Des clés de lecture de la complexité de la société

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DES CLES DE LECTURE DE LA COMPLEXITE DE LA SOCIETE
André Comte-Sponville, dans un ouvrage paru en 2004, nous pose la question de la moralité
du capitalisme (Le Capistalisme est-il moral ? Albin Michel). Il nous donne les moyens de
répondre à cette question dans son ouvrage, en livrant quelques clés de lecture des relations
institutionnelles à l’œuvre dans notre société complexe. Nous avons considéré que celles-ci
pouvaient être de bons outils pour aider un ingénieur confronté à un problème de conscience
et nous vous en donnons les grandes lignes ci-dessous.
Les ordres du monde humain selon Comte-Sponville
Avant tout, il faut savoir qu’un ordre, tel que repris ci-dessous, est un niveau, un domaine
doté d’une cohérence propre, une forme d’autonomie et d’indépendance au moins relative par
rapport aux autres ordres. Comte-Sponville emprunte cette notion de Pascal chez qui un ordre
est « un ensemble homogène et autonome, régi par des lois, se rangeant à un certain modèle,
d’où dérive son indépendance par rapport à un ou plusieurs autres ordres1 ».
Comte-Sponville distingue quatre ordres hiérarchiques (dans le sens éthique, bien sûr) :
1.
2.
3.
4.
L’ordre techno-scientifique, celui des lois de la nature ;
L’ordre juridico-politique, celui des lois des hommes ;
L’ordre de la morale, celui des lois de la raison ;
L’ordre de l’éthique, celui de l’ordre de l’amour.
1. L’ordre techno-scientifique
Une technique ou une science ne peut répondre à la question du pourquoi : son domaine est
celui du comment, des moyens, et non pas celui des motifs. De plus, il n’y a plus de
séparation entre technique, science et économie et il faudrait mieux parler de l’ordre
économico-techno-scientifique, expression trop lourde résumée en ordre techno-scientifique
(l’économie est une technique et une science).
L’ordre techno-scientifique est structuré intérieurement par l’opposition du possible et de
l’impossible : techniquement, il y a ce que l’on peut faire (le possible) et ce que l’on ne peut
pas (encore) faire (l’impossible) ; scientifiquement, il y a le vrai, le possible, ce que l’on peut
penser, et le faux, l’impossible, ce que l’on ne peut pas penser. La frontière entre le possible
et l’impossible est mouvante, elle est une photographie de l’état de la science et de la
technique à un moment donné, et elle n’est pas la marque d’une volonté de faire ou de ne pas
faire : si l’on laisse l’ordre techno-scientifique à sa spontanéité propre, il vérifiera la loi de
Gabor, ou « l’unique principe de l’univers technique » selon Jacques Testart, qui veut que
tout ce qui est possible sera tenté, toujours. Et l’auteur d’ajouter la condition du marché sur la
loi de Gabor : tout ce qui est possible sera fait, sous la réserve de l’existence d’un marché.
Cette loi pose la nécessité d’une limitation par le « haut » de ce premier ordre, car
spontanément, cet ordre ne se limitera pas et tout le possible sera fait, y compris
l’innommable (Auschwitz, Hiroshima…).
1
Jean Mesnard, « le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées », in Thématiques de la Pensée, Vrin,
1988, p. 31 ; cité par Comte-Sponville p. 49
2. L’ordre juridico-politique
C’est l’ordre juridico-politique qui est de nature à limiter l’ordre techno-scientifique en disant
ce qui est permis et ce qui est interdit. Il est structuré intérieurement par l’opposition du légal
et de l’illégal : il y a sur le plan juridique ce qui est permis, et ce qui est interdit (illégal), tout
comme il y a sur le plan politique ceux qui font la loi (la majorité) et ceux qui sont dans
l’incapacité de faire la loi (l’opposition), ce qui est la manifestation de l’ordre démocratique
ou républicain en France.
Y-a-t’il nécessité de limiter l’ordre démocratique ? Pour Comte-Sponville, il y a deux raisons
qui rendent nécessaire cette limitation de l’ordre démocratique, une raison d’ordre individuel,
une autre d’ordre collectif.
Sur le plan individuel, on peut très bien être légalement correct et en même un vrai salaud :
aucune loi n’interdit l’égoïsme, le mépris, la haine ou la méchanceté. C’est ce que l’auteur
appelle un salaud légaliste : un individu sans scrupule ni morale qui respecte la loi, toute la
loi, mais rien que la loi.
