Spécimens naturalisés ou artefacts : Quelles conséquences sur la médiation muséale ? Karine Langloÿs * L’hiver dernier, une petite fille, sortant de la Grande Galerie de l’Évolution, s’exprima ainsi devant sa maman : « tu viens Maman, on va voir les vrais animaux maintenant ! » Après questionnement, il s’est avéré que les « vrais » animaux dont parlait cette enfant étaient ceux présentés dans la ménagerie. Bien que 90 % des spécimens de la Grande Galerie soient authentiques, ils peuvent parfois être perçus différemment par le public. Qui dit authentique, qui dit naturalisé, n’implique donc pas forcément dans l’esprit des visiteurs la véracité qui émane des animaux vivants. À côté des spécimens authentiques, de nouveaux objets prennent place, de plus en plus fréquemment, au sein des musées. Fabriqués spécifiquement pour agrémenter le discours de l’exposition, choisis par les concepteurs, les artefacts (1) viennent en complément ou en remplacement des objets naturels (2). Quelles conséquences ce procédé muséologique va-t-il entraîner dans l’esprit des visiteurs qui, pour nombre d’entre eux, viennent au musée pour voir du « vrai » ? Photo : © K. Langloÿs L’évolution des présentations Un grand changement est observé au niveau de la présentation et de l’attitude données aux spécimens naturalisés. Autrefois présentés sur socle, l’allure plus ou moins raide, l’attitude souvent caricaturale (3), les animaux naturalisés ont aujourd’hui une attitude plus proche de la réalité, qu’agrémente souvent une mise en situation. Sans pour autant être installés au sein de dioramas, leur milieu naturel n’en est pas moins présent, souvent suggéré par une ambiance sonore ou lumineuse. La présentation de Yen-Yen le panda, lors de l’exposition Nature vive à la Grande Galerie de l’évolution, a suscité beaucoup d’émotion. Jamais les visiteurs du zoo de Vincennes n’avaient pu l’approcher de si près ! L’hypothèse de l’efficacité « médiatique » des spécimens authentiques * Karine Langloÿs est doctorante en Muséologie à la Grande Galerie de L’Évolution, Muséum national d’Histoire naturelle 36 rue Geoffroy Saint-Hilaire 75005 Paris téléphone + 33 1 40 79 39 68 [email protected] Les animaux naturalisés offrent de grandes perspectives d’apprentissage pour ceux qui savent les observer. Au-delà de leur aspect esthétique, ces spécimens, par la proximité qu’ils permettent, rendent les informations parfois plus faciles d’accès que les animaux vivants. Les visiteurs peuvent ainsi découvrir à la fois les tailles et formes réelles des animaux, mais aussi les textures de leurs peaux et phanères. Taxidermie 61 Pourtant, ces spécimens morts, à l’allure si vivante, ne font pas l’unanimité. Souvent, ils provoquent chez les personnes qui les observent dégoût ou admiration. Tour à tour attendrissants ou effrayants, ils n’en finissent pas de se rappeler à nous comme d’anciens vivants. Qu’on les aime ou qu’on les déteste, ils ont l’avantage de ne laisser personne indifférent. Mais que sont-ils, si ce n’est l’enveloppe de ce qu’ils ont été ? Simples apparences de vie, sortis de leur contexte naturel, sont-ils encore capables de délivrer aux visiteurs des informations de nature à satisfaire leurs attentes ? On peut faire l’hypothèse que les spécimens authentiques sont ceux qui possèdent le plus d’intérêt en termes de médiation, mais ce n’est pas si simple. L’emploi d’animaux naturalisés n’est pas toujours aisé et leur usage suscite différents problèmes. Si les visiteurs peuvent être réticents, voire hermétiques, face à ce moyen de médiation, ce ne peut être la seule cause de son rejet. Cette difficulté à employer le « vrai » est due à plusieurs autres raisons. Des raisons d’utiliser des substituts Quand il s’agit de faire sens au sein d’un discours d’exposition, les objets authentiques présents en collection ne répondent pas forcément aux critères essentiels à la compréhension du message. Si l’original ne permet pas de porter le discours qui doit être délivré, le remplacer par un artefact peut être envisagé. Dans le registre de la conservation, il