ethnographe explicite alors l’aspect dialogique du travail de terrain. Dans son effort pour
réaliser une meilleure symétrie entre « eux » et « nous » et pour ne plus parler de façon
autoritaire et décisive du peuple étudié, il dénonce la répression des voix indigènes dans
l’écriture ethnographique traditionnelle en réclamant pour celles-ci une place au sein du
texte, conjointement avec celle de l’anthropologue. Le résultat de cette revendication de
« co-énonciation » est alors une écriture multivocale (certains dialogues et d’autres
confrontations interpersonnelles sont explicités) dans laquelle on réunit le « sujet »
(l’ethnographe) et l’ « objet » (l’ethnographié) en les faisant dialoguer88.
Evidemment, le dialogisme n’a pas été inventé du jour au lendemain, plusieurs auteurs
l’appliquaient déjà avant que le courant du « dialogisme » en tant que tel n’existe. Sans
s’étendre sur la polémique règnant autour du « cas » Castaneda89, relevons néanmoins son
style dialogique qui a contribué à stimuler la réflexion concernant des stratégies textuelles
alternatives pour l’ethnographie.
86
KILANI, M., op.cit., p. 29.
BARLEY, N., Un Anthropologue en déroute, Lausanne, Payot, 1992 [1983] ; Le Retour de l’Anthropologue
Lausanne, Payot, 1994 [1986] ; L’Anthropologie n’est pas un Sport dangereux, Lausanne, Payot, 1998 [1988].
88
MULLER, J.-C., « Du monologue au dialogue ou de l’ambiguïté d’écrire des deux mains », in
Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°3, 2004, p. 156.
89
Auteur d’une série d’ouvrages dans lesquels il relate son apprentissage de l’usage de différentes plantes
hallucinogènes chez un sage yaki, Don Juan. Au niveau de l’écriture, cette relation particulière entre
l’ethnographe/le novice et l’ethnographié/le sage a pour résultat une technique narrative assez particulière qui
nous montre un Castaneda suspendu aux lèvres de Don Juan et mettant en pratique ses enseignements.
Castaneda se met alors en scène lui-même et c’est lui qui signe l’ouvrage, mais le personnage principal est
Don Juan. Ces ouvrages ont très vite été le centre d’une grande polémique à cause de leur véracité
extrêmement douteuse. CASTANEDA, C., The teachings of Don Juan : A Yaki way of knowledge, New York,
Simon and Schuster, 1968 ; A separate reality. Further conversations with Don Juan, New York, Simon and
Schuster, 1971; Journey to Ixtlan: The last lessons of don Juan, New York, Simon and Schuster, 1972.
87
41
Parfois le dialogue a été réduit à un monologue. Le résultat est alors une « autobiographie »,
écrite, certes, sous la rédaction et direction d’un ethnographe, mais dans laquelle l’indigène
tient la parole (il ou elle parle à la première personne). Deux ouvrages pionniers de cette
façon de faire sont Soleil hopi, L’Autobiographie d’un Indien Hopi de Don Chuka
Talayeswa (1959 [1942]) et Baba de Karo, L’autobiographie d’une musulmane Haoussa du
Nigeria, ouvrage signé par Mary F. Smith (1969 [1954]). Dans le premier ouvrage,
Talayeswa, un indien hopi, raconte sa vie et son apprentissage, dès petit, des us et coutumes
de son groupe. Ceux qui lui ont demandé d’écrire ses mémoires et qui l’ont guidé dans la
rédaction sont délibérément restés à l’ombre (c’est Talayeswa qui signe lui-même
l’ouvrage), effaçant de cette façon l’élément dialogique propre à la réalisation d’un tel
ouvrage. Par contre, le deuxième ouvrage est bel et bien signé par Mary Smith, la femme
qui a écouté Baba raconter sa vie lors d’une série de sessions pendant plusieurs semaines.
Un autre prédécesseur de l’usage du récit de vie comme stratégie textuelle en ethnographie
est Oscar Lewis avec Les enfants de Sanchez ; Autobiographie d’une famille mexicaine
(1983 [1961]) et La Vida ; une famille porto-ricaine dans une culture de pauvreté : San
Juan et New York (1969 [1966]). Contrairement aux deux ouvrages mentionnés ci-dessus,
Lewis raconte les récits de vie de plusieurs personnes, et à travers la transcriptions
d’entretiens il introduit différentes voix dans le texte afin d’offrir plusieurs points de vue.
Dans son introduction à l’ouvrage collectif Writing Culture, Clifford écrit concernant les
ouvrages dialogiques apparus dans les années 70-80 (Crapanzano, Dumont, Shostak,
Dwyer, Lacoste-Dujardin), que ceux-ci ont pour effet la transformation du texte « culturel »
(la description et interprétation d’un rite, une institution, un récit de vie, etc.) en un sujet
parlant « who sees as well as is seen, who evades, argues, probes back »90, et il ajoute :
« In this view of ethnography the proper referent of any account is not a represented
“world”; now it is specific instances of discourse. But the principle of dialogical textual
production goes well beyond the more or less artful presentation of “actual” encounters.
It locates cultural interpretations in many sorts of reciprocal contexts, and it obliges
writers to find diverse ways of rendering negotiated realities as multisubjective, powerladen, and incongruent. In this view, “culture” is always relational, an inscription of
90
CLIFFORD, J., “Introduction…op. cit., p. 14.
42
communicative processes that exist, historically between subjects in relations of
power.”
91
Tuhami, Portrait of a Moroccan (1980) de Vincent Crapanzano et Nisa, Une vie de femme
(2004 [1981]) de Margorie Shostak sont plus que des récits de vie classiques dans le sens où
ils contiennent également des réflexions sur la relation entre l’ethnologue et ses
informateurs. Ils font tous les deux usage de techniques du dialogue afin de montrer
comment un récit de vie ne se construit pas seul, mais en relation et à partir de plusieurs
points de vues. En même temps, la forme du dialogue répond au souci de ne pas couler la
narration dans un moule occidental mais de mettre l’accent sur le langage et les conventions
indigènes, tel qu’ils apparaissent en tant que composants de la construction des récits de vie
lors des conversations et entretiens avec l’ethnologue. Pour Moroccan Dialogues (1982),
Kevin Dwyer a choisi de transcrire assez littéralement ses conversations avec son
informateur principal et ce dans une volonté d’éviter les rôles institutionnalisés de l’« autre
textualisé » et du « moi, interprète ». De plus, il insiste sur la « vulnérabilité », ou le
contrôle imparfait, de l’ethnographe et de son projet.
3) L’utopie du dialogue ? – vers une approche réflexive
Plusieurs auteurs (Kilani92, Harstrup93) ont taxé la revendication de co-énonciation
de l’école dialogiste de « naïve », car elle nie le travail de textualisation effectué par
l’ethnographe. En effet, toute présentation cohérente présuppose un mode d’autorité
dominant ; une écriture « multivocale » qui consisterait à une simple juxtaposition de
différentes voix94 reste utopique. Le fait que l’ethnographe reste toujours celui qui garde le
contrôle du dialogue a incité Tyler95 à dire qu’il n’y est alors pas question d’une élimination
de l’autorité monologique –comme le souhaitaient les dialogistes- mais seulement d’un
déplacement de celle-ci. Proposant un autre type d’ouverture, Barthes, dans La mort de
l’auteur, repris par Clifford dans « De l’autorité en ethnographie », affirme que la capacité
91
Ibid., pp. 14-15.
KILANI, M., op.cit.
93
HARSTRUP, K., « The Native Voice – And the Anthropological Vision”, in Social Anthropology, vol. I,
n°2, 1993. pp. 173-186,
94
Il convient de remarquer que Marcus et Fischer ont également soulevé des questions concernant le travail de
textualisation quand ils parlent de Nisa de Sostak (MARCUS et FISCHER, op.cit., p. 59) et Tuhami de
Crapanzano (ibid., p. 73).
95
TYLER, S., « Words and deeds and the doctrine of the secret world », in Papers from the parasession on
language and behaviour, Chicago Linguistic Society, Chicago, University of Chicago Press, 1981.
92
43
d’un texte à trouver son sens dans une cohérence dépend moins des intentions délibérées de
l’auteur que de l’activité créatrice du lecteur.
De plus, le dialogisme cherchait une symétrie dans la relation ethnographique en posant les
deux termes de la relation comme égaux, là où il y aurait de la « contractualité »96. Pour
plusieurs auteurs (Kilani, Clifford, Spencer, Laplantine, Abélès), la réalisation d’une
symétrie entre les deux termes de la relation anthropologique ne consiste justement pas à
poser ces termes comme égaux sinon à questionner l’observateur dans la manière de
construire sa relation à l’autre. Pour ce faire, l’ethnographe doit effectuer une démarche
réflexive et intégrer dans ses interprétations le rapport épistémologique qui est à l’origine de
ces constructions, et se reconsidérer soi-même en tant que partie (et instrument) de sa propre
observation.
« Nous n’observons jamais les comportements d’un groupe tels qu’ils auraient lieu si
nous n’étions pas là ou si les sujets de l’observation étaient d’autres que nous. (…) Ce
que vit le chercheur, dans sa relation à ses interlocuteurs (…) fait partie intégrante de sa
recherche. Ainsi l’anthropologie est-elle aussi la science des observateurs susceptibles
de s’observer eux-mêmes, et cherchant à ce qu’une situation d’interaction (toujours
97
particulière) devienne la plus consciente possible. »
Spencer, dans son article « Anthropology as a kind of writing », fait remarquer que
l’élimination dans le texte de l’ethnographe en tant que médiateur entre la rencontre sur le
terrain et le lecteur du texte ethnographique (comme c’était le cas dans certains ouvrages
dialogiques comme Tuhami de Crapanzano) ne dépasse pas le « thin description » de
Geertz. Ce qui importe est justement de situer les interprétations ethnographiques dans leur
contexte de production (même si ce contexte est déjà une interprétation plutôt qu’une
représentation neutre) et de situer tant l’ethnographe que les ethnographiés dans la rencontre
ethnographique.
« If we want to present culture as an area of contest or dispute in which people have
different points of view, in which power and politics affect the way in which different
people make sense of their world and represent it to others, then we have to employ some
96
ABELES, M., “Le terrain et le sous-terrain”, in op. cit., pp. 35-42. Cette notion indique qu’il y a bien
dialogue mais que c’est un dialogue négocié : la position de l’ethnographe n’est pas neutre, c’est lui qui
déclenche la situation (et c’est de cette situation que naît le discours prononcé par les sujets observés). Pour un
développement de cette notion au niveau du rapport de l’anthropologue au terrain, voir « Passage à l’acte –
critique de la charité épistémologique », p. 20 du travail ci-présent.
97
LAPLANTINE, F., La description…op. cit., pp. 25-26.
44
sort of literary practice which allows the historical specificity of ethnographic experience
98
to appear as an integral part of the final analysis.”
Il importe donc de revenir, dans le texte ethnographique, sur les situations d’interlocution et
d’énonciation que l’anthropologue expérimente sur le terrain et qui sont à la base de ses
constructions :
« La
nouvelle
forme
d’objectivité
désormais
revendiquée
par
l’anthropologue est de fournir, au lecteur, pour le moins l’ensemble des circonstances de
l’enquête, rendant ainsi à la vérité sa part construite. »99.
En conclusion, nous avons vu comment le souci de rompre avec l’autorité
monologique dans le texte ethnographique s’est traduit par de nouvelles stratégies d’écriture
dans lesquelles la voix de l’autre pouvait trouver une place. Cependant, une simple
juxtaposition des voix (ou dans certains cas un remplacement de la voix de l’ethnographe
par celle de l’indigène) s’est avérée insuffisante (ou même utopique) pour rendre compte de
la complexité de la relation ethnographique. Celle-ci a besoin d’être contextualisée à travers
une démarche réflexive.
Nous pouvons retrouver cette même problématique au niveau du discours muséal, que nous
allons aborder dans la partie suivante.
98
99
SPENCER, J, op. cit., p. 157.
KILANI, M., op.cit., p. 33.
45
B. DU DISCOURS ANTHROPOLOGIQUE UNIVOCAL AU MUSEE
PROSPECTIF CO-CONSTRUIT100
« …on fait un grand pas quand on se met à envisager les deux parties d’une interaction
comme deux yeux, chacun d’eux donnant une vision monoculaire de ce qui se passe, et les
deux donnant ensemble la vision binoculaire de la profondeur. C’est cette double vision
qui constitue la relation »101.
Le thème de la co-construction engage notamment la question de la restitution du
savoir anthropologique à la culture étudiée102. Que faire du savoir (co-) construit ? Quelle
est sa finalité dans la perspective d’une anthropologie prospective qui se soucie du contre
don ? L’utilisation du savoir anthropologique est multiple : livre, exposition, reportage,
engagement politique dans la cause des populations indigènes, autant de possibilités de
transmission des connaissances acquises par une culture sur une autre. Il est intéressant de
s’interroger sur la question de la co-construction dans les institutions muséales qui
constituent à la fois des espaces de médiation où le savoir anthropologique s’expose et se
traduit et des lieux pour les nouveaux terrains de l’anthropologie.
Les musées connaissent actuellement de grands bouleversements. À travers la
représentation muséale et au-delà de la mise en scène d’une culture, ce sont les relations
qu’entretiennent les cultures entre elles qui se dévoilent. Remettant en question l’autorité de
l’anthropologue, l’Autre, le représenté, revendique aujourd’hui son droit à la parole.
Conscient des enjeux politiques, identitaires, culturels et sociaux qui se jouent à travers la
représentation muséale de sa culture, il conteste le rôle d’expert de l’anthropologue et lui
reproche une forme d’appropriation du discours.
Dans un premier temps, j’exposerai un exemple récent d’exposition « autochtone » et des
débats qu’elle a suscités. Ensuite je retracerai le processus qui a amené ce type de
100
Cette expérimentation s’inscrit dans la continuité d’une précédente recherche : BREDA, C., Musées, lieux
privilégiés de la communication de l’œuvre d’art comme idée transculturelle ou comme concept strictement
cantonné à l’Occident, [Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de licenciée en Information et
Communication], Liège, ULg, 2005.