Sur le plan collectif, il faut d’abord constater qu’il n’y a pas de loi fondamentale (ce qui est
pour Rousseau par exemple, une loi qui s’impose au souverain – dans une démocratie au
peuple souverain – de sorte que ce souverain ne puisse la changer) : il est toujours possible de
changer une législation par une décision souveraine, et il est même possible de changer la
constitution. Le peuple étant souverain dans une démocratie, il lui est toujours possible de
faire et de défaire la loi, sa souveraineté étant par nature illimitée. Il n’y a donc pas de limite
ni sur le plan juridique, ni sur le plan politique. Aussi, la souveraineté est-elle incapable de se
limiter elle-même et il lui est ainsi possible, et l’histoire l’a prouvé, de voter des lois iniques.
Il faut donc pouvoir limiter l’ordre juridico-politique pour échapper au spectre du salaud
légaliste et du peuple inique, et cette limite ne peut venir, comme dans le cas de l’ordre
techno-scientifique, que de l’extérieur.
3. L’ordre de la morale
La souveraineté du peuple est limitée par trois fois : une première fois dans l’ordre technoscientifique : les lois ne peuvent violer les lois de la physique et de la vie ; une deuxième fois
dans l’ordre juridico-politique : si la souveraineté est illimitée, elle connaît pourtant des
bornes : les lois de la nature, mais aussi les lois de la raison et les lois de la politique ellemême. En effet, la politique excède le droit : il existe un jeu de pouvoirs et de contrepouvoirs, de résistances et de rapports de force qui limitent la puissance de l’Etat et de la loi.
Le peuple reste toujours extérieur à l’Etat et celui-ci ne peut gouverner le peuple qu’avec son
accord, même tacite. Si le pouvoir souverain a tous les droits, ce n’est vrai que dans l’ordre
juridique, pas dans l’ordre politique, puisque le politique tire sa puissance du peuple
souverain lui-même détenteur du pouvoir réel.
Sur le plan juridique, on ne vote ni sur le vrai et sur le faux (application de la raison à l’ordre
juridico-politique), ni sur le bien et le mal (application de la morale à l’ordre juridicopolitique2). Si la raison vient structurer la loi, du point de vue individuel, la morale s’ajoute à
2
Il faut nuancer ces affirmations. Récemment en France a été votée une loi reconnaissant le génocide du peuple arménien par le
peuple turc. Dans les années 20 aux USA, a été votée une loi interdisant l’enseignement de la doctrine darwinienne de l’évolution au profit
la loi et forme une limite positive supérieure : l’individu a plus de devoirs que le citoyen.
Toutefois, du point de vue collectif, la morale apparaît comme une soustraction : ce qui est
moralement acceptable (le légitime) est plus restreint que ce qui est juridiquement acceptable
(le légal). Ainsi, le peuple a moins de droits que le droit ne lui en accorde3.
Un point important à souligner : ces deux limitations passent toutes deux par les individus,
qui seuls existent. L’Etat, la société et le peuple ne sont que des abstractions, des mots. La
démocratie reste indéfectiblement à la charge des citoyens, mieux : des individus.
Les lumières sont les remparts de la démocratie : rationalisme, laïcité et humanisme, une
lumière pour chaque ordre, et non pas dans chaque ordre.
L’ordre de la morale est structuré intérieurement par l’opposition du bien et du mal, du devoir
et de l’interdit. « Qu’est-ce que la morale ? Pour faire bref, je répondrai avec Kant : la
morale est l’ensemble de nos devoirs – l’ensemble, pour le dire autrement, des obligations ou
des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, pas forcément a priori (contrairement à
ce que voudrait Kant), mais indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et
même de toute espérance. C’est l’ensemble de ce qui vaut ou s’impose, pour une conscience
donnée, inconditionnellement.
Cette morale, quant à son origine, est historique, culturelle, donc aussi relative : elle est
l’ensemble des normes que l’humanité s’est données (de façon à la fois différente et
convergente dans toutes les civilisations du globe) pour résister à la sauvagerie dont elle est
issue et à la barbarie qui, de l’intérieur, ne cesse de la menacer. Mais elle n’en fonctionne
pas moins, subjectivement, comme un absolu : moralement, il y a ce que je dois faire (le
devoir) et ce que je ne dois pas faire (l’interdit, qui n’est jamais qu’un devoir négatif4). »
L’ordre moral n’a pas besoin d’être limité, mais complété, parce que la morale en elle-même
est insuffisante : il lui manque l’impulsion qui fasse se saisir du devoir.