peut y avoir une certaine réserve de la part du responsable des collections à prêter un animal pour une exposition. Les conditions d’exposition (lumière, humidité…) sont particulièrement strictes, afin que l’animal présenté ne subisse aucun désagrément. La négociation concernant le prêt de ces spécimens, considérés pour nombre d’entre eux comme appartenant à des collections non renouvelables, peut ainsi être difficile. D’autre part, dans le cas de spécimens contemporains, les lois nationales de protection et la Convention de Washington réglementent l’acquisition de certaines espèces protégées. Dans d’autres cas, ce sont les associations de protection de la nature qui refusent la présentation au public de collections naturalisées. Ce fut le cas à la Maison de l’Oiseau et du Poisson (51, Outines) qui, sous la pression de la Ligue pour la Protection des Oiseaux, a fait le choix de ne présenter à ses visiteurs que des animaux en résine. La volonté d’introduire des artefacts peut également être contrainte par un manque au niveau des collections. Ainsi, on voit apparaître dans les musées des reconstitutions d’oiseaux disparus, permettant de découvrir l’animal qui n’existe plus. De nouveaux objets muséologiques, comme de grosses mouches en résine plastique, font également leur apparition. Tous les moyens techniques sont bons pour montrer au visiteur ce qu’il ne peut pas voir à l’œil nu. La conception d’une exposition itinérante peut, elle aussi, conduire à l’utilisation d’objets artificiels, copies des objets originaux. Il est vrai que certaines collections sont difficilement transportables, les voyages et les déménagements successifs étant susceptibles de les endommager. 62 Taxidermie Des artefacts dans les collections ? Cadré pour appuyer un discours particulier, l’objet artificiel peut prendre dans un second temps une nouvelle orientation. Objet porteur de sens, témoin de l’état des connaissances et des méthodes de médiation utilisées, il illustre également une période de la démarche muséologique. En plus de son rôle de témoin historique, il est en règle générale utilisé en réponse à des besoins précis. On a dénombré dix-sept situations impliquant l’usage de faux, d’une part en énumérant les circonstances d’usage rencontrées dans les muséums visités, d’autre part en complétant cette première approche par les expériences de concepteurs interrogés en entretien. Ces différents usages se partagent en deux catégories : la première de ces catégories justifie l’usage de faux pour des questions de nécessité, la seconde pour des raisons de simplicité. Les dix-sept points justifiant l’usage de faux dans une exposition Par nécessité Par simplicité (Le même résultat pourrait être obtenu avec des animaux naturalisés) • Pallier des manques au niveau des collections • Donner à voir l’apparence d’un animal, d’une plante • Préserver les originaux • Suggérer la réalité avec une mise en scène de l’attitude de l’animal • Donner à voir Agrandissement, rétrécissement, simplification, mise en transparence • Mimer la réalité avec une mise en espace de l’animal dans son milieu • Donner à percevoir Des objets que les non voyants pourront toucher • Reconstituer des scènes de vie Prédation, reproduction… • Démontrer, donner une explication Par les présentations d’écorchés par exemple • Montrer des animaux qui se cachent • Expliciter un concept • Présenter une évolution Présenter les différents stades d’évolution d’une plante en complétant les manques de la collection par des moulages ou des reconstitutions • Représenter de façon plausible des organismes imparfaitement connus • Re-créer un animal ayant vécu dans le passé • Saisir moins, ne pas choquer • Protéger la nature, pour des raisons politiques ou déontologiques • Limiter l’entretien Par rapport aux collections naturelles Il n’y a pas d’opposition vrai/faux De nombreuses visites de musées nous ont permis de déterminer que tout objet se situe dans un continuum allant de l’objet pleinement authentique jusqu’à l’objet totalement fabriqué. L’existence même de ce