101
BATESON, G., La nature et la pensée, Pairs, Seuil, 1984.
102
Bien que le thème de la co-construction dans le musée implique également un questionnement par rapport
au public, je l’envisagerai ici essentiellement dans la relation qu’il établit entre l’institution muséale et la
culture représentée.
46
problématique. Dans une partie à tendance épistémologique, j’analyserai les remises en
questions amenées par les pratiques muséales. Enfin, dans une approche prospective, je
proposerai des pistes qui permettent d’envisager l’avenir de l’anthropologie et des musées.
1) La voix de l’Autre dans l’exposition autochtone
De 1992 à 1994, la Smithsonian Institution organise quatre expositions103 au George
Gustav Heye Center of the National Museum of American Indians à New York sous la
direction de Richard West. Les critiques tant du côté allochtone que du côté amérindien
évoquaient l’essentialisation des cultures représentées, l’absence de contextualisation
historique, le côté anecdotique, stéréotypé et figé des représentations et le fait que certaines
pièces jugées d’une très grande qualité esthétique soient reprises sous la catégorie
d’artefacts (la position inverse pouvant également apparaître)104.
Ce type de critique, courant dans les expositions à caractère ethnographique, prend ici une
dimension particulière. Richard West, directeur du National Museum of American Indians,
est un Cheyenne du Sud. Il défend, au travers de ces expositions, le principe selon lequel
seuls les Amérindiens peuvent revendiquer la légitimité d’un discours authentique sur la
culture amérindienne et par conséquent que toute tentative allochtone dans la conception
d’une exposition serait nécessairement inauthentique105.
Cependant, Shepard Krech dans « Le passé recomposé ? Une réflexion sur les expositions
d’art et d’artefacts amérindiens aux Etats-Unis » met en évidence que Richard West a
recours aux modes classiques de représentation : le diorama et l’esthétisation, deux
techniques nées en Occident tout comme le musée moderne. Il conclut qu’ « en voulant
inverser la perspective et présenter une vision authentiquement amérindienne, [Richard
West] a essentialisé les cultures amérindiennes et, d’une certaine façon, a reproduit le
modèle univocal des conservateurs blancs »106.
103
Pathways of Tradition, This Path We Travel : Celebrations of Contemporary Native American Creativity,
All Roads are Good. Native Voices on Life and Culture, Creation’s Journey : Masterworks of Native
American Identity and Belief.
104
KRECH, S., « Le passé recomposé ? Une réflexion sur les expositions d’art et d’artefacts amérindiens aux
Etats-Unis », in Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, pp. 19-37.
105
Ibid., p. 29.
106
DUBUC, E. et TURGEON, L., « Musées et Premières nations : la trace du passé, l'empreinte du futur », in
Anthropologie et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, p. 11.
47
Si l’on se fie à la lecture de Krech, la question se pose de savoir quel processus a conduit au
discours univocal autochtone ? Et à cet effet miroir du « modèle univocal des conservateurs
blancs », la question est aussi de savoir pourquoi le refuser ?
2) Rétrospective sur l’éprouvette : naissance de l’anthropologie, des musées et
du Grand Partage
2.1 Avènement de la modernité et segmentation des sciences
Le siècle des Lumières est marqué par une volonté de classification du monde et de
tous les éléments qui le composent. Cette volonté d’établir des répertoires est à l’origine de
la segmentation des sciences au XIXe siècle et introduit La dichotomie Nature-Culture. Ce
postulat induit une nature objective et indiscutable accessible par la connaissance
scientifique qui s’oppose à la subjectivité de l’homme. Le monde, autrefois appréhendé
selon un angle holiste, est envisagé de manière fragmentée. L’anthropologie comme
discipline scientifique naît de cette vision. Elle est alors définie comme la science des
sociétés « primitives », des cultures exotiques.
2.2 Idéologie évolutionniste
Le contexte de l’industrialisation et son corollaire, la colonisation, vont jouer un rôle
fondamental dans le lien entre l’anthropologie et les musées. Les expositions universelles107
– qui comprennent généralement un pavillon consacré aux colonies – et les villages
nègres108 servent de véritables armes de propagande à l’expansion coloniale109. De ces
événements naît l’idée de créer des institutions muséales consacrées aux objets
107
Pour davantage d’informations sur les expositions internationales voir CONFINO, François, « Les
expositions universelles ou la grande illusion », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), La
grande illusion, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2000, pp. 149-154.
108
Voir BANCEL, N. et al., Zoos humains, de la venus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte,
2002.
109
Voir par exemple CORNELIS, Sabine, "Le musée du Congo belge, vitrine de l'action coloniale (19101930)", in Du musée colonial au musée des cultures du monde. Actes du colloque organisé par le musée
national des Arts d'Afrique et d'Océanie et le Centre Georges-Pompidou, 3-6 juin 1998, Paris, Maisonneuve
et Larose, Musée national des Arts d'Afrique et d'Océanie, 2000, pp. 71- 86.
48
« exotiques ». Les musées deviennent des lieux de savoirs pour les anthropologues. Ils
constituent l’une des bases de leur connaissance des autres cultures. Mais cette
anthropologie est imprégnée d’idéologie évolutionniste :
« On peut dire aujourd'hui que l'anthropologie du XIXe siècle péchait par ambition en
voulant reconstituer l'histoire de l'humanité et en se livrant à la recherche à tout prix des
origines des institutions humaines. Ces démarches étaient profondément entachées par
l'idéologie évolutionniste qui voulait retrouver dans les institutions des peuples sans
110
machinisme les stades antérieurs de notre propre société »
.
La conséquence de cette pensée est la hiérarchisation des peuples et de leurs productions
matérielles à l’aune de la civilisation occidentale111. Ce discours ethnocentriste a perduré au
long du XXe siècle en se transformant. La tendance à privilégier l’approche esthétique des
objets qui s’accentue tout au long du siècle dernier et qui triomphe dans les dernières
créations de musées112 est une forme particulière de discours univocal, moins visible et
peut-être plus insidieuse. En s'interrogeant sur le contexte dans lequel ce discours est
construit, on remarque que la société occidentale en est à l'origine et qu’elle s’en défend par
l’argument universaliste.
« Quoi de plus naturel, en effet, que d'identifier l'universel à celui qui dit l'universalité.
L'hégémonisme naturel dans l'ordre du discours a ceci de redoutablement efficace qu'il
n'est jamais en situation de se justifier. Il tire sa propre légitimité du fait qu'il en édicte
lui-même les règles. Cet universalisme que l'on peut qualifier, à la suite de Latour, de
particulier consiste dans le fait que c'est toujours notre société qui définit le cadre
général par rapport auquel les autres sont situés »
113
.
Certains choix institutionnalisent, dans le musée au travers de la pièce exposée, un rapport
de force entre les cultures. Loin de mettre les cultures sur un pied d'égalité comme le
prétend Maurice Godelier114, la prétendue universalité atteinte par les objets d'art "premier",
consacre avant tout la prééminence de l'esthétisme en tant que valeur laïque occidentale.
110
EVANS-PRITCHARD, E. E., Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969, p. 61. Cité in COLLEYN, J.-P.,
Eléments d'anthropologie sociale et structurelle, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1998, p. 53.
111
Pour l’idée de l’application aux arts de la théorie générale de l’évolution voir GOLDWATER, R., Le
primitivisme dans l'art moderne, Paris, Presses universitaires de France, 1988.
112
A titre d’exemple, c’est le cas des « Arts premiers » au Pavillon des Sessions du Musée du Louvre voire
même sous certains aspects le Musée du Quai Branly à Paris.
113
KILANI, M., op. cit., p. 19.
114
« Par ce geste, tous les chefs-d'œuvre de l'humanité se retrouvent à égalité et, avec eux, les sociétés qui les
ont créés » GODELIER, Maurice, « Unir art et savoir », in Connaissance des arts, Les arts premiers au
Louvre, hors série n°149, 2000, p. 55.
49
Pour paraphraser Jean Jamin, le retour en force de cette « tyrannie du goût et des chefsd'œuvre » dénoncée par Rivière « témoignent de cette prégnance du goût et se fondent sur
des attentes esthétiques convenues par conséquent ethnocentriques »115. Cet aspect qui se
révèle aussi au regard de l'anonymat des œuvres auquel se substitue un « pedigree » ne
semble pas être dû à une impossibilité matérielle116 mais semble plutôt tenir d'une volonté
culturelle implicite de laisser l'objet orphelin, renforçant l'aspect mythique de l'objet, en
deçà de l'histoire, et occulte la propre responsabilité de l'Occident dans les causes de cette
absence. Privé de ses racines, de sa propre historicité, l'objet est réaffecté dans l'histoire
selon des concepts et des critères esthétiques strictement cantonnés à l'Occident. Créant par
là même les conditions suffisantes à l’émergence et au maintien d’un discours univocal.
2.3 Revendications autochtones : le cas du Canada
Dans les années 1960, un ensemble d’événements va contraindre l’anthropologie et
les musées à repenser leur manière d’aborder les autres cultures. L’impulsion de cette
remise en question trouve son origine dans le mouvement de décolonisation et l’émergence
de revendications identitaires des communautés indigènes.
Depuis la fin des années 1980, les musées d’Amérique du Nord sont entrés dans une
nouvelle phase de leur histoire. La crise déclenchée par l’exposition de 1988 « The spirit
sings : artistic traditions of Canada’s first people » organisée par le Glenbow Museum lors
des Jeux Olympiques de Calgary117 introduit une nouvelle dynamique dans la construction
du discours muséal, une remise en question de la conception des expositions et de
l’utilisation du savoir anthropologique. Gloria Cranmer Webster dans son texte « De la
colonisation au rapatriement »118 dénonce la situation dans laquelle se trouvent certaines
115
JAMIN, J., « Les musées d'ethnographie, les objets et les mots », in Le musée et les cultures du monde.
Actes de la table ronde organisée par l’Ecole nationale du patrimoine les 8, 9 et 10 décembre 1998, Paris,
Ecole nationale du patrimoine, 1999, p. 105.
116
PRICE, S., Arts primitifs ; regards civilisés, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1995.
117
Cette exposition était financée en partie par la filiale canadienne de la compagnie pétrolière Shell dont la
présence sur les territoires du Nord de l’Alberta revendiqués par la nation Cree était particulièrement
contestée. Les Cree ont appelé au boycottage de l’exposition, profitant des Jeux Olympiques pour attirer
l’attention de la communauté international sur leur situation. Voir DUBUC, E., « Entre l'art et l'autre,
l'émergence du sujet », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), Le Musée Cannibale,
Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 2002, p. 51.
118
CRANMER WEBSTER, G., « De la colonisation au rapatriement », in MC MASTER, G. et MARTIN, LA. (dir.), Indigena : perspectives autochtones contemporaines, Hull, Québec, Musée canadien des
civilisations, 1992, pp. 25-37.
50
communautés et qui justifie, selon elle, une politique de rapatriement d'objets détenus par
les musées. Les autochtones veulent aujourd’hui avoir droit à la parole et se réapproprier la
manière dont ils sont représentés dans les institutions muséales. Suite à ces revendications,
l’Assemblée des Premières Nations et l’Association des musées canadiens se réunissent et
envisagent de nouveaux dispositifs à mettre en place. D’une part, des musées
« autochtones » émergent. Ces institutions sont dirigées par un ou des membres d’une
communauté autochtone comme c’est le cas pour le musée de Uashat mak Mani Utenam.
D’autre part, la mise en place d’accords bilatéraux, entre un musée et une communauté
conduit à une participation active des autochtones dans l’élaboration d’expositions les
concernant. Cette démarche des autochtones qui consiste à s'impliquer dans le discours des
institutions muséales témoigne de ce que Michael Ames appelle « the insider's point of
view » :
« la reconnaissance de volontés de plus en plus affirmée des peuples autochtones
d'exprimer leur propre point de vue et de le faire accepter en tant que vérité, en lieu et
place de mythologies, légendes ou folklore, et l'acceptation par la gent anthropologique
de
la
légitimité
119
aménagements »
de
leurs
discours,
forcent
évidemment
à
de
nombreux
.
Le Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada soutient la participation et la
collaboration des musées allochtones avec les autochtones. « Ils doivent participer au
catalogage des fonds muséaux et être consultés quant à la façon appropriée de les exposer
et de les interpréter. Cette forme de collaboration permettrait aux muséologues non
autochtones de mieux comprendre la culture autochtone »120.
119
DUBUC, E., op. cit., p. 48.
Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada, (Page consultée le 18/03/2006), Affaires indiennes et
du Nord Canada, [En ligne], p. 7,
Adresse URL : http://www.ainc-inac.gc.ca/index_f.html
120
51
3) Conséquences épistémologiques sur le discours anthropologico-muséal
Les enjeux revendicatifs des cultures exposées vont au-delà de la question muséale,
c’est d’une réelle remise en cause du discours anthropologique dont il est question.
3.1 Paroles d’experts en blouse blanche
Le discours muséal est le résultat d’une mise en scène anonyme d’un ensemble de
pièces de collections. Il est intéressant de remarquer comme le relève Barbara KirchenblattGimblett, que l’anonymat, qui renvoie à la parole de l’expert, est une caractéristique du
musée moderne121. En effaçant l’aspect construit de l’exposition, le discours muséal
s’impose au visiteur comme une représentation objective et incontestable de la réalité d’une
culture donnée.
Les anthropologues, les muséologues, les historiens, les conservateurs, les techniciens
forment un ensemble d’experts dont la tâche est d’élaborer un tout cohérent et dont le but
est de re-présenter une culture ou un aspect de celle-ci par le truchement du dispositif
muséal. Chacun de ces experts intervient à différents niveaux. « C’est le conservateur qui
décide que tel ou tel objet entre ou n’entre pas au musée. L’expert détermine la valeur
marchande d’un objet : le critique ou le conservateur décrète que l’objet est beau ou laid.