4. L’ordre éthique
C’est l’ordre de l’amour, ou l’ordre éthique qui vient compléter la morale et l’orienter pour
lui donner l’impulsion nécessaire. La distinction pour Comte-Sponville entre morale et amour
se fait autour des concepts de devoir et d’amour : ce que l’on fait par devoir est moral, ce que
l’on fait par amour est éthique.
L’ordre éthique est structuré intérieurement par l’opposition de la joie et de la tristesse, par le
désir dans la détermination (nature-culture) et la polarisation (plaisir-souffrance, joietristesse) de sa puissance d’action. Il est orienté par la valeur, considérée comme ce qui
éclaire l’action, le choix.
Dans ce quatrième ordre, se rencontre l’amour de la vérité, l’amour de la liberté et l’amour de
l’humanité ou du prochain.
de la doctrine biblique du créationnisme. Ces deux exemples montrent des exceptions à ce principe de l’interdiction de principe du vote sur le
vrai et le faux.
3
Il s’agit d’un artifice de présentation et d’argumentation à mon avis : avoir plus de devoirs moraux entraîne moins de droits
légitimes et donc plus de limitations. L’individu a donc moins de pouvoir que le citoyen, tout comme le peuple est limité plus par la morale
que par le droit.
4
André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral », Ed. Albin Michel, 2004, pp.64-65
On peut rencontrer toutefois l’amour dans chacun des ordres précédents, comme motivation
pour l’individu ou comme régulation pour le collectif ou le système. Toutefois, ces ordres ne
sont pas soumis à l’amour qui ne les abolit pas. Et ces ordres sont nécessaires, chacun
relativement et tous dans leur interaction : chacun a sa logique propre et ils s’informent et
s’enrichissent l’un l’autre. Les quatre ordres sont nécessaires sans qu’aucun d’eux ne soit
suffisant.
Les dérives du système des ordres
Ce serait évidemment idéal si ce système des ordres fonctionnait de lui-même, mais comme
tout ce qui est humain, il est sujet à dérives. Comte-Sponville en fait l’inventaire et nous le
livrons ici sous forme synthétique
1. Ridicule et tyrannie selon Pascal
Pascal parle de ridicule chaque fois qu’il y a confusion des ordres. La tyrannie est le ridicule
au pouvoir : la confusion des ordres érigée en système de gouvernement. Pour Pascal, « la
tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre5 ». Ce qui distingue
la tyrannie du ridicule, c’est le pouvoir. Il est ainsi ridicule de vouloir se faire aimer pour un
patron (paternalisme), pour un professeur, de vouloir être cru parce que l’on est fort, etc.…
Pour se faire aimer, il faut être aimable ; pour être cru, il faut être crédible, etc.… Il faut
revenir au bon sens le plus élémentaire et revenir aux mots, qui expriment un sens.
2. La tyrannie de l’inférieur : la barbarie
Pour Comte-Sponville, la barbarie est le contraire de la civilisation, et le barbare c’est celui
qui ne croit à aucune valeur supérieure, qui ne croit qu’au plus bas et qui voudrait y plonger
tous les autres. Ainsi, la tyrannie consiste à « soumettre ou à réduire un ordre donné à un
ordre inférieur : la barbarie, c’est la tyrannie de l’inférieur – la tyrannie des ordres
inférieurs6 ».
Barbarie technocratique ou libérale
Barbarie technocratique (celle des experts) : vouloir soumettre l’ordre n°2 (juridico-politique)
à l’ordre n°1 (techno-scientifique) et plus particulièrement à celui des sciences et techniques.
Barbarie libérale (celle du marché) : vouloir soumettre l’ordre n°2 à l’ordre n°1 et en
particulier à celui de l’économie.
Cette logique voudrait que ce ne soit plus le peuple qui soit souverain, mais les experts ou les
capitalistes, ce qui est un déni de la démocratie. Notons au passage qu’il peut exister une
barbarie technocratique libérale
(il suffit que les experts soient des économistes
ultralibéraux).
Barbarie politique
5
6
Pensées, 298-283, cité par Comte-Sponville, p. 90
Comte-Sponville, op. cit. p. 96
Barbarie du militant ou du juge : vouloir soumettre la morale (ordre n°3) à la politique ou au
droit (ordre n°2), avec dans le premier cas, deux possibilités, la barbarie totalitaire (ce qui est
édicté par le dirigeant est moral sans conditions) ou la barbarie démocratique (tout ce qui est
légal est moral, et la démocratie tient lieu de conscience : règne du salaud légaliste).