continuum fait que l’on ne peut opposer l’artefact au naturel. Les visiteurs ont même parfois du mal à distinguer le vrai du faux au niveau des collections qui leur sont présentées, ces objets s’intégrant souvent parfaitement au sein du discours d’exposition. Quand il prépare une exposition, le concepteur a diverses possibilités de choix, mais peut estimer qu’un substitut va mieux faire passer le message qu’un original. Cependant, user du faux, substituer l’original par de l’artificiel, peut être risqué. Que se passe-t-il, en effet, dans l’esprit des visiteurs quand les objets authentiques sont remplacés par des artefacts ? L’usage de tels objets est-il susceptible d’inférer de fausses interprétations ? Induit-il une déviation des concepts ? Nuit-il à la véracité du discours ? Photo : © K. Langloÿs À partir du moment où ce choix est délibérément fait par les concepteurs, il est intéressant d’étudier ses conséquences sur la compréhension de l’objet par les visiteurs. Le problème de la perception par les visiteurs Des évaluations, prenant en compte des situations muséales précises, ont été réalisées sur le public de la Grande Galerie de l’Évolution. Elles ont révélé les avantages mais aussi les inconvénients de l’utilisation d’artefacts, notamment vis-àvis de la compréhension des messages délivrés par les concepteurs. Girafe tachetée présentée au sein de la Caravane africaine de la Grande Galerie de l'évolution Un choix a été fait de quatre situations supposées illustrer deux cas « tranchés » au sein du continuum : deux spécimens authentiques et deux substituts dont on pense qu’ils pourraient être perçus diversement. À l’inverse, par son aspect et sa texture, la reconstitution en résine du calmar géant, située dans le milieu abyssal, ne devrait pas laisser planer le moindre doute sur sa nature. La girafe tachetée de la Caravane africaine est une pièce de collection ancienne, mais qui a été très bien restaurée. On fait l’hypothèse qu’il semble difficile de se tromper sur sa nature. C’est l’animal « empaillé » classique, tel qu’il est connu du public. Il n’en est peut-être pas de même pour l’hippopotame qui côtoie la girafe dans la Savane. Il s’agit également d’une pièce de collection ancienne, mais la restauration de sa peau laisse apparaître une texture plus lisse, plus brillante, pouvant donner une impression de matière plastique (sans doute due à l’effet du vernis). On fait l’hypothèse que son caractère naturalisé est perçu moins spontanément par les visiteurs que dans le cas de la girafe. À entendre les commentaires spontanés des visiteurs, la reconstitution en résine du requin pèlerin du milieu pélagique semble particulièrement réaliste. On fait l’hypothèse que sa texture et sa couleur le font passer pour vrai auprès d’un certain nombre de visiteurs. Ces hypothèses ont été testées par la question directe « S’agit-il d’un véritable animal ? ». S’agit-il d’un véritable animal ? Vrais spécimens Substituts Girafe tachetée (20) Hippopotame (20) Oui 17 Oui 7 NSP 1 Non 2 NSP 2 Requin (20) Non 11 Oui 4 Calmar (20) NSP 1 Non 15 Oui 0 NSP 0 Non 20 conclusions Vrai qui fait vrai pour presque tout le monde Vrai qui paraît faux aux yeux d’une majorité Faux qui passe parfois pour vrai, qui crée un doute Faux qui ne trompe personne (NSP = Ne sait pas) Taxidermie 63 artificiel, est dans la majeure partie des cas plutôt positive. En effet, le visiteur est globalement satisfait de l’usage qui est fait soit d’animaux naturalisés, soit d’animaux reconstitués. Ce tableau récapitulatif corrobore le partage en différentes catégories puisque les résultats obtenus vont dans le sens des hypothèses énoncées. Pour simplifier les idées, ces quatre situations peuvent être schématisées ainsi : - Le vrai qui fait vrai - Le vrai qui fait faux - Le faux qui fait vrai - Le faux qui fait faux Si les avis sont tranchés dans le cas d’animaux faux (c’est « bien » ou « pas bien »), les animaux naturalisés sont plus souvent source d’hésitation dans l’esprit des visiteurs. Certaines personnes n’ont pas d’avis défini les concernant. Une