Bref, tout repose sur la décision de soi-disant spécialistes »122.
L’exposition repose donc sur un système d’expertise qui énonce un discours que le public
tient pour vrai. L’absence de « sujet parlant », de traces de subjectivité renforce cette
autorité. Dans la mesure où rien ne vient le remettre en cause, le discours apparaît objectif.
La notion d’expert introduit aussi une conception de l’autorité toute puissante qui, par la
confiance attribuée au discours scientifique, prend la forme d’un totalitarisme qui selon
Bruno Latour empêche tout débat et ne permet pas une réelle démocratie123. Le musée
apparaît donc comme un lieu d’institutionnalisation du rapport de force entre les experts qui
déterminent le contenu et la manière d’exposer les cultures et les visiteurs qui « subissent »
121
Cité in AMES, M. et HALPIN, M., « Musées et ‘premières nations’ au Canada », in Ethnologie française,
n°29, vol. 3, 1999, p. 432.
122
HAINARD, J., « Le musée, cette obsession… », in Terrain, n°4, mars 1985, p. 107.
123
LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La
Découverte / Syros, 1999.
52
cette vision. La conséquence directe comme le dénonce Michaël Ames, est que « les experts
énoncent la loi »124 et que les cultures se voient imposer une représentation d’eux-mêmes.
Dans la mesure où « toute connaissance est une ethnoconnaissance », ce discours d’experts
qui participe d’une forme de multidisciplinarité reste cependant un discours de type
scientifique donc occidental. La conséquence de ces pratiques est qu’elles renforcent l’idée
qu’il existe un grand partage entre l’Occident et le reste du monde.
Nous avons vu que les musées autochtones peuvent être confrontés aux mêmes critiques que
les institutions occidentales. On pourrait penser que l’ « insider’s point of view » serait le
plus proche de la « réalité » puisque le discours émane des personnes issues de la culture
représentée. Néanmoins, cette inversion radicale de point de vue ramène l’idée de culture
« absolue », « essentielle » et en l’« essentialisant », le discours reste univocal.
Sans remettre en question la légitimité pour les autochtones d’exprimer leur point de vue,
l’expert indigène qui se définirait seul capable de discourir se trouverait proche d’une
position totalitaire.
« Que toute personne a droit à sa parole est une chose, qu’il n’y ait en définitive qu’une
parole et que cette parole ne puisse être en définitive qu’indigène, est autre chose. (…)
Accepter qu’en principe un outsider soit automatiquement plus loin de la réalité qu’un
insider, serait kamikaze pour toute communication humaine et pas uniquement pour
125
l’anthropologie inter-culturelle »
.
3.2 Entre crise de l’objet et dynamique du sujet
Existe-il une signification « authentique » de l’objet connue seulement des experts
ou doit-on admettre la polysémie de l’objet ?
Le principal reproche à l’origine de la contestation de l’autorité de l’expert et du discours
tenu par les conservateurs tient au fait que les cultures autochtones apparaissent comme des
sociétés figées, anhistoriques et qu’aucun lien n’est établi avec leur réalité contemporaine.
124
125
AMES, M. et HALPIN, M., op. cit., p. 432.
SINGLETON, M., op. cit., p. 25.
53
Dans les expositions ethnographiques actuelles, les objets sont « envisagés comme des
remplaçants actifs de ces cultures. En ce sens, les objets deviennent en quelque sorte des
procureurs, des agents qui ‘parlent’ au nom des peuples et des civilisation »126.
La tendance d’exposer des objets et non les sujets qui y sont liés renforce cette vision
statique. Au Canada, les changements acquis depuis quelques années ont permis de modifier
cette position. « Passant d’une muséologie de l’objet à une muséologie du vivant et du
sacré »127, nous sommes entrés, selon Elise Dubuc, dans une nouvelle définition du statut de
l’objet : l’objet-sujet, c’est-à-dire une approche de l’objet qui permette de faire émerger la
voix de l’Autre128.
Il existe actuellement quelques institutions qui permettent de faire émerger l’Autre comme
sujet malgré un dispositif muséal occidental129. Lui-même issu d’un mouvement de
revendication identitaire130, le Musée de la civilisation a pour première mission de faire
connaître les cultures qui occupent le territoire québécois131. Passant des accords avec
chacune des onze nations présentes au Québec, chaque exposition qui les met en scène fait
l’objet d’une étroite collaboration avec les autochtones.
Si l’autochtone s’exprime quant au mode d’exposition des objets, sur le choix des pièces
que la Nation accepte d’exposer et sur leur signification, il est également présent au sein de
l’exposition par un dispositif audio-visuel qui propose dans sa langue d’origine des
témoignages d’Amérindiens sur leur condition de vie actuelle et leurs espoirs pour l’avenir.
Comme le relève Michel Côté, l’ensemble de ce dispositif permet de donner une voix à
l’Autre132 à partir des objets exposés. Il ne s’agit plus de muséifier une culture par un
ensemble d’artefacts mais d’atteindre le sujet qui existe par et derrière celui-ci.
126
DIAS, N., « Une place au Louvre », in GONSETH, M.-O., HAINARD, J. et KAEHR, R. (dir.), Le Musée
Cannibale, Neuchâtel, Musée d'ethnographie, 2002, pp. 17-18.
127
DUBUC, E., op. cit., p. 53.
128
Ibid., p. 48
129
« La muséographie anthropologique est généralement considérée comme une discipline propre à
l'Occident, même si elle a connu historiquement des développements dans d'autres civilisations » GALINIER,
J., « Détruire pour conserver. Notes sur l'imagination muséographique en Mésoamérique », in Anthropologie
et sociétés, vol. 28, n°2, 2004, p. 102.
130
Voir ARPIN, R., Le Musée de la civilisation, Une histoire d'amour, Québec, Musée de la civilisation et
Editions Fides, 1998. Et BOUSQUET, M.-P., « Visions croisées. Les Amérindiens du Québec », in
Ethnologie française, vol. XXVI, n°3, 1996, p. 522.
131
ARPIN, R., Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques, Québec, Editions MultiMondes et Musée de
la civilisation, 1992, p. 21.
132
COTE, M., « Le musée et l'autre », in Actes de la table ronde organisée par l'Ecole nationale du patrimoine
les 8, 9 et 10 décembre 1998, Paris, Ecole nationale du patrimoine, 1999, p. 265.
54
On peut s’interroger sur ce type de co-construction. S’il existe des possibilités de construire
un discours commun entre les experts du musée, muséologues, anthropologues,
conservateurs et les représentants d’une culture, cette construction commune apparaît
quelque peu utopique puisque la décision finale reste nécessairement le résultat d’une
position d’autorité133. Cependant comme Clifford le met en évidence, l’avenir de
l’anthropologie est de devoir toujours davantage prendre en compte des collaborations
indigènes134.
3.3 Expérimentation sur la réappropriation du discours muséal : l’exemple du
musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam135
Le musée Shaputuan est né de l’entente négociée entre les autochtones, le
gouvernement et Hydro-Québec en contrepartie de la construction d’un barrage sur la
rivière Sainte Marguerite136. Ce musée, son architecture et l’exposition permanente ont été
conçus par des Québécois137. Son premier directeur, Réginald Vollant, un Innu met en place
une équipe d’autochtones pour faire fonctionner l’institution qui selon lui ne correspond pas
du tout à la conception amérindienne. Afin de compenser cette approche, il privilégie les
expositions temporaires qui enthousiasment le public innu par la manière dont leur culture
est approchée qui permet qu’il s’y identifie. Selon Réginald Vollant les méthodes
muséologiques ne suffisent pas pour répondre à la mission de transmission de la culture
innue. Comme de nombreuses cultures amérindiennes, c’est une culture à tradition orale. Ce
constat l’a encouragé à prendre en compte ce facteur et à développer d’autres procédés
muséologiques comme la fabrication de documents audio-visuels ou la mise en place
d’ateliers où les jeunes peuvent observer directement les techniques de fabrication d’objets.
Cet exemple semble poser le musée comme un bricolage : il peut être conçu comme mode
de transmission quelle que soit la culture et malgré qu’il soit une institution issue de la
133
CLIFFORD, J., Malaise dans la culture…op. cit., p. 56.
Ibid.
135
Je souhaite ici préciser que mon approche s’est construite par des lectures et des rencontres. Par ailleurs,
j’envisage de m’y rendre prochainement
136
DUBUC, E. et VOLLANT, R., « Implantation d'un musée dans une communauté autochtone. Les cinq
premières années du musée Shaputuan à Uashat mak Mani Utenam », in Anthropologie et sociétés, vol. 28,
n°2, 2004, p. 156.
137
J’ai récemment appris qu’il existait un désaccord sur ce point.
134
55
modernité occidentale, à condition qu’il s’adapte et intègre les spécificités de la culture qui
se l’approprie.
Entre les discours d’experts, les revendications autochtones, la prise de conscience de la
polysémie des objets et de la polyphonie des discours138 l’illusion d’une co-construction et
l’utopie d’une symétrie mise en évidence par le bricolage du dispositif muséal qui paralyse
le discours, une nouvelle approche prospective semble apporter des clés à la résolution du
débat.
4) Pour une approche prospective du discours muséal
L’anthropologie prospective s’efforce d’intégrer « une approche qualitative de la
compréhension du changement »139. De même, le discours anthropologique au sein du
musée peut s’envisager dans une perspective similaire en prenant en compte la réflexivité, la
multiplicité des points de vue, l’hétérogénéité et le métissage. L’anthropologie prospective
offre une réelle opportunité aux institutions muséales de se détacher du grand partage, de
réintroduire une dimension dynamique et d’envisager « le présent au vu de l’avenir »140.
4.1 La voie métisse
Comme l’énonce Boris Wastiau, « définir unilatéralement des sujets, des catégories
et des méthodes pour analyser et représenter l’ ‘Autre’ empêchera toujours une
décolonisation plus avancée du discours anthropologique et de la conception
d’expositions »141. J’ai mis en évidence à plusieurs reprises la dimension polysémique et
polyphonique que peut révéler une exposition. Le discours muséal peut faire apparaître
aujourd'hui la multiplicité des points de vue. Il ne s’agit pas de lire le phénomène à partir
d’une logique binaire – entre une représentation d’eux par nous et une représentation d’eux
138
DUBUC, E., op. cit., p. 55.
SINGLETON, M., « Présentation », in Recherches sociologiques, vol. XXXII, n°1, 2001, p. 3.
140
Ibid., p. 5.
141
WASTIAU, B., ExItCongoMuseum. Un essai sur la ‘vie sociale’ des chefs-d’oeuvre du Musée de
Tervuren, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 2000, p. 78.
139
56
par eux – mais d’en faire « un genre métis»142, un phénomène hybride qui mélange les deux.
Dès lors, la proposition de James Clifford d’intégrer l’hétérogénéité peut se révéler
opportune :
« Imaginer des manifestations qui privilégient les productions ‘inauthentiques’ et
impures de la vie tribale passée et présente ; des expositions radicalement hétérogènes
par leur mélange des styles ; des expositions qui se situent dans des conjonctures
multiculturelles particulières ; des expositions où la nature reste ‘non naturelle’ ; des
143
expositions dont les principes d’incorporation soient ouvertement contestables »
.
En complexifiant l’approche, elle devient un moyen de rencontrer l’Autre et de favoriser
l’émergence d’un discours « commun mais pluriel »144.
4.2 La voie réflexive
Puisque le discours anthropologique ne peut plus se concevoir sans l’Autre, au-delà
de la mise en exposition des multiples points de vue, le discours muséal doit privilégier une
approche réflexive. Il se doit « d’intégrer dans ses interprétations le cheminement
intellectuel et affectif qui est à l’origine de ses constructions, et reconsidérant la position de
l’ethnologue qui doit se saisir comme partie de sa propre observation »145. Le savoir
anthropologique « n’est pas une copie des réalités existant objectivement à l’état brut, mais
un savoir qui façonne une (ou des) version(s) de la réalité »146. En faisant apparaître la
subjectivité, en muséifiant le positionnement et en contextualisant les points de vue des
acteurs, l’exposition parviendrait à construire un discours pluriel articulé à une dimension
réflexive qui permettrait « de saisir une culture dans sa totalité sans toutefois la réduire à
son seul regard omniscient et omniprésent »147. Ainsi conçue, l’élaboration du discours
muséal rejoint l’idée de Ghasarian selon laquelle « en pratique, la réflexivité est devenue la
142
LAPLANTINE, F., « L’anthropologie genre métis », in GHASARIAN, C. (sous la dir. de), De
l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris,
Armand Collin, 2002, pp. 143-152.
143
CLIFFORD, J., Malaise dans la culture…op. cit., p. 212.
144
Selon le titre de l’ouvrage de Bruno LATOUR, Un monde pluriel mais commun. Entretien avec François
Ewald, Paris, L’Aube, 2005.
145
KILANI, M., op. cit., p. 76.
146
GHASARIAN, C., « Sur les chemins de l’ethnographie réflexive », GHASARIAN, C. (dir.), De
l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris,
Armand Colin, 2002, p. 13.
147
KILANI, M., Introduction à l'anthropologie, Lausanne, Payot Lausanne, 1992, p. 335.
57
reconnaissance par les anthropologues du fait que leurs écrits doivent prendre en compte
les forces épistémologiques et politiques qui les conditionnent »148.
L’intégration des dimensions épistémologiques et éthiques de l’anthropologie au discours
muséal permet de positionner l’Occident en tant qu’inventeur de la « modernité » dont sont
issus et imprégnés les musées et la science anthropologique. En la reconnaissant comme une
ethnoscience149, « l’anthropologie s’affirme comme la construction d’une identité ancrée
dans une manière de dire l’autre »150. Cette position qui ne s’inscrit pas dans une critique
radicale qui tendrait à un relativisme absolu permet d’envisager le devenir de la discipline et
sa place dans les musées.
4.3 La voix de l’anthropologue prospectif au musée
Comme le relève Michaël Singleton : « Ce qui compte en définitive, n’est pas tant
que l’Africain parle et que l’Européen se taise mais que tout le monde accepte que discourir
c’est aussi dominer »151.