Contre la barbarie politique, il faut se souvenir qu’une loi ne dit jamais le bien ou le mal, mais
dit le permis et l’interdit par l’Etat, et le légal n’est pas le bien, ni l’illégal le mal.
Barbarie moralisatrice
Soumission de l’ordre n°4 (éthique) à l’ordre n°3 (la morale). Il s’agit de l’ordre moral.
3. La tyrannie du supérieur : l’angélisme
Il s’agit ici du symétrique de la barbarie : il s’agit d’annuler le plus bas au nom du plus haut.
L’angélisme politique ou juridique
Ce ridicule prétend annuler les contraintes issues de l’ordre n°1 (sciences, techniques,
économie) par une décision relevant de l’ordre n°2 (loi, décision politique) : loi contre le
chômage, loi contre le sida… Le chômage étant un phénomène économique, il ne peut
recevoir que des solutions économiques ; le sida étant une maladie, il ne peut recevoir que des
solutions médicales. Bien sûr, l’Etat (ordre n°2) peut aider en donnant une impulsion dans le
domaine de la recherche ou en prenant des mesures fiscale par exemple, mais il ne peut se
substituer aux contraintes de l’ordre n°1.
L’angélisme moral
Il s’agit ici d’annuler les contraintes juridiques ou politiques par des actes moraux. Par
exemple lutter contre le racisme par une condamnation morale du racisme, lutter contre la
pauvreté et la misère par des associations comme les restos du cœur, lutter contre la guerre par
des actions humanitaires (qui n’ont jamais fait disparaître la guerre…). Toutes ces belles
actions luttent contre les conséquences de ce qu’elles dénoncent, pas contre la source. Elles
ressemblent aux remèdes qui s’attaquent aux symptômes…
L’angélisme éthique
Cet angélisme prétend annuler les contraintes morales au nom de l’amour : il s’agit de
mouvements du type « peace and love ». L’amour est bien sûr indispensable, mais il ne peut
suffire ! Il faut faire son devoir dans chacun des ordres inférieurs (ordre n°3 : le devoir moral ;
ordre n°2 : le devoir civique ; ordre n°1 : devoirs professionnels).
L’angélisme religieux
Cet angélisme s’appuie sur un hypothétique 5ème ordre qui est celui de l’ordre divin. Il s’agit
bien sûr de l’intégrisme : la religion dit le bien et le mal, le permis et l’interdit, et le vrai et le
faux… Si la loi religieuse s’impose, le peuple n’est plus souverain (adieu la démocratie…), et
la science une quête vaine.
En conclusion : Et la responsabilité dans tout cela ?
Quant les ordres donnent des directions divergentes, quand notre compétence nous fait défaut,
quand nos repères sont inutilisables, il nous faut faire preuve d’intelligence, il nous faut
inventer une nouvelle solution, il faut alors opérer un choix, et là est le domaine de la
responsabilité. Nous nous trouvons là dans une logique de la décision, et elle n’a que peu de
choses en commun avec la compétence : « Etre compétent, c’est pouvoir résoudre un
problème. Etre responsable, c’est pouvoir prendre une décision, y compris en situation de
complexité et d’incertitude, et spécialement lorsque cette décision, comme c’est presque
toujours le cas, relève de plusieurs ordres à la fois. La responsabilité, au sens où je prends le
mot, c’est donc le contraire de la tyrannie selon Pascal : c’est assumer le pouvoir qui est le
sien – tout le pouvoir qui est le sien –, dans chacun de ces quatre ordres, sans les confondre,
sans les réduire à un seul, et choisir au cas par cas, lorsqu’ils entrent en contradiction,
auquel de ces quatre ordres, dans telle ou telle situation, vous décidez de vous soumettre en
priorité. (…) Personne ne peut le faire à notre place. C’est en quoi la responsabilité, au sens
où je prends ce mot, est toujours personnelle. Elle n’existe, comme disait Alain, que « par
l’unique sujet ; je ». Nul ne peut l’assumer, comme il disait encore, que « tout seul, et
universellement »7 »
Et si les cours scientifiques, techniques, d’option, vous ont donné une compétence, seule une
réflexion approfondie sur vous-même, sur vos pratiques, sur vos valeurs et vos désirs les plus
profonds, sur vos croyances, qu’elles soient religieuses ou personnelles, peut vous aider dans
l’exercice toujours difficile, souvent douloureux de la responsabilité. Nous espérons vous
avoir donné quelques éléments pour vous y aider.
7
Comte-Sponville, op. cit. pp. 116-117
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