interrogation récurrente porte en effet sur le fait d’avoir prélevé dans la nature puis tué les animaux exposés. Ces personnes hésitantes sont regroupées dans une catégorie appelée Mitigé. Les deux colonnes extrêmes représentent les animaux ressemblant à ce qu’ils sont effectivement (vrai qui fait vrai et réciproquement faux qui fait faux). Pour le calmar géant, c’est radical. C’est bien un faux pour les 20 visiteurs interrogés. La girafe, quant à elle, laisse trois personnes perplexes, mais c’est assez peu comparé aux 17 qui ont repéré son caractère naturalisé. Les deux catégories du milieu, regroupant les objets qui ne ressemblent pas à ce qu’ils sont réellement, suscitent des réponses différentes. Si le cas du requin est intéressant, 1/5 des personnes l’ont pris pour vrai, celui de l’hippopotame est assez surprenant. En effet, plus de la moitié des personnes interrogées l’ont qualifié d’artificiel, ceci bien qu’il soit plongé au sein d’autres animaux au caractère naturalisé plus évident. Perception de l’utilisation de l’objet naturel/reconstitué Vrai Faux Qui fait vrai Qui fait faux Qui fait vrai Qui fait faux Girafe tachetée (20) Hippopotame (20) Requin (20) Calmar (20) Bien Mitigé Bien Mitigé Bien Pas bien Bien Pas bien 14 6 16 4 19 1 17 3 Réception juste de l’intention Les visiteurs pensaient-ils que les concepteurs devaient faire ce choix de présentation bien qu’un certain nombre ait émis des doutes concernant le prélèvement des espèces dans la nature ? Ce choix a été considéré comme bon, que l’animal soit vrai ou faux d’ailleurs, par la majorité des personnes interrogées. Cette première question a permis de percevoir que, quelle que soit la nature d’un objet, des visiteurs peuvent être trompés. Reste à déterminer si cela peut avoir une incidence sur leur compréhension du message. Outre la controverse vrai/faux, l’enquête a abordé une quinzaine de questions structurant des entretiens dirigés (4). En particulier, trois interrogations ont paru importantes à cerner pour éclairer le problème de la bonne médiation : - La perception de l’utilisation de l’objet naturel ou reconstitué - La nécessité du choix du concepteur - Le message délivré La perception par le visiteur de l’utilisation d’un objet au sein d’une exposition, que ce dernier soit naturel ou Le choix du concepteur était-il nécessaire ? Vrai Qui fait vrai Faux Qui fait faux Girafe tachetée (20) Hippopotame (20) Qui fait vrai Qui fait faux Requin (20) Calmar (20) Oui NSP O&N Non Oui NSP Non Oui NSP O&N Non Oui NSP Non 16 1 2 1 16 1 3 17 1 2 0 17 2 1 Photo : © K. Langloÿs (O&N = Oui et Non) Hippopotame présenté au sein de la Caravane africaine de la Grande Galerie de l'évolution 64 Taxidermie Le message général délivré par les concepteurs de la Grande Galerie reflète deux intentions capitales et récurrentes. D’une part, le thème de milieu dans lequel l’animal évolue, d’autre part celui de diversité qu’évoque la présence de l’animal au sein des nombreuses autres espèces. Ces deux thèmes ont été largement cités par les visiteurs interrogés, mais de manière non systématique. Le total des réponses relaté sur le tableau n’est pas égal à 20, les visiteurs ayant pu citer les deux messages retranscrits ou aucun. Si l’idée de milieu est bien attachée aux animaux naturalisés de la Savane, elle est loin d’être étrangère au calmar (13 personnes interrogées sur le calmar ont cité le milieu et 14 pour l’hippopotame). Il est possible que certains animaux, dans Photo : © K. Langloÿs Requin pèlerin présenté au sein du milieu marin à la Grande Galerie de l'évolution les représentations des visiteurs, soient plus porteurs de l’image du milieu que d’autres. Au contraire, des animaux inhabituels, provoquant l’étonnement et n’ayant pas de milieu associé, conduiraient plus à la notion de diversité. On remarque, en effet, que la diversité est davantage ressentie avec des animaux plus exceptionnels (calmar, requin) qu’avec ceux de la Savane (girafe et hippopotame), beaucoup plus communs. Un cas concret : l’exemple du calmar géant de la Grande Galerie Le