La dimension politique a toujours fait partie du projet muséal152 parce que « la connaissance
est pouvoir et la représentation un acte politique »153. Aujourd’hui, le musée est devenu un
espace où se rencontrent des enjeux identitaires, politiques, économiques, sociaux et
culturels. C’est un lieu privilégié où des cultures se côtoient. Envisagé comme un espace de
médiation, une « zone de contact »154, le musée prend la forme d’une véritable agora où les
cultures peuvent établir un dialogue et d’un lieu d’engagement.
148
GHASARIAN, C. (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles
pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, p. 238.
149
« L’anthropologie, en tant que discipline académique, n’est pas moins ethnique que n’importe quelle autre
branche du savoir occidental » SINGLETON, M., « L’Animal Autre », DUCHENE, J., BEAUFAYS, J.-P. et
RAVEZ, L. (dir.), Entre l’homme et l’animal. Une nouvelle alliance ?, Namur, Presses Universitaires de
Namur, 2002, p. 165.
150
La citation exacte étant : « L’histoire, comme l’anthropologie, s’affirme comme la construction d’une
identité ancrée dans une manière de dire l’autre » REYNIERS, A. et SERVAIS, O., « Ethnohistoire ou
anthropologie prospective ? Quelques balises pour sortir du tunnel épistémologique… », in Recherches
sociologiques, vol. XXXII, n°1, 2001, p. 52.
151
SINGLETON, M., Les amateurs de chiens…op. cit., p. 26.
152
Voir POMIAM, K., Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris,
Gallimard, 1987.
153
WASTIAU, B., op. cit., p. 78.
154
CLIFFORD, J., Routes : Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Harvard
University Press, 1997.
58
L’anthropologue prospectif y trouve une situation dans laquelle sa connaissance, sa capacité
de traduire et d’interpréter le savoir (co-)construit par l’observation d’entités locales peut
être articulée avec l’élaboration d’un discours plus global. En rejoignant la question de la
restitution du savoir, des notions de contractualité et de contre don, le musée ouvre de
nouvelles voies à des manières inédites de vivre ensemble. L’adaptation au changement
d’échelle, entre local et global n’est-elle pas la position de l’anthropologie prospective ? Le
musée prospectif en tant que nouveau terrain d’anthropologie offre une opportunité inédite
d’observation des relations entre différents groupes culturels et rend compte des
dynamiques et du changement social qui touchent les cultures.
L’approche anthropologique d’une communauté innue dans son rapport à la nature mise en
perspective avec d’autres conceptions autour d’un projet de réserve naturelle peut apporter à
travers le musée une nouvelle dimension au discours anthropologique, celle d’un projet de
co-construction redéfinie.
59
C. POLYPHONIE DISCIPLINAIRE : DE LA PHOTOGRAPHIE COMME
REVELATEUR ANTHROPOLOGIQUE
"N'est-il pas grand temps d'édifier une anthropologie (mais également une histoire)
véritablement métissée, qui fasse place non seulement au croisement et à la fécondation
mutuelle des disciplines comme méthodes dans la réflexion du chercheur, mais également
à une co-construction du savoir, à l'aune des points de vue cernés sur le terrain…"
155
Polyphonie disciplinaire…quel sens donner à une telle expression? Sans doute le
même que recèle l'expression d'anthropologie « métissée »: à partir de plusieurs voix,
parvenir à créer une harmonie, ou du moins, y tendre. Ces voix, on peut les entendre comme
les disciplines avec leurs méthodes, leurs techniques, mais aussi leurs savoirs que
l'ethnographe mobilise dans la description et l'interprétation d'un phénomène.
Ces quelques pages voudraient refléter cet entrelacs de voix qu'un mode d'enquête
expérimental, entendu « comme une démarche où l'on se confronte à un problème dont la
solution n'est pas connue à l'avance »156, va mobiliser pour proposer une interprétation
plausible.
Dans une première strate, je présenterai le point de départ de ma recherche. Une fois la
problématique présentée, j'essaierai de cerner dans une seconde strate les disciplines,
techniques et savoirs qu'il me faut croiser. Enfin, la troisième strate réfléchira sur l'usage de
la photographie locale en tant que « source donnée »157 dans la construction d'un savoir
anthropologique. On s'interrogera sur la capacité de cette source à être une fenêtre sur le
passé, mais également sur la culture.
155
REYNIERS, A. et SERVAIS, O., op. cit., p. 52.
RABINOW, P., Le déchiffrage du génome. L'aventure française, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 243.
157
FABRE, D., « L'ethnologue et ses sources », in ALTHABE, G., FABRE, D., LENCLUD, G. (dir.), Vers
une ethnologie du présent, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1992, pp. 39-55.
156
60
1) Non-liens. Anthropologie de la surindustrialité
Dans la vaste question du rapport Nature/Culture158, et plus particulièrement du
rapport inter-spécifique Homme/Animal, se pose la question du lien entre l'éleveur et
l'animal de rente, ce au sein de nos sociétés industrielles. Jocelyne Porcher étudie depuis
plusieurs années cette question, partant du constat qu'il existe une souffrance autant chez
l'animal que chez l'éleveur actuel, souffrance due principalement au mode industriel de
production, lequel empêcherait toute forme de lien, d'attachement, d'empathie159. Il apparaît
principalement que les zootechniciens, pour qui l'animal « est une machine à fabriquer de la
chair »160, n'ont jamais été capable d'envisager l'existence d'une communication, mais
également d'une affectivité entre humains et non-humains. Or, pour ce qui est de la
communication, « comment hommes et animaux pourraient-ils [...] cohabiter si ils ne
partageaient pas, même de façon minimale, certains éléments d'un langage commun? »161.
Quand un éleveur appelle ses bêtes et qu'elles accourent, qu'il peut les approcher afin de les
manipuler, sans craindre de mauvais coups, mais que, s’il le faut, elles manifestent leur
mécontentement par de petites rebuffades, c'est qu'il y a communication entre ces deux
subjectivités. Qui plus est, l'affectivité, qui est pourtant, avec l'activité et l'intelligence, à la
base de notre vie psychique, est également niée. Or, « c'est par elle que l'être humain, se
situe dans le monde et dans ses relations avec autrui »162. On comprend donc qu'il existe
une souffrance, puisque, « pour 84% des éleveurs interviewés, le travail en élevage
implique nécessairement l'affectivité parce qu'elle est constitutive de leur métier »163, et que
le système industriel de production semble fait pour l'étouffer constamment dans son rythme
effréné.
Face à ces résultats, il semblait intéressant de rechercher la trace éventuelle d'un lien chez
d'anciens éleveurs. De fait, s’il apparaît que l'empathie des éleveurs actuels soit comme
158
Sur cette question, on consultera, entre autres, DESCOLA, P., Par delà nature…op. cit.
PORCHER, J., Eleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, PUF, 2002; La mort n'est pas notre métier,
s.l., Editions de l'Aube, 2003.
160
VIALLES, N., Le sang et la chair. Les abattoirs du Pays de l'Adour, Paris, Maison des sciences de
l'homme, 1988, p. 55.
161
PORCHER J., La relation de communication entre l’éleveur et ses animaux : un domaine encore à
explorer, (Page consultée le 15/03/2004), Le courrier de l’environnement [En ligne],
Adresse URL : http://www.inra.fr/Internet/Produits/dpenv/porchc32.htm
162
SILLAMY, N., Dictionnaire usuel de psychologie, Paris, Bordas, 1983, p. 17.
163
PORCHER, J., « Place de la relation hommes et animaux dans l'organisation du travail en élevage », in
GALINON-MELENEC, B. (dir.), Homme/Animal : Quelles relations ? Quelles communications ?, s.l.,
Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2003, pp. 83-101.
159
61
refoulée, on peut supposer qu'elle pouvait s'actualiser avant l'industrialisation du secteur,
lequel s'opéra dans le tournant des années cinquante. Dès lors, n'y a-t-il pas moyen, avant
cette date, de trouver trace de ce lien? Notamment dans l'existence de photographies des
animaux de la ferme. Et qui sait si, à travers la photographie, « révélatrice d'une
composition du réel par le regard »164, il ne serait pas possible de trouver un début de
réponse à nos questions.
Pour ce faire, il me fallait d'abord délimiter une aire géographique de recherche (en
l'occurrence ici, la partie centrale de l'Entre-Vesdre-et-Meuse, appelé également le « Vrai
Pays de Herve »165). Ensuite, trouver d'anciens éleveurs afin de les questionner sur leur vie,
leur vécu quotidien, il y a de cela, idéalement, cinquante à soixante ans d'ici.
2) Histoire, Ethnologie…Polyphonie
« …l'historien ne peut vivre son terrain que par procuration. Il n'est pas au cœur de
l'action en train de se faire. Et seule une attitude proche de la sublimation pourrait lui
permettre d'approcher de manière évanescente cette pratique. L'historien vit certes son
terrain, mais par des intermédiaires, les sources et les témoins, qui le lui racontent avec
leur perspective propre. »
166
Cette volonté « de rencontrer dans le passé ce qui en lui inquiète le présent »
167
inscrit la recherche dans une démarche historiographique. De fait, il m'est impossible
d'effectuer une observation participante, de partager le vécu quotidien des éleveurs, d'être à
l'affût des moindres détails de leur travail, notamment dans leurs interactions avec leurs
bêtes. Pas d'épaississement empirique ni de description dense. Or, c'est « par la médiation
du vécu, et plus précisément de l'expérience vécue sur le terrain, que tout anthropologue se
trouve confronté au dynamisme de la vie sociale, […] l'expérience ethnographique, si elle
est une forme d'expérimentation, est une expérimentation in vivo et non in vitro. »168 Sans
164
DACOS, M., L'œil et la terre. Vers une histoire du regard (1900-1950), (Page consultée le 12/03/2006),
Ruralia, [En ligne],
Adresse URL: http://ruralia.revues.org/document3.html
165
ARCHITECTURE RURALE DE WALLONIE, Pays de Herve, Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1987, p.33
166
REYNIERS, A.et SERVAIS, O., op.. cit., p. 51.
167
HAVELANGE, C., "Le document et le sens", in Temps, culture, religion: autour de Jean-Pierre Massaut,
Bibliothèque de la revue d'histoire ecclésiastique, 85, Nauwelaerts, 2004, p. 376.
168
LAPLANTINE, F., Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre,
2005, pp. 118-119.
62
doute cette expérimentation relève-t-elle ici un peu des deux: pas totalement in vivo puisque
j'étudie une pratique située dans un passé proche; pas totalement in vitro puisque je suis face
à mes informateurs, sur les lieux du milieu de vie que je cherche à saisir. A cette fin, trois
sources peuvent être requises: la source orale, la source « sensible », et la source
iconographique.
2.1 Source orale
Dans cette configuration particulière, l'entretien est certainement la technique
d'investigation la plus à même de fournir les informations recherchées. Cette relation
ethnographique permet, à travers le discours de mon interlocuteur, d'aborder son vécu. Dans
les multiples possibilités d'entretiens, j'optais pour un entretien semi-directif, ressemblant
plus à une conversation amicale, interagissant sans cesse avec ce qui venait d'être dit. Par
ailleurs, Mendras souligne que dans le monde rural, « parler de ses sentiments ne se fait
pas, »169 puisque, dans une société d'interconnaissance, tout le monde connaît tout le monde,
ainsi que ses goûts et ses opinions. Or, c'est bien de sentiments, d'affectivité dont je voulais
parler avec mes interlocuteurs! L'entreprise s'annonçait donc ardue…et il n'en fut rien. Tous
parlaient avec une relative facilitée de leur rapport avec leurs bêtes, mais aussi de leur vision
du monde, de leurs doutes, etc. Probablement être « du coin » facilitait-il ces rapports.
a. D'une mémoire à l'autre
Dans ce contexte, la mémoire des interlocuteurs était largement sollicitée: le discours
qui naît de son activation est notre porte d'entrée dans le passé. L'ensemble des critiques
faites à la source orale en histoire semble se cristalliser sur la mémoire du témoin, car « elle
parle moins des évènements que des significations qu'il leur donne. »170 De fait, la mémoire
est fluctuante, sélective, jamais homogène: elle est construite, re-construite. Ainsi, « …le
passé, en réalité, ne reparaît pas tel quel […], tout semble indiquer qu'il ne se conserve pas,
mais qu'on le reconstruit en partant du présent »171 L'ethnographe devra toujours être
169
MENDRAS, H., Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin, 1975, p. 141.
WALLENBORN, H., L'historien, la parole des gens et l'écriture de l'histoire. Le témoignage à l'aube du
XXIesiècle, Bruxelles, Labor, 2006, p. 51.
171
HALBWACHS, M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1952, p. 74
170
63
conscient, à la suite de Geertz donnant l'exemple de Cohen, « que ce que nous appelons nos
données sont en fait nos constructions des constructions des autres quant à ce qu'il font »172.
Quant à ce qu'ils font, mais aussi quant à ce qu'ils ont fait, et à ce qu'ils en font. C'est
pourquoi, comme nous l’avons vu dans la première expérience, on ne peut espérer atteindre
cette réalité passée que par touches pointillistes, par ces points de couleurs qui, dans un
mouvement de recul, peuvent laisser apparaître une forme approximative, « évanescente ».
b. La mémoire affective
Mais cette imbrication du passé dans le présent fait également ressurgir des
impressions, des sensations, des émotions, ce que Ricœur nomme des « inscriptionsaffections », affections que certains semblent revivre avec la même intensité. « Il appartient
aux affections de survivre, de persister, de demeurer, de durer, en gardant la marque de
l'absence et de la distance »173. De fait, je fus confronté plusieurs fois, durant mes
entretiens, à un phénomène auquel je ne m'attendais absolument pas. Il n'était pas rare de
voir des larmes poindrent sur certains visages, soudainement mélancoliques, à la simple
évocation d'un animal (notons ici qu'il s'agissait chaque fois d'un cheval). Ainsi de Bichette,
la jument qu'une de nos fermières connu les vingt premières années de sa vie. Surgit alors
l'évocation de sa mort, que le matin elle était pourtant encore debout, qu'elle s'est couchée
au début de l'après-midi, qu'elle est morte en fin de journée, après trente ans au service de
l'exploitation familiale. Mais, au moins, qu’elle est morte de sa belle mort.
