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Islam : les visages de la conversion (Le Monde 18.08.2015)
Pépite ne s’en remet pas. « C’est dur à porter », répète cette mère de famille dont la benjamine
s’est convertie à l’islam. Pépite est issue d’une famille espagnole catholique, elle n’a pas vu les
choses venir. Elle ne s’est pas inquiétée qu’Alexandra s’entiche d’un garçon converti, elle n’a
pas fait attention au fait que sa fille gardait des manches longues l’été. Il y a cinq ans, Alexandra
s’est mise à porter un foulard. Depuis, elle a eu trois enfants, à qui elle a donné des prénoms
musulmans et qui apprennent l’arabe. Elle n’a pas poursuivi ses études et envisage d’enseigner
dans une école coranique. « Il y a un mois, elle est allée à La Mecque avec son mari. » Pépite a
« peur ». Peur qu’un jour, « elle se pointe avec la burqa ». « Ça me rend malade à chaque fois
que je la vois », redit-elle de sa voix grave.
Pépite, qui comme les autres témoins a souhaité garder l’anonymat, n’est sûrement pas la seule à
avoir des craintes. Régulièrement, les Français découvrent avec effroi le visage de jeunes
convertis à l’islam partis du jour au lendemain, parfois en famille, rejoindre l’Etat islamique en
Syrie ou en Irak. D’après le ministère de l’intérieur, ils représenteraient près du quart des mille
djihadistes français. « Le djihadisme est le courant où l’on retrouve la proportion de convertis la
plus importante », confirme Mohamed-Ali Adraoui, auteur Du Golfe aux banlieues : le salafisme
mondialisé (PUF,2013). Et ce n’est pas seulement du fait de sa dimension de prosélyte. Ne se
revendiquant pas d’un territoire ou d’une culture, il est certainement le courant « le plus
universel », explique M. Adraoui.
La surreprésentation des convertis parmi les djihadistes et la surexposition médiatique de ces
derniers opèrent cependant un effet de loupe trompeur. L’absence de recensions religieuses ne
permet pas d’avoir des chiffres précis, mais les quelques centaines de partisans du djihad armé
demeurent une extrême minorité parmi les convertis à l’islam, dont le chiffre se situerait entre
« 70 000 et 120 000 », jauge Mohamed-Ali Adraoui – une fourchette citée par l’Insee et l’Institut
national d’études démographiques dans une étude en 2010. Ces convertis sont ultraminoritaires
parmi les 2 millions à 5 millions de musulmans dans l’Hexagone.
Socialisation par proximité
Le phénomène de conversion renvoie donc à une réalité bien plus diverse et ancienne que celle
qui s’illustre en Irak ou en Syrie. Il est apparu dès le XIXe siècle. A l’époque, « des intellectuels
se sont convertis en raison de leur contact avec des pays colonisés », retrace Mohamed-Ali
Adraoui. Cette tradition d’érudition s’est poursuivie dans la seconde moitié du XXe siècle, à
travers « une “hippisation”, incarnée par de jeunes Occidentaux qui ont voyagé en Asie centrale
ou en Afghanistan » et adhéré à la mystique soufie.
Dans les années 1990, une évolution majeure a eu lieu : en raison de la présence musulmane en
France, appuyée par une dynamique de réislamisation touchant principalement des jeunes issus
de l’immigration, les voies d’accès à l’islam et les profils de convertis se sont diversifiés. Samir
Amghar, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, évoque un « phénomène plus plébéien »,
qui se joue notamment dans certains quartiers à la faveur d’un esprit de groupe, d’une
socialisation par proximité. Au lycée, « je fréquentais beaucoup de personnes d’origine
maghrébine et de confession musulmane », se souvient Jessica Marle. Quand elle a pris son
indépendance, la jeune femme a eu envie de faire le ramadan. Puis il y a eu cette relation
amoureuse, au terme de laquelle elle a souhaité aller à la mosquée pour « apprendre à prier ».
Elle a « tout de suite aimé la sérénité » du lieu et se souvient que « jamais » elle ne s’était
« sentie accueillie comme ça dans une communauté ».
Aujourd’hui, cette Parisienne de 28 ans fait ses cinq prières quotidiennes en arabe et étudie un
Coran traduit dont elle a abondamment annoté les pages. Il y a trois ans, elle a épousé un homme
rencontré au Secours islamique de France, où elle effectue des maraudes sociales. Jessica ne
porte pas le voile parce qu’elle ne se sent « pas prête ». Si elle y vient, ça voudra dire qu’elle
s’est « rapprochée de Dieu ». La jeune femme a trouvé dans l’islam une nourriture spirituelle. Et
elle suppose que cela fait écho à son histoire : « J’ai grandi dans une famille d’accueil. Je me
suis toujours intéressée aux origines. Au fond de moi, j’avais un manque et je ressentais
fortement le besoin de prier. »
« La plupart des gens sont dans une démarche sincère, une quête de repères, de causes ou d’une
communauté spirituelle pour traverser le désert de la vie », Tareq Oubrou, imam de la Grande
Mosquée de Bordeaux
Il arrive que le chemin soit plus tortueux. A l’image de celui de Didier. Ce professeur de karaté
et routier a toujours été « attiré par la transcendance ». Sa pratique du bouddhisme puis son
intérêt pour la Bible en témoignent. Il y a quelques années, il a rencontré un musulman qui l’a
amené à remettre en cause le dogme chrétien de la Trinité et à s’orienter vers le Coran. Il a alors
fait l’expérience du salafisme pendant six mois, s’abreuvant de « textes d’Arabie saoudite du
VIIe siècle ». Finalement, ce père de famille de 33 ans a préféré se tourner vers un islam plus
mystique que littéraliste : « Je ne participe pas aux rites collectifs. Je suis musulman, je crois en
Dieu et j’atteste que Mahomet est son prophète. Tout le reste, c’est du développement
personnel. »
Revenue d’une éducation catholique, Anne-Sophie a elle aussi papillonné, notamment auprès des
évangéliques, avant de s’ancrer dans un « islam progressiste », qui lui est apparu comme la
dernière religion révélée. Cette jeune professeure de 25 ans évoque une « relation fusionnelle » à
Dieu à travers une pratique très intense et personnelle. Elle ne s’encombre d’aucune prescription
vestimentaire ni ne ressent le besoin de se rendre à la mosquée, mais a fait de la spiritualité le
« centre de [sa] vie ».