cas du calmar géant a été très intéressant à analyser. Son étude approfondie a révélé des aspects inattendus de la relation du visiteur à ce type d’objet. Sur les 20 personnes interrogées devant le calmar géant, 14 ont, à un moment ou à un autre de l’entretien, émis un doute sur l’existence d’un calmar de cette taille-là, et pas seulement quand on leur demandait : « […] Et puis est-ce qu’il en existe de cette taille ? Voilà la question ». Message délivré Vrai Faux Qui fait vrai Qui fait faux Qui fait vrai Qui fait faux Girafe tachetée (20) Hippopotame (20) Requin (20) Calmar (20) Milieu Diversité Milieu Diversité Milieu Diversité Milieu Diversité 17 3 14 4 9 13 7 8 L’usage de faux, au sein d’une exposition, est bien accepté. Le choix du concepteur est compris par la plupart des visiteurs et le message semble passer dans la majorité des cas. Cependant, si on présente des artefacts au sein d’un mélange naturel/artificiel, faire connaître aux visiteurs ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas en créant une cohérence est essentiel. André Desvallées (1992) parle même à ce propos de « l’honnêteté de distinguer l’authentique du substitut ». Nous pensons qu’au-delà de cette honnêteté, il en va de la compréhension future des visiteurs amenés à visualiser l’objet artificiel là où ils ne s’attendraient pas à le rencontrer. L’exemple du calmar géant situé au niveau marin de la Grande Galerie de l’Évolution illustre les précautions qui doivent être prises quand on utilise du faux dans un musée d’Histoire naturelle. Cinq autres personnes ont affirmé qu’il n’existait pas, tout simplement. L’une d’entre elles n’a pas compris que puisse être présenté un animal imaginaire, alors que l’essentiel des spécimens exposés représente des animaux qui existent : « Moi je dis que ça n’a rien à voir parce que là c’est que des animaux, c’est pas des animaux imaginaires. [Ça vous choque qu’on utilise ce genre d’objet ?] Non ». Si l’on regroupe ces deux catégories, la présence du calmar devient énigmatique pour les 3/4 des personnes. Le fait que le calmar géant soit un animal peu connu n’est évidemment pas étranger aux doutes qu’il suscite dans l’esprit des visiteurs et pourtant 5 personnes se disent prêtes à faire confiance au musée. Parmi ces personnes, on en remarquera une qui cite trois fois de suite le musée comme source sûre… (« […] J’espère, si je fais confiance aux gens du Muséum […] ») … et qui n’émet donc par conséquent pas de doutes sur l’existence du calmar, comme si elle devait s’en convaincre elle-même. Certains, au contraire, vont même jusqu’à qualifier le calmar de fiction, ou encore d’animal imaginaire : « […] Je ne pense pas que ça existe comme ça, tout au moins maintenant, il faut maintenant que je regarde si c’est vrai ou pas, mais je pense que c’est une fiction […] ». « […] à moins que ce soit une combinaison de plusieurs..., le résumé de plusieurs animaux, c’est-à-dire que c’est vrai on voit des choses... bon j’ai fait de la pêche sous-marine dans ma jeunesse, c’est vrai qu’on voit des animaux dans les fonds, Taxidermie 65 Photo : © K. Langloÿs Calmar géant présenté au sein du milieu marin à la Grande Galerie de l'évolution on voit des choses qui sont tellement extraordinaires que c’est peut-être le fruit d’imagination, le résumé de plusieurs choses qui ont été vues au fond de l’eau, enfin c’est... ». Comment ces derniers expliquent-ils donc la présence de ce calmar ? Il s’agirait pour certains d’entre eux d’un agrandissement : « Je pense qu’il est du format plus grand qu’en vérité. [Vous pensez que dans la réalité ils sont plus petits ?] Je pense que oui. » ou encore d’un élément d’appel : « […] Est-ce que c’est pour attirer notre regard ? Est-ce que c’est pour nous... oui c’est ça... pour nous faire progresser, enfin qu’on puisse comprendre mieux ? Je sais pas ». De même que les animaux peu connus sont souvent perçus différemment, 4 personnes sur les 20 ont à un moment donné de l’entretien fait allusion à la pieuvre. On peut faire l’hypothèse que cette allusion est liée aux représentations