Comme précisé plus haut, notre recherche se fonde sur l'affectif, et voici qu'il semblait
surgir avec une incroyable facilité. Nulle gravité cependant, mais bien plutôt, dans ces yeux
embués, comme une étincelle. L'étincelle du plaisir retrouvé des travaux du quotidien, du
travail « collé au cul du cheval », des signes de contentement de l'animal, telle Bichette
remuant ses oreilles et hennissant à la simple vision de sa maîtresse… «Elle était
reconnaissante, et on le lui rendait bien174. »
172
GEERTZ, C., « La description dense… » op. cit., p. 79
RICOEUR P., La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 554.
174
Entretien du 20 janvier 2004 avec Mme Rosa Peigneux, Fléron
173
64
2.2 Source « sensible »
« Y'a-t-il des discours, des énoncés, des paroles qui ne soient pas émotionnelles?
Toute énonciation est lourde d'une dimension affective… »175. Ces « inscription-affections »
amènent à s'interroger sur la part du sensible dans l'approche ethnographique du terrain, et à
nous orienter vers une anthropologie des émotions176.
"Le corps est la condition humaine du monde, ce lieu où le flux incessant des choses
s'arrêtent en significations précises ou en ambiances, se métamorphose en images, en
sons, en odeurs, en textures, en couleurs, en paysages, etc. L'homme participe au lien
social non seulement par sa sagacité et ses paroles, ses entreprises, mais aussi par une
série de gestes, de mimiques qui concourent à la communication, par l'immersion au sein
des innombrables rituels qui scandent l'écoulement du quotidien."
177
.
De fait, nos interlocuteurs sont des esprits, mais également, et peut-être d’abord, des corps
immergés dans le monde auquel ils se mêlent grâce à leurs cinq sens. Dans l'optique d'une
« ethnographie sensorielle »178, l'ethnographe, par son ancrage dans le vécu du terrain, par
son expérimentation in vivo, peut espérer, à travers la relation ethnographique, s'approcher
du vécu sensoriel de l'Autre, à condition de ne pas vouloir rendre unidimensionnel l'usage
des sens, « la définition et l'usage culturel de chaque sens [étant], en grande partie,
multivoques, à l'instar de tout autre élément de la culture. »179 Car la perception de ce qui a
environné, et environne encore pour certains, nos interlocuteurs a inscrit en eux des
« images-normes »180 au sein de la mémoire profonde, images porteuses de « ce que d'une
manière ou d'une autre nous avons vu, entendu, senti, appris, acquis, [soutenant] des
manières coutumières de penser, d'agir, de sentir, en somme des habitudes, des
habitus…. »181. L'environnement est saisi par nos sens, et inversement, nos sens sont saisis
par notre environnement. Dans cet entrelacs, la culture joue un rôle primordial en ce qu'elle
oriente les sensations vers des schémas de perception, d'appréciation. Quand mon
175
VUILLEMENOT, A-M, notes de cours du 07/12/2005, Anthropologie psychologique comparée, UCL,
2005-2006.
176
On consultera le n°22 de la revue Terrain, consacré aux émotions, et plus particulièrement la mise au point
de Vincent Crapanzano.
177
LE BRETON, D., La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, p. 15. C'est
nous qui soulignons.
178
LEAVITT, J., HART, L. M., « Critique de la raison sensorielle », in Anthropologie et Sociétés, vol 14, n°2,
1990, pp. 77-98.
179
Ibid., p. 80.
180
SAUVAGEOT, A., Voirs et savoirs. Esquisse d'une sociologie du regard, Paris, PUF, 1994, p. 15.
181
RICOEUR, P., op. cit., p. 571.
65
interlocutrice me signale qu'elle aimait bien les cochons, et qu'a chaque fois qu'elle leur
donnait à manger, elle les caressait un coup sur le groin, comment interpréter ce propos, ce
geste? A première vue, comme étant le reflet d'une perception positive de l'animal. Sans
doute n'est-ce pas si simple.
Je crois qu’il serait faux de se croire totalement démunit devant la logique de Cronos.
L'historien, si il veut connaître le quotidien d'un homme, devra rechercher toutes les traces
susceptibles de l'aider à recomposer ce vécu. Ainsi d'Alain Corbin tentant de reconstituer,
dans une optique compréhensive, le vécu d'un sabotier du XIXe siècle182. Dans cette
recherche, « la réalité ne se réanime que par les yeux de Pinagot »183, telle une sorte de
caméra subjective. N'est-ce pas là la volonté de tout historien et de tout ethnologue: sentir à
la place de l'autre? Ce que Malinowski appelait « the native's point of view ». Utopie, certes,
mais qui curieusement place le chercheur dans une logique toute poétique, ici
particulièrement proche de l'œuvre d'un Pessoa: dans l'optique d'un devenir-autre, le poète, à
travers son processus de création, en vient à « sentir les sensations d'un autre »184.
3) La photographie
Dans la collecte d'objets, la photographie apparaît comme une source
iconographique non négligeable. Voyons d'abord comment la définir.
3.1 Phôtos-graphein
En grec, phôtos signifie « lumière », et graphein, « écrire ». On peut donc traduire
par « écrire avec la lumière », et poser dans un premier temps que la photographie est une
forme d'écriture.
182
CORBIN, A., Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998.
CORBIN, A., Historien du sensible. Entretiens avec Gilles Heuré, Paris, La découverte, 2000, p. 162.
184
GIL, J., Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, Paris, La Différence, 1988, p. 148.
183
66
Elle est aussi une technique, comme le signale le dictionnaire: « Technique permettant
d'enregistrer l'image des objets par action de la lumière sur un support rendu photosensible
par des procédés chimiques… »185.
3.2 Le quoi de l'acte du clic-clac
Que se passe-t-il au moment du clic-clac? Il y a l'acte qu'un Sujet pose de fixer en
une Image un Objet.
« Il y a donc, à l'instant de la pose, alignement spatial de l'objet, de l'image et du sujet, et
simultanéité de trois états singuliers et rares, qui n'ont jamais eu lieu auparavant et qui
n'auront plus jamais lieu. Que se passe-t-il en cet instant? Quelque chose de fondamental
dans l'acte photographique en tant qu'acte évènementiel. L'instantanéité fait de l'instant
de la prise de vue où coïncident en un même temps présent les états temporels propres au
Sujet et l'Objet, l'instance fondatrice d'un point privilégié du Temps: un présent
186
originaire. L'instantané à fonction d'instanciation. »
.
La définition de Couchot est intéressante à plus d'un titre car elle prend en considération non
seulement le photographié (Objet), soit, en terme sémiologique, le référent, mais également
le photographe (Sujet), celui qui pose l'acte photographique, qui décide de ce qui est
photographiable. Enfin, il considère cette troisième et dernière entité qu'est la photographie
(Image), support du référent, de l'Objet.
3.3 Apparemment… « ça a été »
« La photo est « vraie » parce qu'elle re-présente au sens le plus littéral: elle restitue
ce présent fugitif où l'Objet a été saisi. »187 Qu'est-ce qui permet d'affirmer que la
photographie reflète la réalité ? En termes sémiologiques, la photographie relève de l'icône,
à savoir qu'elle est un signe motivé par ressemblance et créée par des découpages non
correspondants. Motivé car « la forme que prend le signifiant est déterminée par celle du
185
Le petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2005, p. 815.
COUCHOT, E., « Prise de vue, prise de temps », in Les cahiers de la photographie, n°8, 1983, pp. 103104.
187
COUCHOT, E., op. cit, p. 104.
186
67
référent. »188 L'image (plan de l'expression; signifiant) est déterminée par le référent (plan
du contenu) qu'elle représente, et, dans le cas de la photographie, qu'elle a fixé sur pellicule.
Par découpage non correspondant, il faut comprendre que le plan de l'expression et le plan
du contenu peuvent être analysés séparément. Mais ne peut-on dire de la photographie
qu'elle est avant tout indice, à savoir un signe motivé par contiguïté créé par des découpages
correspondants ? Le découpage correspondant s'applique « dans le cas de signes qui sont en
fait indécomposables. »189 Ainsi de la fumée qui signale le feu: on ne peut séparer ces deux
unités tant elles sont correspondantes. Or, la photographie n'est-elle pas autant liée à son
référent que la fumée l'est au feu ? La fumée procède du feu, l'image photographique du
référent qu'elle re-présente. Il y a une véritable contiguïté entre ces deux unités : « …par le
mécanisme physico-chimique de l'empreinte lumineuse dont elle participe, la photographie
[…],directement déterminée par son référent, est ainsi une trace d'un réel. »190
Pour Barthes, « toute photo est en quelque sorte co-naturelle à son référent »191, et c'est en
cela que le référent de la photographie est différent de la peinture ou du discours, car « je ne
puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe: de réalité et de
passé. »192. Il y a donc de la réalité, et celle-ci devenue présent originaire par l'acte
photographique, est passé(e).
4) Une fenêtre sur le passé
Comme le rappellent About et Chéroux à propos de la photographie à ses débuts :
« Ces images « nouvelles » ne furent […] pas immédiatement considérées par les historiens
comme des sources potentielles. »193 Autant le cinéma semble avoir profité d'un intérêt
certain de la part des historiens, autant la photographie, malgré l'exhortation de la Nouvelle
Histoire à travailler sur de nouveaux objets, semble être toujours méprisée. « Si l'histoire de
la photographie est vivace, l'histoire par la photographie demeure infertile. Rares sont ceux
qui utilisent la photographie au-delà de sa valeur illustrative. »194. Or, pour l'histoire
188
KLINKENBERG, J-M, Précis de sémiotique générale, s.l., De Boeck Université, 1996, p. 190.
Ibid., p. 189
190
PIETTE, A., "La photographie comme mode de connaissance anthropologique", in Terrain, n°18, 1992, p.
131. C'est nous qui soulignons.
191
BARTHES, R., La chambre claire, s.l., Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 119.
192
Ibid., p. 120.
193
ABOUT, I. et CHEROUX, C., « L'histoire par la photographie », (Pages visitées le 24/04/2006), Etudes
Photographiques, [En ligne],
Adresse URL : http://etudesphotographiques.revues.org/document261.html
194
Ibid.
189
68
comme pour l'ethnologie, par la réalité que notre construction du réel lui accorde, la
photographie apparaît comme potentiellement riches en informations, que ce soit par son
existence (le fait d'avoir pris tel objet en photo), par sa vie comme par le contenu qu'elle représente et qui peut être décrit minutieusement.
On portera une analyse sur les trois acteurs que Couchot mettait en avant, à savoir le Sujet,
l'Image et l'Objet, soit le photographe, la photographie, le « photographié ». Pour chacun, on
tentera de repérer quels types d'informations l'analyse peut dégager.
4.1 Le photographe
Sans doute, on l'aura compris, le photographe est la personne ressource vers qui doit
se tourner l'ethnographe. Il s'agira d'abord de l'identifier, ensuite de connaître certains
éléments de sa vie (son lieu de naissance, sa famille, son métier, etc.), enfin de savoir quelle
est sa position vis-à-vis de ses photographiés. Inévitablement se posera la question de ses
motivations. Pourquoi a-t-il photographié? Quel sens cet acte revêt-il pour lui ? Dans son
étude Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Bourdieu, dans une
vision durkheimienne, estime cet acte comme « un rite du culte domestique dans lequel la
famille est à la fois sujet et objet [permettant] de renforcer l'intégration du groupe familial
en réaffirmant le sentiment qu'il a de son unité. »195
Mais, en deçà de cet aspect lié au collectif, il apparaît vital de saisir la logique qui préside à
l'acte photographique. Pour Bourdieu, il s'agirait rien moins que d'une « promotion
ontologique d'un objet perçu en objet digne d'être photographié »
196
Cette explication
apparaît potentiellement riche pour une approche interprétative de ce fait social. Prendre en
photo son camion, est-ce une forme de promotion ontologique? N'est-ce pas implicitement
reconnaître qu'il est plus qu'un assemblage de tôles et de pièces mécaniques? Et si un nom
lui est attribué, n'est-ce pas en faire un sujet à part entière, puisque nommer une entité
permet « de l'individualiser et de poser son identité particulière. »197 Qui plus est, quand
une intention lui est attribuée (ici, celle d'avoir voulu écraser son propriétaire suite à une
195
BOURDIEU, P. et al., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965,
p. 39.
196
Ibid., p. 24
197
ZONABEND, F., « Nom », in BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris,
PUF, 2000, pp. 508-509.
69
rupture du frein à main), n'est-on pas face à une forme d'animisme, à savoir une différence
des physicalités, et une ressemblance des intériorités?198 Enfin, que ce camion soit revendu
dans un mouvement de colère, face à un acte ressenti comme une trahison, ne laisse-t-il pas
supposer une forte charge affective investie dans un attachement brutalement mis à mal ?