« La plupart des gens sont dans une démarche sincère, une quête de repères, de causes ou d’une
communauté spirituelle pour traverser le désert de la vie », veut croire Tareq Oubrou, imam de
la Grande Mosquée de Bordeaux, où 60 à 70 personnes se convertissent chaque année, « un
phénomène réel et relativement croissant ».
« Les parents tombent des nues »
A côté de ces cheminements spirituels, Mohamed-Ali Adraoui souligne aussi l’existence « de
conversions diplomatiques qui servent un projet de mariage ». Pour le sociologue Loïc Le Pape,
ces conversions « de pure forme », relevant davantage « du geste d’amour », pourraient même
être majoritaires. S’ajoutent enfin des démarches plus « politiques », analyse Loïc Le Pape.
« Sans minimiser le sentiment religieux, il s’agit de prendre la religion des dominés, et cela va
des formes les plus quiétistes aux plus radicales. »
Jacques et Mylène ont cru déceler cet aspect-là dans la conversion de leur fille unique, Lucie.
Eux forment un couple d’intellectuels chrétiens, engagés à gauche. Ils croient avoir transmis à
Lucie une sensibilité pour « les plus démunis ». « Au lycée, elle avait surtout des copains
musulmans. Elle fréquentait moins les premiers de la classe », se souvient Mylène. La jeune
femme devient travailleuse sociale. Elle intervient en banlieue, auprès de familles musulmanes,
souvent monoparentales. Il y a quelques années, un affrontement tragique entre un jeune et des
policiers la marque profondément. Sa mère pense que cet épisode a été fondateur. Il ne s’écoule
pas longtemps avant que Lucie n’avertisse ses parents : « Ne vous étonnez pas si un jour je vous
annonce que je me suis convertie. » Quelques mois plus tard, c’est chose faite. « Elle n’y
connaissait rien, n’avait pas lu le Coran, elle était juste allée à quelques conférences de Tariq
Ramadan », se souvient Mylène. Depuis, sa fille a adopté une « pratique rigoureuse ».
« Aujourd’hui, elle est toujours habillée en long, elle porte un voile qui cache son cou… », relate
Mylène, désemparée. A la faveur de la naissance de leur petit-fils, les relations se sont pourtant
pacifiées. Jacques et Mylène reconnaissent que leur fille a acquis avec l’islam « une sagesse et
une sérénité ». Mais un sentiment de culpabilité ne parvient pas à les quitter tout à fait.
Ce malaise au sein des familles, le père Jean Courtaudière le connaît bien. Auprès de celles qu’il
rencontre en tant que chargé des relations avec l’islam dans le diocèse de Seine-Saint-Denis, il a
même observé « un sentiment de honte ». « Pour les parents, la conversion à l’islam n’est jamais
une bonne nouvelle. » Elle suscite « une inquiétude liée à la radicalisation » de ces jeunes qui,
pour beaucoup, découvrent l’islam sur Internet, loin des mosquées. Ce qui interpelle le prêtre
également, c’est l’absence de dialogue : « Les parents tombent des nues. Souvent, ils réalisent
que leur enfant s’est converti lorsqu’il refuse des lardons dans l’omelette ou quand quelqu’un
sonne à la porte et demande à parler à Brahim… »
Anne-Sophie a caché sa conversion à sa mère pendant trois ans. Le sujet reste aujourd’hui
éminemment « tabou ». « Pendant un an, j’ai dû me justifier de tout, de l’autorisation des
joueuses voilées par la FIFA jusqu’aux terroristes. Ma mère ne voulait pas que je parle de ma
conversion à ma petite sœur ni à mes grands-parents. De peur que ça soit contagieux… » Pépite
n’en fait pas autant avec sa fille Alexandra. Mais, au sein de la fratrie, les rapports sont difficiles.
Un de ses frères l’a invitée à son mariage à l’église mais lui a demandé de venir « habillée
normalement ». La jeune femme n’est pas venue. « Son autre frère ne lui parle plus, se désole
Pépite. Pourtant, ils étaient comme les cinq doigts de la main. »
Julia Pascual
Journaliste au Monde
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