des visiteurs : « […] Est-ce que c’est pas en fait une petite pieuvre, […] ». Sur les 20 personnes, 5 pensent que le calmar géant est un animal disparu ce qui expliquerait encore une fois qu’il n’en existe pas de cette taille. Le nom de Galerie de l’Évolution a certainement un rôle dans cette confusion, certains pensant que l’évolution implique l’extinction des premières espèces rencontrées dans la galerie : « Oui, oui, je pense, il a pu être comme ça. Je pense que c’était une époque où il y avait beaucoup d’animaux géants sur la terre ou dans la mer. Les dinosaures, c’était énorme. [Vous pensez qu’il n’existe plus ?] Je pense qu’il n’existe plus ». Le calmar est donc un animal qui n’existe pas pour les 3/4 des gens à qui l’on va demander s’ils auraient préféré qu’on leur mette un vrai à la place. Sur les personnes interrogées sur ce sujet (11), les deux tiers (7) ont répondu positivement avec pour argument principal : « […] Ah oui, non je ne trouve pas ça gênant. [Non ?] Disons qu’on y croirait plus... [On y croirait plus...] Si c’était effectivement, si c’est une espèce de cette taillelà, qui existe etc., tel qu’il est là, peut-être qu’on y croirait plus, maintenant je ne sais pas si techniquement c’est très facile de conserver un truc pareil mais bon voilà. Oui, pourquoi pas... Oui, ça enlèverait au moins le doute, oui ». 66 Taxidermie Dans cette phrase, on sent toute la complexité de l’objet de muséologie. Pour faire connaître la diversité animale, des concepteurs vont présenter au sein de leur exposition des animaux extraordinaires et peu connus. Pourtant, les 3/4 des personnes interrogées vont émettre, comme nous l’avons vu précédemment, un doute sur l’existence de ces animaux. Bien que 3/4 des visiteurs n’y croient pas, plus de la moitié va avoir saisi le message de biodiversité souhaité par les concepteurs, ce qui est surprenant. Des citations extraites de réponses à la question « Les concepteurs ont choisi de présenter une espèce reconstituée. Quel est l’intérêt de l’avoir fait ? » sont présentées ci-dessous : « […] C’est pour montrer la richesse de la nature sur tous ses aspects ». « […] pour montrer toute la diversité. [...] de montrer tout ce qui peut exister […] ». On se retrouve donc en face d’un objet complexe qui, au-delà de son statut « mal perçu, mal compris », réussit à faire passer un message. D’autres, plus singuliers, expliquent qu’ils ne voient pas l’intérêt d’un tel calmar géant et expliquent ce que leur aurait, a contrario, appris une pieuvre géante, qu’ils auraient plus vue à la place du calmar : « Je ne vois pas vraiment la nécessité. S’ils avaient montré un calmar comme les espèces que l’on voit là, un calmar de taille normale, tout simplement, au même titre que sont présentés les poissons... Ça a certainement un but puisqu’il est là et qu’il y a le questionnaire mais je ne vois pas l’intérêt. J’aurais plus vu une pieuvre géante qu’un calmar. [Et que vous aurait appris une pieuvre géante ?] Cela m’aurait appris qu’elle existe vraiment et à quoi elle ressemble. C’est vrai qu’on en voit très peu. On en voit dans les documentaires à la télévision et on sait que ça existe mais on en voit rarement ». On s’aperçoit que justement une pieuvre géante leur aurait appris tout ce que le calmar était sensé leur faire comprendre, à savoir que ce genre d’animal existe. Une fois de plus, les représentations préalables des visiteurs n’y sont sans doute pas étrangères. L’utilisation de faux doit donc s’entourer de certaines précautions. Le problème de l’échelle dû au caractère gigantesque du calmar peut paraître anecdotique mais pourtant c’est un problème récurrent auquel il Les cinq rhinocéros en péril présentés au niveau de l’Homme, faut faire face et pas seulement dans le cas d’animaux facteur d’ volution (Grande Galerie de l'évolution) méconnus. La Grande Galerie de l’Évolution présente, au sein de son exposition permanente, des maquettes de rhinocéros à l’échelle 1/5e (5). On n’imagine pas que Notes ces maquettes puissent être comprises autrement, et pourtant, quand on