« …la moindre photographie exprime, outre les intentions explicites de celui qui l'a faite,
le système des schèmes de perception, de pensée et d'appréciation commun à tout un
groupe. […] Les normes qui organisent la saisie photographique du monde selon
l'opposition entre le photographiable et le non-photographiable sont indissociables de
valeurs implicites propres à une classe, à une profession ou à une chapelle
artistique… »
199
L'approche du photographe nous amène à réfléchir à une sociologie du regard, puisque,
comme le précise Couchot, « en regardant l'image de l'objet ordinaire inscrit sur la photo,
le regardeur retrouve la position du photographe et son alignement dans l'axe de l'objet et
du sténopé… »200. Nous voici donc, avec la photo, proche du insider's point of view. On
peut penser que si Pinagot avait pu prendre des photos, Corbin aurait eu non seulement de
précieux renseignements sur son environnement matériel, mais également sur une part de sa
vision, ses schèmes de perception et d'appréciation de son environnement. C'est là le thème
de recherche de Marin Dacos qui tente, dans une approche sérielle mais aussi qualitative,
« de tracer quelques perspectives relatives à l'utilisation de la photographie comme source
pour l'étude de la sensibilité ordinaire au monde visible. »201
4.2 La photographie
La vie de l'objet photographique est révélateur de l'importance accordée à celui-ci:
qu'il soit rangé dans une vieille boîte rouillée au fond du grenier, soigneusement disposé
dans un album cartonné rangé ostensiblement, ou encore, suprême consécration, qu'il fasse
l'objet d'un encadrement et d'une exposition dans le salon (« …et du soir au matin, sous sa
belle gueule d'apôtre et dans son cadre en bois, y'a la moustache du père, qui est mort d'une
198
DESCOLA, P., Par delà nature... op. cit., pp. 183-202.
BOURDIEU, P. et al., op. cit., pp. 24-25.
200
COUCHOT, E., “Prise de vue, prise de temps”, in Les cahiers de la photographie, n°8, 1983, p. 104.
201
DACOS, M., op. cit.
199
70
glissade et qui regarde son troupeau bouffer la soupe froide… »202), la façon dont il sera
traité pourra être lié au photographié qu'il représente, et donc nous renseigner sur la relation
avec ce dernier (on notera cependant toute la complexité que peut receler un tel acte: si, à
n'en pas douter, il en est pour qui l'exposition de la photo d'un défunt, la vue aérienne de
l'habitation ou encore la ribambelle d'enfants et petits enfants est un acte dont le ressort peu
apparaître clairement, il n'est pas sûr que cela soit toujours le cas…une femme peut être
ravie du décès de son mari, mais tout de même exposé son image bien en vue dans son
salon…)
4.3 Le photographié
« Ce qui fonde la spécificité de la description photographique, c'est un lien
absolument indéfectible avec son référent »203. Face à cette réalité re-présentée, ne pourraisje pas commencer une recension matérielle ? Comment ne pas la croiser avec ma visite sur
les lieux même de cette photo, mais également avec notre conversation ? Ces lieux où,
pendant plusieurs décennies, porcs, vaches, chevaux et autres animaux se sont succédés. Le
couple de fermiers qui s'en est occupé est bien là, mais tout cela est passé. Que faire sinon
écouter, sinon observer ? Observer les bâtiments, les étables, les porcheries, les pavés de la
cour où les porcs se faisaient fracasser le crâne, observer les gestes, les déplacements de
mon interlocuteur, observer sa démarche, qu'un mauvais coup de taureau a rendu tortueuse
depuis trente ans. Voir ces murs sablés depuis peu, cette toiture refaite, les ustensiles du
passé traités pour résister aux intempéries qu'une exposition en façade leur fait subir.
Finalement, chercher des traces et, par elles, comme un fil qui dépasse, tenter de dérouler un
tant soit peu le monde/pelote duquel qu'il émane. Dans ce travail où l'imagination du
chercheur est constamment sollicitée, la photographie apparaît comme un reflet, certes bien
réduit, de ce monde/ pelote que l'on voudrait saisir. Elle permet une forme d'imprégnation
telle que O. de Sardan le propose, mais une imprégnation médiatisée, de ce passé, ouvrant à
un monde de questionnements par le truchement de détails qu'elle recèle. Comment
procéder ?
Sans doute s'agirait-il dans un premier temps de parcourir l'image, de repérer les éléments
représentés, de situer le lieu, les personnages, les animaux, les outils, les objets divers.
202
203
BREL J., Ces gens-là (Musique Jacques Brel 1966).
LAPLANTINE, F, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996, p. 76.
71
Passer d'une vision large à une vision rapprochée, pour ensuite entrer dans le détail,
l'infiniment petit, l'extrêmement banal de la situation. Avec les possibilités de numérisation
des images, il est possible d'agrandir tel ou tel recoin de l'image, de s'attarder sur un objet,
Je peux agrandir le bord droit du cadre et observer les rayons en bois de la charrette,
charrette qui doit être utilisée de nuit, puisqu'une lampe tempête y est suspendue. Je peux
imaginer le bruit de cette roue sur les pavés, lesquels sont sales dans les interstices, humides
par endroit. À gauche, un gros plan sur l'échelle me permet d'observer le travail du bois, et
donc de cerner les techniques de fabrication en ce temps-là. Je vois la moto, qui préfigure la
motorisation et donc la fin du cheval comme force motrice, mais je vois aussi qu'elle est
chevauchée par le patriarche, tel un signe de puissance symbolique, d'autorité paternelle
(comme l'est le fauteuil dit « de Herve »204). C'est aussi deux temporalités qui sont ici en
jeu: le trot du cheval, la force des pistons. La qualité du tissu des chemises des hommes, les
sabots, les toiles de jute, tous ces détails permettent de percevoir, d'appréhender, les
manières de faire, les façons de vivre et d'être au monde d'un groupe humain à une époque
précise.
204
ARCHITECTURE RURALE DE WALLONIE, op. cit., p. 148.
72
5) "Une fenêtre anthropologique sur la culture"205
« Alors que voit-on? Des plans fixes d'une histoire en mouvement. Une proposition
d'écriture visuelle…? » demande Muxel.206 Ne peut-on voir ces images comme une écriture
visuelle produite par nos informateurs, et donc révélateur d'une vision du monde? « Plus
que l'informateur, l'œuvre fictionnelle constitue un véritable ethnologue à domicile dont les
catégories opératoires utilisées représentent et construisent le monde dans lequel vit
l'acteur, avec tout ce que cela suppose d'émotion, de rêve, de désir ou de regret. »207.Ainsi,
de l'existence même d'images sur lesquelles apparaissent certains des animaux de la ferme,
on peut déduire que par la promotion ontologique dont ils bénéficient, leur statut en fait plus
que de simples animaux. Et c'est ce que le discours sur ces images et, plus largement, sur les
animaux, laisse apparaître: « on aime les bêtes, sinon on ne ferait pas ce métier ». Et même
si on considère que « le cheval, c'est quand même aut'chose que le cochon », on peut dire
que l'on développe une forme d'affection avec ses bêtes, que l'on s'y attache. C'est ce que la
caresse sur le groin laisse supposer.
Face à ces propos, la photographie est vite apparue comme venant complexifier le discours
de mes anciens. D'abord de par l'existence ou la non existence de photographies pour
certaines espèces: autant j'ai pu récolter un nombre important d'images représentant des
vaches, de même pour les chevaux, autant pour les cochons je n'en ai obtenu aucune. Cet
état de fait est à nuancer, puisque les usages de la photographie peuvent varier d'une famille
à l'autre, et que nous avons interrogé des anciens qui se disaient très attachés à leurs
animaux, mais qui ne possédaient pour autant aucune image.
Ensuite, dans les images que j'ai pu récolter, après les avoir classées selon les espèces
représentées, accompagnées ou non d'humains, on pouvait déceler la récurrence d'un
phénomène intéressant: selon que l'on pose avec une ou des vaches, ou avec le cheval
(souvent un, rarement deux par exploitation), on n'adopte pas la même attitude, la même
posture à son égard. Or, « il y a des postures qui renseignent, sans passer par le verbal »208
205
SHORE, C. « Anthropology, Literature, and the Problem of Mediterranean Identy », in Journal of
Mediterranean Studies, 5, 1, cité in GALIBERT, C., « Anthropologie fictionnelle et anthropologie de la
fiction », in Anthropologie et Sociétés, vol. 28, n°3, 2004, p. 142.
206
MUXEL, A., op. cit., p. 168.
207
GALIBERT, C., « Anthropologie fictionnelle et anthropologie de la fiction », in Anthropologie et Sociétés,
vol. 28, n°3, 2004, p. 142.
208
VUILLEMENOT A-M, leçon du 13-10-2005, cours d'Anthropologie psychologique comparée, UCL,
2005-2006.
73
Des postures, des comportements qui peuvent être interprétés puisque, comme le rappel
Keith Thomas, de nombreux groupes « have long used distinctive modes of bodily
comportement as a means of setting themselves apart from their inferiors. »209. Ainsi, on
constatera que les chevaux sont touchés, montés, caressés, enlacés. À l'inverse, les vaches,
quand elles apparaissent sur photos en dehors de tout concours à venir, sont photographiées
en groupe, et si on pose parmi elles, on ne les touchera pas. Dès lors, ces attitudes que
reflètent les images ne peuvent-elles être reprises pour affiner l'approche du phénomène
étudié ? Si elles semblent confirmer la grande proximité qui existe effectivement entre
humains et chevaux, elles permettent cependant de nuancer le discours sur les vaches,
lesquelles sont pourtant souvent présentées comme intelligentes (« elles répondaient à leur
nom ; elles connaissaient leur emplacement dans l'étable » 210). Mais cela ne provoque pas
l'attitude adoptée pour le cheval. Sans doute faut-il se tourner du côté de l'imaginaire.
« L'étude des sources imagées s'impose […] du fait de la parenté entre image et
imaginaire. »211 À travers ces attitudes, ne peut-on supposer que l'on touche aux
représentations de l'animal inscrites dans l'imaginaire de nos anciens ? Que ce n'est sans
doute pas un hasard si aucune image de cochon n'a été mise à jour, semblant confirmer par
là le lourd passif de cet animal en occident212, et que le discours semblait confirmer (« Le
cochon? C'est têêêtu…c'est bête! ») ? Pourtant, il en est qui appréciaient les cochons. Il en
est aussi qui gardaient l'une ou l'autre vache, parce qu'elle les avait tellement satisfaits qu'ils
ne pouvaient se résigner à l'envoyer à l'abattoir. Cette attitude apparaissait à d'autre comme
pathologique.
6) Pour un « ars inviniendi »
Il est fini le temps où l'on pensait « parvenir à une situation de clôture de la
connaissance dans laquelle le sujet pourrait saturer l'objet par l'enveloppe de son
savoir. »213 Devant la complexité de la réalité, il s'agit de repenser une épistémologie « that
takes account of intractable contradiction, paradox, irony and uncertainity in the
209
THOMAS, K., "Introduction", in BREMMER J., ROODENBURG H. (dir.), A cultural history of gesture,
Cambridge, Polity Press, 1991, p. 7.
210
Entretien du 17 mai 2004 avec Mr et Mme Lambert, Aubin-Neufchateau
211
DACOS M., op. cit.
212
Voir l'étude de PASTOUREAU, M., VERROUST, J., BUREN, R., Le Cochon. Histoire, symbolisme et
cuisine Ed. Sang de la Terre, 1987.
213
DOSSE F., L'histoire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 54.
74
explanation of human activities. »214. Sans doute faudrait-il dès lors, comme le propose
Abélès, opter pour « un « ars inviniendi » de type nouveau susceptible de féconder une
démarche qui, sinon, est vouée à s'étioler, dans le seul souci de se conformer aux « idées
claires et distinctes » qui encombrent aujourd'hui nos domaines respectifs. »215 Peut-être
cela vient-il aussi, après coup, justifier mon manque de clarté, ce qui n'aurait rien
d'impossible! Surtout, il apparaît véritablement difficile de vouloir réduire à une cause un
phénomène qui, normalement, devrait puiser dans la sociologie, l'histoire, la psychologie,
mais aussi dans l'anthropologie du corps, de l'image, de la nature, dans l'histoire du sensible
et, par là, du regard. Mais la volonté de comprendre l'autre est, sans nul doute, notre carotte
qui fait avancer les ânes anthropologues que nous sommes!
Au-delà de cette volonté de fonder une épistémologie plus complexe, c'est aussi la volonté
que l'histoire comme l'anthropologie nous amène à voir dans « le passé ce qui inquiète le
présent »216, que ce recul permette l'élan pour le futur. N'est-ce pas les « voix » des Bichette,
Rosalie, et autres non-humains qui subitement apparaissent au détour de la mémoire, de la
photographie, et qu'une rationalité instrumentale exploite sans merci, loin de notre vue (le
mouvement des abattoirs vers la périphérie urbaine est récente, de même les illustrations
franches de l'article « abattoir » au début du XXe siècle ont été remplacées depuis les années
80 par un schéma abstrait représentant lez diverses étapes dans la chaîne de production) ?
Comment soutenir l'intelligence des cochons, et de l'autre leur abattage massif ? Pourquoi
continuer à présenter « ces vaches aux yeux si doux »217, paissant tranquillement dans leurs
alpages, la cloche au cou, alors qu'elles sont mauves ou rouges? Justement, n'est-ce pas
parce qu'elles en voient de toutes les couleurs qu'elles deviennent folles ? Ou bien est-ce le
système qui est fou? Si « il est impossible de séparer l'idée que les homme du passé se
faisaient des plantes et des animaux de celle qu'ils se faisaient d'eux-mêmes »218, on peut
légitimement poser la question, dans une approche ethnopsychiatrique, de la schizophrénie
qui habite l'ethnie occidentale dans nos attitudes envers ces non-humains.
Finalement, ne s'agirait-il pas de faire entendre la voix de cet Autre qu'est l'animal, en tant
que membre à part entière du collectif, tel que l'entendent Serres et Latour? De le réintégrer
214
MARCUS, G. E. et FISCHER, M. J., op cit., p. 15.
ABELES M., « Le rationalisme à l'épreuve de l'analyse », in REVEL J. (dir.), Jeux d'échelle. La micro
analyse à l'expérience », Paris, Seuil, Gallimard, EHESS, 1996, p. 105.
216
HAVELANGE, C., op. cit., p. 376.
217
MICOUD, A., "Ces bonnes vaches aux yeux si doux", in Communication, n°74-2003, pp. 217-237.
218
THOMAS, K., Dans le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985, p. 15.
215
75
dans nos vies, tel qu'il semblait l'être auparavant, l'inscrire au sein de nos tensions, de nos
passions, de nos conflits. Certes, il serait toujours domestique, certes il continuerait à nous
nourrir, mais il ne serait plus cet automate des zootechniciens, « passé à l'état de machine
industrielle »219, mais bien un être avec lequel l'on rentre en relation.