demande à certains visiteurs pourquoi ces ani(1) On considère qu’un artefact est un objet qui cherche à donner maux sont là et ce qu’ils signifient, ils répondent de manière l’image d’un animal ou d’une plante et dont aucune des parties n’a itérative que : « Ces animaux sont là parce qu’ils sont en péril auparavant appartenu à un animal vivant ou à une plante vivante. et que ce n’est pas étonnant vu leurs tailles minuscules ». Les animaux naturalisés sont donc considérés, dans notre cas, Ce choix du « tout plastique » est risqué et c’est en parcourant les écrits du Livre d’or (6) de la Maison de l’Oiseau et du Poisson que l’on comprend la déception qu’il peut aussi engendrer : - « Déçue ! Trop artificiel » - « Où est le vivant ? Trop artificiel... » - « C’est pas mal, mais trop d’artificiel ! » - « Les enfants regrettent l’absence des espèces vivantes !... » - « Pas assez d’espèces vivantes dommage. Manque d’aquariums » Un point positif tout de même, tous les visiteurs n’ont pas obligatoirement le même avis, ce qui donne de bonnes raisons aux concepteurs de diversifier leurs présentations : « Bravo pour l’artificiel ! Les animaux sont mieux dehors, chez eux, aux hommes de faire des efforts pour les observer dans leurs milieux naturels ». comme des objets authentiques, naturels, et non comme des artefacts. (2) Pour Bernard Deloche (1999), « le substitut idéal devrait faire la synthèse des deux fonctions du musée : l’explication (connaître) et l’apparence sensible (montrer) ». (3) Attitude visant par exemple à montrer l’agressivité des animaux qualifiés de « dangereux » par la mise en avant de griffes et de crocs. (4) Pour chaque expôt évalué, 20 personnes ont été interrogées et enregistrées, ce nombre ayant été au préalablement démontré comme nécessaire et suffisant pour recueillir l’ensemble des données possibles dans le cadre de ce type d’enquête qualitative. (5) Ces cinq espèces de rhinocéros, présentées en vitrines dans le cadre de l’Homme, facteur d’évolution, avec pour légende « Cinq espèces en péril », ont longtemps été exposées sans autres indications de taille que le terme de maquette noté sous leur légende. (6) Avis relevés sur le Livre d’Or de la Maison de l’Oiseau et du Poisson du 14 novembre au 28 décembre 1991. Il reste cependant vrai, au vu du nombre de remarques négatives relevées sur ce Livre, que le visiteur a du mal à s’imaginer qu’un musée qui parle d’Histoire naturelle puisse être construit autour de l’artificiel. Pourtant, comme le souligne M. Van Praët (2001) : « … rien n’est « réellement naturel » parmi les spécimens exposés. Tout y est substitut ou plus précisément produit des connaissances… ». Bibliographie C’est sur ce point qu’il convient de baser le discours de l’exposition afin que le moyen en lui-même ne devienne pas l’obstacle premier à la médiation. Donner les clefs de la compréhension au visiteur devrait permettre de mieux le préparer à l’exposition et de le faire arriver à décoder le discours souhaité. n Van Praët, M. Substituts et moulages en Histoire naturelle, au-delà de la réalité, Cahier technique de l’ARAAFU n°8 : 5es journéesdébats, DESS de Conservation préventive, 10 et 11 mai 2001. Paris, 2002, pp. 27-32. Desvallées, A.Vagues, une anthologie de la nouvelle muséologie 1. Mâcon et Savigny-le-Temple : Éditions W, MNES, 1992, pp. 15-39. Deloche, B. Les substituts dans les musées, Lettre du Comité national français n°25, mai 1999, Paris, pp. 10-12. Taxidermie 67 Photo : © K. Langloÿs Si le message particulier du calmar ne passe pas forcément auprès de tous les visiteurs, il est intéressant de noter qu’il n’empêche pas l’éclosion de la notion de diversité dans leur esprit. Même si cette reconstitution de calmar géant est bien faite et objectivement plus parlante que certaines présentations de vrais calmars géants, malheureusement décolorés, il n’en reste pas moins que l’attrait du vrai est capable de faire comprendre au public certaines choses comme le fait que des animaux « monstrueux » existent, le message de biodiversité étant à ce moment-là implicite.