219
SANSON, A., Traité de zootechnie, Tome 2, Librairie agricole de la Maison Rustique, 1907, p. 16.
76
D.
(RE)CONSTRUCTIONS DU SAVOIR ANTHROPOLOGIQUE – D’UN
DEPLACEMENT DES PERSPECTIVES ?
« Marcheur, ce sont tes traces
Ce chemin, et rien de plus ;
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
le chemin se construit en marchant… (…)
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
seulement des sillages sur la mer. »
220
Le savoir anthropologique lui-même est un laboratoire, intégrant dans son
épistémologie et ses méthodologies la dynamique et les tensions appréhendées dans ses
« sujets » en transformation. « Monde-entre », la configuration de la discipline
anthropologique se présente comme particulièrement riche et ouverte, lieu médian entre les
partages disciplinaires et ouverture aux mondes extra-académiques.
C’est d’un « nouveau » paradigme – qui ne se nomme comme tel qu’à mi-voix - dont nous
allons ici traiter, un paradigme paradoxal puisqu’il intègre en son sein la possibilité de ses
« révolutions » (Kuhn), tout en proposant au même moment, à notre sens, un « terrain »
fécond pour ces dynamiques. Entre empirie et théorie, il nous semble que la réflexion sur les
fondements épistémologiques et paradigmatiques de l’anthropologie est indispensable, non
seulement pour qu’il y ait une réciprocité dans la « réflexivité », mais encore pour qu’elle
puisse s’instaurer comme un lieu de débat, en perpétuelle (re)construction. À moins que…
la question des « fondements » serait-elle encore d’actualité ?
Nous allons voir et problématiser ici comment, pour certains, le métissage pourrait s’inscrire
au cœur même du savoir, pour examiner alors ce qui, à mi-voix, pourrait être dégagé d’un
« nouveau » paradigme (mais comment le nommer ? Constructivisme ?) au travers des écrits
de divers penseurs/anthropologues contemporains, pour enfin y réintégrer notre réflexion
épistémologique sur la co-construction dans une perspective pragmatiste et prospective.
220
MACHADO, A., Proverbes et chansons, chant XXIX.
77
1) Un savoir métis ?
Dans
« L’anthropologie
genre
métis »,
François
Laplantine
réintègre
la
préoccupation de l’anthropologie pour ses « objets » au sein même de son épistémologie. Il
n’existe pas seulement des sociétés métisses, une textualité métisse, des disciplines
métisses, mais bien une pensée du métissage, et ultimement une pensée métisse. Celle-ci
« n’est pas une pensée de la source, de la matrice ni de la filiation simple, mais une pensée
de la multiplicité née de la rencontre qui s’oppose tout à la fois à la fragmentation
différentialiste de l’hétérogène et à la totalisation de l’homogène. »221. La pensée métisse
est une pensée dialogique pour Laplantine, qui « mêle sans mélanger », « distingue sans
séparer », et entrelace sans confondre. Cette perspective peut nous rappeler le personnage
du « tiers-instruit » chez M. Serres, dont le manteau d’Arlequin est à l’image de son
apprentissage métisse222. Ce faisant, nous sommes encore dans un débat impliquant la coconstruction ; le défi d’un monde « pluriel mais commun »223, la question de la
« démocratie » ou les différentes manières de concevoir la pluralité, recoupant des débats
concernant la perception du mixte (métissage et/ou bricolage ? Pour une « logique » du
bricolage224 ?).
Ce type de questions a été très stimulante pour, par exemple, Edgar Morin (dont la tentative
de renouer avec l’image de l’« honnête homme » est assez symptomatique), qui place la
« complexité » et l’« unité multiplex » au cœur de sa pensée. Dans L’Humanité de
l’humanité, celui-ci nous parle du « grand paradoxe » de l’unité multiple.
« Nous devons concevoir une unité qui assure et favorise la diversité, une diversité qui
s’inscrit dans une unité. L’unité complexe, c’est cela même : l’unité dans la diversité, la
diversité dans l’unité, l’unité qui produit la diversité, la diversité qui reproduit l’unité ;
c’est l’unité d’un complexe génératif. »
225
Morin, dans Science avec conscience, explique que c’est la dislocation du marxisme comme
grande conception totalisante qui l’a conduit à l’idée de « dislocation de la totalité » ou
221
LAPLANTINE, F., « L’anthropologie genre métis » op. cit, p. 144.
Voir SERRES, M., Le tiers-instruit, Paris, François Bourin, 1991.
223
Du titre de l’ouvrage de Bruno Latour, Un monde pluriel…op. cit.
224
Ce faisant, nous pourrions reprendre ces réflexions dans un débat (que nous avons pu avoir au séminaire
d’anthropologie des systèmes symboliques : fondements, l’année 2005-2006) entre MARY, A., Le bricolage
africain des héros chrétiens, Paris, éd. Du Cerf, 2000, et GRUZINSKI, S., « Mélanges et métissages », in La
pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, pp. 33-57.
225
MORIN, E., La méthode 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 60.
222
78
« crise de la totalité ». Il écrit encore qu’il n’a jamais songé à élaborer une nouvelle vision
totale ou unitaire, mais pose, au contraire, « la nécessité d’une pensée questionnante,
multidimensionnelle, inévitablement fragmentaire, mais sans jamais abandonner pour
autant les questions fondamentales et globales. »226 Lorsque « le développement de l’unité
mondiale est en même temps le développement de l’éclatement mondial »227,
l’« anthropolitique » de Morin se veut pensée mouvante, itinérante, multidimensionnelle.
« Tu te détruis toi qui détruit l’opposition… »228 écrit-il encore dans Introduction à une
politique de l’homme. Jusque dans ses exaltations, Morin en appelle aux systèmes ouverts et
à la complexité.
« Les vérités polyphoniques de la complexité exaltent, et me comprendront ceux qui
comme moi étouffent dans la pensée close, la science close, les vérités bornées,
amputées, arrogantes. Il est tonique de s’arracher à jamais au maître mot qui explique
tout, à la litanie qui prétend tout résoudre. Il est tonique enfin de considérer le monde, la
vie, l’homme, la connaissance, l’action comme systèmes ouverts. »
229
Réfléchissant sur l’œuvre d’Edgar Morin, Gianluca Bocchi et Mauro Cerruti, dans « Le
problème cosmologique de la modernité : de l’univers au plurivers » reprennent cette
tension entre « unité » et « multiplicité ». Toutes les disciplines scientifiques sont
impliquées lorsque Morin trace les lignes du développement d’une cosmologie alternative
(dans la mesure où notre connaissance ne serait plus centrée sur la recherche d’un
« invisible simple » derrière le « visible complexe »), qu’il présente comme la recherche de
« la complexité du réel sous l’apparence simple des phénomènes », au cœur du conflit entre
loi et événement.
226
MORIN, E, Science avec conscience, Paris, Fayard, 1982, p. 10.
MORIN, M., Introduction à une politique de l’homme, Paris, Seuil, 1965, p. 65.
228
« L’anthropolitique, c’est au fond un principe dialectique, pour maintenir le multidimensionnel dans l’un et
l’un dans le multidimensionnel, pour ne pas laisser un des radicaux anthropologiques dépérir en cours de
route, pour ne pas laisser l’un des pôles antagonistes qui la constituent détruire l’autre. Car tu te détruis toi qui
détruit l’opposition…
L’anthropolitique ne saurait s’arrêter sur une formule maîtresse : le Moulinex idéologique tout usages n’est
qu’un moulinet. Elle est une exigence, au noyau de la réflexion, à l’horizon des efforts, avant de songer à
s’édifier en système. Politique de l’itinérance, du développement, de la révolution, elle devrait toujours être en
chemin, en progrès, ouverte à ce qui pourrait la révolutionner.
La pensée du mouvement ne peut être que pensée en mouvement. C’est pourquoi, alors qu’on exclut le doute
des systèmes politiques, il faut ici l’inclure. Alors qu’on tend toujours à expulser l’interrogation, il faut ici
l’impulser. L’anthropolitique doit demeurer aussi une question que l’homme pose à lui-même et au monde. »
MORIN, E., ibid., p. 107.
229
MORIN, E., Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, p. 234.
227
79
« Rechercher la complexité du réel en partant de la phénoménologie des événements,
cela signifie relier l’événement lui-même à un réseau infini d’interdéterminations entre
phénomènes qui n’a pas de référent ultime, à une chaîne de cartes qui ne déterminent pas
de manière univoque le territoire. Cela signifie rechercher un ordre d’infini de l’univers
qui est différent de l’extensibilité infinie d’un espace et d’un temps homogènes. Cela
signifie s’interroger sur l’infini propre de l’Histoire, sur l’infini intensif présent dans
toute interaction entre les phénomènes et nos modèles, dans toute interaction entre nos
modèles. Cela signifie poser le problème de la pluralité des temps, des espaces, des
230
réalités, peut-être de l’infini même de leur pluralité. »
On pourrait retrouver des traces de ce débat (l’un et le multiple, la complexité et la
simplicité, l’idéel et le réel, la « closure » et l’« ouverture », etc) dans toute l’histoire de la
philosophie, depuis Héraclite et Parménide, en passant par Plotin, par la querelle des
universaux, par Nietzsche, par Bergson, par Deleuze, etc. Par exemple, dans L’évolution
créatrice (1908), Henri Bergson évoquait la gerbe évolutive, qui, tout naissant de manière
continue, était dans le même temps débordée par ses potentialités multiples. Dans Les deux
sources de la morale et de la religion (1932), il critiquait la sociologie durkheimienne à
l’aune de ses notions de statique et de dynamique (cette sociologie, tournée vers l’idée de
conservation d’une société, était-elle apte à en saisir le mouvement créateur ?) Gilles
Deleuze, quant à lui, entre autres images, développera celle du rhizome, tourné vers une
pensée expérimentale et indisciplinée, multidimensionnelle et créatrice231.
À travers ces tentatives (qui ont fortement impressionné Edgar Morin et Michel Serres, par
exemple, ce dernier étant reconnu comme l’un de ses pères spirituels par Bruno Latour),
nous trouvons un terrain propice au retour sur soi et à la germination de la pensée
anthropologique, ainsi qu’une forme de « cadre » paradigmatique apte à fournir des
instruments à l’anthropologue « de terrain » actuel. Tant par cette perspective dynamique
prise sur leurs objets que par cette manière de penser différemment la totalité, l’« ordre » et
l’« événement », certains anthropologues pourraient être en train d’affirmer la trame d’un
« nouveau » paradigme un brin paradoxal. Outre chez les penseurs indiqués ci-dessus, nous
230
BOCCHI, G. et CERRUTI, M., « Le problème cosmologique de la modernité : de l’univers au plurivers »,
in Arguments pour une méthode (autour d’Edgar Morin), Paris, Seuil, 1990, p. 112.
231
« Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur
le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. Elle concourt à la
connexion des champs, au déblocage des corps sans organe, à leur ouverture maximum sur un plan de
consistance. Elle fait elle-même partie du rhizome. (…) C’est peut-être un des caractères les plus importants
du rhizome, d’être toujours à entrées multiples . » DELEUZE, G., Mille plateaux, Paris, éd. De Minuit, 1980,
p. 20.
80
en retrouvons encore les traces chez Viviero de Castro, chez Affergan, chez Kilani, et chez
Mike Singleton.
2) (Re)construction ; vers un « nouveau » paradigme ?
Dans Les épistémologies constructivistes, J.-L. Le Moigne retrace le « patrimoine
culturel » de celles-ci, et en retrouve des traces dans l’antiquité (Protagoras, par exemple) et
dans un héritage nominaliste. À l’inverse des épistémologies positivistes et réalistes, dont le
critère universel de légitimation des connaissances est leur « vérité objective », les
épistémologies « constructivistes » (pourrions-nous faire autrement que de les mettre au
pluriel ?) assument, en premier lieu, l’absence d’un réel ultime de référence232. En deçà de
l’hypothèse ontologique qui postule une réalité indépendante des observateurs qui la
décrivent (ce qui peut nous amener à l’idée d’une « vérité » ou d’une « objectivité » comme
horizon, ce que reprend, par exemple, Laburthe-Tolra233), la connaissance est avant tout la
représentation de l’expérience cognitive. Comme l’écrit F. Affergan dans Construire le
savoir anthropologique à propos de la connaissance anthropologique, « nous aurions plutôt
affaire à un réseau complexe à travers lequel autant l’objet que la connaissance tissent
réciproquement les modalités de leur propre appréhension (…). »234. Tant le versant
empirique qu’interprétatif de l’anthropologie pourraient être ainsi mis en exergue.
232
Nous nous attachons ici à l’une des plus grandes caractéristiques des « épistémologies constructivistes » .
Nous évoquerons également le mode de connaissance « projectif » (« Rien ne nous contraint à définir une
connaissance ou une discipline scientifique exclusivement par son « objet » (tenu pour indépendant du
système observant) : nous pourrions aussi la définir par son « projet », en entendant ce caractère téléologique
de la connaissance dans son intelligible complexité : le projet cognitif du sujet connaissant affectant le projet
fonctionnel qu’il attribue potentiellement au phénomène modélisé. » LE MOIGNE, J.-P., Les épistémologies
constructivistes, Paris, PUF, 1995.) En réalité, Le Moigne dégage différentes hypothèses fondatrices des
épistémologies constructivistes, en les mettant en perspective par rapport à celles des épistémologies
positivistes et réalistes. Ces dernières s’appuieraient sur quatre hypothèses fondatrices : l’hypothèse
ontologique (la connaissance est connaissance de la Réalité, celle-ci étant potentiellement connaissable),
l’hypothèse déterministe (il existe quelque forme de détermination interne propre à la réalité connaissable,
détermination elle-même susceptible d’être connue), le principe de la modélisation analytique (la possibilité
d’une division ou décomposition d’un problème selon des catégories préétablies), et le principe de raison
suffisante (rien n’arrive sans que quelque chose puisse rendre compte a priori pourquoi cette chose est
existante plutôt que non existante). Les hypothèses fondatrices des épistémologies constructivistes seront,
quant à elles, l’hypothèse phénoménologique (le réel connaissable est le réel que le sujet expérimente),
l’hypothèse téléologique (l’intentionnalité et la finalité du sujet connaissant est prise en compte), le principe
de la modélisation systémique, et le principe d’action intelligente (capacité d’un système cognitif construisant
les représentations symboliques des connaissances qu’il traite). Voir J.-P. LE MOIGNE, ibid.
233
Voir LABURTHE-TOLRA, P., Critiques de la raison ethnologique, Paris, PUF, 1998.
234
AFFERGAN, F., « Préface », in Construire le savoir anthropologique, Paris, PUF, 1999.
81
Nous serions dans une véritable « anthropopoïesis », selon Calame et Kilani, dans La
fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie235. Dans une perspective de
recomposition épistémologique des sciences humaines et sociales en général, de
l’anthropologie en particulier, ils soutiennent que nous ne pouvons plus nous référer à des
modèles holistes et englobants. Avec un vif intérêt pour les formes de négociation et
d’élaboration de la culture par leurs acteurs et par les anthropologues, Kilani dégage
l’humain comme construction. En ce sens, Borutti, dans « Construire l’humain ? », en
appellera à une ontologie fictionnelle et processuelle (c’est-à-dire une ontologie du possible,
qui ne renverrait pas à la substance des choses).
« Si, au niveau des cultures, le problème se pose de reconnaître à un certain moment la
fabrication de l’humain et de ne pas la naturaliser, au niveau du discours
anthropologique, donc de la représentation de la culture, le problème analogue se pose
de mettre en évidence le plan nécessaire de la construction modélisante, sans la déguiser
derrière l’idéologie de l’universel-naturel et de l’objectif. C’est pour cette raison qu’il
faut repenser le statut fictionnel des sciences humaines, dont fait partie le discours
236
anthropologique, et le paradoxe qu’est la nécessité de la fiction. »
Pourtant, écrit M. Singleton, assumant totalement l’absence d’un réel de référence, si la
description est partiale, elle n’est pas pour autant partielle – étant donné qu’il n’y a pas de
Tout réel qui, hors de tout point de vue, en indiquerait ce caractère. C’est la plausibilité des
points de vue qui est primordiale237.
Aujourd’hui, bien que certains en appellent encore à une « raison ethnologique » critique
(Laburthe-Tolra238), peut-être sommes-nous en train de glisser de l’idée d’une vérité comme
235
CALAME, C. et KILANI, M. (dir.), La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie,
Lausanne, Payot, 1999.
236
BORUTTI, S., « Construire l’humain ? », in La fabrication de l’humain dans les cultures et en
anthropologie, Lausanne, Payot, 1999, p. 157.
237
« L’anthropologue, prospectif ou pas, est forcément un individu d’un âge et d’un sexe certain, aux origines
socioculturelles particulières, aux orientations politico-économiques précises, et ayant une formation et des
intérêts limités. Cette évidence, tout en rendant toute description partiale, ne la rendrait malheureusement
partielle que si, hors de tout point de vue, il y avait un Tout réel, fait d’une série structurée de parties aussi
objectivement substantielles que significatives. Heureusement, ce supposé Réel de référence est le pur produit
d’un empirisme naïvement extraverti. Les points de vue produisant en grande partie ce qui est vu, c’est leur
plausibilité éprouvée qui est primordiale. » SINGLETON, M. « De l’épaississement empirique… » op .cit.,
p. 20.
238
« L’idéal de la raison vise à rejoindre l’unité du sens », nous dit Laburthe-Tolra, dans LABURTHETOLRA, P., Critiques de la raison ethnologique, Paris, PUF, 1998, p. 105. Mais encore, « on ne peut pas
congédier si facilement la « raison abstraite », ni l’horizon du savoir absolu ; et la critique à la mode de la
scientificité impossible me paraît contradictoire, voire inconsciemment hypocrite. » p. 44. Et encore, « De
toutes façons, l’urgence de l’ethnologie et la valeur du terrain ne nous échappent pas, d’abord pour une raison
82
horizon à celle d’une pluralité de « fictions vraies » qui pourraient, ensembles ou par
limitation, créer une culture en constante interaction.
3) D’un positionnement du savoir ; la co-construction dans une optique
pragmatiste et prospective
Avec une approche de type constructiviste, parler de co-construction ne nous
mènerait pas à un point de vue « populiste » qu’Olivier de Sardan dénonce dans l’approche
du développement239. Lorsque l’on adopte un point de vue perspectiviste (tout est question
de perspective dans nos perceptions, celles-ci étant mues par les opportunités d’action sur
les choses – l’action pouvant s’entendre en un sens plus ou moins utilitaire), attribuer (ou
prétendre attribuer) à l’indigène la pleine et unique parole sur lui-même serait encore
adopter une perspective essentialiste. Quant à cette perception des perspectives comme
formes d’opportunités d’action, Singleton (à la suite de maints penseurs) emploie le terme
de « projets ».
« Pour le nominaliste que je suis par contre, si mon chien et moi avons affaire à
sensiblement les mêmes données nous en « faisons » au sens le plus constructiviste du
terme, des réalités qui conviennent à nos projets respectifs : les data que j’élabore dans
le fait de cet arbre-ci, les potentialités que je (f)actualise comme cet arbre que j’ai taillé
hier, font figure d’urinoir pour le klebs. »
240
Non seulement il est bien clair que la co-construction ne s’entendrait pas dans un sens
essentialisant, mais encore elle ne nous place pas non plus dans une sorte d’« antiethnocentrisme », comme si l’ethnocentrisme était dépassable. Ironiste libéral, Rorty se
définit dans Objectivisme, relativisme et vérité comme étant « anti-anti-ethnocentrique ».
Avec celui-ci, nous pourrions penser que l’idée même (ou encore le « projet ») de la co-
morale, la foi en un humanisme incluant la rare liberté de scruter le détail, de poser la question du
« comment ? » face au formalisme rigide de tous les archaïsmes, et puis en vertu de la pré-tension scientifique
de notre discipline vers un objet, vers ce « quelque chose » dont l’obscure insuffisance menace de disparaître,
mais dont la trace fonde une prétention au surgissement de l’objectivité. » LABURTHE-TOLRA, P., op. cit.,
p. 101.
239
Voir OLIVIER DE SARDAN, J.-P., « Les trois approches en théorie du développement », Revue Tiersmonde, t. XLII, n°168, 2001, pp. 729-754.
240
SINGLETON, M., « Réflexion singulier-universel », notes de cours du séminaire d’anthropologie
prospective, 2005-2006.
83
construction est bien inscrit dans une culture qui, parfois paradoxalement, produit des
images d’elle-même s’enorgueillissant de son ouverture aux autres qu’elle-même.
« Je soutiens qu’une conception antireprésentationnaliste
241
de la recherche nous prive
des moyens qui nous permettraient d’échapper à l’emprise de l’ethnocentrisme issu de
l’apprentissage culturel, mais que la civilisation libérale des époques récentes a inventé
une stratégie pour en écarter les inconvénients. Elle s’est en effet ouverte à des échanges
avec les autres cultures réelles ou potentielles, et elle a fait de cette ouverture un élément
central de sa propre image. Cette culture-là se présente comme un ethnos qui se flatte de
la méfiance que lui inspire l’ethnocentrisme, et de sa capacité à consolider le caractère
libre et ouvert des échanges, plutôt que sa possession de la vérité. »
242
Substituant les idées de « réalité », de « raison » ou de « nature » à un « projet » critique de
co-construction des mondes, nous pourrions rejoindre tant les « espoirs » des pragmatistes
que certaines dimensions de l’anthropologie prospective. Dans L’espoir au lieu du savoir,
Rorty nous explique ce qui est pour lui l’une des dimensions fondamentales du pragmatisme
qui se détournerait des notions susmentionnées : être tourné vers l’espoir d’un meilleur
futur, créateur, qui « étonnera et remplira de joie »243.
Hormis les amples débats et les dérives que pourrait porter une notion pragmatiste
d’« utilité », il est peut-être possible de sentir une certaine parenté entre cet écrit de Rorty et
le « regard vers l’avenir » que propose l’anthropologie prospective. Comme l’écrit
Singleton,
« Si l’anthropologue prospectif fait figure d’un prospecteur dans la mesure où il
parcourt le présent en vue de l’avenir, sa prospection n’a rien d’une prévision
241
L’antireprésentationnalisme est pour Rorty la reconnaissance qu’aucune description de ce que sont les
choses du « point de vue de Dieu » n’est susceptible de nous affranchir de la contingence de notre
appartenance culturelle
242
RORTY, R., Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF, 1994, p. 9.
243
« S’il y a quelque chose de spécifique au pragmatisme, c’est qu’il substitue la notion d’un meilleur futur
de l’humanité aux notions de « réalité », de « raison » ou de « nature ». (…) Les pragmatistes, qu’ils soient
classiques ou « néo », ne croient pas quant à eux qu’il existe une manière d’être des choses. Aussi désirent-ils
remplacer la distinction entre apparence et réalité par celle qui sépare les descriptions du monde et de nousmêmes qui sont les moins utiles et celles qui le sont davantage. Lorsqu’on les presse en leur demandant :
« Utiles à quoi ? » ils n’ont rien d’autre à répondre que « utiles pour créer un meilleur futur ». Et quand on
leur demande : « Meilleur selon quel critère ? », ils n’ont pas de réponse précise. (…) S’ils en sont réduits à
des réponses aussi floues, si leurs réponses nous aident si peu, c’est que ce en quoi ils espèrent n’est pas un
futur qui se conformerait à un plan ou remplirait une téléologie immanente, c’est bien plutôt un futur qui les
étonnera et les remplira de joie. » RORTY, R., L’espoir au lieu du savoir. Introduction au pragmatisme, Paris,
Albin Michel, 1995, pp. 24-25.
84
prophétique, et encore moins d’un prospectus pratique. Au bas mot étymologique
« prospecter », c’est tout simplement « pro+spicere », regarder devant soi. Jusqu’à nos
jours la logique humaine, persuadée que le passé était parfait, a surtout été
rétrospective. Sans tomber dans le piège du Progrès, l’anthropologie prospective part de
la prémisse que l’avenir n’est pas seulement à refaire en fonction des paradigmes
éprouvés, mais doit se faire à la lumière d’une imagination créatrice. »
244
Cette démarche étant toujours en construction, retravaillant ses définitions d’elle-même,
nous pouvons cependant dire aujourd’hui qu’il est difficile de ne pas se sentir « engagé » et
« impliqué » dans un acte de connaissance lorsque la distinction entre « savoir pur » et
« savoir pratique » est remise en question, et lorsque le « savoir » lui-même est traversé par
sa propre construction, reconstruction, et, peut-être, co-construction. D’une certaine
manière, et de manière organique, le débat reste ouvert.
244
SINGLETON, M., « Présentation » …op. cit., p. 5.
85
MISE EN PERSPECTIVE
« Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la
terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La
constance même n’est qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va
trouble et chancelant d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en
l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le passage : non d’un
passage d’âge en autre, ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en
245
jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. »
À partir du thème de la co-construction, nous avons cherché à déployer des
problématiques épistémologiques et des tentatives concrètes de réélaboration du savoir
anthropologique, depuis plusieurs perspectives. Dans chacune de nos parties, nous avons
tenté de les ancrer dans un moment historique et dans certaines tensions actuelles de la
discipline. Ainsi, tant dans la question des perceptions du « terrain », de la crise de
conscience suite au mouvement de décolonisation, des expérimentations épistémologiques
et méthodologiques dans le champ de l’écriture, de la représentation muséale, de l’approche
interdisciplinaire vue sous l’angle de la photographie et des mouvements paradigmatiques
dans la discipline, plusieurs motifs se sont détachés de manière récurrente. L’autorité de
l’anthropologue, par exemple, a été re-problématisée et repensée à plusieurs niveaux, en
fonction de l’époque qui avait donné lieu à une approche aujourd’hui perçue comme
monologique. Tant dans l’évolution des rapports avec ces « autres » que dans les nouvelles
expérimentations auxquelles la discipline anthropologique a donné naissance, nous nous
sommes penchés sur la question du rapport renouvelé aux « voix » que nous tentons de
traduire ou de re-présenter de diverses manières. Si l’anthropologie est une traduction, si
elle se fonde d’abord dans le rapport effectif avec une forme d’altérité qui évolue sans cesse
tant dans ses actions que dans la manière dont s’établit un rapport entre « eux » et « nous »
(ce que met en exergue le thème de la co-construction), la question fondamentale de la
relation pourrait être renouvelée. Celle-ci apparaissait de manières diverses, mais s’attestait
dans cette problématique récurrente d’un espace « commun mais pluriel » (ou l’inverse ?),
dans la question de l’unité et de la multiplicité, de l’hétérogénéité et de la réflexivité, et dans
celle du regard. La relation apparaît comme centrale dans la définition même de
245
MONTAIGNE, M., Essais, III, II, Paris, Flammarion, 1993.
86
l’anthropologie. En prolongeant et en unifiant encore nos réflexions, cette forme de relation
à un autre susceptible de redéfinitions pourrait peut-être fissurer la frontière qui a pu être
établie entre l’humain et le non-humain.
Plus précisément, pour ce qui est de la co-construction, le débat est toujours d’actualité entre
nous. Entre une co-construction comme prémisse, une co-construction comme limite ou
impulsion, une co-construction comme horizon, l’autorité discursive pourrait être sans cesse
rediscutée et réassumée. Si, maintenant, les perspectives ont été bouleversées, que le
passage l’emporte sur l’objet, tous, nous tentons (parfois paradoxalement) d’échapper à une
pensée close ou à une parole définitive. Le savoir anthropologique, dans la manière même
dont il se déploie et s’expérimente, n’est-il pas déjà pluriel ?
87
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